Augustin, Sermons 2021

2021

VINGT ET UNIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DU PSAUME 32, v. 1: «TRESSAILLEZ DANS LE SEIGNEUR, Ô VOUS QUI ÊTES JUSTES, ETC.»

ANALYSE.- 1. A qui convient-il de louer Dieu.- 2. On ne doit pas juger de Dieu sur le bonheur temporel des méchants.- 3. Les hommes au coeur droit louent Dieu, même dans l'adversité.- 4. Dieu nous châtie en Père.- 5. C'est l'usage qui rend les richesses bonnes ou mauvaises.- 6. Exemple de Job proposé aux chrétiens.- 7. Droiture du coeur de Job dans toutes ses épreuves.- 8. On doit adorer les desseins de Dieu et non les discuter.- 9. Nous devons néanmoins l'implorer dans l'adversité.

1. Le psaume que nous venons de chanter nous avertit de bénir Dieu avec joie et de conformer notre vie à la louange de Dieu. «Tressaillez dans le Seigneur, ô vous qui êtes justes; c'est aux coeurs droits qu'il appartient de le bénir (1)». S'il appartient aux coeurs droits, il n'appartient pas aux coeurs dépravés. Or, ces coeurs droits que le Prophète convie à bénir le Seigneur sont aussi les justes, et c'est à eux qu'appartient la louange. Quels sont les hommes dépravés, sinon les pécheurs, qui ne sauraient tressaillir dans le Seigneur; car la louange ne leur convient pas. C'est avec raison qu'un autre psaume a dit: «Dieu a dit au pécheur: Est-ce à toi qu'il appartient de publier mes décrets, et pourquoi ta bouche annonce-t-elle mon alliance (2)? Car c'est aux coeurs droits qu'il «appartient de me louer», et les secrets de Dieu, comme le testament de Dieu, sont bien l'objet de la louange. C'est donc à bon droit qu'il est dit ailleurs: «La louange est sans éclat dans la bouche de l'impie (3)». Elle est en effet sans éclat où elle ne convient point, et où elle convient elle reprend cet éclat.

2. Or, en feuilletant les Ecritures, nous connaissons quels sont les hommes droits, et chacun peut connaître si la louange de Dieu convient dans sa bouche. Nous lisons dans un psaume: «Combien est bon le Dieu d'Israël aux hommes qui ont le coeur droit».

1. Ps 32,1 - 2. Ps 49,16 - 3. Si 15,9

Et ensuite: «Mes pieds se sont presque égarés, parce que je me suis indigné contre les méchants, en voyant la paix des pécheurs (1)». Le Prophète nous confesse ici, non point son aversion, non plus que sa chute, mais le danger qu'il a couru. Il ne dit point qu'il est tombé, mais que ses pieds chancelaient à le faire tomber. Voici en effet ses paroles: «Combien est bon le Dieu d'Israël pour les hommes au coeur droit». «Mes pieds ont presque chancelé». Comme il part de son aversion pour se distinguer de ceux qui ont le coeur droit, il confesse dès lors que son coeur n'a pas toujours été droit, et dès lors ses pieds ont presque chancelé. «Le Dieu d'Israël est donc bon aux yeux des hommes au coeur droit», mais un jour je ne vis point qu'il était bon, parce que mon coeur n'était pas droit. Le Prophète n'ose point dire: Dieu ne m'a point paru bon; et néanmoins il le dit. Quand, en effet, il s'écrie: «Combien est bon le Dieu d'Israël aux yeux des hommes au coeur droit; quant à moi, mes pieds ont presque chancelé», il nous laisse entendre que ses pieds chancelaient précisément parce que Dieu ne lui paraissait pas bon. D'où vient alors qu'il n'a point vu la bonté de Dieu? «Mes pieds ont presque chancelé». «Presque», en quel sens? Peu s'en est fallu qu'ils ne chancelassent. Pourquoi? «C'est que j'étais indigné contre les pécheurs, en

1. Ps 72,1-3

(1) On lit dans le Codex, fol. 71, pag. 2: «Sermon de saint Augustin à propos du riche et de Lazare». Cette histoire, ainsi que celle de Job, fart conclure à notre saint docteur que ni la félicité des méchants, ni les malheurs, ne doivent empêcher l'homme droit de louer le Seigneur.

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voyant la paix dont ils jouissent u. J'ai vu; dit-il, des pécheurs qui n'adorent pas Dieu, qui blasphèment Dieu, qui lui lancent l'insulte; je les ai vus au comble de la paix, au comble de la félicité, et il m'a paru qu'un Dieu qui donne le bonheur à ceux qui le blasphèment n'est point juste dans ses jugements. A cette vue, c'est-à-dire à la vue du bonheur des méchants, le Prophète nous dit que ses pieds ont chancelé, au point que Dieu ne lui paraissait point juste. Mais ensuite, parce qu'il a connu, selon qu'il est dit dans le psaume: «Je me suis imposé la tâche de connaître», et qu'il ajoute: «Tel est le labeur qui s'impose à moi»; c'est-à-dire la cause du bonheur des méchants «est un labeur qui s'impose à moi; jusqu'à ce que j'entre dans le sanctuaire de Dieu et que je comprenne quelle sera leur fin (1)»; c'est-à-dire que si les méchants jouissent aujourd'hui d'une félicité passagère, c'est qu'une peine éternelle les attend au dernier jour. Cette connaissance, une fois acquise, a donné au Prophète un coeur droit, et dès lors il s'est mis à louer Dieu en toutes choses, et dans les perplexités de l'homme juste, et dans la félicité du méchant, parce qu'il voit qu'au dernier jour Dieu rendra à chacun ce qui sera juste, bien qu'il accorde une félicité temporelle à quelques-uns, auxquels est réservée la damnation éternelle au dernier jour; bien qu'il mette aujourd'hui à l'épreuve du malheur ceux qu'il se réserve de combler du bonheur éternel; car les rôles doivent changer, comme il arriva pour ce riche «qui a donnait tous les jours de magnifiques repas (2)», et pour ce pauvre couvert d'ulcères, couché à la porte du riche et désirant se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche. A la mort de l'un et de l'autre, le premier subit son châtiment dans l'enfer, et le second se reposa au sein d'Abraham. Or, comme cela paraissait insupportable au riche, et qu'il désirait que le doigt de Lazare fît tomber sur lui une goutte d'eau, lui dont Lazare enviait les miettes qui tombaient de sa table, qui envie à son tour une goutte d'eau tombant du doigt de Lazare, entendit de la bouche d'Abraham cette sentence de la justice de Dieu: «Mon fils, souvenez-vous que vous avez reçu les biens pendant la vie, et Lazare les maux; or,

1. Ps 72,16-17 - 2. Lc 16,19

maintenant le repos est pour lui, et pour vous le châtiment (1)». C'est donc sur le dernier jour qu'il jette son regard, en entrant dans le sanctuaire de Dieu, cet homme à qui Dieu ne paraissait pas juste, parce qu'il s'irritait contre les justes, à la vue de la paix dont ils jouissent; il reconnaît que les jugements de Dieu sont droits et justes, et ce qui existe même aujourd'hui, mais couvert d'un voile, deviendra manifeste au dernier jugement; et alors, en face de cette règle de la justice de Dieu, qui redresse les coeurs tortueux, son coeur se redressa de sa dépravation naturelle, et il s'écria: «Combien est bon le Seigneur d'Israël, pour les hommes au coeur droit!» Aujourd'hui que mon coeur est droit, je comprends que Dieu est bon; auparavant, il ne me paraissait point juste, parce que mes pieds chancelaient. «Je me suis indigné contre les pécheurs, en voyant la paix dont ils jouissent».

3. Si donc le Seigneur te parait bon, même quand il donne la félicité aux méchants, ce qui soulevait autrefois tes murmures contre lui, alors ton coeur est droit, et il te convient de le louer: «C'est aux coeurs droits qu'il appartient de le bénir». Mais si tu es dépravé, la louange ne va point dans ta bouche. Pourquoi n'y va-t-elle point? Cette louange que tu donnes à Dieu ne sera point persévérante. Car tu bénis Dieu seulement quand tu es heureux; tu blasphèmes Dieu dès qu'il t'arrive un malheur. Car Dieu te plaît quand il t'envoie la félicité, il te déplaît s'il te châtie. Ton coeur n'est donc point droit, et tu ne saurais chanter cette parole d'un autre psaume: «Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sera toujours en ma bouche (2)». Comment le bénir «toujours», si tu le bénis dans la félicité, et non dans l'adversité? Car ce que l'on appelle adversité pour toi, est un bien, si tu comprends que c'est un père qui te redresse. C'est l'enfant insensé qui aime le maître, alors qu'il en est flatté, qui le déteste quand il en est corrigé; mais l'enfant vraiment intelligent comprend que c'est la bonté du maître qui le porte à corriger comme à flatter. On flatte un enfant, pour qu'il ne se trouve point en défaut; on le châtie, de peur qu'il ne se perde. Un homme donc ayant un coeur semblable, c'est-à-dire un coeur droit, de telle sorte que Dieu ne lui

1. Lc 16,25 - 2. Ps 33,2

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déplaise point, quand même il lui paraîtrait momentanément ennemi, cet homme peut louer Dieu en toute sécurité, parce qu'il le bénira «toujours» et que la louange convient dans sa bouche, et qu'il chante en toute vérité: «Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sera toujours en ma bouche. Il châtie celui qu'il reçoit parmi ses enfants (1)». Que choisis-tu donc? Etre châtié et reçu, ou épargné mais non reçu? Vois quel fils tu veux être. Si tu aspires à l'héritage paternel, ne refuse point le châtiment. Si tu refuses le châtiment, renonce à l'héritage. Pourquoi te redresser, sinon pour te donner son héritage? Pour arriver à l'héritage de ton père, n'as-tu pas été par lui réprimandé, redressé, châtié, fustigé? Dans quel but? Afin que tu devinsses l'héritier d'une maison qui tombera un jour, d'un fond de terre qui passera, d'un or qui ne doit durer en cette vie qu'autant que toi qui le possèdes. Car, ou bien tu le perdras pendant ta vie, ou tu le laisseras à ta mort. C'est pour un héritage aussi peu durable que tu as supporté les châtiments de ton père, et tu murmures lorsque Dieu te redresse pour-te donner le royaume des cieux?

4. Si donc tu es disposé à aimer Dieu, à l'aimer quand il te corrige, car ou bien il y a en toi quelque chose que le châtiment doit redresser, ou c'est ta droiture qui est mise à l'épreuve du châtiment; dès que tu es ainsi disposé, bénis le Seigneur; car tu le bénis en toute sécurité. Pourquoi en sécurité? Parce que tu le bénis convenablement et avec persévérance. Car je ne crains plus alors que tu le bénisses maintenant, pour le blasphémer tout à l'heure. Je ne crains plus que l'homme en santé bénisse Dieu, et que la langue du malade appelle, soit l'astrologue, soit le sorcier, soit l'enchanteur, soit l'alligator avec ses ligatures diaboliques. Je suis sans crainte, parce que tu as compris que Dieu est bon, même quand il châtie, et que tu sais bien que celui qui châtie un fils connaît le moment de pardonner. Il te convient donc de le bénir, parce que tu le béniras toujours et que la louange du Seigneur sera continuellement dans ta bouche. Tu reçois avec joie les caresses d'un père, reçois avec la même joie ses châtiments. Tu ne cours point après lui, quand il te flatte, pour fuir quand il te châtie.

1. He 12,6

Autrement tu ressemblerais à l'enfant qui, fuyant le châtiment de son père, tomba dans les caresses du marchand d'esclaves, qu'il trouvait bon, quand son père lui paraissait méchant, qui préféra la fourberie des caresses à la vérité du châtiment, et à qui cette préférence fit échanger l'héritage paternel contre l'esclavage. Change de dessein, et fais-toi un coeur droit: Ce n'est point Dieu qui change quand il te châtie, mais c'est toi qui es changeant. Pour lui, il a un but en te changeant, c'est de te changer en mieux, pour te donner son héritage. T'abandonner, te négliger, c'est un terrible effet de sa colère, alors même qu'il te paraît bon. Que votre charité veuille bien écouter ce que dit dans un autre psaume la sainte Ecriture: «Le pécheur a irrité le Seigneur», est-il dit. Com. ment l'a-t-il irrité? Voyez à l'endroit où le Prophète nous parle de cette irritation du Seigneur. Mais le pécheur a excité a son comble cette colère de Dieu. «Sa colère est si grande que Dieu ne le recherchera point (1)»; dit le Prophète.

5. Le saint homme Job, au contraire, bénis sait Dieu en tout temps, avait toujours sa louange à la bouche; au temps de ses richesses, il bénissait Dieu par ces mêmes richesses qu'il employait à toutes ces bonnes oeuvres énumérées dans son livre, à donner du pain au pauvre, à vêtir celui qui était nu, à recevoir l'étranger, et toutes ces autres oeuvres qui sont le seul avantage que les riches peuvent tirer de leurs biens, le seul bénéfice qui leur en revienne. Ce n'est pas un gain, en effet, ce n'est pas prélever un bénéfice que de laisser du bien à ses enfants; car on ne sait qui doit posséder après la mort le fruit de tant de labeur. Aussi l'Ecriture a-t-elle mis cela au nombre des vanités: «Tout homme vivant sur la terre n'est que vanité», nous dit-elle. «Il amasse les trésors et ne sait qui les recueillera (2)». Donc tout le gain que l'on peut faire au moyen des richesses, c'est le trésor du royaume des cieux. De là ce conseil que te donne le Seigneur, non de perdre ton or, mais de le changer de place. Il ne te dit point que le donner c'est le perdre; mais, comme il ne profite point sur la terre, je te le conserverai dans le ciel. Pourquoi crains-tu de le perdre? Tu le mets dans le ciel sous la garde du Christ. Si le lieu

1. Ps 10,4 - 2. Ps 38,6-7

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t'inspire de la crainte, c'est le ciel; si c'est le gardien, c'est le Christ. Comment craindrais-tu de le perdre? Tel est donc l'usage que Job faisait de ses biens, et dès lors ces oeuvres étaient une louange à Dieu, il bénissait Dieu dans les biens qu'il en avait reçus. Car c'est à tort, mes frères, que l'on accuse les richesses. Quand vous voyez de mauvais riches, pensez-vous que, pour cela, les richesses soient mauvaises? Ce ne sont pas les richesses, mais les riches qui sont mauvais. Quant aux richesses, elles sont un don de Dieu. Mettez-les entre les mains d'un juste, et vous verrez l'usage qu'il en fera. Le vin serait-il donc mauvais parce que tel individu s'enivre? Donnez-le à l'homme sobre, et il y verra un présent divin. De même, donnez de l'or à l'homme avare, et, pour grossir son bien, il ne reculera devant aucun crime. Donnez de l'or à l'homme juste, au contraire, et voyez comme il fera des aumônes, comme il viendra au secours des autres, comme il soulagera autant qu'il pourra les besoins des autres. Ce ne sont donc point les richesses qui sont mauvaises, mais celui qui en use mal. Job fit de ses richesses un saint usage, ainsi qu'Abraham. Il était bien pauvre sans doute, mes frères, ce mendiant couvert d'ulcères, couché à la porte du riche, et dont les chiens léchaient les plaies. Voilà ce que nous lisons, voilà ce qui est écrit, et néanmoins où fut-il porté? «Dans le sein d'Abraham (1)». Compulse les Ecritures, vois si cet Abraham fut pauvre sur la terre. Tu verras qu'il possédait beaucoup d'or, beaucoup d'argent, de grands troupeaux, beaucoup d'esclaves, et de grands biens. Le pauvre trouve donc le soulagement au sein du riche. Si la pauvreté lui était un mérite, Abraham ne le précéderait pas au lieu du repos, il ne le recevrait point venant après lui; mais comme il y avait chez ce pauvre Lazare tout ce qu'on trouvait chez le riche Abraham, c'est-à-dire l'humilité, la piété, le culte de Dieu, l'observance de ses préceptes; pour l'un, les richesses ne furent point un obstacle, ni pour l'autre la pauvreté; la piété constitua pour l'un et pour l'autre le vrai mérite. De là vient, mes frères, que, dans ce riche de l'Evangile qui a si tristement changé les rôles, ce, ne sont point ses richesses que l'on blâme, mais son esprit. «Il était revêtu de pourpre et de fin lin, et donnait

1. Lc 16,22

de grands festins tous les jours (1)». Et il endurait qu'un mendiant couvert d'ulcères fût couché à sa porte? Et, dans son orgueilleux mépris, il n'apaisait pas sa faim? Quelles paroles de mépris contre l'indigent mettrez-vous dans la bouche de ce riche? Que fait ce mendiant couché à ma porte! Il était donc bien juste que sa langue souhaitât une goutte d'eau du doigt de ce pauvre qu'il avait méprisé.

6. Donc le saint homme Job, comme je l'ai dit, au milieu de ses richesses, loua Dieu et fut tenté pour être mis à l'épreuve, éprouvé pour devenir un modèle. Il était en effet inconnu aux hommes, et non-seulement aux hommes, mais au diable qui voit de plus près qu'aucun homme. On ne connaissait donc point ce qu'était Job; mais le Seigneur le connaissait. Il permit au tentateur de l'éprouver, et il voulut cette épreuve non pour lui, mais pour nous donner un modèle à imiter. Car ce n'est point au diable que le Seigneur voulait montrer Job, mais à `nous par le moyen du diable, afin de proposer à notre imitation sa victoire sur le diable. Donc, après avoir tout perdu, non peu à peu, mais tout d'un coup, il s'écria: «Le Seigneur l'a donné, le Seigneur l'a ôté. Comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait, que le nom du Seigneur soit béni (2)». «Comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait». Ce qui plaît au coeur droit ne peut être dépravé; ce qui plaît à celui qui est bon ne saurait être mauvais. «Le Dieu d'Israël est bon aux yeux de l'homme au coeur droit». Job avait le coeur droit et, dès lors, il lui convenait de louer Dieu. «Le Seigneur l'a donné, le Seigneur l'a ôté. Comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait». Sa confession est une louange: «Que le nom du Seigneur soit béni. Le Seigneur l'a donné, le Seigneur l'a ôté». C'était alors l'abondance, maintenant c'est la pauvreté. Les biens sont changés pour moi, mais Dieu n'est point changé. Pour moi, je suis tantôt riche, et tantôt pauvre; mais Dieu est toujours riche, toujours droit, toujours père. «Que le nom du Seigneur soit béni!» Non pas que le nom du Seigneur ait été béni dans mes richesses, et maudit pendant ma pauvreté. Qu'à Dieu ne plaise! Voilà ce que disait Job enrichi des biens intérieurs.. Toute sa maison était en ruine, mais son coeur regorgeait.

1 Lc 16,22 - 2. Jb 1,21

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Sa maison était en ruine, son or perdu, mais son coeur était plein. Dieu lui-même lui tenait lieu de tout ce qu'il lui avait donné. «Le Seigneur l'a donné, le Seigneur l'a ôté». Voyez comme il comprend cette puissance suréminente. Garde-toi, ô chrétien, d'adorer Dieu pour le royaume du ciel, et de craindre le diable pour les biens d'ici-bas. Toute puissance, et la souveraine puissance est en Dieu. Le diable a seulement eu la volonté de nuire; mais il ne l'a pu sans la permission de Dieu. C'est donc en Dieu qu'est toute la puissance. Au reste, si le diable avait le pouvoir comme la volonté, qui donc serait encore chrétien? Dieu aurait-il encore un adorateur sur la terre? Ne voyez-vous point s'effondrer le temple du démon, ses idoles se briser, ses prêtres se convertir au vrai Dieu? Croyez-vous qu'il n'y ait en cela nulle douleur pour le diable, nulle torture? Si donc sa puissance égalait sa douleur, quelle église pourrait encore subsister ici-bas? De là vient que, dans sa sainteté, Job dépouillé de tout par les artifices du démon, ne lui accorde néanmoins aucune puissance. Quand il bénit Dieu, il ne dit point: Le Seigneur l'a donné, le diable l'a ôté; mais il s'écrie: «Le Seigneur l'a donné, «le Seigneur l'a ôté». Que le diable ne s'arroge rien. C'est par Dieu que j'étais riche, et par Dieu encore que je suis pauvre. S'il lui a été permis de m'éprouver, il ne lui a pas été permis de m'ôter la vie. Or, il m'eût ôté la vie, non en me tenant à la gorge et en m'étranglant, mais en tuant mon âme. Que Job, en effet, au milieu de ses tribulations, eût échappé de sa bouche une parole de blasphème, t'eût été mourir, puisque t'eût été chasser de lui-même l'esprit de vie. Or, c'est ce qu'il ne fait ni dans sa pauvreté si subite, ni dans ses derniers malheurs.

7. C'était peu, en effet, pour le diable, de lui avoir enlevé toutes ses possessions; il lui enleva aussi ses enfants, pour qui il possédait ses richesses, et ne lui laissa que sa femme. Il n'y eut qu'elle qu'il n'enleva point, parce qu'il avait dessein de s'en servir. Il savait que Adam avait été séduit par Eve. Il se réservait donc en elle une ressource plutôt qu'une consolation pour son mari. C'était encore peu pour lui d'avoir ôté à Job tous ses biens, ne lui laissant que sa femme qui devait lui servir pour le tenter, il demanda à lui ôter aussi la santé du corps. Il lui fut permis de l'ôter encore, afin que, dans cette nouvelle blessure, Job louât Dieu dans la droiture de son coeur, sans varier nullement, puisque c'est à lui que convient la louange. Cette femme donc réservée pour cette tin, s'approcha de Job et lui persuada de blasphémer Dieu, lui conseilla même. «Quels malheurs sont les nôtres!» dit-elle en effet: «Parle contre Dieu et meurs (1)». Eve, la première, fut séduite par le diable qui semblait la convier à vivre, et trouva la mort. Le diable, en effet, lui avait dit: «Tu ne mourras point de mort (2)». Dans la pensée qu'elle vivrait, elle trouva la mort, parce qu'elle agit contrairement au précepte du Seigneur, et qu'elle persuada à son mari d'agir contre ce précepte. Ici c'est le contraire: «Parle contre Dieu et meurs!». Qu'il suffise à Eve d'avoir engagé son mari à transgresser le précepte de Dieu. Celle-ci est une nouvelle Eve. Mais Job n'est plus Adam. Elle était pleine de l'esprit du diable, et lui, corrigé par l'exemple. Job sur son fumier est supérieur à Adam au paradis. Afin que vous compreniez ce que c'est qu'avoir un coeur droit, comment Job put-il vaincre le diable, dans sa pauvreté et couvert de telles plaies? Voici, en effet, la réponse qu'il fit à sa femme «Vous avez parlé comme une femme insensée; si nous avons reçu les biens de la main de Dieu, pourquoi n'en pas recevoir les maux (3)?» Il bénit le Seigneur en tout temps, sa louange fut toujours en sa bouche. Car son coeur était droit, et il lui convenait de bénir Dieu. Ayez le coeur droit. Et si vous voulez avoir le coeur droit, que Dieu ne vous déplaise en rien. Ou bien, en effet, tu découvres la cause qui fait agir Dieu, et à la vue de cette cause, tu ne saurais te plaindre, ou cette cause t'échappe, et tu dois alors savoir que celui qui agit ne saurait déplaire en rien.

8. Un homme renverse sa maison, et on l'en blâme. Si l'on connaît la cause qui le fait agir, il peut arriver qu'on ne l'en blâme point. Nous voici dans une basilique fort étroite, et il plaît au Seigneur que l'on en bâtisse une autre; alors on détruira celle-ci. Qu'un homme la voie détruire quand on y mettra les ouvriers, il dira: N'est-ce point là qu'on priait? là qu'on invoquait le nom du Seigneur? Que fait cet oratoire à ces hommes, pour le détruire? On désapprouve l'ouvrage, parce qu'on en ignore le dessein. C'est donc

1. Jb 2,9- 2. Gn 3,4 - 3. Jb 2,10

458

ainsi que Dieu agit quelquefois. Ou tu connais ses motifs d'agir, et tu le bénis; ou tu les ignores, et tu crois si tu as le coeur droit. Tel homme, en effet, a le coeur droit, qui bénit Dieu dans les causes qu'il découvre et qui n'accuse pas Dieu de son ignorance quand il ne comprend point. Il y a injustice, ô homme, qui gouvernes ta maison, il y a folie de te blâmer, quand on ignore les motifs de tes actions, quand on ignore tes desseins! Et toi, tu oses bien t'en prendre à Celui qui gouverne le monde entier, au Créateur du ciel et de la terre, quand le vent souffle, quand la vigne meurt, quand un nuage s'élève et vomit la grêle? Loin de toi tout blâme. Dieu sait diriger et compter toutes ses oeuvres. Assurément tu n'as pu bâtir le ciel et la terre, et pourtant, peu s'en faut que tu ne dises à Dieu: Ah! si je gouvernais, je m'y prendrais autrement. Qu'une chose te déplaise dans les oeuvres de Dieu, ne voudrais-tu pas gouverner le monde? Honte à toi. Vois à qui tu voudrais succéder. Toi, mortel, à Celui qui est immortel; toi, homme, à Dieu! Il est mieux à toi de lui céder, que de chercher à lui succéder. Cède à Dieu, parce qu'il est Dieu, lui qui, en agissant quelquefois contre ta volonté, n'agit cependant point contre ton bien. Combien de fois les médecins n'agissent-ils pas contre le gré des malades, sans rien faire contre leur santé? Or, un médecin se trompe quelquefois, mais Dieu, jamais. Si donc tu te confies au médecin qui se trompe, si tu as confiance à un homme, non-seulement pour panser une plaie, ce qui est peu de chose, ou pour poser un appareil souvent douloureux; mais pour brûler, pour trancher, pour amputer un de tes membres né avec toi; si tu as foi en lui, tout en disant Celui-ci peut-être se trompe, et j'en serai pour un doigt de moins; si tu lui permets d'enlever ton doigt de peur que la gangrène ne gagne tout le corps, ne permettras-tu pas à Dieu de trancher, afin de récolter en toi quelques fruits, si tu es assez sage pour pratiquer l'obéissance?

9. Ayez donc, mes frères, le coeur droit, c'est-à-dire que Dieu ne vous déplaise en rien. Loin de moi de vous dire de ne point prier; au contraire, priez dans l'affliction, autant que vous le pouvez. Refuse-t-il la pluie, il faut le prier; nous la donne-t-il, bénissons-le; mais dût-il la refuser, qu'il faut le louer et le prier. Nous ne vous prêchons pas de ne pas prier. Parfois il se laisse fléchir et accorde à ceux qui demandent, refusant tout à ceux qui ne demandent point. Dieu veut qu'on le prie, au point de ne rien accorder qu'à la prière. Mais alors l'âme la plus humble contribue à la grandeur de Dieu, s'il vient à son secours dans la tribulation, de manière à nous consoler quand nous prions dans nos épreuves. S'il est miséricordieux envers nous, c'est pour notre avantage et non pour le sien. Vois en effet combien il serait malheureux que le monde eût pour toi des douceurs et Dieu des amertumes, lui qui a fait le monde. Ne faudrait-il pas te changer, te redresser, pour avoir le coeur droit? Que le monde alors ait pour toi des amertumes, et Dieu des douceurs. Que le Seigneur notre Dieu répande alors des amertumes sur les biens de ce monde. Oui, qu'il y répande l'amertume? Jouir ici-bas, être dans l'abondance, regorger de délices, oublier Dieu, voilà ce qui plaît. A-t-on (1) quelque superflu d'argent, on l'emploie en frivolités, on refuse d'en faire un noble usage, d'acheter le ciel à ce prix; on s'obstine à perdre cet argent, et soi-même, et les autres compagnons de dé. penses. Ne voulez-vous donc point que Dieu retranche le superflu, pour empêcher la gangrène de s'étendre partout? Dieu sait ce qu'il doit faire. Laissons-le agir, abandonnons-nous à ses soins qui nous guériront, et ne donnons pas de conseils au médecin. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.

1. Cette phrase paraît une interpolation.




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VINGT-DEUXIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DU PSAUME 51, v. 10 «J'AI ESPÉRÉ DANS LA MISÉRICORDE DE DIEU (1)».

ANALYSE.- 1. Combien doit durer notre espérance.- 2. Les espérances humaines traînent en longueur, sont vaines, trompeuses.- 3. Quand est-ce que notre espérance est vraie.

1. Il me faut répondre tout d'abord à mon frère, à mon collègue dans l'épiscopat. J'ai avancé, le matin, que la charité n'est pas tranquille, point paresseuse; mais puisqu'il l'a voulu, nous obéirons et à lui, et à Dieu par lui, et à vous, demandant au Seigneur qu'il mette en vous l'obéissance. Nous venons de chanter: «J'ai espéré dans la miséricorde de Dieu (1)». Disons un mot de notre espérance. Quand il en sera temps, nous mettrons un terme aux paroles de notre discours, mais l'espérance dont il est question doit durer toujours, et ne point finir avec notre discours lui-même. Que nous parlions et que nous cessions de parler, notre espérance crie incessamment vers le Seigneur. Toutefois l'espérance elle-même (ce que je vais dire paraîtra dur, sans doute, mais ne blessera personne, j'ai la confiance que ma parole bien expliquée sera inoffensive), cette même espérance n'aura point une éternelle durée. Quand la réalité sera venue, il n'y aura plus d'espérance. Elle porte en effet ce nom d'espérance, tant que nous ne possédons pas la réalité, selon cette parole de l'Apôtre: «L'espérance que l'on voit n'est plus une espérance. Comment espérer ce que l'on voit? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience (2)». Si donc l'espérance que l'on voit n'est plus une espérance, puisque nul ne saurait espérer ce qu'il voit, et qu'elle porte ce nom d'espérance parce qu'elle a pour objet ce que nous ne

1. Ps 51,10 - 2. Rm 8,24-25

voyons point; quand cet objet sera devenu visible, alors il n'y aura plus espérance, mais réalité. Ce ne sera point alors une malédiction d'être sans espérance; tandis que maintenant, vivre sans espérance, c'est pour chacun une malédiction, un opprobre. Malheur à celui qui est sans espérance en cette vie! Vivre en effet sans espérance est un grand malheur ici-bas, puisque nous ne tenons pas la réalité. Mais en face de la réalité, arrière toute espérance.

2. Toutefois, cette réalité que nous tiendrons alors, quelle est-elle? Qu'est-ce qui doit succéder à l'espérance? Nous rencontrons bien des hommes qui nourrissent beaucoup d'espérances terrestres et purement de cette vie. Pour nul homme la vie n'est sans espérance, et cette espérance ne s'éteint qu'à la mort. Pour les enfants, il y a espérance de grandir, de s'instruire, de connaître. L'adolescent a pour espérance le mariage, des enfants. Les parents ont l'espérance de nourrir leurs enfants, de les instruire, de voir grandir ceux qu'ils ont cajolés dans leur enfance. En sorce qu'on pourrait dire que c'est l'espérance qui domine dans la vie humaine, que c'est ce qu'il y a de plus naturel, de plus excusable et de plus vulgaire. Il est en effet bien des espérances vulgaires et très-répréhensibles; mais bornons-nous à la plus honnête, à la plus naturelle. Chacun ne vient au monde que pour croître, pour s'unir par le mariage, pour avoir des enfants, les instruire, être appelé près de ses enfants. Que cherche-t-il de

(1) Dans le Codex, fol. 74, on lit: «Sermon de saint Augustin, évêque». Il parle avec beaucoup d'éclat de l'espérance humaine et de l'espérance divine. On croit, d'après l'exorde, qu'il le prêcha le soir. On ne sait quel fut cet évêque qui préféra la charité tranquille à la charité inquiète. Possidius, dans son Indiculus Opp., c. 8, fait mention d'un sermon sur la charité inquiète, que l'on retrouverait peut-être, si les fureteurs de bibliothèques ne se contentaient point de parcourir les tables ou les titres. Possidius, au même endroit, fait mention de celui-ci.

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plus? Là ne se borne point son espérance. Il aspire à donner des épouses à ses fils; il l'espère encore. A-t-il atteint ce but, qu'il désire des petits-fils. Quand il en a, quand il est à sa troisième génération, le voilà vieillard, mais cédant à regret sa place à ses petits-fils. Il cherche encore ce qu'il pourrait désirer, ce qu'il pourrait espérer, et il se drape de bienveillance. Puisse, dit-il, cet enfant m'appeler grand-père; puissé-je entendre ce mot de sa bouche et mourir! L'enfant grandit, l'appelle grand-père; mais celui-ci ne se regarde point encore comme aïeul. Car s'il est aïeul, s'il est vieillard, pourquoi ne point reconnaître qu'il doit s'en aller et faire place aux autres? Mais quand il entend ce nom d'honneur dans la bouche d'un enfant, cet enfant, il veut l'instruire. Et pourquoi se refuserait-il l'espérance d'un arrière-petit-fils? C'est ainsi qu'il meurt, tout en espérant; qu'il espère tantôt une chose, tantôt une autre chose, quand il a obtenu ce qu'il espérait. Mais voir une espérance réalisée ne le satisfait point, il se jette dans une autre. Pourquoi cette espérance vient-elle à se réaliser? Assurément, c'est pour mettre un terme à ton voyage; car ce terme n'est pas reculé. Et combien sont dupes de cette espérance, espérance usée? D'abord elle ne satisfait point, quand elle se réalise, et combien n'arrivent pas à la réalité! Combien ont espéré le mariage, sans y arriver? Combien l'ont espéré, avec celles qu'ils aimaient, ont réussi, pour n'aboutir qu'à des tourments! Combien ont désiré des enfants sans pouvoir en obtenir! Combien ont dû gémir de ceux qu'ils avaient obtenus! Ainsi du reste. Tel désire les richesses, ne les a-t-il point, que le désir le dévore; les a-t-il, qu'il est torturé par la crainte. Il n'est personne qui cesse d'espérer, personne qui soit rassasié. Les dupes sont en si grand nombre, et toutefois nul n'abandonne ses espérances mondaines.

3. Qu'elle se réalise un jour cette espérance qui n'est point trompeuse, mais qui rassasie, qui nous donnera ce bien qu'on ne saurait dépasser. Quel est donc cet objet de notre espérance, dont la réalisation mettra fin à toute espérance? Quel est cet objet? La terre? Non. Quelque chose qui naît sur la terre, comme l'or, l'argent, un arbre, des moissons, des fleuves? Rien de tout cela. Quelque chose qui vole dans les airs? Mon âme l'a en horreur. Serait-ce le ciel, si beau, si étincelant de lumière? Quoi de plus beau parmi les choses visibles, quoi de plus séduisant? Ce n'est point cela non plus. Qu'est-ce donc? Tout cela est beau, est délicieux, plein de charmes. Cherche celui qui a fait tout cela. C'est lui, ton espérance. Il est ici-bas ton espérance, avant d'être plus tard ton bien. L'espérance pour la foi, la réalité pour la vision. Dis-lui: «Vous êtes mon espérance». Oui, tu as raison de dire ici-bas: «Vous êtes mon espérance». Car tu crois, tu ne vois pas encore. Tu as la promesse, non la réalité. Tant que tu es dans ce corps, tu es éloigné de Dieu, tu es en chemin, non dans la patrie. C'est Dieu qui te dirige; celui qui a fait la patrie s'est fait aussi la voie pour t'y conduire. Dis-lui donc maintenant: «Vous êtes mon espérance». Que sera-t-il ensuite? «Ma portion dans la terre des vivants (1)». Celui-là qui est maintenant ton espérance, sera plus tard ta portion. Qu'il soit ton espérance sur la terre des mourants, et il sera ta portion sur la terre des vivants. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.

1. Ps 113,6

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Augustin, Sermons 2021