Augustin, Sermons 4033

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TRENTE-TROISIÈME SERMON. POUR LA RÉCONCILIATION DES PÉCHEURS. 3.

ANALYSE. - 1. Les pécheurs sont là qui gémissent. - 2. Appel à la pitié de l'évêque, dont le coeur doit se laisser émouvoir par les larmes de tous les assistants - 3. Efficacité de la pénitence et de la confession. - 4. Allocution aux pénitents - 5. et à l'évêque.

1. La foule des malheureux pécheurs se tient prosternée à terre. Son grand désir est qu'on prie pour elle; aussi s'adresse-t-elle au coeur apostolique du vénérable Pontife, qui est une autre demeure habitée par la miséricorde. Cette foule, bienheureux pape, tu l'as reçue toute belle, rachetée sur le démon, digne de fixer tes espérances de pasteur; elle t'est venue du Saint des saints, du Pasteur des pasteurs, du Rédempteur des captifs, de Celui qui retrouve les égarés et guérit les malades; du haut de son trône céleste, il te l'a donnée, car au lieu de t'élever à de hautes considérations, tu t'abaisses au niveau des (580) humbles (1); loin de prendre en dégoût les infirmités de tous, ta paternelle bonté se met au service de quiconque se trouve atteint d'une mauvaise maladie, non pour lui adresser des reproches, mais pour lui procurer la guérison. Ton désir n'est pas d'être servi par les pécheurs, mais de les servir; tu ne cherches nullement ton plaisir à les voir prosternés à tes genoux; ce que tu souhaites, c'est de prier pour eux et de voir tes prières exaucées. Je viens solennellement intercéder pour eux auprès de toi; si je t'adresse la parole, c'est que je connais ta bonne volonté; c'est qu'en cela je ne te ferai point violence pour t'extorquer leur pardon. Ceux que je recommande à ton indulgence par mes paroles, tu cours au-devant d'eux par charité. De ma bouche sort maintenant en leur faveur un ardent appel à ta pitié, et de ton coeur s'élèvent aussi pour eux vers Dieu des supplications non moins pressantes. Voilà ces pécheurs; leur âme est souillée de crimes, mais ils en gémissent; ils ont, en quelque sorte, écarté la pierre de leur endurcissement, et sortent des ténèbres de leurs péchés, comme du séjour de la mort, pour se montrer à la lumière de la pénitence; à eux s'appliquent ces paroles prononcées par le Sauveur au sujet de Lazare: «Délie-le, et laisse-le aller (2)». Le grand cri poussé par le Christ les a ébranlés; loin de vouloir périr en excusant leurs fautes, ils prétendent revenir à la vie en les accusant, et, après avoir aperçu la lueur de l'espérance, sortir des ombres profondes d'une conscience plongée dans l'état de mort. Brise donc les chaînes qui paralysent leurs mouvements, car tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel (3); dans ce ciel, vers lequel n'osait lever les yeux ce pécheur qui frappait sa poitrine en disant: «Seigneur, ayez pitié de moi, car j'ai péché (4)». Comment, en effet, aurait-il pu lever les yeux au ciel, dès lors qu'il y apercevait la chaîne de ses iniquités? Pourtant, il descendit justifié du temple du Seigneur, et non pas le Pharisien (5); et le principe de sa justification fut, non pas l'innocence de sa vie, mais uniquement son humilité. Ainsi arriva-t-il que Dieu s'approcha de préférence de celui qui se tenait le plus éloigné de l'autel. «Pour nous», dit l'Apôtre, «nous

1. Rm 12,16 - 2. Jn 11,44 - 3. Mt 18,18 - 4. Lc 18,13 - 5. Lc 18,14

sommes les temples du Dieu vivant (1)». Si cela est vrai de tous les bons fidèles, ainsi, et à bien plus forte raison, en est-il de toi, qui présides au gouvernement des fidèles, en cet endroit surtout où préside celui à qui le Christ a dit: «Je te donnerai les clefs du royaume des cieux (2)».

2. Ces pécheurs se trouvent donc dans le temple de Dieu, c'est-à-dire dans son Eglise; nous les y voyons prosternés loin de l'autel; ils voudraient demander à être réconciliés avec Dieu par la réception du corps et du sang de Jésus-Christ. Puissent leurs désirs, passant par ton coeur et venant de son saint temple, être accueillis de lui (3). Ils veulent lui offrir un sacrifice expiatoire pour leurs péchés; mais, pour cela, ils ne lui apportent, ni la graisse des boucs, ni la chair des taureaux, ni de nombreux chevreaux gras, ni les fruits premiers-nés de leurs entrailles; leurs dons consistent en des âmes brisées de douleur, en des coeurs contrits et humiliés (4); jamais le Seigneur n'a dédaigné de pareils dons. Place-les donc, ô bon prêtre, place-les en leur faveur sur l'autel de ton âme, où brille la flamme du saint amour: que des entrailles de ta charité s'élève pour eux vers le trône de l'Eternel la fumée d'un encens d'agréable odeur. Ils se sont fatigués dans les gémissements; toutes les nuits, leur couche a été baignée de leurs pleurs et leurs lits humectés de leurs larmes (5). Maintenant encore, ils en arrosent le pavé de cette basilique, et ils ne sont pas seuls à le faire; car ceux qui n'ont point partagé leur culpabilité, partagent leur douleur. Tous sont rangés autour de toi, pleins de sollicitude, les uns pour eux-mêmes, les autres pour le salut de leurs frères; tous n'ont pas de prévarications à confesser, mais tous gémissent et pleurent. Y a-t-il dans un même corps un seul membre qui ne compatisse pas aux souffrances d'un autre membre, qui n'en partage pas les douleurs, qui ne pourvoie pas à sa sûreté à l'heure du péril, qui ne travaille pas à le soulager au moment de l'épreuve? «Car, que «celui qui croit être ferme, prenne garde de tomber (6)». Que chacun, réfléchissant sur soi-même, craigne d'être tenté comme lui (7). Portez les fardeaux les uns des autres (8), et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ,

1. 2Co 6,16 - 2 Mt 16,19 - 3. Ps 17,7 - 4. Ps 50,19 - 5. Ps 6,7 - 6. 1Co 10,12 - 7. Ga 6,1 - 8. Ga 6,2

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qui n'a commis aucun péché (1), qui a appelé les pécheurs, a prié pour eux, et leur a pardonné leurs fautes. De tous ses membres, les uns appartiennent à son corps, les autres sont tombés à terre; les premiers sont attachés aux seconds, et ceux-ci se prosternent pour se relever. Un homme sage qui n'oublie point sa condition humaine peut-il voir tomber un de ses semblables et s'enorgueillir de ce que lui-même reste debout? Ici, tous ne sont point dans l'état de péché, mais, pour tous, la faiblesse est la môme; ils sont unanimes à demander afin que les pécheurs reçoivent, et à frapper pour qu'on leur ouvre; ceux-ci se trouvent dans l'affliction, et tous éprouvent de la douleur, et, quand ils seront revenus à la santé, tous se réjouiront.

3. Puisse l'ennemi caché du genre humain éprouver avec ses anges, en voyant ces pécheurs se relever, un tourment pareil à la joie qu'il a ressentie en les voyant tomber! Pour commettre l'iniquité, ils se sont mis d'accord avec lui; mais ils ne l'ont pas fait en ce sens qu'ils veuillent encore tirer leur gloire de leur chute; ils ont été blessés, mais ils ne refusent pas le remède; ils se sont éloignés de leur Maître, mais ils n'ont pas la volonté de ne point revenir à lui. Par conséquent, celui qu'ils n'ont point su vaincre par la mortification, la pénitence les en a rendus victorieux; elle seule triomphe de l'ennemi, même quand il triomphe, et, par elle seule, l'accusateur est réduit à l'impuissance, non pas quand on nie ses propres fautes, mais quand on les avoue. La pénitence enlève la douleur à la douleur, et préserve de la vengeance en affligeant. Pour ne point rencontrer dans notre juge un vengeur de nos fautes, mais pour trouver un Dieu Père qui nous reçoive dans ses bras, nous nous punissons par les oeuvres de la pénitence, et, par là, nous tirons vengeance de nous-mêmes. Ainsi a-t-il, en quelque sorte, puni sa prévarication, ainsi a-t-il porté contre lui-même un jugement sévère celui qui, revenant d'un pays lointain, a dit à son père: «Je ne suis pas digne d'être appelé votre fils (2)». Et son père l'a regardé comme d'autant plus digne de porter ce titre, qu'il s'en était reconnu plus indigne. La pénitence torture le coeur, mais, en un rien de temps, elle écarte toute condamnation aux tourments éternels. Ineffable bonté

1. 1P 2,22 - 2. Lc 15,19

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de Dieu! En niant nos fautes, nous ne réussirons jamais à lui donner le change; il nous suffit d'en faire l'aveu pour l'apaiser. Nous aurons beau garder le silence sur nos iniquités, jamais nous ne les déroberons à sa vue; confessons-les, et il nous les pardonnera. Sans doute, nous n'apprenons rien à Dieu en confessant nos faiblesses, mais par cela que nous nous déplaisons sous le même rapport qu'à lui, nous faisons de grands efforts pour nous en approcher. Ainsi s'exprime le Psalmiste: «J'ai dit: Je confesserai contre moi mes prévarications au Seigneur, et vous m'avez pardonné l'énormité de mon crime (1)». Je confesserai, non pas d'une manière quelconque, mais contre moi, mes prévarications au Seigneur. Telle est la vertu de la pénitence, qu'en parlant contre lui-même, le pécheur agit dans son propre intérêt. Dieu déteste, en effet, le pécheur; aussi aime-t-il l'homme qui se déteste comme pécheur, car celui-ci hait ce que hait Dieu lui-même.

4. Prenez courage, vous tous qui demandez pardon au Seigneur; que la joie et la consolation rentrent en vos coeurs, que votre foi s'affermisse, que votre espérance se ranime, que votre charité s'enflamme. Celui qui, sans avoir commis de péché, a bien voulu mourir pour vous, vous accordera le pardon de vos fautes; puisqu'il a consenti à mourir pour vous procurer la vie, il ne permettra point que vous périssiez. «Approchez-vous de Dieu, et il s'approchera de vous (2). Résistez au démon, et il fuira loin de vous (3)». Rappelez-vous qu'on vous retire de la gueule d'un lion rugissant; souvenez-vous qu'on vous arrache aux griffes de celui qui croyait vous voir éternellement tourmentés avec lui. Le Seigneur entend vos sanglots, car il habite dans le coeur du pontife qui préside cette assemblée: puissent les prières adressées en votre faveur à Dieu, par votre évêque, suppléer à ce qui pourrait manquer aux vôtres!

5. O le meilleur des prélats, réjouis-toi donc; car les enfants que tu avais engendrés par l'Evangile (4) «étaient morts, et ils sont ressuscités; ils étaient perdus, et ils sont retrouvés (5)». Qu'on déchire le cilice dont ils étaient enveloppés, et qu'ils se revêtent d'allégresse (6). Admets-les de nouveau au

1. Ps 31,5 - 2. Jc 4,8 - 3. Jc 4,7 - 4. 1Co 4,15 - 5. Lc 15,24 - 6. Ps 29,12

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festin du veau gras (1); arrache leurs âmes à la mort; essuie leurs larmes, préserve leurs pieds de l'abîme, afin qu'ils marchent en la

1. Lc 15,33

présence du Seigneur dans la terre des vivants (1).

1. Ps 114,8-9




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TRENTE-QUATRIÈME SERMON. PRIÈRE AU SAINT-ESPRIT.

ANALYSE. - 1. Invocation à l'Esprit de miséricorde. - 2. Suite. - 3. Saint Augustin continue à prier l'Esprit de toute bonté.

1. Esprit-Saint, mon Dieu, j'éprouve le désir de parler de vous, et, néanmoins, je crains pour moi de le faire, car je ne trouve en moi rien qui me le permette. Pourrais-je, en effet, dire autre chose que ce que vous m'inspirerez? Pourrai-je prononcer un seul mot, si vous ne venez en moi pour vous substituer à moi et vous parler de vous-même? Donnez-vous donc à moi pour commencer, ô généreux bienfaiteur, ô don parfait; car, quant à vous, vous m'appartenez; rien ne peut m'appartenir, je ne puis m'appartenir moi-même, si je ne vous possède d'abord. Soyez à moi, et ainsi serai-je à moi, et aussi à vous: si je ne vous possède pas, rien ne m'appartiendra. Près de qui aurai-je le droit de vous posséder? Près de personne, si ce n'est près de vous. Il faut donc que vous vous donniez à moi, afin que je puisse faire auprès de vous votre acquisition. Prévenez-moi donc, préparez mon âme à vous recevoir, et quand vous y serez entré, parlez-vous pour moi et écoutez-vous en moi. Ecoutez-vous en mon lieu et place, ô vous qui êtes si bienveillant! Ecoutez une bonne fois, et ne vous irritez pas. Voyez de quel esprit s'inspirent mes paroles pour moi, je l'ignore, mais je sais pertinemment que, dépourvu de votre assistance, je ne puis rien dire. Je m'en souviens: il vous a suffi jadis de toucher un homme adultère et assassin pour en faire le psalmiste; vous avez délivré l'innocente Suzanne; vos regards se sont abaissés sur une femme possédée par sept démons, sur Madeleine, et la charité surabondante dont vous l'avez remplie en a fait l'apôtre des Apôtres: le larron a été visité par vous, pendant qu'il était en croix, et, le même jour, vous l'avez placé dans le ciel pour l'y faire jouir de la gloire du Christ. Sous votre influence, l'apostat a versé des larmes de repentir, et vous l'avez préparé à recevoir le souverain pontificat. N'est-ce point à votre appel que le publicain est devenu un évangéliste? N'avez-vous point terrassé le persécuteur, et, quand il s'ert relevé, n'était-il point devenu un docteur hors ligne? N'êtes-vous pas venu du ciel pour visiter les Juifs orgueilleux, et en les voyant consumés par les ardeurs de la plus audacieuse doctrine, ne les avez-vous pas délaissés? Dieu de sainteté, quand je réfléchis à ce que vous avez inspiré à tous ces personnages, je me sens encouragé, par leur exemple, à vous parler ainsi, et je sais, à n'en pas douter un instant, que vous m'avez appris à vous répondre de la sorte: voilà aussi pourquoi je soupire vers vous et me jette dans vos bras. Ecoutez-moi, bonté sans limites, et que votre misérable créature n'encoure point votre indignation. Si mes crimes surpassent, par leur nombre, les crimes de tous ces personnages qui me rappellent vos miséricordes, votre indulgence dépasse de beaucoup en étendue ma culpabilité; car n'est-elle pas infinie? Il lui est facile de pardonner un péché! Ne lui est-il pas aussi aisé d'en pardonner des centaines de mille? A l'un il a suffi d'un seul péché mortel pour se voir réservé à la (583) damnation, quand il est sorti de ce monde: avec des milliers de fautes, un autre a été réservé par Dieu, comme étant prédestiné à la vie. Qu'y a-t-il en cela, ô très-doux Esprit? C'est que, d'un côté, se manifeste votre miséricorde, et, de l'autre, votre justice. Ces deux hommes, bien différents l'un de l'autre, se trouvent également destinés après une multitude de crimes énormes et pour la fin du monde, celui-ci à entrer dans la vie, celui-là à tomber dans d'affreux tourments. Qu'en conclure, ô Dieu plein de bonté? C'est qu'en tout cela votre miséricorde sans bornes reste toujours égale à elle-même, bien que vous agissiez diversement. Le petit nombre des péchés ne donne pas plus la certitude d'arriver à la vie éternelle, que la grandeur et la multiplicité des fautes ne doit donner lieu au désespoir. Mais parce que votre miséricorde est préférable à toutes les vies, je l'invoque, je la désire, il m'est doux de m'y attacher. Donnez-vous à moi par son intermédiaire, et donnez-la moi par vous: que je la possède en vous, et qu'elle vous serve de chemin pour venir en moi. C'est elle qui m'inspire le confiant courage de vous parler; elle rend mon âme supérieure à elle-même: en la possédant je vous possède. Je ne demande donc rien que vous, car vous êtes le docteur et la science, le médecin et le remède, vous voyez l'état des âmes, et vous les préparez, vous ôtes l'amour et l'amant, la vie et le conservateur de la vie. Que dire de plus? Vous êtes tout ce qu'on peut appeler bon. Car si nous ne sommes point anéantis, c'est l'effet de votre indulgence: elle seule nous soutient eu nous attendant; elle seule nous conserve en ne nous condamnant pas, nous rappelle sans nous faire de reproches, nous renvoie sans nous juger, nous accorde la grâce sans nous la reprendre, et nous sauve par sa persévérance.

2. Ame pécheresse, ô mon âme, lève-toi donc, redresse-toi, sois attentive à ces consolantes paroles, ne refuse pas un secours qui peut t'aider si puissamment à te réformer. Remarque-le bien: pour ta restauration, cette personne divine est la seule qui te soit nécessaire. Lève - toi donc tout entière, ô mon âme, et, puisqu'en cette personne seule se trouve ton salut, consacre-lui toutes tes forces, prépare-toi à lui servir de demeure; reçois-la, afin qu'elle te reçoive à son tour. Venez donc, très-doux Esprit; étendez votre doigt, aidez-moi à me lever. Que ce saint doigt s'approche de moi, m'attire vers vous, se pose sur mes plaies et les guérisse. Qu'il fasse disparaître l'enflure de mon orgueil; qu'il ôte la pourriture de ma colère; qu'il arrête en moi les ravages du poison de l'envie; qu'il en retranche la chair morte de la nonchalance; qu'il y calme la douleur de la cupidité et de l'avarice; qu'il en ôte la superfluité de la gourmandise, et y remplace l'infection de la luxure par les parfums odorants de la plus parfaite continence. Puisse-t-il me toucher, ce doigt qui fait couler sur les blessures le vin, l'huile et la myrrhe la plus pure t Puisse-t-il me toucher, ô Dieu plein de bonté! Alors disparaîtra toute ma corruption, alors je reviendrai à ma primitive innocence, et quand vous viendrez habiter en moi, qui ne suis maintenant qu'un sac déchiré, vous y trouverez une demeure en bon état, fondée sur la vérité de la foi, bâtie sur la certitude de l'espérance et parachevée avec une charité ardente. Bien que nous ne vous désirions pas depuis longtemps, venez, hôte aimable; oui, venez. Demeurez avec nous, car si vous n'y restez pas, il se fera tard, et le jour baissera (1). Frappez et ouvrez, car si vous ouvrez la porte, personne ne la fermera: entrez et fermez-la derrière vous, et personne ne l'ouvrira (2). Tout ce que vous possédez est en paix (3), et, sans vous, il n'y a point de paix possible, vous, le repos des travailleurs, la paix des combattants, le plaisir de ceux qui souffrent, la consolation des malades, le rafraîchissement de ceux que la chaleur accable, la joie des affligés, la lumière des aveugles, le guide de ceux qui doutent, le courage des timides; car personne ne goûte la tranquillité, s'il ne travaille pour vous: celui-là seul jouit de la paix, qui combat pour vous; souffrir pour vous, c'est le comble du bonheur; pleurer pour vous, c'est la suprême consolation. Quand mon âme gémit pour vous, alors, à vrai dire, elle se livre au vice et aux plaisirs. Ineffable bonté vous ne pouvez souffrir qu'on souffre, qu'on pleure ou qu'on travaille à cause de vous; car, au même moment commencent le travail et le repos, le combat et la paix, la peine et le bonheur. Etre en vous, c'est être dans l'éternelle félicité.

1. Lc 24,29 - 2. Ap 3,7 - 3. Lc 11,21

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3. O mon bien-aimé, touchez donc, oui, touchez mon âme; cette âme que vous avez créée et choisie pour votre demeure au jour de mon baptême. Mille fois, hélas! vous avez été honteusement et injurieusement chassé de cette maison qui vous appartenait en propre, et voilà que votre misérable hôtesse vous rappelle à grands cris; car c'est pour elle le plus grand des malheurs de se trouver privée de vous. Revenez, ô Esprit bon, prenez pitié de cette séditieuse qui vous a chassé de chez elle. Maintenant, ah! maintenant, elle se rappelle vivement tout le bonheur qu'elle éprouvait à se trouver auprès de vous. Tous les biens lui étaient venus à cause de vous (1); sitôt que vous vous êtes retiré d'elle, ses ennemis l'ont dépouillée; ils ont emporté avec eux tous les trésors que vous lui aviez apportés, et, non contents de l'appauvrir, ils l'ont accablée de coups et de blessures et laissée presque morte (2). Revenez donc, Seigneur bien-aimé; descendez à nouveau dans votre maison, avant que votre hôtesse insensée rende le dernier soupir. Aujourd'hui je vois, aujourd'hui je sens combien je suis malheureuse en vivant séparée de vous: je rougis et tombe dans une confusion extrême de ce que vous vous êtes éloigné de moi; mais les inénarrables faiblesses dont votre absence a été pour moi le principe me forcent à vous rappeler. Précieux gardien, venez dans la maison de votre misérable Marthe, et gardez-la dans la vérité, «pour qu'elle ne s'endorme pas un jour dans la mort et que son ennemi ne dise point: J'ai prévalu contre elle (3)». Mes oppresseurs triompheront si je suis ébranlée (4). Mais, avec votre secours, j'espérerai dans votre miséricorde, je m'y attacherai, j'y mettrai ma confiance: en elle sera la part de mon héritage, et, ainsi, je ne craindrai pas ce que peut contre moi un homme mortel (5). Il vous est impossible de ne pas me faire

1. Sg 7,11 - 2. Lc 10,30 - 3. Ps 12,5 - 4. Ps 12,6 - 5. Ps 55,5

miséricorde, car la miséricorde vous est consubstantielle. Voyez ma pauvreté, voyez mes pressants besoins, et prenez pitié de moi selon votre infinie grandeur, et non selon mes iniquités. Daigne votre commisération montrer qu'elle est au-dessus de toutes vos oeuvres (1). Que la malice du péché ne prévale pas sur la grandeur de votre bonté. C'est par indulgence que vous dites: «Je ne veux pas la mort du pécheur, mais je veux qu'il se convertisse et qu'il vive (2)». Car vous voulez la miséricorde et non le sacrifice (3). Très-généreux bienfaiteur, étendez votre droite, cette sainte main qui n'est jamais vide, qui ne sait point refuser, qui ne cesse de donner à l'indigent: étendez donc, aimable bienfaiteur, étendez cette main toute pleine de vos dons: c'est la main des pauvres. Donnez à votre pauvre, ou plutôt à la pauvreté elle-même, ces armes ou ces trésors qui enrichissent l'indigent sans lui laisser rien à craindre. Achevez, Seigneur, ce que votre bras a commencé (4). Car, je le vois, si vous nous sauvez, c'est, non pas à cause des oeuvres de justice que nous avons faites, mais par votre miséricorde (5). Donc, très-sainte communication, accordez-moi le don de piété, dont le propre est d'inspirer la douceur, comme aussi de conserver et de rendre celui à qui il a été départi libre de toute attache aux biens de la terre; ainsi pourrons-nous dire avec l'Apôtre Pierre: «Voilà que nous avons tout abandonné et que nous vous avons suivi (6)». Dès lors que nous aurons renoncé à ce qui est de ce monde passager, votre esprit secourable nous conduira dans la voie droite (7), jusqu'à la terre des vivants, et par l'affectueuse piété qu'il nous inspirera, il nous introduira dans ce séjour où nous pourrons éternellement jouir de vous pendant la suite sans fin des siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Ps 144,9 - 2. Ez 33,11 - 3. Mt 9,13 - 4. Ps 67,29 - 5. Tt 3,5 - 6. Mt 19,27 - 7. Ps 142,10




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TRENTE-CINQUIÈME SERMON. OU PREMIER TRAITÉ DU COMBAT SPIRITUEL.

ANALYSE. - 4. Les bons chrétiens ont été conduits de la terre d'Egypte dans la terre promise. - 2. Néanmoins, ils doivent non pas s'endormir crans le repos, mais lutter contre leurs passions. - 3. Il leur faut détruite ces passions, comme, d'après l'ordre de Dieu, les Israélites devaient faire disparaître les nations étrangères.- 4. Combien la paresse des moines est blâmable. - 5. Motifs de l'avancement spirituel. - 6. Pourquoi Dieu ne veut pas que nous triomphions de nos ennemis sans combat.- 7. Exhortation finale aux moines.

1. Frères bien-aimés, si nous voulons considérer avec attention notre point de départ et notre destinée, nous serons, faute de forces, impuissants à remercier Dieu. Nous sommes, en effet, les enfants d'Israël: nous avons subi, en Egypte, le joug de Pharaon, et la puissance de ce roi orgueilleux a lourdement pesé sur nous. Car le prince de ce monde ne trouvait-il pas sa joie à nous écraser sans relâche sous l'insupportable fardeau de l'esclavage, et à nous accabler incessamment d'occupations et d'oeuvres serviles? Il nous obligeait à faire cuire des briques: si, seulement, nous avions eu à construire un temple au Seigneur avec les pierres précieuses des vertus! Mais non; il nous fallait, par ordre, élever un édifice purement terrestre. Voilà, néanmoins, que le Dieu de nos pères, le Dieu béni de tous les siècles, nous a tirés de l'Egypte, c'est-à-dire des ténèbres où vivait le vieil homme; il a brisé les chaînes dont nous tenait chargés une domination tyrannique, et nous a fidèlement introduits dans la terre promise. Nous sommes entrés dans ce pays de répromission, du moment où nous avons renoncé aux convoitises mondaines pour placer nos confiantes et solides espérances dans l'éternité: et déjà nous possédons en espérance les biens futurs dont la grâce divine nous accordera plus tard la réelle jouissance. La grâce de l'espérance n'avait-elle pas déjà mis en possession de cette terre des vivants ceux à qui l'Apôtre Pierre adressait ces paroles: «Vous êtes la race choisie, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple conquis, pour annoncer les grandeurs de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière (1)?»

2. Mais de ce que nous ayons été introduits dans cette terre promise, sous la conduite de la grâce divine, il ne suit nullement que nous devions nous livrer au repos et céder à la nonchalance ou à la paresse: succomber au sommeil, s'abandonner à une imprudente sécurité, est chose malsaine. Il est donc utile pour nous de ne jamais nous coucher sans être revêtus des armes des vertus, afin de ne point rester un seul instant sans défense: il nous faut combattre avec acharnement les dangereux et cruels ennemis de notre salut; car c'est par la guerre qu'on arrive à la paix; c'est aussi par le travail qu'on parvient au repos. En effet, point de victoire sans combat, point de triomphe sans victoire. Nous avons des ennemis au-dedans de nous-mêmes; si nous ne voulons point périr avec eux, c'est pour nous une impérieuse nécessité de lutter contre eux sans faiblesse comme sans relâche. Les ennemis qui nous ont déclaré la guerre, avec lesquels nous sommes toujours en lutte, ne se trouvent point séparés de nous par de larges- fossés, par des remparts flanqués de tours, par des rivières profondes; d'abruptes montagnes ne s'opposent pas à leur marche en avant. Ils sont toujours avec nous, parce qu'ils se tiennent dans les secrets replis de notre âme. Les vices principaux sont au nombre de sept, et de cette race de vipères sortent, comme d'une source fétide, toutes les autres passions, pareilles à autant de rejetons venimeux. Voici leurs noms: L'orgueil,

1. Pierre, 2,9.

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l'avarice, la vaine gloire, la colère, l'envie, la luxure et la haine. Nous omettons d'en parler d'une manière plus expresse, car la plupart de ceux qui ont traité de la parole divine nous ont laissé à cet égard une foule de réflexions; pour le moment, il nous suffira d'affirmer ceci: c'est que quiconque aura négligé de les combattre, quiconque, avec l'aide de Dieu, ne les aura pas vaincues, ne pourra jamais ni triompher dans les luttes spirituelles, ni, par conséquent, mériter la couronne de la victoire: «On ne sera couronné qu'après avoir combattu vaillamment (1)».

3. Voilà bien les nations que Moïse ordonnait au peuple israélite de faire disparaître de la surface de la terre, sans avoir jamais contracté avec elles aucune alliance! Il s'exprimait ainsi: «Lorsque le Seigneur, ton Dieu, t'aura introduit dans la terre que tu vas posséder, et qu'il aura exterminé plusieurs nations devant toi, les Héthéens, les Gergézéens, les Amorrhéens, les Chananéens, les Phérézéens, les Hévéens et les Jébuzéens, sept nations beaucoup plus nombreuses et plus puissantes que toi, et que le Seigneur, ton Dieu, te les aura livrés, tu les frapperas jusqu'à la mort. Tu ne feras pas d'alliance avec eux et tu n'auras pas pitié d'eux (2)». Vous venez de l'entendre, frères bien-aimés, le Dieu tout-puissant a livré en nos mains les nations acharnées à notre perte, et, par une disposition particulière de sa providence, il les a fait disparaître de devant nous. Pourquoi, alors, dégénérer et croupir dans la langueur? Pourquoi ne pas nous saisir de la victoire qui nous est envoyée du ciel? Puisque le Seigneur a décrété la défaite de nos ennemis, pourquoi ne point nous acquitter de la part d'action qui nous est dévolue? Si nous pesons bien les unes après les autres toutes les paroles précitées, nous voyons que, dans les desseins de l'Éternel, ces nations sont déjà jetées par terre et qu'il nous ordonne de les frapper et de les détruire nous-mêmes. Voici les termes dont se sert Moïse: «Lorsque le Seigneur, ton Dieu, t'aura introduit dans la terre que tu vas posséder, et qu'il aura exterminé les nations»; puis il ajoute bientôt: «Tu les frapperas». De là, il est plus clair que le jour que, dans sa prescience, le Dieu tout-puissant en a déjà fini avec nos adversaires;

1. 2Tm 2,5 - 2. Dt 7,1-2

mais il a décidé que leur extermination se fera par notre intermédiaire. Il combat lui-même et il nous invite à vaincre. Il détruit les forces ennemies, et il nous réserve l'honneur du triomphe. Il veut que son courage nous fasse remporter la victoire, afin de pouvoir accorder à nos succès la couronne de myrte. Ne laissons donc pas notre courage se briser sous l'effort du désespoir, puisque la force d'en haut nous exhorte vivement à lutter avec énergie. Que la faiblesse inhérente à la nature humaine ne vienne en rien nous arrêter, puisque nous combattrons sur l'ordre de Dieu et appuyés sur son autorité. Écoutons, comme s'appliquant à nous, ces paroles adressées aux Israélites par Moïse: «Ne crains point, mais souviens-toi de ce qu'a fait le Seigneur, ton Dieu, contre Pharaon et tous les Egyptiens, et de ces grandes plaies que tes yeux ont vues, et de ces prodiges, et de ces miracles, et de cette puissante main, et de ce bras étendu pour te tirer de l'Égypte. Ainsi tu traiteras tous les peuples que tu redoutes (1)». Pourquoi donc nous défier de notre faiblesse, quand nous avons pour éclaireur et pour guide dans nos luttes Celui-là même qui inspire le courage? Il suscite le combat, il nous y mène, il nous promet le succès, et il ne nous l'accorderait pas! Il y est tenu. Que notre âme s'enflamme donc d'une ardeur guerrière; qu'elle se précipite sur le champ de bataille, pour mettre en déroute les masses ennemies, puisque les lâches eux-mêmes brûlent du feu des combats! Pas d'alliance entre nous et nos adversaires! Pas d'arrangements qui nous forcent à la paix!

4. Ne pas aller au combat, c'est une honte; y aller et agir avec mollesse, c'est s'exposer à un danger certain de mort. «Mieux vaut, en effet, ne pas connaître la voie de la justice, que de retourner en arrière après l'avoir connue (2)». Plusieurs, ayant reçu l'instruction nécessaire pour exercer le métier des armes spirituelles, tombent dans une telle tiédeur d'âme, deviennent si mous que, s'ils ont encore la force de ne pas faire le mal, ils n'ont pas le courage de travailler à leur avancement dans le bien. Pour eux, le moindre des soucis est de vaincre la faim par la diète, de résister aux plaisirs de la table, de supporter les rigueurs du froid, de s'imposer les veilles

1. Dt 7,18-19 - 2. 2P 2,21

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les plus ordinaires. Ils seraient bien fâchés d'empiéter sur le terrain des choses défendues, mais ils sont tout aussi portés à jouir des choses permises. Vous les voyez engagés dans les rangs de la sainte milice, mais ce que c'est que le combat spirituel, ils l'ignorent complètement. Leurs noms sont inscrits sur la liste des soldats, et les devoirs de l'état militaire leur sont évidemment inconnus: la preuve en est qu'ils ne craignent pas de marcher sans armes dans les rangs d'hommes armés; ils ne rougissent nullement de s'avancer avec nonchalance et dépourvus de leurs ceinturons, au milieu de guerriers cuirassés; aussi se laissent-ils ébranler par le premier coup de n'importe quel javelot, et tomber par terre, parce qu'ils ne sont point protégés par le bouclier d'une prudente circonspection. Il eût mieux valu pour eux de vivre ignominieusement à l'ombre de leur toit domestique, que de venir mourir peu militairement et sans aucun titre de gloire au milieu de cellules monacales. Quiconque, en effet, cherche à jouir, dans l'état monastique, des plaisirs du corps, ressemble à un homme qui voudrait tirer du suc d'un bois desséché; car, de cette vie molle et relâchée, il résulte pour beaucoup que, sachant beaucoup de choses, ils s'ignorent eux-mêmes, et qu'ils seraient incapables de dire ce qu'ils peuvent ou ce qu'ils ne peuvent point endurer en fait d'épreuve: de là il arrive aussi que ceux à qui il a été donné de connaître ce qu'on pourrait appeler l'écorce du soldat, ont encore besoin de s'essayer pour apprendre ce qu'ils sont eux-mêmes. Parmi les hommes engagés depuis longtemps dans le saint ordre, nous en avons rencontré un bon nombre qui ne savaient pas encore ce qu'ils pouvaient supporter en fait de jeûnes, de veilles et d'autres pratiques indiquées par les règles de la discipline céleste. L'Ecriture dit formellement: «Quiconque ignore sera lui-même ignoré (1)». Alors, comment serait-il connu de Dieu, comment le connaîtrait-il à son tour, celui qui, étant à sort service, est convaincu de s'ignorer soi-même? Or, quand un guerrier ardent assiège des remparts, il s'efforce d'en approcher en creusant des fossés, il essaie de s'emparer des retranchements, et au milieu d'une grêle épaisse de traits il cherche à savoir par quel endroit il pourra monter à l'assaut.

1. 1Co 14,38

Pour celui qui veut se vaincre lui-même, c'est donc une honte de ne point se connaître, et, par conséquent, d'ignorer la mesure de ses forces. Voilà pourquoi le Sauveur a dit: «Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite (1)». Il n'avait pas encore fait l'expérience de lui-même, ce soldat de Dieu, à qui s'appliquent ces paroles de l'Ecriture: «Il mit un casque d'airain sur sa tête (2)», et le reste; mais il se connaissait suffisamment, «lorsqu'il prit l'épée du philistin Goliath (3)», et le reste.

5. Voulez-vous des preuves qui attestent qu'un homme fait des progrès sur le champ de bataille spirituel? Les voici: il avance, si les efforts que les vices tentent contre lui sont plus mous, s'il réprime aisément les révoltes de la chair, s'il apaise avec moins de difficulté le tumulte soulevé par le choc de ses pensées, s'il arrache, aussitôt qu'elles se montrent, les naissantes épines des convoitises charnelles; si, avec le glaive de la crainte de Dieu, il tranche incontinent la tête orgueilleuse de la superbe, de la luxure et de tous les autres vices. A quoi bon, d'ailleurs, faire partie de la sainte milice, si, comme au début de son apprentissage militaire, on doit laisser tomber ses bras à l'heure de la bataille et trembler sur ses genoux encore mal affermis? C'était pour les garantir de ce nonchalant laisser-aller, que l'éloquent prédicateur Paul adressait à ses disciples les paroles que voici: «Relevez vos mains languissantes et fortifiez vos genoux affaiblis; marchez d'un pas ferme dans la voie droite, et si quelqu'un vient à chanceler, qu'il prenne garde de s'écarter du chemin (4)». Une main habile à combattre parvient facilement au triomphe, et un corps qui s'accommode de la cuirasse se porte vivement au combat. Si un moine n'est pas encore capable de réprimer son orgueil, d'arrêter son avarice, d'éteindre les flammes de son envie, de conserver son âme à l'abri des atteintes de la luxure, de se débarrasser du venin de toute méchanceté envers celui qui s'est rendu coupable d'offense à son égard, de supporter une injure sous prétexte de conserver à la justice tous ses droits, pourra-t-on lui tenir un langage autre que celui-ci: Eu égard à ta profession, tu as, il est vrai, donné ton nom peur servir dans la

1. Mt 7,13 - 2. 1S 16,38 - 3. 1S 16,51 - 4. He 12,12-13

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milice sacrée; mais ce que c'est que le combat spirituel, tu n'en sais pas le premier mot? Pour ceux qui tendent à la perfection, il faut, autant que possible, leur persuader de conserver une sévérité salutaire, et d'apprendre plutôt à ignorer le vice qu'à le vaincre. Puissent ces hommes, qui font profession d'être morts avec le Christ, éprouver une véritable honte d'avoir encore à dompter les mouvements rebelles de la chair et les passions effrénées de l'esprit, contre lesquelles il faut lutter comme si l'on se trouvait toujours au début du combat! Autrement, quand ils auraient déjà acquis, par leur valeur, le droit de se reposer, ils se retrouveraient encore dans les rangs de ceux qui commencent seulement à exercer le métier des armes. Lorsqu'un soldat du Christ est encore novice, il doit donc apprendre à en venir aux mains, et, suivant l'occasion, s'opposer à tous les vices qui pourraient se manifester en lui. Qu'il soit donc prévoyant, qu'il porte de tous côtés les regards éveillés d'une attentive circonspection, qu'il se tourne de çà de là et oppose à tous les traits qu'on lui envoie le bouclier d'une habile défense; c'est ainsi que, par l'humilité, il viendra à bout de l'orgueil, qu'il réfrénera la gourmandise par la sobriété, qu'il écrasera la colère par la douceur, qu'il domptera l'avarice par ses largesses, que la crainte du feu éternel éteindra l'ardeur de ses passions honteuses, et qu'enfin la poutre de la haine sera consumée par la flamme de son ardente charité. Il se plaît à contempler une pareille lutte, le Dieu qui sonde les profondeurs de l'âme et à qui rien n'échappe de ce qui s'y passe. Ce spectacle réjouit aussi les anges, puisque la nature humaine profite des combats qui se livrent contre elle, pour devenir meilleure et rentrer avec eux dans cette société dont elle avait été exclue; puisqu'en luttant, elle tend à rentrer en possession de cette paix véritable qu'elle avait perdue jadis pur s'être écoutée et n'avoir pas résisté à ses convoitises.

6. Mes frères, ne nous plaignons point de ce qu'il ne suffit pas de nos désirs pour remporter immédiatement une victoire complète sur nos ennemis: ne nous chagrinons nullement de nous voir toujours en butte aux chagrins, aux peines, aux soucis et aux insupportables ennuis qu'engendrent de continuelles fluctuations d'esprit. En cela se voit la preuve de l'action providentielle de Dieu; une victoire remportée trop vite gonflerait d'orgueil notre âme; tombant des hauteurs où elle se serait élevée, elle ne ferait qu'une plus lourda chute, et elle attribuerait l'honneur de son triomphe non à Dieu, son véritable auteur, mais uniquement à elle-même. Telle est la raison de ces paroles adressées par Moïse au peuple juif: «Après t'avoir éprouvé et puni, le Seigneur a pris enfin pitié de toi, afin que tu ne dises point dans ton coeur: Ma puissance et la force de mon bras m'ont donné tous ces biens, mais pour que tu te souviennes que le Seigneur, ton Dieu, t'a lui-même donné toute ta force (1)». Voilà aussi pourquoi il arrive souvent qu'une âme, après avoir remporté sur elle-même de grandes et nombreuses victoires, cède en face d'un obstacle, peut-être de minime importance, bien qu'elle ne néglige point les précautions d'une vigilance minutieuse: c'est là l'effet d'une disposition de la Providence; car un homme, brillant de l'éclat de toutes les vertus, se laisserait aller à l'enflure de l'orgueil; se voyant, au contraire, et malgré ses longs efforts, au-dessous d'une mince tentation, après en avoir victorieusement supporté de très-violentes, il attribue son triomphe, non pas à lui-même, mais au Dieu dont la grâce l'a aidé à dominer les ennemis qu'il a vaincus. Voilà pourquoi il est écrit: «Telles sont les nations que le Seigneur a laissé subsister, afin de s'en servir pour l'instruction d'Israël». Israël est instruit par les nations qui n'ont point péri; et aussi, par les faibles tentations qui lui font échec, notre âme apprend que, d'elle-même, elle n'est jamais venue à bout des plus grandes.

7. Frères bien-aimés, ce qui nous a principalement décidés à quitter le monde, ce qui doit fixer toute notre attention, puisque nous avons le bonheur d'appartenir à la sainte milice, le voici: Notre âme, revêtue de l'armure des vertus, doit s'exercer toujours au combat spirituel et tâcher d'en finir avec ces vices hideux qui rôdent sans cesse autour de nous pour nous corrompre; employons à cette lutte toute l'ardeur dont nous sommes capables. De quel avantage aurait-il été aux Juifs de sortir de la terre d'Egypte et de s'en tenir là, sans pouvoir écraser la puissance de leurs ennemis dans une guerre d'extermination? Auraient-ils ensuite joui paisiblement de la

1. Dt 8,16-18

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possession de la terre promise? Evidemment, non. Seraient-ils parvenus à ce buttant désiré, si, après s'être dérobés à la tyrannie de Pharaon, sous le joug de laquelle on leur permettait de mener encore une vie telle quelle, ils avaient, par leur indolente incurie, engagé les Chananéens à leur mettre l'épée sur la gorge? Secouons donc, frères bien-aimés, secouons une torpeur indigne de nous, torpeur d'une âme paresseuse et sans énergie; car, ne voulons-nous point parvenir à la couronne par de vaillants et généreux combats? Soyons toujours prêts à repousser loin du champ de notre coeur les bataillons des vices et les bêtes sauvages qui voudraient y pénétrer; ne leur permettons pas de mettre le pied dans ce qui est de notre domaine et d'y établir leur détestable pouvoir. Dieu daigne nous en faire la grâce! Que nos ennemis ne nous voient jamais céder lâchement devant eux! Que jamais ils ne puissent se vanter et se réjouir de nous avoir fait reculer l Nous avons à notre tête, pour nous diriger dans les combats, un chef invincible; nous pouvons et devons lui dire: «Seigneur, jugez ceux qui me persécutent, combattez ceux qui me combattent; prenez vos armes et votre bouclier, levez-vous pour me secourir (1)». Il est bienheureux, le guerrier spirituel qui marche à la suite d'un tel chef sur les champs de bataille, et mérite d'obéir aux ordres d'un pareil général; car Dieu accorde l'audace à ce hardi champion, il lui donne la victoire comme récompense de ses efforts, et après la victoire la couronne du triomphe. Que dis-je? Le Dieu béni dans tous les siècles n'est-il pas lui-même la largesse accordée aux combattants, la récompense réservée au mérite, l'éternelle couronne qu'attendent les triomphateurs?

1. Ps 34,1-2





Augustin, Sermons 4033