Augustin, Sermons 5004

5004

QUATRIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (8, 14): «JÉSUS, ÉTANT ENTRÉ DANS LA MAISON DE PIERRE,

VIT LA BELLE-MÈRE DE CELUI-CI ÉTENDUE SUR SA COUCHE ET ATTEINTE DE LA FIÈVRE». GUÉRISONS ET DISCIPLES. (Mt 8,14)


ANALYSE. - 1. La belle-mère de Pierre, modèle d'infidélité. - 2. Que signifient les guérisons accomplies sur le soir? - 3. Pourquoi le Sauveur ordonne-t-il aux Apôtres de passer vers l'autre rivage? - 4. Du scribe qui veut s'attacher au Christ et le suivre partout où il ira.- 5. En quel sens il a été dit: «Laissez les morts ensevelir leurs morts».

1. L'attachement de la belle-mère de Pierre à l'infidélité est considéré comme coupable, parce qu'il était un effet de sa libre volonté nous avons, nous aussi, une volonté libre qui s'identifie avec l'essence même de notre être. Le Seigneur donc entre dans la maison de Pierre, c'est-à-dire dans le corps de Pierre, et cet homme est guéri aussitôt de son infidélité, c'est-à-dire de ses péchés. En proie à la fièvre brûlante de l'iniquité, la belle-mère de Pierre était vouée à une mort prochaine et inévitable: à peine a-t-elle reçu sa guérison également soudaine et imprévue, qu'elle s'empresse de faire l'office de servante. Pierre, en effet, a reçu le premier le bienfait de la foi, il est devenu le prince des Apôtres, et la parole de Dieu ayant ranimé en lui une ardeur et une énergie qui allaient s'éteignant chaque jour de plus en plus, il se dévoue avec un zèle admirable au grand oeuvre de la guérison et du salut de ses frères. Quand le moment sera venu d'interpréter le passage relatif à la belle-fille et à la belle-mère, nous démontrerons que l'attachement volontaire à l'infidélité est bien réellement figuré ici par la maladie de la belle-mère de Pierre; présentement nous parlerons de l'infidélité de celle-ci sans vouloir, par ce mot, désigner autre chose, sinon que cette femme, tant qu'elle n'eut pas la foi, demeura tristement esclave de sa propre volonté.

2. «Le soir étant venu, on lui présenta un grand nombre de démoniaques, et il chassait les esprits immondes (1)». Dans ces guérisons multiples accomplies après la chute du

1. Mt 8,16

jour, nous reconnaissons le concours de ceux que le Sauveur enseigna après sa Passion. Après avoir procuré à tous le pardon de leurs péchés, après avoir effacé la souillure de leurs iniquités et éteint le foyer des convoitises coupables et des inclinations dangereuses, il a, suivant l'expression des prophètes, absorbé et fait disparaître les infirmités et les faiblesses de la nature humaine.

3. «Or, Jésus voyant autour de lui une foule nombreuse, ordonna à ses disciples de passer vers le rivage opposé. Et un scribe s'approchant de lui: Maître, lui dit-il, je vous suivrai partout où vous irez, etc. (1)». Il se présente fréquemment des passages qui peuvent alarmer plus ou moins notre manière ordinaire de juger, et nous n'avons pas alors la témérité de donner à ces passages une interprétation puisée dans notre imagination, mais notre exégèse est basée uniquement sur les faits et sur les circonstances des faits. Car notre intelligence doit s'accommoder aux choses, et non pas les choses à notre intelligence. Il y a une foule nombreuse, et le Seigneur ordonne à ses disciples de passer de l'autre côté de la mer; je ne pense pas que la bonté du Sauveur lui eût permis de chercher à abandonner ceux qui se pressaient autour de sa personne; je crois, au contraire, que dans cette circonstance il avait en vue quelque moyen secret de leur procurer la grâce du salut. Nous voyons ensuite un scribe déclarant hautement qu'il suivra le Maître partout où il ira; et nous ne découvrons de la part du Sauveur ni la moindre action, ni la moindre parole, qui

1. Mt 8,18-19

610

soit de nature à le froisser et à le déconcerter dans sa résolution généreuse. Le Seigneur lui répond seulement que les renards ont des tannières et les oiseaux du ciel des nids pour se reposer, mais que le Fils de l'homme n'a pas un endroit quelconque où il puisse appuyer sa tête. Et quand un autre disciple vient demander qu'on lui laisse le temps d'aller ensevelir son père, nous voyons que cette faveur lui est refusée et qu'il ne lui est pas permis de remplir ce devoir de piété filiale. Il nous faut donc faire connaître ici la raison de ces choses si sublimes et si diverses; et, en respectant scrupuleusement l'ordre du texte sacré, donner une explication qui soit en même temps conforme à la plus rigoureuse vérité et propre à donner une intelligence claire et précise de ce qu'il y a de plus profond dans ces passages. Il faut d'abord considérer que le mot disciples ne désigne pas seulement les douze Apôtres. Car, outre ceux-ci, il y avait un grand nombre de disciples, d'après la teneur même du texte évangélique. Il semble donc que, parmi toute cette multitude, le Seigneur fait un certain choix, savoir, de ceux qui devaient le suivre au milieu des périls et des épreuves sans nombre de la vie présente. L'Eglise, en effet, ressemble à un vaisseau (et c'est le nom qu'on lui donne en plusieurs endroits); elle ressemble, dis-je, à un vaisseau qui, chargé de passagers des races et des nations les plus diverses, vogue au milieu des gouffres, exposé à la fureur des vents et des tempêtes, toujours à la veille de se voir inopinément englouti: tel est le sort de l'Eglise au milieu de ce monde, où elle est de plus en butte aux incursions des esprits impurs. Quand nous entrons dans ce vaisseau, c'est-à-dire dans le sein de l'Eglise, nous n'ignorons pas les écueils et les périls sans nombre auxquels nous allons être exposés, nous savons parfaitement jusqu'où peut aller la fureur de la mer et des vents que nous affrontons. Afin donc de rendre tout à fait facile et rationnelle l'interprétation allégorique de ces faits, le Seigneur rapproche ici la conduite du scribe et celle du disciple, ce dernier figurant les fidèles qui montent sur le vaisseau, et le premier figurant la multitude des infidèles qui restent sur le rivage.

4. Et d'abord le scribe, en d'autres termes un des docteurs de la loi, demande s'il doit suivre, comme s'il croyait n'être pas réellement en présence du Christ auquel il reconnaît qu'il est utile de s'attacher. Son interrogation, bien qu'elle lui soit inspirée par la défiance, n'en est pas moins un hommage rendu à la fidélité des croyants; mais pour embrasser la foi, il ne faut pas interroger, il faut suivre. Et pour que cette interrogation si contraire à la simplicité de la foi reçoive le juste châtiment qu'elle mérite, le Seigneur répond que les renards ont des tannières et les oiseaux du ciel des nids où ils peuvent se reposer; mais que le Fils de l'homme n'a pas même un endroit où il puisse appuyer sa tête. Le renard est un animal plein de fourberie, se cachant dans les tannières creusées par lui autour des maisons, et toujours occupé à surprendre les oiseaux domestiques: nous avons vu quelque part les faux prophètes désignés sous ce nom. Nous savons aussi que très-souvent, sous le nom d'oiseaux du ciel, on entend désigner les esprits immondes. Le Fils de Dieu, voulant donc confondre la multitude de ceux qui ne le suivaient point, et en particulier ce docteur de la loi qui lui demandait, dans un esprit de défiance, s'il pouvait le suivre, le Fils de Dieu répond sur le ton du reproche que les faux prophètes mêmes ont des tannières et les esprits immondes des nids pour se reposer; en d'autres termes, que ceux qui sont restés hors du vaisseau, c'est-à-dire ceux qui ne sont point entrés dans le sein de l'Eglise, sont devenus de faux prophètes et des réceptacles de démons; que le Fils de l'homme, au contraire, c'est-à-dire celui qui a Dieu pour chef, ne trouve pas un endroit où il puisse se reposer après y avoir apporté la connaissance de Dieu: tous ont été invités, mais un petit nombre suivront, montant courageusement dans ce vaisseau de l'Eglise, exposé aux flots tumultueux de la mer de ce siècle.

5. Vient ensuite un disciple qui n'interroge pas pour savoir s'il doit suivre; car il croit fermement que tel est son devoir, mais qui demande seulement la permission d'aller ensevelir son père. L'auteur même de l'Oraison dominicale nous a appris à commencer ainsi notre prière: «Notre Père, qui êtes aux a cieux (1)». Le peuple croyant est donc, dans la personne de ce disciple, averti de se souvenir toujours qu'il a dans les cieux un Père

1. Mt 4,9

611

invisible. Il est ordonné à ce même disciple de suivre le Seigneur, parce qu'il avait la volonté bien arrêtée de le faire; il lui est ordonné aussi de laisser les morts ensevelir un mort. Mais je ne vois pas qu'on puisse attendre des morts un office quelconque; comment ce mort pourra-t-il être inhumé par des morts? Le Seigneur veut montrer d'abord que la perfection de la religion ne consiste pas à accomplir aucun office temporel vis-à-vis des autres hommes; ensuite que, lorsqu'il s'agit d'un fils fidèle et d'un père infidèle, le soin d'ensevelir celui-ci n'incombe pas nécessairement à celui-là. Le Sauveur ne nie pas que l'action de rendre les derniers devoirs à un père ne soit bonne en elle-même; mais en ajoutant: «Laissez aux morts le soin d'ensevelir leurs morts», il nous avertit que le souvenir des morts infidèles ne doit point trouver de place dans l'esprit des saints; il nous apprend aussi que l'on doit considérer comme morts ceux qui vivent en dehors de Dieu, et que, par rapport aux derniers devoirs qu'il s'agit de rendre aux hommes de cette sorte, on doit les laisser ensevelir par ceux qui sont morts comme eux; ceux qui ont le bonheur de vivre de la foi divine ne devant affectionner que ceux qui vivent de la même vie.




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CINQUIÈME SERMON. JÉSUS DIT A SES DISCIPLES CETTE PARABOLE: «LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI SEMA DE BON GRAIN DANS SON CHAMP, ETC.» L'IVRAIE ET LE BON GRAIN.

SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT Mt 13,24-30

ANALYSE.- 1. Exposition et interprétation de la parabole.- 2. Que celui qui est encore ivraie devienne bientôt froment. - 2. Il ne faut pas s'étonner de rencontrer de la zizanie partout, même dans le lieu saint.

1. Nous avons entendu la lecture du saint Evangile et les paroles du Seigneur qui y sont rapportées. Parlons sur ce sujet et disons ce que Jésus-Christ lui-même nous suggérera. Il nous eût peut-être été difficile, mes frères, d'interpréter cette parabole; mais notre tâche a été rendue facile par l'auteur même de cette parabole; car, après l'avoir proposée, il a pris soin de l'expliquer lui-même. Celui qui vient de remplir l'office de lecteur a lu jusqu'à l'endroit où le Seigneur dit: «Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler; mais quant au froment, rassemblez-le dans mon grenier (1)». Mais ses disciples, ainsi qu'il est écrit, a s'approchèrent ensuite a de lui et lui dirent: Expliquez-nous la a parabole de l'ivraie(2)». Et celui qui demeure dans le sein du Père leur donna cette explication:

1. Mt 13,30 - 2. Mt 13,36

«Celui qui sème la bonne semence est le Fils de l'homme», dit-il en parlant de lui-même. «Le champ, c'est le monde; la bonne semence, ce sont les enfants du royaume; l'ivraie n'est pas autre chose que les enfants du malin esprit. L'ennemi qui répand cette dernière, c'est le démon; la moisson, c'est la fin du siècle; les moissonneurs sont les anges. Quand donc le Fils de l'homme viendra, il enverra ses anges, et ceux-ci enlèveront de son royaume tous les scandales, et ils en enverront les auteurs dans la fournaise du feu ardent où il y a pleur et grincement de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume «de leur Père (1)». Je vous cite ici des paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'on ne vous a point lues, mais qui sont rapportées mot

1. Mt 13,37-42

612

pour mot dans l'Evangile. Ainsi le Seigneur nous a expliqué cette parabole après nous l'avoir proposée. Voyez maintenant ce que nous devons désirer d'être dans son champ. Voyez en quel état il faut que nous soyons trouvés au jour de la moisson. Car si le champ est le monde, il est aussi, et par là même, l'Eglise qui est répandue par tout le monde. Que celui qui est froment persévère jusqu'à la moisson. Que ceux qui sont ivraie se transforment en froment. Voilà précisément la différence qui existe entre les hommes, d'une part, et d'autre part les épis et l'ivraie proprement dits, qui croissent dans la terre. Ce qui est épi demeure épi; ce qui est ivraie des meure ivraie. Dans le champ du Seigneur, au contraire, c'est-à-dire dans l'Eglise, ce qui était d'abord froment se change parfois en ivraie, et parfois aussi ce qui était ivraie devient froment, et nul ne sait ce qui adviendra demain soit de l'un, soit de l'autre. C'est pourquoi, lorsque les ouvriers indignés veulent arracher l'ivraie, le père de famille ne leur permet point de le faire. Ils voudraient faire disparaître l'ivraie, mais on ne leur permet point de la séparer du bon grain. Leur activité doit avoir pour limite la limite même de leurs aptitudes: aux anges maintenant d'accomplir l'oeuvre de la séparation de l'ivraie. A la vérité, les ouvriers n'auraient point voulu réserver aux anges le soin d'accomplir cette séparation; mais le père de famille, qui connaissait les uns et les autres, et qui savait que cette séparation devait être remise à un temps plus éloigné, ordonna à ses ouvriers de laisser subsister l'ivraie, et de ne point la séparer. «Non», leur répondit-il, quand ils lui firent cette demande: «Voulez-vous que nous allions et que nous arrachions l'ivraie? Non, de peur qu'en voulant arracher l'ivraie, vous n'arrachiez peut-être le bon grain en même temps (1)». Donc, Seigneur, l'ivraie même sera avec nous dans votre grenier? «Quand le temps de la moisson sera venu, je dirai aux moissonneurs: Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler (2)». Laissez subsister dans le champ ce que vous n'aurez point avec vous dans mon grenier.

2. Ecoutez, ô grains bien-aimés du Christ; écoutez, ô très-chers épis, ô très-cher froment du Christ. Recueillez toute votre attention et portez-la sur vous-mêmes et sur votre

1. Mt 13,29 - 2. Mt 13,30

conscience. Interrogez votre foi, interrogez votre charité. Discutez votre conscience. Et si vous reconnaissez en vous le vrai froment, sou, venez-vous de cette parole: «Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, c'est celui-là qui sera sauvé (1)». Quiconque, au contraire, après cet examen de sa conscience, reconnaît être de l'ivraie, qu'il ne craigne point d'être transformé: l'ordre de le couper n'a point encore été donné, le jour de la moisson n'est point encore venu. Cessez aujourd'hui d'être ce que vous étiez hier, ou du moins ne soyez plus demain ce que vous êtes aujourd'hui. A quoi vous sert-il de dire parfois que vous changerez? Dieu vous a promis d'être indulgent au jour de votre conversion, mais il ne vous a point promis le jour de demain. Tel vous sortirez de votre corps, tel vous serez moissonné. Un homme vient de mourir, ne me demandez pas son nom, je ne le connais point; cet homme était de l'ivraie au moment de sa mort, pensez-vous qu'il lui soit encore possible de devenir du froment? C'est dans ce champ seulement que l'ivraie se transforme en froment et le froment en ivraie. Cette transformation est possible ici-bas; ailleurs, c'est-à-dire après la vie présente, c'est le temps de recueillir le fruit des oeuvres accomplies, non point d'accomplir celles que l'on a omises. Quiconque aura voulu être ici-bas de l'ivraie et se séparer soi-même du champ du Seigneur Jésus-Christ, ne sera point alors du froment. Peu importe, du reste, que l'ivraie demeure mêlée avec le bon grain, celui-ci n'a rien à craindre de ce mélange. Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson, dit le père de famille; oui, qu'ils croissent ensemble. Les moissonneurs ne se tromperont point, ils sauront ce qu'ils devront lier en gerbes destinées à être jetées au feu. Le froment ne pourra point être ni lié en gerbes, ni. jeté au feu. Les gerbes rendront toute erreur et toute confusion impossibles.

3. Il y a la gerbe d'Arius, la gerbe d'Eunomius, la gerbe de Photin, la gerbe de Donat, la gerbe de Manès, la gerbe de Priscillien. Tous les disciples de chacun de ces hommes sont jetés au feu avec eux. Le froment pur, au contraire, n'a absolument rien à craindre, il est assuré de se réjouir éternellement dans le grenier. Mais en quel endroit cet ennemi n'a-t-il point semé l'ivraie? Quelle espèce,

1. Mt 10,22

613

quel champ de froment a-t-il rencontré sans y répandre cette semence pernicieuse? Est-ce qu'il l'a répandue parmi les laïques, et non point parmi les clercs, ou parmi les évêques? L'a-t-il répandue parmi les époux, et non point parmi les vierges consacrées à Dieu? Dans les maisons des laïques, et non point dans les familles monacales? Il a répandu partout, il a semé partout cette semence maudite. Citez-moi une terre qui en soit exempte? Mais ce qui doit nous consoler de tout le reste, c'est que Celui qui daignera opérer la séparation est incapable de se tromper. Votre charité n'ignore pas que l'ivraie se rencontre jusque dans les moissons les plus élevées et les plus sublimes, même parmi les personnes qui ont embrassé la vie religieuse; et vous dites. Il y a des hommes pervers dans cet endroit, et encore dans cet autre. Oui, sans doute, il se rencontre partout des hommes pervers, mais les méchants ne régneront pas toujours avec les bons. Pourquoi vous étonner de rencontrer des hommes pervers dans le lieu saint? Ne savez-vous pas que le premier péché fut un acte de désobéissance accompli dans le Paradis? L'ange tomba par un acte de ce genre, est-ce qu'il souilla le ciel pour cela? Adam tomba de la même manière: est-ce qu'il souilla le Paradis? Un des enfants de Noé tomba à son tour, est-ce que la maison du Juste fut souillée pour cela? Quand enfin Judas est tombé, est-ce que sa chute a souillé le choeur des Apôtres? Parfois aussi les hommes considèrent comme froment ce qui est en réalité de l'ivraie, et d'autres fois ils considèrent comme ivraie ce qui est du froment véritable. C'est à cause de ces mystères cachés que l'Apôtre dit: «Ne jugez de quoi que ce soit avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne et expose à la lumière ce qui est caché dans les ténèbres; au jour où il manifestera les pensées les plus secrètes du coeur, et alors chacun recevra de Dieu sa louange(1)». La louange sortant de la bouche des hommes passe; parfois aussi les hommes accusent les saints sans les connaître. Que le Seigneur pardonne aux ignorants et vienne au secours de ceux qui souffrent.

1. 1Co 4,5




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SIXIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XIV, 1, 2). «HÉRODE LE TÉTRARQUE ENTENDIT LE BRUIT DE LA RENOMMÉE DE JÉSUS,

ET IL DIT A SES SERVITEURS: «C'EST JEAN-BAPTISTE, C'EST LUI-MÊME QUI EST RESSUSCITÉ D'ENTRE LES MORTS, ET VOILA POURQUOI DES MIRACLES S'OPÈRENT PAR LUI, ETC.» LE MARTYRE. (Mt 14,1-2)

ANALYSE.- 1. Jean-Baptiste a été martyr.- 2. Nous pouvons tous être martyrs avec lui. - 3. Il ne faut point craindre un ennemi, alors même qu'il nous menace de la mort.- 4. Ce n'est point le supplice, mais la cause pour laquelle on meurt, qui fait le martyr. - 5. Il faut résister au démon et combattre pour la vérité jusqu'à la mort. - 6. Exhortation à bien vivre.

1. Ce chapitre du saint Evangile que le Seigneur a daigné nous enseigner, mes bien chers frères, ne permet pas à l'Eglise chrétienne de douter en aucune manière que Jean doive être considéré comme un martyr et qu'il ait mérité cette couronne avant la passion du Seigneur. Sa naissance, sa passion ont été antérieures à la passion du Christ, et toutefois il n'a pas été l'auteur de notre salut, mais seulement le précurseur de notre Juge. Il précédait le Seigneur en s'attribuant à lui-même une humble sujétion et en réservant à son Maître céleste tout honneur et toute gloire. Mais pourquoi disons-nous que (614) Jean a été martyr? Est-ce qu'il a été saisi par les persécuteurs des chrétiens et emmené par eux; puis interrogé par des juges devant lesquels il aurait confessé le Christ, et qui l'auraient ensuite envoyé au supplice? Car ce sont là les circonstances qui ont concouru à faire les martyrs depuis la passion de Jésus-Christ. Comment donc Jean peut-il recevoir le titre de martyr? Parce qu'il a eu la tête tranchée? Mais c'est la cause pour laquelle on meurt, et non pas le supplice même, qui fait le martyr. Parce qu'il offensa une femme puissante? Mais alors pour quel motif, à quelle occasion l'offensa-t-il? Il l'offensa en disant la vérité au roi qui était devenu son mari incestueux; en déclarant à ce roi qu'il ne lui était point permis d'avoir pour femme l'épouse de son frère. Il mérita la haine de cette femme en parlant le langage de la vérité, et en méritant cette haine il obtint d'être supplicié et de recevoir la couronne et tous les biens qui nous sont promis pour le siècle futur. Enfin la luxure danse, et l'innocence est condamnée; mais en même temps que l'innocence est condamnée par les hommes, elle est couronnée par le Dieu tout-puissant.

2. Que personne donc ne dise: Je ne puis être martyr, puisque les chrétiens ne sont plus persécutés. «Vous venez d'entendre que Jean a souffert le martyre; il vous est facile maintenant de comprendre qu'il a été réellement mis à mort pour Jésus-Christ. Comment, allez-vous me dire, a-t-il été mis à mort pour Jésus-Christ, puisqu'on ne l'a point interrogé sur sa foi en Jésus-Christ, et qu'on ne l'a point obligé à renier son titre de chrétien? Entendez Jésus-Christ qui vous dit lui-même: «Je suis la voie, la vérité et la vie (1)». Si le Christ est la vérité, on souffre donc pour lui dès que l'on est condamné pour la vérité, et par là même on adroit à la couronne du martyre. Ainsi, que personne ne cherche à s'excuser; dans tous les temps on peut être martyr. Et qu'on ne vienne pas me répondre que les chrétiens ne sont plus persécutés. La maxime de l'apôtre saint Paul ne saurait être révoquée en doute, étant le langage de la vérité même. Le Christ, qui parlait par la bouche de cet homme, n'a point enseigné un mensonge. Or, voici cette maxime: «Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ, souffriront persécution (2)», il parle de tous,

1. Jn 14,6 - 2. 2Tm 3,12

sans aucune exception ni réserve en faveur de qui que ce soit. Si vous voulez éprouver la vérité de cette parole, commencez par vivre pieusement dans le Christ, et la conviction, qui naît de l'expérience, ne tardera pas à pénétrer dans votre esprit. Parce que les rois de la terre ont laissé tomber le glaive et éteindre les bûchers de la persécution, s'ensuit-il que le démon a cessé de sévir? La haine de cet ancien ennemi est toujours éveillée contre nous; prenons garde de nous endormir. Tantôt il fait briller devant nos yeux des charmes séducteurs, ou il tend devant nos pas des piéges habilement dissimulés; tantôt il insinue dans notre esprit des pensées mauvaises; il a recours successivement aux promesses, aux menaces; mais son but constant est de nous précipiter dans un abîme de plus en plus profond. Parfois même il se pré. sente des circonstances également favorables aux projets du démon, et périlleuses pour l'homme; des circonstances où il faut repousser avec un courage vraiment héroïque les suggestions mauvaises et accepter librement la mort qui se présente. Je m'explique, mes frères. Si un personnage quelconque, par exemple un homme d'un rang élevé, ayant en main l'autorité nécessaire pour vous envoyer à la mort, prétendait vous obliger à porter un faux témoignage, sans pourtant vous dire en termes exprès: Reniez le Christ; quel parti choisiriez-vous, dites-moi? Consentiriez-vous à rendre un témoignage contraire à la vérité, ou bien aimeriez-vous mieux mourir pour cette même vérité?Sachez d'abord que, sauf les mots, ce persécuteur d'un nouveau genre vous dirait réellement: Reniez le Christ. Car si, comme l'Evangile nous l'a appris tout à l'heure, si le Christ est la vérité, il s'ensuit nécessairement que nier la vérité, c'est nier le Christ. Or, tout homme qui ment, nie une vérité. Mais celui qui porte un faux témoignage, pourquoi le porte-t-il? Est-ce par crainte? Oui, certainement. Comment donc tous les chrétiens auraient-ils cessé d'être en butte à la persécution, alors que tous, au contraire, ont à lutter et à combattre pour la vérité? Quel est celui qui n'a aucune épreuve à subir, aucune tentation, aucune souffrance à supporter?

3. Mais enfin, cet homme qui vous menaçait de la mort et qui avait soif de votre sang, cet homme enflé de sa puissance et aveuglé (615) par son orgueil insensé, cet ennemi qui vous a contraint à commettre un parjure et à porter un faux témoignage, que vous aurait-il fait en réalité? J'entends déjà votre faiblesse répondre: Il m'aurait tué. - Non, il ne vous eût point tué. - Je sais parfaitement, moi, qu'il m'aurait tué. - Eh bien, s'il en est véritablement ainsi, je vous répliquerai à mon tour: Vous, mon frère, vous avez tué votre âme, quand vous avez rendu un témoignage contraire à la vérité. Votre ennemi, lui aussi, aurait tué, mais il aurait tué votre corps seulement. Qu'eût-il pu faire à votre âme? Il aurait peut-être renversé la maison, mais il n'eût réussi qu'à procurer une couronne à l'habitant de cette maison. Voilà ce que votre ennemi vous eût fait, si vous aviez persévéré dans la vérité, si vous aviez résisté et refusé un faux témoignage. Oui, il aurait tué, mais il aurait tué votre corps, non point votre âme. Ecoutez votre Seigneur, daignant vous apprendre le moyen de vivre toujours dans une sécurité parfaite: «Ne craignez point», dit-il, «ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent plus nuire ensuite; mais craignez celui qui a le pouvoir de tuer le corps et l'âme et d'envoyer l'un et l'autre dans la géhenne. Oui, je vous le répète: Craignez celui-là (1)». Jean le craignit, c'est pourquoi il ne voulut point taire la vérité, et il fut victime de la fureur des méchants. Une femme impudique attira sur lui la haine du roi, et il obtint la palme du martyre.

4. «Tous ceux donc qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ» sont en butte à des persécutions de ce genre. A la vérité, personne ici-bas n'est à l'abri de la persécution: le travail et les fatigues au prix desquelles on acquiert les biens de ce monde, la crainte qu'on éprouve de les perdre, les souffrances et les maladies inséparables de la vie présente, le spectre de la mort toujours dressé devant nous, voilà autant de persécutions dont nul homme n'est exempt. Mais il faut savoir distinguer quel est celui qui souffre et quel est le motif de ses souffrances. Ceux-là sont de vrais martyrs, qui combattent pour la vérité, en d'autres termes, pour Jésus-Christ, et ils recevront certainement la couronne due à leurs mérites. Ceux, au contraire, qui souffrent persécution pour l'amour de ce siècle, lequel est sous la puissance du malin esprit, ceux-là

1. Lc 12,5

ne trouvent dans leurs souffrances temporelles qu'un châtiment juste et légitime.

5. Ainsi, mes frères, le passage de l'Evangile dont vous venez d'entendre la lecture, nous apprend à combattre jusqu'à la mort pour la vérité, à ne point porter de faux témoignage, à ne point violer nos serments, à affronter les périls les plus extrêmes, pour la défense des droits de la justice. Car il n'y a pas grand mérite à défendre la justice, quand cette défense ne trouble point notre sécurité, ou quand elle nous procure même des avantages temporels. Considérons que le démon, cotre tentateur et notre persécuteur, veille constamment pour nous perdre, et au nom et avec le secours du Seigneur notre Dieu, veillons, nous aussi, avec plus de ferveur, pour nous mettre en garde contre lui, de peur qu'il ne réussisse à nous rendre plus ou moins les malheureux esclaves de cette cupidité par laquelle il cherche ordinairement à nous entraîner dans l'abîme; car où est celui qui n'a jamais cédé à la cupidité et à la crainte, ces deux traits les plus dangereux de l'ennemi? Les hommes qui placent leurs espérances dans les choses de ce monde se trouvent enlacés dans des filets divers, et il leur devient impossible de découvrir la vérité. Il y a, pour ainsi dire, deux portes auxquelles le démon vient frapper et par lesquelles il cherche à entrer: la cupidité d'abord, et ensuite la crainte. S'il trouve ces deux portes tenues soigneusement fermées parles fidèles, il passe. Qu'est-ce donc que la cupidité? me direz-vous. Qu'est-ce que la crainte? Ecoutez bien cette réponse: La première consiste à ne point porter vos désirs vers les choses qui passent; la seconde, à ne point craindre ce qui est sujet à défaillir et à périr avec le temps. Quand nous agissons ainsi, le démon ne trouve plus dans notre coeur aucun nid où il puisse établir sa demeure. Notre destinée, en effet, c'est de combattre jusqu'à la fin; non-seulement nous qui, debout ou assis, occupons ici un siège supérieur et vous enseignons la parole divine, mais tous les membres de Jésus-Christ sont appelés à combattre.

6. C'est pour cette raison que jusqu'aujourd'hui l'usage est, en Numidie, d'adjurer les serviteurs de Dieu par ces mots: Si tu remportes la victoire. Vous voyez que ce n'est point là une vaine formule, n'ayant rapport à aucun combat. Ici, à Carthage, où nous (616) parlons, dans toute la province proconsulaire et dans la Byzacène, à Tripoli même, les serviteurs de Dieu ont coutume de s'adjurer réciproquement en ces termes: Par votre couronne. Personne, assurément, ne recevra cette couronne, sans avoir auparavant remporté la victoire. Je vous adjure donc, moi aussi, par votre couronne, et je vous convie à combattre de tout votre coeur contre le démon, et si nous remportons ensemble la victoire, ensemble aussi nous recevrons la couronne. Comment osez-vous nous dire: Par votre couronne, alors que votre conduite et votre vie sont mauvaises? Que votre vie, que votre conduite soient conformes à la vertu, que tous vos actes, intérieurs et extérieurs, soient irrépréhensibles, et vous-mêmes vous serez notre couronne. C'est la pensée que l'Apôtre, s'adressant au peuple de Dieu, c'est-à-dire à vous-mêmes, exprimait en ces termes: «O vous qui êtes ma joie et ma couronne, persévérez dans le Seigneur (1)». Si la fortune et les circonstances vous sourient, persévérez dans le Seigneur; si, au contraire, vous n'éprouvez que déception et revers, demeurez encore inébranlables dans le Seigneur. Ne vous séparez jamais de celui qui demeure toujours debout et qui rend invincibles comme lui ceux qui combattent sous ses yeux, et avec son secours vous demeurerez fermes et invulnérables, et vous mériterez de vous approcher enfin de lui pour recevoir la couronne promise aux vainqueurs.

1. Ph 4,1




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SEPTIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (15, 21-28): «JÉSUS, ÉTANT PARTI DE LÀ, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON.

ET VOICI QU'UNE FEMME CHANANÉENNE SORTIE DE CES CONTRÉES S'ADRESSA A LUI EN CRIANT: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, «AYEZ PITIÉ DE MOI; MA FILLE EST CRUELLEMENT TOURMENTÉE PAR LE DÉMON, ETC.» LA CHANANÉENNE. (Mt 15,21-28)

ANALYSE. - 1. Aveuglement et endurcissement des Juifs. - 2. Foi de la chananéenne. - 3. Explication de la prière adressée par elle à Jésus-Christ. - 4. Réponse du Sauveur exauçant cette prière. Conclusion.

1. La miséricorde de notre Seigneur et Sauveur montre à tous également la voie du salut; il ne veut pas que personne soit délaissé, mais il exhorte chacun à venir à lui, et il ne cesse de rappeler ceux qui se perdent. Et cependant l'endurcissement du coeur de ceux-ci est devenu tel qu'ils refusent de suivre celui qui désirait si ardemment les ramener de leur erreur, celui qui est descendu afin précisément de les empêcher de périr. Le Seigneur, ô peuple juif, n'a pas encore cessé de veiller sur toi et de courir à ta poursuite avec une sollicitude paternelle, et toi, tu refuses de chercher un Dieu qui te cherche lui-même avec tant de tendresse. Ils sont perdus sans ressource, ceux qui ne sentent pas que leur perte est un fait déjà en voie d'accomplissement; il faut avoir l'esprit singulièrement troublé et abruti, pour ne plus reconnaître même que l'on est dans le chemin de l'erreur, et pour mépriser les avertissements de celui qui nous rappelle à la voie de la vérité. Votre Dieu pouvait-il faire davantage pour vous, que de venir personnellement pour vous retirer de l'abîme de perdition où vous étiez plongé? Il a compris que la perversité de votre coeur était extrême, qu'il n'était au pouvoir d'aucune créature de la guérir, et il n'a point voulu envoyer un autre que lui-même, afin qu'il ne vous fût pas possible de douter de (617) l'efficacité du remède. Il est venu en personne, et vous ne croyez point; vous criez que vous êtes tombé au fond de l'abîme, et vous ne voulez point en sortir. Voyez donc combien est immense la miséricorde du Sauveur. A quoi tendaient tous les efforts de l'Homme-Dieu, sinon à obtenir que son peuple, déjà dispersé, ne pérît pas entièrement? Il voulait le rétablir dans sa gloire et sa puissance d'autrefois; mais, ne pouvant l'amener à lui par les avertissements et les exhortations, il employa, pour le rappeler, les miracles les plus éclatants. Et cependant, ce moyen ne les touche pas davantage. «C'est un Samaritain, «disaient-ils, et un possédé du démon (1)». O longanimité inépuisable de la divine miséricorde! Il reçoit les outrages les plus injurieux, et il ne s'émeut point. Qui ne reconnaît à ce trait la grandeur d'âme, le dévouement d'un vrai libérateur? Il ne te suffit pas, ô multitude en délire, de refuser opiniâtrement de reconnaître ton Seigneur; tu ne veux pas même voir un bienfait dans cette longanimité inépuisable! Telle est la mesure de ton ingratitude! C'est bien avec raison que le Prophète s'écriait: «O race méchante et perverse, voilà a comment vous témoignez au Seigneur votre reconnaissance (2)». Où trouver une malice, une perversité aussi grande! Ils se sont égarés de leur chemin; ils ont abandonné Dieu, et ils repoussent la main qui leur présente le remède.

2. Il faut donc laisser de côté ce peuple qui veut persévérer éternellement dans sa perfidie. Il est une autre race d'hommes à qui il est plus urgent d'annoncer la bonne nouvelle. Voici venir une femme chananéenne qui, adoucissant la férocité habituelle à sa race barbare, confesse la vérité. Oubliant soudainement sa férocité naturelle, elle s'écrie: «Ayez pitié de moi, fils de David (3)?» Elle confesse hautement que, dans sa croyance, il n'existe aucun autre moyen pour obtenir la délivrance de sa fille. Née d'un sang barbare, elle proclame Fils de David Celui que le peuple refusait de reconnaître comme tel, et, dans l'ardeur de sa foi, cette femme ne demande pas autre chose que d'entendre une parole de la bouche du Sauveur. Elle estime que sa fille pourra être guérie par cette seule parole. Car elle dit: «Ma fille ne pourra être a guérie, à moins que je n'aie le bonheur

1. Jn 8,48 - 2. Dt 32,5 - 3. Mt 15,22

d'obtenir une réponse de votre bouche». Jésus ne lui adresse d'abord aucune parole; mais il ne méprise pas, pour cela, sa confiance et sa foi. Il veut, au contraire, que cette foi s'accroisse en elle de plus en plus. Enfin, après un long silence, Jésus laisse s'échapper de ses lèvres ces paroles: «Il n'est pas convenable de prendre le pain des a enfants et de le jeter aux chiens (1)». Dans cette réponse le mot enfants désigne le peuple d'Israël; car, dans le langage sacré, le peuple de Dieu conservait encore ce titre, bien qu'il eût depuis longtemps perdu cette qualité et l'affection immense dont cette qualité le rendait l'objet. Israël perd le nom même de fils, le jour où il refuse de reconnaître son Père. Vous ne savez point, ô peuples insensés; vous laisser vaincre par cette parole qui guérit et qui sauve. En reniant votre Père, vous renoncez à la qualité de fils, alors même que vous prétendriez en conserver le nom. Jésus a déclaré que ses pains ne doivent pas être jetés aux chiens. Dès que vous aurez perdu le nom de fils, les chiens se trouveront être meilleurs que vous. Voyez combien est grande la miséricorde du Seigneur: il conserve en vous le trésor de la foi. Prenez garde de vous laisser vaincre par les chiens. Le Seigneur a donné ce nom à une femme de Chanaan; et celle-ci, cependant, n'a point rougi outre mesure de cette qualification; car la nature elle-même ne forme pas tous les chiens de la même sorte. Il existe, parmi les différentes variétés d'animaux de cette espèce, telle race plus douce et plus intelligente, qui reconnaît son maître et, parfois, suit ses traces sans se laisser dérouter par quoi que ce soit; si cet animal sent qu'il est l'objet d'une certaine affection, il garde le seuil de son maître avec une attention qui ne se dément point, avec un zèle que la faim ne refroidit pas et que les coups ne sauraient éteindre. Il pousse, en recherchant son maître, des cris que l'on croirait salariés; il est obéissant à sa manière il ne saurait traduire ses impressions dans un langage articulé, mais il sait bien se faire comprendre par son regard humble et son attitude suppliante. «Ayez pitié de moi», s'écrie celle que le Seigneur qualifie du nom de cet animal.

2. Elle ajoute ensuite: «Pourquoi, de votre a bouche adorable, m'adressez-vous une

1. Mt 15,26

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réprimande aussi rigoureuse? Les chiens, du moins, peuvent ordinairement jouir du bienfait des restes de leurs maîtres; car de la table de ceux-ci tombent des miettes que les chiens, aussi attentifs qu'ils sont affamés, ne laissent pas parvenir jusqu'à terre. Vous me qualifiez du nom de ces animaux; je ne réclame point le pain des enfants, mais je désire seulement recevoir quelques paroles de votre miséricorde; je ne suis point en proie à un transport furieux qui me pousse à tourner contre Dieu le venin qui me dévore. Le nom de chien me convient, je l'avoue; l'écho de mes aboiements a dû bien des fois, déjà, arriver jusqu'à vous; j'abois, mais sans rien obtenir, quoique la lumière de mon intelligence ne soit point obscurcie par un accès de rage violente; je ne demande pas, comme vous l'avez dit, le pain de vos enfants». C'est ici, en effet, le cas de répéter cette parole du Prophète: «J'ai engendré et élevé des enfants, et ces enfants m'ont méprisé (1)»; car les hommages que ces enfants rendent au Seigneur consistent à oublier tant et de si grands bienfaits qu'ils ont reçus de lui, et à porter le mépris et l'arrogance jusqu'à nier l'autorité et la puissance de leur père. Cette femme donc parle ainsi: «Aussi longtemps qu'il vous plaira, Seigneur, appelez-moi chienne; vous n'aurez pas moins à subir l'impudence de mes aboiements, vous ne serez pas moins obligé d'assouvir ma faim par une parole de votre bouche; et, si vous me méprisez à cause de la race à laquelle j'appartiens, je ne cesserai pas, néanmoins, de brûler pour vous de cet amour qui n'a jamais pu vous déplaire. Alors même que vous me repousseriez, je ne cesserais de m'attacher à vos pas. Je vous invoquerai alors sous le titre de Maître de toute la nature; je proclamerai votre divinité;

1. Is 1,2

et si ma langue était impuissante à exprimer les sentiments de mon coeur, je m'efforcerais encore de vous offrir intérieurement l'hommage de ma foi, de mes adorations, de ma vénération profonde et de mon ardente prière. C'est déjà par un effet de votre miséricorde que je continue à solliciter un bienfait de votre part, que je n'ai point encore cessé d'aboyer. Je ne réclame qu'un mot de votre bouche; ce mot seul pourra éteindre le feu de mes désirs. Je vous prie, je vous supplie avec une confiance sans bornes; ma fille est en proie à une vive douleur. Votre divinité est pour moi une chose tellement certaine, que je ne doute point qu'une seule parole tombée de vos lèvres ne rende la santé à celle que la science d'aucun homme n'a pu guérir. Les exemples de votre miséricorde m'encouragent et me contraignent à me montrer importune. Je me souviens que vous avez dit: «Demandez, et il vous sera donné (1). Après de telles promesses, qui n'aurait recours à vous? qui ne solliciterait les récompenses promises par vous à la prière? Je vous en supplie donc, accordez-moi l'objet de ma demande».

4. Notre-Seigneur, donc, et Sauveur, touché de cette prière et voyant la foi de celle qui la lui adressait, se contenta de lui donner cette réponse: «O femme, votre foi est grande, qu'il vous soit fait selon votre foi (2)». Le Seigneur ne dit point: Je vous donnerai ce que vous demandez; il ne met d'autres bornes à sa libéralité que les bornes mêmes que cette femme a mises à ses désirs; elle reçoit tout ce que sa foi l'a déterminée à demander. Et nous aussi, mes frères, croyons avec une foi telle que nous méritions d'obtenir tout ce que nous demanderons avec de semblables dispositions.

1. Mt 3,7 - 2. Mt 15,28

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Augustin, Sermons 5004