Augustin, Sermons 4010

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DIXIÈME SERMON. POUR L'OCTAVE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. 3.

ANALYSE.-1. La foi de Pierre n'a point failli sur les eaux de la mer. - 2. Attachement à la foi.- 3. Conversion de Paul.

1. Frères bien-aimés, il y a erreur ou péché de la part de celui qui attribue un manque quelconque de foi à Pierre, c'est-à-dire au fondement de l'Église; comme il est téméraire d'accuser d'incrédulité celui qui, en récompense de ses mérites, a reçu du ciel le pouvoir de pardonner et de retenir les péchés. Y aura-t-il jamais un seul homme à même de ne pas trembler devant la justice de Dieu, si l'on suppose dans un Apôtre l'existence d'une faute, si l'on reproche un péché à Pierre surtout, puisque le Sauveur lui-même lui a rendu témoignage? Ne voulant rien comprendre, ne comprenant rien à ce qui s'est passé, plusieurs se jettent dans les entraves d'une bien grande faute, lorsqu'ils s'imaginent que la foi de Pierre a manqué d'assurance et de solidité dans la circonstance où le Sauveur lui a dit. «Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté (1)?» En voilà bien la preuve; ils n'ont pas fait attention à cette foi vive qui avait fait dire à Pierre: «Seigneur, si c'est vous, commandez-moi de venir à vous sur les eaux (2)». L'Apôtre a évidemment cru à la puissance de Celui à qui il disait: «Commandez». Il lui a fallu une foi ardente pour s'élancer sans hésitation hors de sa barque, pour en descendre sans trembler, pour s'aventurer sur les abîmes de l'élément liquide, pour s'engager dans un chemin que le pied de l'homme n'avait pas encore foulé, et ne pas craindre de voir les eaux se dérober sous ses pas et sous le poids trop lourd d'un corps humain. Il avait, en effet, conçu une si grande confiance en entendant cette parole du Sauveur: «Viens (3)», que, dans son idée, il avait sous lui, non point une mer perfide par

1. Mt 14,31 - 2. Mt 14,28 - 3. Mt 14,29

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sa mobilité, mais un terrain vraiment solide; car, pendant que le Sauveur marchait sur les eaux, l'élément placé sous ses pieds lui était si docile, qu'il ne s'écartait nullement de sa personne, et ne touchait pas même et respectait la plante de ses pieds. Mes bien-aimés, il n'y a rien de surprenant à ce que les flots se soient montrés à tel point soumis au Christ, puisqu'ils dépendent entièrement de sa puissance et de son bon plaisir. A lui seul appartenait le droit de marcher sur les eaux à pieds secs, et la faiblesse de la raison humaine exigeait que le vent et la pluie vinssent jeter Pierre dans le désarroi. Si donc il enfonça en partie dans l'eau, ce fut pour empêcher toute différence entre Dieu et l'homme de disparaître; s'ils avaient vu l'Apôtre marcher sur la mer comme le Christ, les hommes auraient conçu les doutes les plus graves à l'égard du Sauveur, et ils n'auraient plus rendu à Dieu l'honneur qu'ils lui doivent; car il n'y eût plus eu merveille à voir faire à Dieu ce qu'aurait fait l'un d'entre eux.

2. Nous sommes en ce monde comme sur une sorte de mer, puisque nous nous y trouvons exposés aux tempêtes que soulèvent nos passions: Mettons donc tous nos soins à éviter le naufrage; tenons-nous fermes et solides sur les pieds de notre foi, afin de ne point tomber, de ne point nous engloutir dans les abîmes de ce monde que Notre-Seigneur Jésus-Christ a foulé aux pieds par la vertu de son Incarnation. Si quelque tentation vient à fondre sur nous et à nous jeter dans le danger de périr, crions comme les Apôtres; comme eux, disons au Christ: «Seigneur, sauvez-nous, parce que nous périssons (1)». Ne vaut-il pas mieux, pour nous, appeler Dieu à notre secours et nous voir délivrer, que

1. Mt 14,29

nous déguiser le danger, ne pas prier et nous exposer ainsi à mourir. Mais revenons-en à ce que nous disions tout à l'heure: Quel champ libre ouvert à l'orgueil de l'homme, s'il commençait à posséder une puissance égale à celle de Dieu! L'Apôtre Pierre s'enfonçant dans les flots, nous a semblé manquer de foi, pour nous apprendre que nous ne devons nous attribuer à nous-mêmes aucun mérite, mais que nous devons rapporter à la puissance divine tout le bien que nous faisons.

3. Il est juste et convenable, mes frères, que nous partagions nos joies avec les saints Apôtres et que nous fassions part de la glorieuse résurrection du Sauveur à ceux qui partagent ses suprêmes souffrances. Celui que le Christ a daigné choisir comme un vase d'élection et donner aux nations comme leur docteur, ne se contentait pas de détourner des devoirs de la piété les âmes des fidèles; il allait jusqu'à lapider les disciples qui ne voulaient point se séparer de leur Dieu. Le Sauveur nous l'a donné pour Apôtre: de Saut il a fait Paul; d'apostat, celui-ci s'est changé en Apôtre, et de persécuteur de l'Eglise, il en est devenu le docteur. Après avoir fait endurer aux autres la persécution, il s'est pris d'amour pour les souffrances et, après avoir mis sa joie à voir souffrir les autres, il a mis son bonheur à souffrir lui-même, Le Dieu, qui a jadis opéré ce prodige de puissance dans la personne de l'Apôtre, vient d'arracher nos âmes de la prison de l'enfer, de la gueule des démons, et après nous avoir fait passer des ténèbres à la lumière, il nous a ouvert les portes de la vie éternelle. C'est là l'effet de la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ: à lui soient l'honneur, la louange et la gloire pendant les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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ONZIÈME SERMON. SUR LA CHUTE DE PIERRE.

ANALYSE. - 1. Pierre entraîné, comme Adam, par une femme. - 2. Pierre secouru plus vite que. notre premier père. - 3. Larmes de Pierre. - 4. Son amour pour Jésus-Christ.

7. Nous le savons, mes frères, l'histoire d'Eve s'est renouvelée à l'égard de Pierre; une femme, une portière l'a aussi trompé; comme Adam, cet Apôtre s'est laissé circonvenir par une femme: c'est l'usage que le sexe s'emploie à tromper, et le diable a dû reconnaître dans cette portière. un vase rempli de sa ruse. Il est habitué à ne triompher de la vertu des hommes fidèles que par l'intermédiaire d'une femme. Pour vaincre Adam, Eve lui a servi d'instrument; une servante lui a suffi pour triompher de Pierre. Le diable, comme nous l'avons lu, s'était glissé dans le Paradis de délices, et il nous est facile de le comprendre, le prétoire des Juifs ne se trouvait pas à l'abri de ses influences. Dans l'Eden, Satan, déguisé en serpent, attaqua le premier homme; au tribunal de Caïphe, Judas remplaçait l'animal rampant. Donc, similitude complète entre la séduction de Pierre et celle d'Adam, parce que, dans un cas comme dans l'autre, il y eut similitude entre le commandement donné à Adam et les ordres intimés à Pierre. Tous deux, en effet, avaient reçu du Seigneur la défense, celui-ci de le renier, celui-là de toucher au fruit de l'arbre: le premier, de porter la main sur l'arbre de la science; le second, d'abandonner la sagesse de la croix. L'un goûta du fruit défendu; l'autre prononça des paroles qui ne devaient point sortir de sa bouche; et, toutefois, il était plus facile à Pierre de renier son maître, qu'à Adam de prévariquer.

2. Aussi la grâce vint-elle plus vite au secours de Pierre qu'à celui d'Adam. Au moment où celui-ci se cachait, sur le soir, Dieu alla à sa recherche, et le Sauveur jeta les yeux sur celui-là au moment où il le reniait, au chant du coq. Devenu coupable d'une mauvaise action, notre premier père vit qu'il était nu, et il rougit; intérieurement troublé à la pensée de ses paroles, réprimandé par sa conscience, l'Apôtre gémit amèrement. Pris comme en flagrant délit, Adam chercha un, refuge dans la solitude; corrigé de sa faute, Pierre fondit en larmes. Le premier homme se cacha pour se dérober aux regards de l'Eternel; Dieu lui dit: «Adam où es-tu (1)?» Il n'avait pu fuir la présence du Tout-Puissant, mais sa conscience coupable ne trouvait plus de retraite assurée contre les remords; c'est pourquoi il tremblait. Le Seigneur le regarda, et lui ayant ouvert les yeux, dissipa son erreur. Ce fut aussi en regardant Pierre qu'il le corrigea; car il est écrit: «Les yeux du Seigneur sont ouverts sur les justes: ses oreilles sont attentives à leurs cris (2)».

3. Pierre s'en prit donc à ses yeux, mais aucune prière ne tomba de ses lèvres. Je lis dans l'Evangile qu'il pleura, mais, nulle part, je ne lis qu'il prononça un mot de prière; je vois couler ses larmes, mais je n'entends pas l'aveu de sa faute. Oui, Pierre a pleuré et il s'est tû: c'était justice, car, d'ordinaire, ce qu'on pleure ne s'excuse pas, et ce qu'on ne peut excuser peut se pardonner. Les larmes effacent la faute que la honte empêche d'avouer. Pleurer, c'est donc, tout à la fois, venir en aide à la honte et obtenir indulgence: par là, on ne rougit pas à demander son pardon, et on l'obtient en le sollicitant. Oui, les larmes sont une sorte de prière muette: elles ne sollicitent pas le pardon, mais elles le méritent; elles ne font aucun aveu, et pourtant elles obtiennent miséricorde. En réalité, la prière

1. Gn 3,9 - 2. Ps 33,16

de larmes est plus efficace que celle de paroles, parce qu'en faisant une prière verbale, on peut se tromper, tandis que jamais on ne se trompe en pleurant. A parler, en effet, il nous est parfois impossible de tout dire, mais toujours nous témoignons entièrement de nos affections par nos pleurs. Aussi Pierre ne fait-il plus usage de sa langue, qui avait proféré le mensonge, qui lui avait fait commettre le péché et perdre la foi; il a peur qu'on ne croie pas à la profession de foi sortie d'une bouche qui a renié son Dieu: de là sa volonté bien arrêtée de pleurer sa faute, plutôt que d'en faire l'aveu, et de confesser par ses larmes ce que sa langue avait déclaré ne pas connaître. Si je ne me trompe, voici encore pour Pierre un autre motif de garder le silence: demander son pardon sitôt après sa faute, n'était-ce pas une impudence plus capable d'offenser Dieu, que de l'amener à se montrer indulgent? Celui qui rougit en sollicitant son pardon, n'obtient-il pas ordinairement plus vite la grâce qu'il demande? Donc, en tout état de faute, mieux vaut pleurer d'abord, puis prier. Nous apprenons ainsi, par cet exemple, à porter remède à nos péchés, et il s'ensuit que si l'Apôtre ne nous a pas fait de mal en reniant son Naître, il nous a fait le plus grand bien

513

par la manière dont il a fait pénitence de son péché.

4. Enfin, imitons-le relativement à ce qu'il a dit en une autre occasion. Le Sauveur lui avait, trois fois de suite, adressé cette question: «Simon, m'aimes-tu (1)?» et, chaque fois, il avait répondu: «Seigneur, voles le savez, je vous aime. Et le Seigneur lui dit: «Pais mes brebis». La demande et la réponse ont eu lieu trois fois pour réparer le précédent égarement de Pierre. Celui qui, à l'égard de Jésus, avait proféré un triple reniement, prononce maintenant une triple confession, et autant de fois sa faiblesse l'avait entraîné au mal, autant de fois, par ses protestations d'amour, il obtient la grâce du pardon. Voyez donc combien il a été utile à Pierre de verser des larmes: avant de pleurer, il est tombé; après avoir pleuré, il s'est relevé: avant de pleurer, il est devenu prévaricateur; après avoir pleuré, il a été choisi comme pasteur du troupeau, il a reçu le pouvoir de gouverner les autres, bien qu'il n'ait pas su, d'abord, se diriger lui-même. Telle fut la grâce que lui accorda Celui qui, avec Dieu le Père et le Saint-Esprit, vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Jn 21,13 - 2. Jn 1




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DOUZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES MARTYRS MACHABÉES.

ANALYSE. - 1. Ceux que la nature n'a pu mettre au monde en même temps, la foi les a engendrés le même jour pour le ciel. - 2. Boudeur de la mère des Machabées. - 3. Sa force d'âme dépeinte dans les paroles qu'elle adressa à ses enfants.- 4. et plus encore, dans l'offrande qu'elle fit du dernier d'entre eux. - 5. Conclusion.

1. Frères bien-aimés, si nous voulions faire l'éloge de chacun de ces sept frères, de ces saints et bienheureux enfants qui ont souffert le martyre en un même jour avec leur glorieuse mère, nous ne finirions pas de parler, et vous vous fatigueriez à nous entendre. Je dirai plus, mes frères,-lors même que votre avidité pour la parole de Dieu vous donnerait la force de toujours nous écouter, notre faiblesse succomberait nécessairement à la tâche. Comment, en effet, mes bien-aimés, louer d'une manière digne d'eux ces martyrs, que le même jour n'a pas vus naître, mais auxquels leur confession a mérité, le même jour, la couronne éternelle? Comment parler d'eux convenablement? La sainte profession (544 ) de leur foi a opéré en eux un prodige que la fécondité de leur mère n'avait pu accomplir; en d'autres termes, la grâce divine a été plus puissante que la nature humaine. Une femme, si féconde que vous la supposiez, n'a jamais été capable de donner en même temps le jour à sept enfants; mais cette heureuse et glorieuse Machabée a, par la foi, engendré au Christ, et dans le même jour, sept confesseurs martyrs. Réjouissons-nous, mes très-chers frères, de ce que la foi opère un prodige inouï et bien supérieur aux forces génératrices de l'homme. Réjouissons-nous en face des merveilles accomplies par Dieu et des preuves de sa toute-puissance: ces enfants n'ont pu sortir à la fois du sein qui les a conçus, mais le Dieu de majesté les a tous couronnés aujourd'hui.

2. O combien elle est heureuse la mère qui a donné le jour à ces enfants, c'est-à-dire qui les a engendrés dans son corps et par sa charité, au monde et à Dieu, au siècle et au Christ, à la terre et au ciel! D'abord, elle leur avait donné la vie matérielle, au milieu des angoisses et des pleurs; aujourd'hui, marchant sur les traces d'Abraham qui offrit son fils à Dieu comme un holocauste sur l'autel de la foi, elle offre joyeusement à l'Eternel chacun de ses enfants, comme une victime. O l'heureuse mère! Elle n'a entendu aucun d'eux renier son Dieu; car ils ont tous confessé le Christ; elle n'en a vu aucun chanceler dans le chemin et nul n'ayant sacrifié aux démons, elle n'a pas eu à gémir de leur apostasie. Elle a ressenti les douleurs de chacun d'eux, mais comme ils ont tous remporté la victoire, elle s'est réjouie pour eux et pour elle-même. O l'excellente femme! Elle est devenue un bon arbre, car voici ce que dit le Sauveur: «Un bon arbre donne de bons fruits (1)». Mes frères, les feuilles et les fruits de cet arbre ne sont autres que les paroles saintes et les bonnes oeuvres. Au sujet de ce saint arbre, le Prophète s'est exprimé ainsi: «Tes enfants, comme de jeunes oliviers, entoureront ta table (2)». De plus, remarquez bien ceci, mes frères: En hiver, l'olivier porte des fruits et en été des feuilles; en hiver, il nourrit celui qui le cultive, et, en été, il lui procure un rafraîchissant ombrage; avec l'huile de l'olive, l'agriculteur oint sa tête, et il se repose à l'ombre de l'olivier; car, dit le Psalmiste: «Vous avez répandu a l'huile sur ma tête (3)». Puis il prie et ajoute

1. Mt 7,17 - 2. Ps 127,3 - 3. Ps 22,5

«Pour moi, je suis dans la maison du Seigneur, comme un olivier fertile (1)». C'est une branche d'olivier garnie de fruits, que la colombe a trouvée et rapportée dans l'arche au moment du déluge. Les sept enfants de la Machabée sont donc autant de rameaux d'olivier chargés de fruits, qu'on n'a pu faire pliera l'heure de la persécution.

3. Quelle fut la contenance de leur mère, lorsqu'elle les vit torturés, rôtis, brûlés, et qu'en sa présence chacun de leurs membres fut séparé du tronc, coupé en morceaux, puis jeté au vent? A l'abri de la crainte et de l'épouvante, elle ne sembla pas même pâlir: elle se tenait à côté d'eux, et ne faiblissait pas; car Dieu lui-même la soutenait dans sa lutte. Ne livrait-elle pas, en effet, combat pour le maintien des lois de l'Eternel? Mes frères, quelle grâce le Seigneur a faite à cette bienheureuse femme! Dans l'ordre des temps, elle avait reçu le jour avant ses enfants, et, le même jour qu'eux, elle s'est trouvée réunie aux esprits angéliques! Elle les avait mis au monde, et voilà qu'elle est devenue leur soeur pour être entrée avec eux dans l'arène! Ses yeux avaient, plus tôt que les leurs, aperçu les rayons du soleil, et voilà qu'après avoir souffert au même temps qu'eux, elle est admise, le même jour, à contempler la gloire de son Sauveur! Quand, de ces sept frères, il ne resta plus que le plus jeune, le roi maudit l'appela comme les autres: caresses, ruses, promesses, tout lui sembla de bon usage pour détourner l'enfant du chemin droit et le séparer adroitement de ses frères. D'abord, il fit miroiter à ses yeux l'espérance de richesses, d'honneurs et de dignités: il offrit de lui donner de l'or, de l'argent, un royaume, un empire; mais le martyr se moqua de tout, méprisa tout, parce que son coeur était rempli de l'amour de Dieu. Alors, on employa les moyens d'intimidation: on fit approcher toutes sortes d'instruments de tortures; l'enfant resta insensible à la crainte: ni les présents, ni les menaces du cruel monarque ne furent à même de l'ébranler. Toujours vaincu, condamné à avoir le dessous avec tous, Antiochus fait venir leur mère et l'engage à décider son fils, afin de lui éviter des tourments encore plus affreux que ceux que ses frères ont subis. Il recommande à la mère de l'influencer; mais à ce dernier pouvait-elle persuader autre chose que ce

1. Ps 127,10

545

qu'elle avait persuadé à ceux qu'elle avait déjà envoyés au ciel? Voici ce qu'elle avait dit de «prime abord à ses enfants: Mes amis, je ne sais comment vous êtes apparus dans mon sein, je ne vous ai donné ni la vie ni l'esprit, ce n'est point moi qui ai formé votre visage et vos membres. Le Créateur du ciel, de la terre, de la mer et de tout, ce qu'ils renferment, «Celui qui a donné le commencement à toutes choses, Dieu seul vous a donné le souffle et l'intelligence, et pétri votre visage et vos membres: aujourd'hui vous faites le sacrifice de vos corps pour maintenir ses saintes lois, mais il vous les rendra dans sa miséricorde». Cette femme était leur mère, et voilà ce qu'elle savait leur dire, car elle aimait Dieu de tout son coeur.

4. Le saint patriarche Abraham nous semble digne d'admiration pour avoir offert son fils à Dieu: combien plus admirable cette femme doit nous apparaître, puisqu'en un seul et même jour elle a généreusement envoyé au martyre et au ciel ses sept enfants! Au plus jeune et au dernier de tous, elle disait: Mon enfant, tu es le seul qui me restes; après avoir autrefois mis le comble à mes veaux, puisque tu es sorti le dernier de mes entrailles, mets aujourd'hui le comble à ma joie: je t'en supplie, je t'en conjure. Sois bon pour moi, mon enfant; car je t'ai porté de longs mois dans mon sein: ne flétris pas ma vieillesse en un instant, ne souille pas l'éclat du triomphe de tous tes frères, ne te sépare point de leur société, ne renonce point à en faire partie. O mon fils, lève les yeux vers le ciel d'où te sont venus la vie et l'esprit; porte tes regards vers la terre qui t'a fourni une nourriture abondante; contemple tes frères, ils t'appellent à partager leur sort; considère celle qui t'a allaité l'espace de trois ans, après t'avoir donné le jour! Que ta piété filiale me récompense; renonce à la vie, suis tes frères, écoute la voix de ta débile mère, de celle qui t'a mis au monde. Le roi Antiochus te promet les richesses et les honneurs de la terre: je t'en conjure, cher enfant, remarque-le bien, sois-en convaincu: tout cela n'est que vanité, parce que tout cela est assujéti aux vicissitudes et à la caducité du temps, et que rien de cela n'est éternel. Dieu seul promet l'éternité; seul, il ne se trompe pas et n'induit personne en erreur. Mon enfant, souviens-toi du Seigneur ton Dieu; rappelle-toi ces paroles venues d'en haut, qu'un prophète a prononcées, et que tu as lues ou entendues: «Vanité des vanités, tout est vanité (1)». O mon fils! ne crains pas le roi Antiochus; il te ravira pour un temps la vie du corps, c'est vrai; mais crains ton Dieu, car il te réunira corps et âme, au sein de la vie éternelle, avec tes frères. Le Seigneur vous a donnés à moi comme sept beaux jours: six d'entre eux ont déjà fini, parce que j'ai déjà envoyé ton sixième frère vers le Tout-Puissant, et qu'à mes yeux leurs oeuvres ont paru bonnes; puisque tu es le septième, il faut que je me repose en toi des travaux auxquels je me suis livré dans les six autres. Le Seigneur Dieu, vers lequel vous dirigez votre course et vos pas, ne s'est-il point reposé de toutes ses oeuvres le septième jour? Moi aussi, après avoir versé tant de larmes, je me reposerai. Soutenu par cette exhortation de sa mère, inspiré par l'Esprit-Saint, le jeune martyr s'écria: «Qu'espérez-vous, qu'attendez-vous de moi! de ne consens ni ne me rends aux ordres d'un faux roi, je n'obéis qu'à Dieu!» Vous savez le reste de sa réponse. Il rendit donc l'esprit comme ses frères, sans avoir souillé la robe de son innocence. Après tous ses enfants la mère mourut aussi: oui, elle est morte pour le monde, mais elle vit pour Dieu; car pouvait-elle vraiment mourir, après avoir, par amour pour Dieu, excité ses enfants à souffrir le martyre? Evidemment, non. Ils vivent tous sous l'autel des cieux, car le Seigneur est le Dieu, non des morts, mais des vivants.

5. Mes frères, les justes de l'ancienne loi ont donc souffert pour la défense des divines figures de la loi nouvelle. Nous faisons l'éloge des trois enfants hébreux et de Daniel, nous exaltons leur mémoire, parce qu'ils n'ont point voulu se souiller en mangeant des mets royaux; nous avons dit, en l'honneur des Machabées, de bien belles choses, et nous venons de payer à leur souvenir le tribut de notre vénération profonde, parce qu'ils n'ont point voulu accepter une nourriture et des aliments dont les chrétiens font aujourd'hui un usage autorisé; alors, que devons-nous souffrir nous-mêmes, que devons-nous endurer pour le Christ, pour le Baptême, pour l'Eucharistie, pour le signe de la Croix? Autrefois, les aliments précités n'étaient que l'indice de l'avenir; aujourd'hui, le Christ,

1. Si 1,2

546

le Baptême, l'Eucharistie, le signe de la Croix, nous disent que les promesses divines sont accomplies. Jadis l'objet de la foi ne se voyait pas: on le connaît maintenant. Partout et toujours les saints et les justes ont eu la même foi et nourri les mêmes espérances.

Donc, mes frères, supportons nous-mêmes pour Dieu ce qu'ils ont supporté, méprisons ce qu'ils ont méprisé, et, comme eux, nous recevrons en partage la vie éternelle que nous espérons.


TROISIÈME SUPPLÉMENT (2): SERMONS 13-25




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TREIZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DU BIENHEUREUX MARTYR LAURENT.

ANALYSE. - 1. Victoire remportée sur le monde par saint Laurent. - 2. Imitons sa force d'âme.

1. Parmi les confesseurs couronnés de lauriers, et que l'éternelle gloire des triomphateurs a portés jusqu'au ciel, saint Laurent brille d'un éclat dont les nuances sont multiples; car en souffrant le martyre, il a mérité de porter, sur sa tête, non-seulement la couronne blanche du lévite, mais encore celle des témoins du Christ. Les uns se sont couverts des flots d'un sang vermeil,- les flammes ont consumé les autres, comme s'ils avaient été enfermés dans une fournaise; sur ceux-ci apparaissent les teintes rouges de l'or, sur ceux-là les nuances de la pourpre, et sur les palmes du bienheureux Laurent se marient les couleurs les plus diverses et les plus tranchantes. Ainsi les verges, le feu, le glaive et toutes les tortures inventées par le génie des bourreaux, ont enfanté, pour les martyrs, d'impérissables titres de gloire; car, au lieu de se laisser vaincre, ceux-ci ont recueilli en ce monde, pour la porter dans l'autre, la couronne triomphale. A quoi bon torturer et supplicier ce qu'il y a en eux de terrestre? A quoi bon le faire mourir? La foi des martyrs a remporté sur vous la victoire; leur constance a triomphé de vous! La mort une fois venue, en quoi seriez. vous à craindre? Vous avez élevé les martyrs jusqu'au ciel, mais vous ne les avez pas vaincus; toute votre puissance s'est évanouie. Les témoins du Christ ont conservé leur patience jusqu'au terme de leurs tortures: aussi leur avez-vous procuré un véritable bénéfice en les persécutant, puisque vous leur avez ainsi tracé le chemin qui devait les conduire au ciel. C'est donc bien le cas de dire: «O mort, où est ta victoire? ô mort, où est ton aiguillon (1)?» Il brise tous les obstacles, celui qui ne craint pas de mourir; il triomphe de tout, celui qui, en mourant, se hâte de parvenir jusqu'au Christ. Pourrait-on redouter les souffrances, quand on sait qu'on passera de la mort à la vie? Le bienheureux Laurent aurait-il été supérieur à son brûlant supplice, s'il n'avait désiré se faire admettre dans les parvis de la Jérusalem céleste et en goûter les joies? Il le savait: après la mort, la victoire; après les ardeurs du feu, les doux rafraîchissements; son corps se disloquait et se liquéfiait sur les charbons enflammés: consumé par les flammes, ce qu'il tenait de la terre se réduisait en fumée et en cendres. Il rendait à sa misérable mère ce qu'elle avait enfanté et versait dans son sein limoneux le contenu de son vase. Ce qu'il avait reçu de la terre, il le lui restituait; ce qu'elle lui avait donné pour grandir, devenait la proie des flammes.

1. 1Co 15,35

Que devenait son esprit au milieu de tous ces tourments? Il s'envolait au ciel. N'ayant point voulu se laisser dominer pendant qu'il était uni au corps, son âme n'avait pu céder à la crainte. Voici donc ce qu'ont dit tous les martyrs, nous en trouvons l'écho dans un psaume: «Notre âme a été délivrée, comme le passereau du filet de l'oiseleur. Le filet a été rompu, et nous avons été sauvés. Notre secours est dans le nom du Seigneur, qui a créé le ciel et la terre (1)». La cage étroite et fragile de son corps est devenue la proie des flammes, et le passereau s'est échappé de sa prison; l'âme du martyr a recouvré sa liberté, mais, à la fin des temps, Dieu lui rendra son corps. N'est-ce pas, en effet, le Seigneur qui a tiré l'homme du néant? Et, après avoir daigné compter les cheveux de sa tête, ne lui a-t-il point promis qu'aucune partie de son corps ne périrait? «Un seul cheveu de a votre tête ne périra pas (2)». Voilà sa parole.

2. Rougis donc, incrédule Manichéen, qui révoques en doute la résurrection future. Le Christ, Dieu, la Vérité même, n'a pu mentir Eh bien! il a affirmé qu'un seul cheveu d'homme ne périra pas. Inutile de discuter, quand le Tout-Puissant a fait une promesse. Il n'y aura pas non plus, comme l'a pensé Platon, une transmigration des âmes en d'autres corps, parce qu'un homme ne peut devenir un âne ou un chameau: chacun de nous devra paraître avec son corps au jugement de Dieu. Je le vois, perfide: la raison pour

1. Ps 112,7-8 - 2. Lc 21,18

laquelle tu crains de ressusciter, c'est que tu ne veux pas croire; mais, bon gré, mal gré, tu ressusciteras et reconnaîtras la vérité de ce que tu nies aujourd'hui. Mais je te laisse en paix, je ne veux pas remuer davantage la sale boue de telles contradictions. O homme, dès lors que tu ne chercheras pas à éviter le martyre, tu iras droit au ciel. Bon gré, mal gré, tu mourras en ce monde. Pourquoi, alors, hésiter de mourir pour le Christ, puisqu'à n'en pas douter, il te faudra sortir un jour de ce monde? Louons donc, frères bien-aimés, et honorons saint Laurent; car il a conservé dans tout son éclat le précieux diamant de sa foi au milieu de la fumée et des flammes. Toutes les richesses, tous les revenus, toutes les perles et les pierres fines avec leurs nuances multiples et leur éclat, nous seront enlevés avant la mort, ou indubitablement à l'heure de la mort, si tant est que nous puissions les conserver jusqu'à ce moment-là. Mais le trésor de la foi, auquel ne saurait être comparée nulle fortune; on l'acquiert en recevant le baptême, on le conserve au milieu des tourments, et, après te martyre, on le possède éternellement. D'un côté, tu perds tes richesses, si tu confesses le Christ en souffrant pour lui, et, si tu le renies, tu les conserves; de l'autre, si tu viens à plier sous l'effort et les menaces des bourreaux, et que tu renies ton Sauveur, tu le perds; mais si tu le confesses, tu acquiers la palme du martyre.




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QUATORZIÉME SERMON. POUR LA FÊTE DU BIENHEUREUX MARTYR LAURENT.

ANALYSE.- Courage invincible de saint Laurent.

Après que les Apôtres eurent gagné la victoire, Laurent marcha joyeusement au combat et remporta la couronne: son office dans l'église était celui des lévites. Lorsque fut venue l'heure glorieuse de son martyre, le juge sacrilège lui ordonna d'apporter au (548) pied du tribunal les richesses de l'église alors le bienheureux diacre se fit amener tous les pauvres, et, après avoir placé dans le ciel son vrai trésor, il se hâta de les combler de ses dons. A cette nouvelle, le juge devient pareil à un fou furieux: il appelle le feu au secours de sa méchanceté; il s'ingénie à inventer de nouveaux tourments, et, sur son ordre, le bienheureux martyr est précipité dans les flammes. O juge, que fais-tu? A quoi bon te donner tant de peine? Pourquoi t'échauffer ainsi? Commence, si tu en es capable, par éteindre la flamme ardente qui consume ce grand coeur, et, puis, tu réduiras en cendres le corps de ce martyr. Que gagnes-tu à torturer un confesseur dans la partie matérielle de lui-même? Si tu le peux, tire vengeance de son courage à supporter la douleur. Tu viens à son aide, et tu n'en sais rien. Tu travailles à son avantage, et tu l'ignores. Une fois débarrassé du fardeau de son corps, notre martyr n'en sera que plus agile pour monter vite au ciel: à mesure que son corps se consume, les forces de son courage s'accroissent; tu viens donc à son aide, puisqu'il ne souhaite rien tant que de sortir de cette enveloppe mortelle, où il se voit emprisonné pour un temps tout comme les autres hommes. Nous le savons pour l'avoir lu, mes bien chers frères: on soumet au feu les vases du potier, afin de les éprouver. Laurent, on peut le dire, a conservé en sa personne l'ouvrage du Christ, puisqu'il a subi, sans fléchir; les ardeurs de la fournaise. Sa chair servait d'aliment à la flamme, tandis qu'intérieurement son esprit veillait. Le saint et invisible vase qu'il était allé chercher à la source, il le tenait aussi sur le feu: car, se voyant cuit d'un côté, il offrait lui-même de se retourner sur l'autre: son désir était d'être éprouvé à droite et à gauche par les armes de la justice (1): «Retournez-moi», s'écriait-il, «et mangez, car c'est cuit». Admirable puissance de la foi, mes frères! Laurent se moquait de l'incendie allumé dans son corps, car la flamme de la charité le brûlait intérieurement. Les mets destinés à la table du Seigneur, le persécuteur n'a pu les faire servir à son propre usage, et les impies sont restés à jeun, parce que, dans leur vanité, ils n'ont point voulu se soumettre à la foi chrétienne; mais cette foi a conduit dans le droit chemin et jusqu'à son glorieux but l'âme de Laurent; son martyre et sa victoire l'ont portée en la présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

1. 2Co 6,7




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QUINZIÈME SERMON. POUR LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I

ANALYSE. - 1. A pareil jour on célèbre plutôt la naissance de Jean que celle d'Hérode. - 2. Préparatifs du festin. - 3. Honteuse ivresse du roi et de ses convives. - 4. La danse de la fille d'Hérodiade a pour résultat la décollation de Jean. - 5. Epilogue.

1. Quand on eut fini de célébrer la naissance d'Hérode, la fille d'Hérodiade dansa au milieu de la salle du festin, et sa danse plut au roi. Toutefois, le jour où était né ce misérable lui procura moins de joie qu'à Jean-Baptiste, bien que celui-ci y ait perdu la vie; car il y a plus d'avantage à prendre en Dieu une nouvelle naissance, qu'à venir au monde pour appartenir au diable. Ce jour fut donc, à bien dire, celui de la naissance, non pas de l'impie Hérode, mais du Prophète; et c'est chose facile à comprendre: en effet, le jour où il a souffert le martyre, Jean est entré en possession de la bienheureuse éternité, tandis qu'Hérode est tombé sous les coups de la mort le jour où il est né. N'est-ce pas un triste et lamentable jour, celui où un homme, après avoir ouvert, pour la première fois, les yeux à la lumière, se trouve amené, non pas à recueillir la flatteuse réputation que procure une vie de miséricorde et de mansuétude, mais à se déshonorer par une vilaine et cruelle action? Jean avait été jeté en prison comme coupable d'avoir proféré une réprimande imméritée; car, pour ceux qui vivent mal, les préceptes de la justice sont insupportables: personne ne lui reprochant plus dès lors son inqualifiable désordre, le roi Hérode s'abandonnait à la joie. Après la condamnation du Prophète, qui avait osé signaler l'odieuse conduite du tétrarque, qui est-ce qui se serait senti le courage de reprendre ou d'avertir librement cet orgueilleux? Des peines sévères ne menaçaient-elles pas d'avance l'homme assez indépendant pour protester? D'ailleurs, les rois coupables ne trouvent-ils pas des flatteurs qui approuvent même leurs crimes et leurs hontes?

2. Mais c'en est assez. Voici venu le jour de la naissance du roi; il nage dans la joie on le complimente sur la prolongation de son existence, sur le nombre croissant de ses années. Pourrait-il ne pas recevoir avec plaisir de si flatteuses paroles? Aveugle perspicacité des hommes! Ils se complaisent dans le présent ou dans le bonheur, et il ne savent prévoir ni l'avenir, ni les retours de la fortune! Bientôt, l'intérieur de la demeure royale se revêt de splendides et luxueux ornements: sous ces lambris dorés se prépare un sanglant festin. Des festons de verdure contournent les portes, les murs se tapissent de fleurs; partout, dans ces appartements néfastes et bientôt remplis d'horreur, on aperçoit des couronnes: on s'y croirait sous l'épaisse feuillée d'un bois. Tous les charmes du printemps, amenés par l'art, semblent s'y rencontrer pour tromper le regard et y représenter la nature dans ce qu'elle a de plus gracieux. Mais si quelqu'un y trouva du plaisir, ce fut, non pas Hérode, mais Jean-Baptiste: si le parfum des fleurs vint flatter quelqu'un, ce fut, non pas le roi, mais le martyr. A voir le tyran de la nation juive étaler, dans une salle de festin, tant de richesse et de faste, on eût dit qu'il voulait fêter aussi joyeusement ses convives, que s'il leur sacrifiait dans un repas tous ses revenus et sa fortune. Des meubles en grand nombre et d'un luxe inouï éblouissent les yeux: de tous côtés, des vases d'un travail étonnant et d'une valeur sans égale, pour montrer, non-seulement la magnificence d'Hérode, mais aussi son opulence, pour rassasier la vue de ses amis et de ses clients par la beauté et la diversité des ornements, en même temps que des mets recherchés satisferont leur appétit ainsi se réalisera le véritable idéal d'un festin, puisque, d'une part, la table ne laissera rien désirer à l'estomac, et que, de l'autre, des prodiges de luxe ne laisseront rien désirer aux yeux. Les invités arrivent donc plus tôt que d'habitude, ils se pressent sous les portiques; ce ne sont que des cris de joie, carie diable aiguise leur appétit, et il a soif du sang humain. Tout le monde s'assied, on étend les riches tapis de pourpre sur les lits brodés, les ministres se hâtent d'apporter les mets, les tables en sont chargées, et bien que rien ne manque dans cette profusion, le pauvre Hérode trouve encore ce festin incomplet; car sa cruauté n'a point là de quoi manger, ou, plutôt, de quoi dévorer.

3. Placé au premier rang, sur un lit élevé, le roi y est étendu; car il a mangé longuement dans ce repas funeste, et ses coudes fatigués ne peuvent plus le soutenir: il s'est à tel point rempli de boissons, que, s'il voulait se lever, ni son esprit ni ses jambes ne pourraient le soutenir. Voyez-les tous à table: ils sont complètement ivres; dans leurs veines coule, non pas du sang, mais du vin: leur sens est abêti; de leurs yeux tombent des larmes de vin, et leur regard n'a plus rien de fixe. Pour croire encore à l'honnêteté des convives d'Hérode, il ne faudrait pas les regarder, car celui-ci vomit sur la table royale; celui-là remplit la salle de morceaux de viande aigris par le vin; d'autres ne se possèdent plus, et, incapables de veiller même à leur conservation, ils gisent par terre, ensevelis dans le sommeil et l'ivresse. Entre plusieurs pourrait s'engager une lutte, pour obtenir, non pas le prix de vertu, mais celui d'ivrognerie: dans ce combat d'un nouveau genre, l'un arroserait son ami, et l'autre noierait ses amis de table comme sous la lave d'un volcan. Que la taverne d'un cabaretier devienne le théâtre d'une pareille lutte, j'y (550) consens; mais, pour la maison d'un roi, c'est honteux. Je le crois volontiers, ce noble gouverneur de la nation juive avait donné à ses soldats l'autorisation de se battre devant lui, non à coups de lances, mais à coups de verres; il ne connaissait pas la guerre avec l'ennemi; c'est pourquoi il se donnait chez lui le spectacle d'un combat entre concitoyens ivres. Quelle obscénité, quelle effronterie de paroles sur ces pavés souillés de vin, au milieu de ces cris d'ivrognes qui retentissent de toutes parts 1 Quel convive, en effet, se souvient du roi? Quel domestique a conservé la mémoire de son maître? Quand l'homme qui devrait protéger les convenances tombe lui-même dans le libertinage éhonté, il est sûr que tout le monde se croit libre.

4. Au milieu de ces odieuses réjouissances apparaît la fille d'Hérodiade: toute sa personne respire la mollesse; au lieu d'arrêter les instincts du vice, son allure dissolue semble plutôt destinée à leur lâcher la bride. Adultère publique, sa mère ne lui avait rien appris en fait d'honnêteté et de pudeur. Elle était peut-être vierge de corps, mais à coup sûr c'était une effrontée: aussi le roi l'engage-t-il à danser, perdant de vue la gravité qui sied à un roi, oubliant la sévérité, qui est le devoir d'un père. En raison de sa puissance, il devait mettre un frein à la licence de cette jeune fille, et, loin de là, il allumait en elle la flamme de la corruption, il attisait le feu impur; car il promettait et jurait de lui donner tout ce qu'elle demanderait. Charmée par l'appât de la récompense, elle est bientôt prête: sûre de l'approbation de sa mère, elle se met en liberté; aussitôt elle se tord pour décrire des circuits insensés; elle tourne avec la rapidité d'un tourbillon; on la voit parfois se pencher d'un côté jusqu'à terre, et parfois renverser sa tête et se pencher en arrière, et, à l'aide de son léger vêtement, trahir ainsi ses formes voluptueuses; puis ses bras, étendus en l'air, font tour à tour retentir de sourdes cymbales; à peine tient-elle en place; à peine ses pieds se posent-ils à terre dans les mouvements désordonnés où elle s'est lancée. La pauvre jeune fille! Une véritable démence s'était emparée d'elle; son âme et son corps étaient devenus la proie de l'extravagance; ce n'étaient plus les mouvements de ses sens qui l'entraînaient, mais des instincts diaboliques. A moins d'être fou, il faut être sous l'influence de la boisson pour danser. Incompréhensible crime d'Hérodiade! Sa fille ne peut plaire qu'à la condition de devenir une furie! Le roi trépigne de joie; il trouve dans sa propre honte la raison de son allégresse. Que deviennent les bienséances exigées par les lois? Que sont devenus les droits protecteurs de la modestie? Au festin d'un roi, on donne des éloges aux compagnons de tous les vices, à des mouvements portés jusqu'aux dernières limites du dévergondage; ce n'est point par son adresse qu'une fille est parvenue à plaire, c'est par son exaltation furibonde. Un roi hors de lui-même a fait une folle promesse et posé des conditions; pour ne point se démentir, il n'a pu se résoudre à refuser la récompense promise, la récompense qu'une concubine a conseillé de demander; comme s'il se déchargeait de toute culpabilité en se débarrassant de celui qui pouvait lui faire de légitimes reproches! La fille d'Hérodiade danse couverte de parures; mais elle n'en désire aucune, elle ne souhaite pas les dons de la fortune: la cruauté l'emporte sur la cupidité de l'avarice et les futilités du luxe, le triomphe appartient à la barbarie: une intrigue sanglante s'ourdit pour faire tomber la tête de Jean, pour en finir avec cet homme, parce qu'il applique sévèrement aux moeurs la règle du Christ, parce qu'il prêche la pénitence, parce qu'il flétrit l'inceste, parce que, pour tous ces motifs, le diable ne peut le supporter. Loin d'affaiblir, par un retour au bien, sa vieille réputation de libertin, Hérode lui donne une nouvelle force par un nouveau crime, plus criant que tous les autres: il consent volontiers à commettre un homicide; car, dans sa témérité, il était résolu à commettre un inceste avec l'épouse de son frère. Poussée par les instigations de sa mère, la jeune fille, la danseuse, ne demande, oserai-je le dire? que la tête de Jean. - «Hé quoi», cette impudique synagogue «demande la tête d'un homme qui est le Christ?» Le glaive du bourreau fait tomber la tête de Jean-Baptiste, et cette tête, qui annonce en quelque sorte encore le Christ, cette tête dont la langue, paralysée par la mort, flétrit encore l'inconduite d'Hérode, on l'apporte dans la salle du festin, où se trouve le bourreau. A la suite du coup mortel qui a subitement tranché les jours du Prophète, une teinte indécise est empreinte sur son visage: l'incarnat (551) rosé, qui est le signe de la vie, n'a pas encore cédé complètement la place à la pâleur de la mort. Le trépas a fondu tout à coup sur cet homme et a détruit l'intégralité de sa nature; mais sur les lèvres de Jean se lisent encore quelques signes de vie.

5. O l'abominable repas! ô le détestable festin! On y joue la mort d'un homme! On y danse pour le massacre d'un Prophète Le prix offert à la volupté n'y est autre que le sang humain. Pour varier les plaisirs des convives, on leur offre en spectacle la tête du Précurseur, et celui qui a soif se désaltère, non pas avec du vin, mais avec du sang! O fureur aveugle! Par ses souffrances, saint Jean a mérité la récompense de la vie éternelle, et le roi Hérode a payé toutes les tortures qu'il a fait endurer aux martyrs, en subissant dès ce monde les justes vengeances du Dieu vivant.





Augustin, Sermons 4010