Augustin, Sermons 5015

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QUINZIÈME SERMON. «JÉSUS VINT EN LA MONTAGNE DES OLIVIERS, ET, AU COMMENCEMENT DU JOUR, IL PARUT DE NOUVEAU DANS LE TEMPLE,

ET TOUT LE PEUPLE VINT VERS LUI; ET, S'ÉTANT ASSIS, IL LES INSTITRUISAIT». LA FEMME ADULTÈRE.SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT Jn 8,1-12

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ANALYSE. - 1. La miséricorde de Dieu est rappelée parce fait que le Christ est venu sur la montagne des Oliviers et qu'il a paru dans le temple au commencement du jour. - 2. Le Christ s'assied; par là, il fait voir combien il s'est humilié en se faisant homme. - 3. L'orateur fait voir la sagesse du Christ, par le développement de sa réponse aux Pharisiens. - 4. De la il suit que chacun doit se juger avant de juger les autres. - 5. Le Christ accorde à la femme adultère le pardon de son péché. Autres interprétations mystiques de cette circonstance. - 6. Le Christ donne les preuves de sa puissance. - 7. Exhortation morale.

1. Frères bien-aimés, nous devons faire de la présente leçon du saint Evangile une étude d'autant plus approfondie, nous devons en conserver un souvenir d'autant plus durable, qu'elle nous donne une plus haute idée de la miséricordieuse bonté de notre Créateur. Vous l'avez entendu, des accusateurs méchants avaient amené devant lui une femme adultère; au lieu de la condamner à être lapidée, comme le voulait la loi de Moïse, le Sauveur força les accusateurs de cette femme à reporter leur attention sur eux-mêmes et à se prononcer sur le compte de la pécheresse avec l'indulgence qu'eût réclamée pour eux-mêmes leur propre faiblesse bien constatée. Remarquons, toutefois, que l'Ecriture emprunte d'ordinaire aux circonstances de temps et de lieu, et quelquefois de l'un et de l'autre, l'occasion d'indiquer d'avance les événements dont elle doit faire ensuite le récit; aussi, avant de raconter avec quelle miséricorde le Rédempteur a tempéré et interprété. la loi, l'Evangéliste dit-il d'abord que «Jésus vint sur la montagne des Oliviers, et» qu' «au commencement du jour, il parut de nouveau dans le temple (1)». En effet, le mont des Oliviers représente l'infinie bonté, la grande miséricorde du Seigneur; car le mot grec oleos signifie, en latin, miséricorde; une onction d'huile apporte d'habitude du soulagement à des membres fatigués et malades; enfin, l'huile est si légère et si pure, que si tu veux la mélanger avec n'importe quel autre liquide, elle remonte aussi vite au-dessus de ce liquide et se tient à la surface: image assez fidèle de la grâce et de la miséricorde du Seigneur. Au sujet de celle-ci, il est écrit: «Le Seigneur est bon pour tous, et sa commisération repose sur toutes ses oeuvres (2)». Le commencement du jour représente aussi l'aurore de la grâce qui, après avoir dissipé les ombres de la loi, devait amener à sa suite le soleil brillant de la vérité évangélique. «Jésus vient donc en la montagne des Oliviers» pour montrer qu'en lui se trouve la forteresse de la miséricorde; et «au commencement du jour il paraît de nouveau dans le temple», pour nous faire en

1. Jn 8,1-2 - 2. Ps 144,12

tendre qu'avec la lumière naissante du Nouveau Testament, les trésors de cette même miséricorde devaient s'ouvrir et se répandre sur les fidèles, qui sont vraiment son temple.

2. Et, dit l'Evangéliste, «tout le peuple «vint vers lui, et, s'étant assis, il les instruisait (1)». Le Christ s'assied; par là, il nous fait voir combien il s'est humilié en se faisant homme, pour apporter à nos maux le remède de son infinie miséricorde. Voilà aussi la raison de ce précepte du Psalmiste: «Levez-vous, après que vous vous serez assis». Ou, en d'autres termes plus nets: Levez-vous, non pas avant, mais après que vous vous serez assis; car lorsque vous vous serez vraiment humiliés, vous aurez tout lieu d'espérer que les joies célestes deviendront votre récompense. L'Evangéliste nous rapporte avec un véritable à propos que Jésus s'étant assis pour enseigner, tout le peuple vint vers lui en effet, lorsque, par l'humilité de son incarnation, il nous a eu manifesté sa miséricorde en se rapprochant de nous, ses leçons ont été reçues plus volontiers et par un grand nombre d'hommes; car la plupart, entraînés par l'orgueil et l'impiété, en avaient précédemment fait mépris. «Ceux qui ont le coeur doux ont entendu et se sont réjouis (2)». Ils ont loué le Seigneur avec le Psalmiste, et ils ont ensemble exalté son saint nom. Les envieux ont entendu: «Ils ont été brisés et ne se sont point repentis (3)». Ils l'ont tenté, se sont moqués de lui, ont grincé des dents contre lui. Enfin, pour l'éprouver, ils lui amenèrent une femme surprise en adultère, et lui demandèrent ce qu'il fallait faire de cette malheureuse que la loi de Moïse condamnait à être lapidée. S'il déclarait qu'elle devait être lapidée, ils le tourneraient en ridicule pour avoir oublié les leçons de miséricorde qu'il leur avait toujours adressées; si, au contraire, il s'opposait à sa lapidation, ils grinceraient des dents contre lui et trouveraient un motif, réel pour le condamner lui-même comme autorisant le vice et enfreignant les prescriptions de la loi. Mais à Dieu ne plaise que l'imbécillité terrestre ait trouvé de quoi dire et que la sagesse d'en haut n'ait

1. Jn 8,2 - 2. Ps 33,2 - 3. Ps 34,16

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pas trouvé de quoi répondre! A Dieu ne plaise que l'impiété aveugle ait pu empêcher le soleil de justice d'éclairer le monde! «Jésus donc, se baissant, écrivait avec son doigt sur la terre (1)». L'inclinaison de Jésus était l'emblème de l'humilité; le doigt, facile à plier à cause des articulations dont il se compose, symbolisait la subtilité du discernement. Enfin, la terre était la figure du coeur humain, qui peut être indifféremment le principe de bonnes ou, de mauvaises actions. On demande donc au Sauveur de porter son jugement sur le compte de la pécheresse: il ne se prononce pas immédiatement, mais, avant de le faire, «il se baisse et il écrit avec son doigt sur la terre», puis il acquiesce à l'instante demande des accusateurs, et dit ce qu'il pense. Par là il nous donne un modèle de conduite, pour le cas où nous verrions le prochain faire quelques écarts: avant de le juger et de porter contre lui une sentence de condamnation, descendons humblement dans notre propre conscience, puis, avec le doigt du discernement, débrouillons l'écheveau de nos oeuvres, et par un examen attentif faisons la part de ce qui plaît à Dieu et la part de ce qui lui déplaît: c'est le conseil que nous donne l'Apôtre: «Mes frères», dit-il, «si quelqu'un est tombé par surprise en quelque péché, vous autres, qui êtes spirituels, ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de vous réfléchissant sur soi-même et craignant d'être tenté comme lui (2)».

2. «Et comme ils continuaient à l'interroger, il se releva et leur dit: Que celui de vous qui est sans péché jette contre elle la première pierre (3)». De ci et de là les scribes et les pharisiens tendaient au Sauveur des lacets et des piéges, supposant que, dans ses décisions, il se montrerait dur ou infidèle à la loi; mais il voyait leurs malices, déchirait leurs filets aussi facilement qu'une toile d'araignée, et ne cessait de se montrer aussi juste que bon et miséricordieux dans ses jugements; aussi cette parole du Psalmiste, que nous avons citée, trouvait-elle en lui son parfait accomplissement: «Ils ont été brisés et ne se sont point repentis (4)». Ils ont été brisés, afin qu'ils ne pussent enserrer le Sauveur dans les mailles de leurs fils, et ils ne se sont point convertis, pour pratiquer, à son exemple, les oeuvres de miséricorde. Veux-tu

1. Jn 8,6 - 2. Ga 6,1 - 3. Jn 8,7 - 4. Ps 34,16

apprendre comment la bonté du Christ a tempéré la rigueur de la loi? Le voici: «Que celui de vous qui est sans péché». Veux-tu aussi connaître l'équité de son jugement? «Jette contre elle la première pierre». Si, dit-il, Moïse nous a commandé de lapider la femme adultère, ce n'est pas à des pécheurs, mais à des justes, qu'il appartient d'exécuter ses ordres. Commencez d'abord vous-mêmes par accomplir la loi: alors, bâtez-vous de lapider la coupable, parce que vos mains sont innocentes et que votre coeur est pur. Accomplissez d'abord les prescriptions spirituelles de la loi; ayez la foi, pratiquez la miséricorde, respectez la vérité; alors vous aurez le droit de juger des choses charnelles. Après avoir prononcé son jugement, le Sauveur «se baissa de nouveau, et il écrivit sur la terre (1)». Ne pourrait-on pas expliquer ce mouvement d'après ce qui a lieu d'ordinaire dans le monde? En présence de ces tentateurs de mauvaise foi, ne s'est-il point baissé, n'a-t-il pas voulu écrire sur la terre et regarder d'un autre côté, pour laisser libres de partir des hommes que sa réponse écrasante disposait plutôt à s'éloigner bien vite qu'à le questionner davantage?

4. Enfin, «en entendant ces paroles, ils «s'en allèrent l'un après l'autre, les vieillards «les premiers (2)». Avant de porter son jugement, et après l'avoir porté, le Sauveur s'est baissé et il a écrit sur la terre; c'était là-nous avertir, en figure, de commencer par reprendre notre prochain, quand il manque à ses devoirs, puis, après, avoir exercé envers lui le ministère de correction fraternelle, de nous examiner nous-mêmes humblement et avec soin; car il pourrait se faire que nous soyons personnellement coupables des fautes que nous reprochons à eux ou à tous autres. Voici, en effet, ce qui arrive souvent: on condamne, par exemple, un meurtrier public, et l'on ne remarque pas qu'on a soi-même le coeur gâté par les sentiments d'une haine plus coupable. Ceux qui accusent les fornicateurs lie font pas attention à la peste de l'orgueil hautain que leur suggère l'idée de leur chasteté. On blâme les ivrognes, et l'on n'ouvre pas les yeux sur l'envie dont on se trouve rongé. En des circonstances si dangereuses, quel remède employer,? comment nous préserver du mal? Le voici: Quand nous en

1. Jn 8,8 - 2. Jn 8,9

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voyons un autre tomber dans le péché, baissons-nous aussitôt, c'est-à-dire jetons humblement les yeux sur les fautes que la fragilité de notre nature ne nous permettrait pas d'éviter, si la bonté divine ne venait nous soutenir. Ecrivons sur la terre; en d'autres termes, discutons avec soin l'état de notre âme et demandons-nous si nous pouvons dire avec. le bienheureux Job: «Notre coeur ne nous reproche rien pour tout le cours de notre vie (1)»; et, s'il nous reproche quelque chose, rappelons-nous, et ne l'oublions pas, que Dieu est supérieur à notre coeur, et qu'il sait tout.

5. Nous pouvons donner encore une autre interprétation de la conduite de Notre-Seigneur au moment où il allait accorder à la femme adultère son pardon: il a voulu écrire avec son doigt sur la terre, pour montrer qu'il a lui-même autrefois écrit le décalogue de la loi avec son doigt, c'est-à-dire par l'opération du Saint-Esprit. Il était juste que la loi fût écrite sur la pierre, puisque Dieu la donnait pour dompter le coeur si dur et si rebelle de son peuple. Il n'était pas moins convenable que le Christ écrivît sur la terre, puisqu'il devait donner la grâce du pardon aux hommes contrits et humbles de coeur, afin de leur faire porter des fruits de salut. C'est à juste titre que nous voyons se baisser et écrire avec son doigt sur la terre Celui qui s'était autrefois montré sur le sommet de la montagne et avait écrit de sa main sur des tables de pierre; de fait, en s'humiliant jusqu'à se revêtir de notre humanité, il a répandu dans le coeur fécond des fidèles l'esprit de grâce, après avoir, du haut de la montagne où il apparaissait aux yeux de tous, donné précédemment de durs préceptes à une nation endurcie. C'est chose bien à propos, qu'après s'être baissé et avoir écrit sur la terre, le Christ se soit redressé et qu'il ait alors laissé tomber de ses lèvres des paroles de pardon; car ce qu'il nous a fait espérer en venant partager notre faiblesse humaine, il nous l'a miséricordieusement accordé en vertu de sa puissance divine. «Jésus, s'étant relevé, lui dit: «Femme, où sont ceux qui t'accusaient? Personne ne t'a condamnée? Elle lui répondit: «Non, Seigneur (2)». Personne n'avait osé condamner cette pécheresse, parce que chacun des accusateurs avait déjà reconnu en lui-même des sujets bien autrement graves de

1. Jb 26,6 - 2. Jn 8,10

condamnation. Mais voyons comment, après avoir écrasé les accusateurs sous le poids de la justice, le Sauveur ranime le courage de d'accusée; voyons de quelle ineffable bonté il lui donne le gage: «Et moi, je ne te condamnerai pas non plus; va, et ne pèche «plus à l'avenir (1)». Alors s'accomplit la parole que le psalmographe avait prononcée en chantant les louanges du Seigneur: «Regardez, et, dans votre majesté, marchez et régnez, à cause de la vérité, de la clémence «et de la justice, et votre droite se signalera par des merveilles (2)». Le Christ règne à cause de la vérité, parce qu'en enseignant au monde le chemin de la vérité, il ouvre à la multitude des croyants les portes de son glorieux royaume. Il règne à cause de la clémence et de la justice, car plusieurs se soumettent à son empire en le voyant si bon à délivrer de leurs péchés ceux qui se repentent, et si juste à condamner à cause de leurs fautes ceux qui y persévèrent; si clément à accorder le bienfait de la foi et des vertus célestes, si juste à récompenser éternellement les mérites de la foi et les luttes des vertus célestes. «Votre droite l'a signalé par des merveilles». Car Dieu, habitant dans l'homme, a montré qu'il était admirable dans tout ce qu'il faisait et enseignait: et, au surplus, qu'il évitait toujours, avec une merveilleuse prudence, tous les pièges que l'astuce raffinée de ses ennemis pouvait imaginer de lui tendre. «Ni moi non plus, je ne te condamnerai pas; va, et ne pèche plus à l'avenir». Qu'il est bon et miséricordieux! Il pardonne les péchés passés. Qu'il est juste, et comme il aime la justice! Il défend de pécher davantage.

6. Mais plusieurs étaient capables de douter si Jésus, qu'ils savaient être un vrai homme, pouvait remettre les péchés: il daigne leur montrer plus clairement ce que, par la volonté de Dieu, il peut faire. Après s'être débarrassé de ceux qui étaient venus l'éprouver si méchamment, et avoir pardonné à la pécheresse son adultère, il parle de nouveau aux Juifs et leur dit: «Je suis la lumière du monde; celui qui me suit, ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie (3)». Par ces paroles, il fait voir d'une manière éclatante non-seulement en vertu de quelle autorité il a accordé à la femme

1. Jn 8,11 - 2. Ps 44,6 - 3. Jn 8,12

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adultère le pardon de ses fautes, mais encore ce qu'il a voulu nous enseigner en se rendant sur le mont des Oliviers, en venant de nouveau dans le temple au commencement du jour, en écrivant avec son doigt sur la terre; par là il nous a figurativement enseigné qu'il est le Père des miséricordes, le Dieu de toute consolation, que c'est lui qui met l'homme en possession de la lumière indéfectible, et qu'il est tout à la fois l'auteur de la loi et de la grâce. «Je suis la lumière du monde». C'était dire en d'autres termes: «Je suis la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (1)». Je suis le soleil de justice qui brille aux yeux de ceux qui craignent Dieu. Je me suis caché derrière le nuage de la chair, non pour me dérober aux regards de ceux qui me cherchent, mais pour ménager leur faiblesse; ainsi pourront-ils guérir les yeux de leur âme, purifier leurs coeurs par la foi et mériter de me voir moi-même. Car, «bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (2)». «Quiconque me suit, ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie». Quiconque, en ce monde, suivra mes préceptes et mes exemples, n'aura pas à redouter, pour l'autre, les ténèbres de la damnation; au contraire, il contemplera la lumière de vie, au sein de laquelle il puisera l'immortalité.

7. Mes frères, puisse la foi, qui agit par la charité, nous faire marcher, en cette vie, à la lumière de la justice: ainsi mériterons-nous de voir face à face celle dont la vue récompensera et augmentera le mérite de notre

1. Jn 1,9 - 2. Mt 5,8

charité; car le Christ nous l'a affirmé en ces termes: «Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et, moi aussi, je l'aimerai et je me montrerai moi-même à lui (1)». Approchons-nous, avec toute l'ardeur dont nous sommes capables, de celui qui se trouvait ostensiblement sur la montagne des Oliviers. «Le Seigneur son Dieu l'a sacré d'une onction de joie qui l'a élevé au-dessus de ceux qui doivent la partager (2)», afin qu'il daigne nous rendre participants de cette onction qu'il a reçue, c'est-à-dire de la grâce spirituelle; néanmoins, nous ne mériterons d'entrer en partage avec lui qu'à la condition d'aimer la justice et de haïr l'iniquité, car avant de prononcer les paroles précitées, le Psalmiste a dit aussi du Christ: «Vous avez chéri la justice et détesté le péché (3)». Par là, sans doute, le Prophète a voulu faire l'éloge du chef; mais il a prétendu encore montrer aux membres qui pourraient un jour en dépendre la manière dont ils devraient se conduire. Souvenons-nous que le Sauveur est venu dans le temple au commencement du jour, et faisons tous nos efforts pour que notre Créateur trouve en nous un temple; écartons de nous les ténèbres du vice, marchons à la lumière des vertus: alors Dieu daignera visiter nos coeurs, il nous formera à la pratique des enseignements célestes, et toutes les souillures qui pourraient se rencontrer en nous disparaîtront par l'effet de la bonté de ce Dieu qui vit et règne avec le Père, dans l'unité du Saint-Esprit, pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Jn 14,21 - 2. Ps 44,8 - 3. Ps 44,8


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SEIZIÈME SERMON. «JÉSUS DIT A SES APÔTRES: EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS: LE SERVITEUR N'EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAÎTRE,

NI L'APÔTRE PLUS GRAND QUE CELUI QUI L'A ENVOYÉ». TRAHISON DE JUDAS.SUR, CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT Jn 13,16-32

ANALYSE.- 1. Election de Judas. - 2. Prescience du Christ. - 3. Il confère à ses ministres le droit qu'il a d'être honoré.- 4. Usage des Grecs relativement au jour de Pâques.- 5. Le trouble de l'âme n'est pas en contradiction avec le christianisme. - 6. Le Christ donne à supposer le crime de Judas, mais il n'en parle pas ouvertement. - 7. Question de Jean. - 8. De quelle manière Satan entra, dans le coeur de Judas, qui était déjà possédé du diable.- 9. Son crime n'a pas été commandé par le Christ. - 10. Le Sauveur a interdit, non pas la possession de l'argent, mais les mauvaises dispositions avec lesquelles on pourrait le posséder. - 11. Impudente méchanceté de Judas. - 12. Glorification du Fils de l'homme.

1. Le Sauveur ne donne pas à penser que Judas doive partager, plus tard, le bonheur de ceux qui auront fait ce que le Maître a enseigné et fait lui-même; car voyez ce qui suit: «Je ne vous parle pas de vous tous: je connais ceux que j'ai choisis. Mais il faut que cette parole de l'Ecriture soit accomplie: Celui qui mange le pain avec moi, lèvera le pied contre moi (1)». Judas a levé son pied contre lui, c'est-à-dire, qu'il l'a écrasé autant qu'il a pu. Une autre version du Psautier dit ceci: «L'homme de ma paix, de ma confiance, qui mangeait à ma table, s'est insolemment élevé contre moi (2)». Le Seigneur a choisi Judas pour ce qui est advenu de lui, et pour le salut des autres; quant aux onze, il les a élus, afin d'en faire ses imitateurs et de les rendre heureux. Aussi a-t-il dit en un autre endroit: «Je vous ai choisis «au nombre de douze, et l'un de vous est un démon (3)».

2. «Je vous dis ceci maintenant avant que «la chose arrive, afin que, quand elle sera «arrivée, vous reconnaissiez ce que je suis ( 4)». Jusqu'alors, j'ai été patient; je me suis tu; mais aujourd'hui, je vous signale le traître avant qu'il fasse ce qu'il va bientôt faire: au moins, plus tard, vous croirez que je suis celui-là même au sujet duquel l'Ecriture a prédit ces choses.

1. Jn 13,8 - 2. Ps 91,10 - 3. Jn 6,71 - 4. Jn 13,19

3. Après avoir, par son exemple, appris à ses Apôtres à supporter les humiliations et les coups de pied, le Christ leur parle de l'honneur qui devra des consoler, et qui consistera en ce que le Père lui-même sera reçu en leur personne. «En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque reçoit celui que j'aurai envoyé, me reçoit moi-même; et qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé (1)». Dans ces paroles, le Christ n'établit pas l'unité de nature entre celui qui envoie et l'envoyé, mais il prouve que l'envoyé possède l'autorité de celui qui lui a confié sa mission. De là il suit que si, en recevant un envoyé, on voit en lui celui qui l'a envoyé, on doit reconnaître le Christ dans la personne de Pierre, c'est-à-dire le maître dans son serviteur, comme aussi le Père dans la personne du Christ, ou, en d'autres termes, celui qui a engendré en son Fils unique.

1. Jn 13,20

4. Il faut examiner très-attentivement la question de savoir pourquoi la cène précitée a eu lieu avant le jour de Pâques, si elle est la même que celle dont il est question un peu plus loin. Nous avons dit précédemment que le jour des azymes se prend indifféremment pour celui de Pâques, et le jour de Pâques pour ceux des azymes, dont le premier et le dernier se célébraient plus solennellement que les autres. Voilà pourquoi Jean a dit: «Avant le jour de la fête de Pâques», donnant le nom de Pâques au premier jour de la solennité du lendemain, c'est-à-dire à la sixième férie. Chez les Grecs, ce n'est pas le jour, au soir duquel tombait la quatorzième lune, mais seulement le suivant qui (650) s'appelle le jour de l'immolation de l'Agneau; car ils disent que le Sauveur a anticipé, et qu'il a mangé l'Agneau pascal avec ses disciples à la cinquième férie. Suivant eux, par conséquent, il a institué le sacrement de son corps et de son sang à un moment où l'on mangeait encore du pain fermenté: de là vient leur usage d'offrir le sacrifice avec du pain levé. Ce serait donc, à les entendre, le jour même de Pâques, à midi, que le Christ aurait été crucifié: pour le prouver, ils allèguent ceci, que les Juifs n'ont pas voulu entrer dans le prétoire, c'est-à-dire dans la maison de Pilate, parce qu'ils craignaient de se souiller, et qu'ils devaient manger la Pâque. Voici la raison de leur interprétation: Par le mot Pâque, ils n'entendent que la manducation de l'Agneau. Mais comme leur opinion contredit formellement le récit de trois évangélistes, ils soutiennent, sans rougir, que Jean les a rectifiés sur ce point: or, il est constant que tous ces écrivains ont parlé dans le même sens; car s'ils s'étaient trompés, ne fût-ce que sur un seul fait, ils eussent été moins dignes de foi sur tous les autres.

5. «Jésus, ayant dit ces paroles, fut troublé en son esprit, et il protesta, en disant: En vérité, en vérité, je vous le dis: l'un de vous me trahira (1)». Il proteste, c'est-à-dire il fait connaître d'avance un crime encore caché, afin que le traître, se voyant découvert, déteste sa faute. Toutefois, il ne le désigne pas nominativement; car si celui-ci était accusé en face, il pourrait devenir plus effronté. Le Sauveur parle d'un scélérat en général, afin que le coupable fasse pénitence. Le Dieu tout-puissant se trouble et personnifie ainsi en lui-même les impressions diverses dont notre faiblesse se trouve affectée. Aussi, quand nous éprouvons du trouble, ne devons-nous pas nous désoler outre mesure. Arrière les philosophes qui argumentent pour démontrer que l'âme du sage est à l'abri du trouble! Que l'esprit du chrétien se trouble donc, non sous l'effort du malheur, mais sous l'influence de la charité, Cette agitation intérieure qu'éprouve Jésus-Christ signifie que la charité doit les jeter dans le trouble, lorsqu'une cause urgente force le Seigneur à séparer la zizanie du bon grain avant le temps de la moisson.

1. Jn 13,21

6. «Et ils furent contristés, et chacun d'eux commença à lui dire: Est-ce moi, Seigneur (1)?» Les onze Apôtres savaient bien qu'ils n'avaient jamais pensé à quelque chose de pareil; mais ils aiment mieux en croire à leur Maître qu'à eux-mêmes, et, sous l'impression de la crainte que leur inspire leur fragilité, ils deviennent tristes, et ils le questionnent sur une faute dont ils n'ont pas conscience. Il leur dit: «Un de vous, qui trempe sa main dans le plat avec moi, me livrera (2)». Pendant que tous les autres, dans le sentiment de la consternation, retirent leurs mains et cessent de manger, Judas, lui, porte la main dans le bassin avec l'impudence qu'il doit mettre à livrer son Maître son but était, par son audace, de faire croire à la pureté de sa conscience. Il faut noter ici que les douze Apôtres puisaient tous, à la ronde, dans le même vase avec le Seigneur; car la salle à manger, où ils se trouvaient, était couverte de tapis, et ils mangeaient à la mode antique, presque couchés. S'il en eût été différemment, si aucun des autres n'avait tendu la main pour toucher aux aliments du Sauveur, il est sûr que, en trempant sa main, le traître se serait formellement déclaré. Ce que Matthieu désigne sous le nom de bassin (3), Marc l'appelle plat (4). L'un indique ainsi la forme quadrangulaire du vase, et l'autre sa fragilité. «Or, le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme sera trahi (5)!» Le Christ prédit le châtiment du coupable, afin de le corriger par la crainte, puisqu'il reste insensible à la honte. Aujourd'hui encore, malheur au méchant qui s'approche de nos saints autels, et dont le coeur est souillé d'un crime! «Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne fût jamais né (6)». S'il était mort dans le sein de sa mère, s'il n'était pas né vivant, cela aurait mieux valu pour lui, en comparaison du châtiment qu'il s'est ensuite attiré. C'est ainsi qu'on dit: L'eau de la mer de Pont est plus douce, c'est-à-dire moins salée que celle des autres mers; pour se servir de termes plus en usage et plus simples, on dit encore: Mieux vaut ne pas vivre que vivre mal, comme on dit en parlant d'un mauvais sujet: Mieux vaudrait pour lui n'avoir jamais existé.

1. Mt 26,22 - 2. Mc 14,20 - 2. Mt 26,26 - 3. Mc 14,20 - 4. Mt 26,21 - 5. Mt 26,21

7. «Ils se regardaient donc l'un l'autre, ne sachant de qui il parlait (1)» et se demandant mutuellement lequel d'entre eux devait agir ainsi. «Mais l'un d'eux, que Jésus aimait, reposait sur le sein de Jésus (2)». Qu'est-ce que l'Evangéliste a voulu dire par ces mots: «Sur le sein?» Il l'explique un peu plus loin par ces autres paroles: «Sur la poitrine de Jésus». C'était Jean, que Jésus n'aimait pas plus que les autres, mais avec lequel il était plus familier, à cause de sa jeunesse et de sa parenté, et parce qu'il était vierge dans les desseins du Sauveur, Jean devait être le modèle des contemplatifs. En qualité d'historien, cet Evangéliste avait pour habitude de parler de lui-même, quand il en était question, comme il aurait parlé d'un autre sous le nom de sein est désignée la source où il a puisé la connaissance des secrets de la divinité. «Simon Pierre lui fit signe et lui demanda: Quel est celui dont il parle? Ce disciple donc, s'étant penché sur la poitrine de Jésus, lui dit: Qui est-ce? Jésus lui répondit: Celui à qui je donnerai un morceau de pain trempé (3)». Pierre adresse à Jean sa question, non par paroles, mais par signe: à son tour, Jean interroge familièrement le Seigneur qui lui fait, à voix basse, connaître le traître.

8. «Et ayant trempé un morceau de pain, il le donna à Judas Iscariote, fils de Simon; et après qu'il eut pris la bouchée de pain, Satan entra en lui (4)». Le Sauveur désigne aux autres disciples, en lui donnant une bouchée de pain trempé, celui qui doit le trahir; et peut-être, en trempant ce morceau de pain, a-t-il voulu donner un emblème de la fourberie de Judas. Car tout ce qu'on trempe n'en est pas, par là même, purifié: il arrive qu'on trempe certaines choses et que, en les trempant, on les salit. Mais, enfin, supposons que cette action du Sauveur était le signe de quelque chose de bon; alors, Judas s'est mis en désaccord avec ce que figurait cette action, et c'est avec justice qu'il en a été bientôt puni. Remarque bien que Satan était entré dans le tueur de Judas, au moment où il avait fixé, d'accord avec les Juifs, le prix du sang du Sauveur: c'est ce que Luc nous rapporte. Quand le traître était venu à la cène, il avait donc le diable dans sa pensée; mais lorsqu'il eut mangé le pain trempé, Satan entra en lui, non plus pour le tenter, mais

1. Jn 13,22 - 2. Jn 13,28 - 3. Jn 13,24-26 - 4. Jn 13,26-27

pour y demeurer comme dans sa propriété à lui. Il pénètre donc dans le coeur des méchants quand, non content de diriger leurs pensées vers le mal, il les décide à le commettre. Pour le cas présent, nous devons comprendre que le diable prit plus entièrement possession de Judas: de même, au jour de la Pentecôte, les Apôtres ont reçu avec plus d'abondance le Saint-Esprit, qu'ils avaient déjà reçu après la résurrection, au moment où le Sauveur avait soufflé sur eux et leur avait dit: «Recevez l'Esprit-Saint (1)».

9. «Jésus lui dit: Fais promptement ce que tu fais (2)». Il est évident que, par ces paroles, le Christ n'a pas commandé à Judas de commettre son crime: il n'a fait que le lui prédire et lui donner pouvoir sur lui-même. L'intention étant réputée pour le fait, le traître n'avait donc qu'à donner libre cours à son envie, et à exécuter le crime qu'il avait déjà commis dans sa pensée. Jésus hâte, pour le bien éternel des fidèles, l'accomplissement entier de ce que Judas a le dessein de faire sans espoir d'en profiter. Il y en a, en effet, beaucoup pour faire, comme lui, le bien, mais qui n'en tirent aucun avantage.

10. «Mais aucun de ceux qui étaient à table ne sut pourquoi il lui avait dit cela; et, comme Judas portait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui avait dit: «Achète ce qui nous est nécessaire pour la fête, ou donne quelque chose aux pauvres (3)». Le Sauveur avait une bourse où se trouvait renfermé ce que les fidèles lui offraient pour subvenir aux besoins de ses disciples. Telle est l'origine des biens d'églises: de là, nous devons conclure qu'en nous ordonnant de ne point nous inquiéter du1endemain, Jésus-Christ n'a point prétendu défendre aux saints de posséder de l'argent: ce qu'il leur a interdit, c'est de servir Dieu pour l'argent et d'abandonner la justice dans la crainte de manquer du nécessaire.

11. «Judas, celui qui le trahissait, répondant, lui dit: Maître, est-ce moi (4)?» Il a peur que son silence le trahisse aux yeux des autres, aussi interroge-t-il, à son tour, le Sauveur. Par cette parole: «Maître», il se montre affectueux et flatteur; il l'appelle son Maître, comme pour s'excuser de son crime. «Il lui répondit: Tu l'as dit (5)». On parle par

1. Jn 20,22 - 2. Jn 13,27 - 3. Jn 13,28-29 - 4. Mt 26,25.- 5. Mt 25,26

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la pensée, car il est écrit: «Ils se dirent en eux-mêmes (1)». Il se trouve donc confondu à ces mots: «Tu l'as dit», qui, pourtant, n'indiquent pas formellement aux autres Apôtres ce qu'il en est réellement; car on peut les comprendre en ce sens que Jésus voulait dire: Je ne l'ai pas dit. «Aussitôt que Judas eut pris ce morceau, il sortit; or il était nuit (2)». Pour avoir mal reçu ce bienfait et avoir poussé la présomption jusqu'à le recevoir, il a mis le comble à sa faute et il en est venu jusqu'à se séparer ouvertement de son Maître. La nuit et le mystère sont choses d'accord, car ce Judas, qui sortit, n'était-il pas enfant des ténèbres, et ce qu'il faisait n'était-ce pas une oeuvre ténébreuse?

12. «Quand il fut sorti, Jésus dit: Maintenant le Fils de l'homme est glorifié et Dieu est glorifié en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et bientôt il le glorifiera (3)». Après la sortie de Judas, à cause de qui Jésus avait dit: «Vous n'êtes pas tous purs (4)», il ne resta plus que ceux qui étaient purs avec celui qui les avait purifiés. C'était là le symbole de la gloire dont le Christ jouira, lorsque les méchants se seront séparés de lui, et qu'éternellement avec lui demeureront les saints. En effet, lorsque le monde passera, tous les chrétiens, sans exception, seront purs. Le signe est parfois employé pour la chose signifiée ainsi l'Écriture ne dit pas que la pierre figurait le Christ, mais qu'elle était le Christ; c'est pourquoi le Sauveur dit, non pas: Voilà

1. Mt 26,22 - 2. Jn 11,30 - 3. Jn 11,31-34 - 4. Jn 10

qui annonce que le Christ sera glorifié, mais voilà que le Fils de l'homme a été glorifié; ou bien, en d'autres termes: Dieu a été glorifié en lui, car voilà ce que c'est que la glorification du Fils de l'homme. On dirait qu'il a voulu expliquer sa pensée en ajoutant ces paroles: «Si Dieu a été glorifié en lui», parce qu'il est venu faire, non point sa propre volonté, mais celle de son Père, «Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et bientôt se fera cette glorification (1)». Immédiatement après sa mort, son humanité ressuscitera pour ne jamais plus mourir; et ce sera la preuve évidente que Dieu habite en lui, puisqu'il lui rendra la vie. On peut encore dire que ce qui va se faire, on le considère comme déjà fait: il est, par conséquent, possible d'expliquer encore ainsi ce passage Voilà qu'à la suite de Judas s'approchent les hommes qui ont acheté la vie du Fils de l'homme, et, avec eux, ses tourments et sa mort; mais c'est là précisément la source de sa gloire, le principe de son triomphe. Alors le Fils de l'homme sera glorifié; car, par le ministère de son âme, qu'il ne tardera pas à rendre, les saints, qui attendent dans les ténèbres, verront Dieu. Voilà le sens de ces paroles: Dieu sera glorifié en lui. Et si Dieu est glorifié en lui, c'est-à-dire dans ses membres, comme nous l'avons expliqué, il est certain que «Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et le glorifiera bientôt»; car il ne différera pas de ressusciter lui et les autres à l'immortalité.

1. Jn 13,31-32





Augustin, Sermons 5015