Augustin, Trinité 1424

CHAPITRE XVIII. FAUT-IL, D'APRÈS LES PAROLES DE SAINT JEAN, VOIR AUSSI DANS L'IMMORTALITÉ DU CORPS, NOTRE FUTURE RESSEMBLANCE AVEC LE FILS DE DIEU?

1424 24. L'apôtre Jean dit: «Mes bien-aimés, nous sommes maintenant enfants de Dieu; mais on ne voit pas encore ce que nous serons; nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2)». D'après ce texte, on voit que la ressemblance avec Dieu sera parfaite dans son image, quand celle-ci aura reçu la pleine vision de la divinité. Du reste, ces paroles de l'apôtre Jean semblent s'appliquer même à l'immortalité du corps. Car ici aussi nous serons semblables à Dieu, mais à Dieu le Fils seulement, puisque seul entre les personnes de la Trinité, il a pris un corps, dans lequel il est mort et ressuscité et qu'il a introduit dans le séjour éternel. Ce (539) sera donc encore l'image de Dieu quand nous aurons comme lui un corps immortel et que nous serons, sous ce point de vue conformes à l'image, non du Père ou du Saint Esprit, mais du Fils seulement, puisque c'es de lui seul qu'il est dit: «Le Verbe a été fait chair (Jn 1,14)», comme le maintient la foi orthodoxe. De là ces paroles de l'Apôtre: «Ceux qu'il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût lui-même le premier-né entre beaucoup de frères (Rm 8,29)», c'est-à-dire «premier-né d'entre les morts», comme le dit le même Apôtre (Col 1,18); parla mort, la chair a été semée dans l'abjection, et est ressuscitée dans la gloire. Selon cette image du Fils, à laquelle nous devenons conformes par l'immortalité de notre corps, nous faisons ce que conseille encore l'Apôtre: «Comme donc nous avons porté l'image du terrestre, portons aussi l'image du céleste (1Co 15,43-49)»; afin de croire véritablement et d'espérer inébranlablement qu'après avoir été mortels selon Adam, nous serons immortels selon le Christ. C'est ainsi que nous pouvons porter la même image que lui, non encore dans la vision, mais dans la foi, non encore en réalité, mais en espérance; car c'était de la résurrection que l'Apôtre parlait en disant cela.

CHAPITRE XIX. C'EST BIEN PLUTOT DE NOTRE PARFAITE RESSEMBLANCE AVEC LA TRINITÉ DANS LA VIE ÉTERNELLE, QU'IL FAUT ENTENDRE LES PAROLES DE SAINT JEAN.

LA SAGESSE EST PARFAITE AU SEIN DE LA BÉATITUDE.

1425 25. Quant à l'image dont il est dit: «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Gn 1,26)», comme le texte ne dit pas à mon image ni à ton image, nous croyons que l'homme a été fait à l'image de la Trinité et nous avons mis toute la diligence possible à le bien comprendre. C'est donc plutôt en ce sens qu'il faut entendre ce que dit l'apôtre saint Jean: «Nous serons semblables à lui, quand nous le verrons tel qu'il est», parce que ce mot «lui» se rapporte à celui dont il a dit: «Nous sommes les enfants de Dieu 1Jn 3,2)». Et l'immortalité de la chair s'opérera au moment même de la résurrection, d'après le témoignage de saint Paul: «En un clin d'oeil, au son de la dernière trompette, les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons changés (1Co 15,52)». En effet, en un clin d'oeil, avant le jugement, ce corps animal qui est semé maintenant dans l'infirmité, dans la corruption et l'abjection, ressuscitera spirituel, dans la force, dans l'incorruptibilité et dans la gloire. Et l'image qui se renouvelle de jour en jour, non extérieurement, mais intérieurement, dans l'esprit de l'âme par la connaissance de Dieu, sera perfectionnée par la vision, qui aura lieu alors, après le jugement, face à face, et qui maintenant avance à travers un miroir en énigme (Col 13,12). C'est de cette perfection qu'il faut entendre ces paroles: «Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est». Ce don nous sera fait quand on nous aura dit: «Venez, bénis de mon Père; possédez le royaume préparé pour vous (Mt 25,34)». Alors l'impie disparaîtra, pour ne pas voir la gloire du Seigneur (Is 26,10), quand ceux qui seront à gauche iront au supplice éternel, et que ceux qui seront à droite entreront dans l'éternelle vie (Mt 25,46). Or, comme l'a dit la vérité, «la vie éternelle, c'est qu'ils vous connaissent, vous seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (Jn 17,3)».

1426 26. Cette sagesse contemplative - la même, ce me semble, que celle que les saintes Ecritures distinguent de la science sous le nom de sagesse - n'appartient qu'à l'homme; mais l'homme ne l'a point de lui-même; il la tient de celui dont la participation peut seule rendre l'âme vraiment raisonnable et intelligente. Cicéron la recommande en ces termes, à la fin de son dialogue d'Hortensius: «Nous qui méditons ces choses jour et nuit, qui exerçons notre intelligence - le regard de l'âme - et veillons à ne point la laisser s'émousser, c'est-à-dire nous qui sommes philosophes, nous avons grand espoir, que si ce que nous sentons et ce que nous goûtons est mortel et périssable, du moins, au terme de notre carrière mortelle, la mort nous sera agréable, que l'anéantissement ne nous sera point pénible, mais sera plutôt le repos de notre vie; ou si, selon l'opinion d'anciens philosophes, les plus grands et de beaucoup les plus illustres, nous avons des âmes immortelles et divines, il faut croire qu'elles (540) monteront et rentreront d'autant plus facilement au ciel qu'elles auront mieux suivi leur carrière, c'est-à-dire cédé à la raison et au désir de savoir, et qu'elles se seront moins mêlées et embarrassées dans les vices et les erreurs des hommes». Puis dans une courte conclusion, il répète encore la même pensée: «Ainsi donc, pour terminer enfin cette discussion, soit que nous désirions une mort paisible après une vie livrée à ces occupations, soit que nous devions passer immédiatement de ce séjour à un autre bien préférable, nous devons consacrer à ces études tous nos travaux et tous nos soins».

Ici je m'étonne que cet homme, doué d'un si grand génie, promette, au terme de la carrière mortelle, une mort agréable à des philosophes dont le bonheur est la contemplation de la vérité, si ce que nous sentons et ce que nous goûtons est mortel et périssable: comme s'il s'agissait de la mort et de la destruction de quelque chose que nous n'aimerions pas ou que nous haïrions mortellement et dont l'anéantissement nous serait agréable. Mais il ne tenait point cette doctrine des philosophes dont il fait un si bel éloge; il l'avait empruntée à la nouvelle Académie où il avait appris à douter des vérités les plus évidentes. Ce qu'il tenait de ces philosophes «les plus grands et de beaucoup les plus illustres», comme il en convient lui-même, c'est que les âmes sont immortelles. Or il est à propos d'exciter par là des âmes immortelles à poursuivre, jusqu'au terme de cette vie, la carrière de la raison, la recherche de la vérité, et à se dégager le plus possible des vices et des erreurs des hommes, afin de faciliter leur retour vers Dieu. Mais cette carrière, qui consiste dans l'amour et la recherche de la vérité, ne suffit point à des malheureux, c'est-à-dire à des hommes mortels aidés de leur seule raison et privés de la foi au Médiateur. C'est ce que je me suis efforcé de démontrer dans les autres parties de cet ouvrage, particulièrement dans le quatrième et le treizième livre. (541)




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LIVRE QUINZIÈME: LA TRINITÉ AU CIEL.


Résumé de ce qui a été dit dans les quatorze livres précédents. - Il faut chercher la Trinité dans les réalités éternelles, immatérielles et immuables, dont la parfaite contemplation nous est promise comme le souverain bonheur. - Nous ne découvrons ici-bas cette Trinité que comme à travers un miroir et en énigme, dans l'image de Dieu qui est en nous, comme une ressemblance obscure et difficile à saisir. C'est ainsi qu'on peut conjecturer et expliquer d'une manière quelconque la génération du Verbe divin par la parole de notre âme, mais avec difficulté, à cause de l'immense différence qui sépare les deux verbes; et aussi la procession du Saint-Esprit, par l'amour, lien produit par la volonté


CHAPITRE PREMIER. DIEU EST AU-DESSUS DE L'ÂME.

1501 1. Notre dessein étant d'amener le lecteur à reconnaître le Créateur dans ses créatures, nous sommes arrivé jusqu'à son image, qui est l'homme; l'homme dans ce qui l'élève au-dessus de tous les animaux, c'est-à-dire dans sa raison ou son intelligence, dans tout ce qu'on peut attribuer à une âme raisonnable ou intelligente, dans tout ce qui est propre à cette chose qu'on appelle esprit ou âme. C'est par ce mot spécial mens, animus, que quelques auteurs latins désignent la partie principale de l'homme, refusée aux animaux, pour la distinguer de l'âme même des animaux, anima. Si nous cherchons quelque chose, et quelque chose de vrai, au-dessus de cette nature, nous trouvons Dieu, c'est-à-dire la nature incréée et créatrice. Que cette nature est Trinité, c'est ce que nous devons démontrer, non-seulement aux croyants par l'autorité de la divine Ecriture, mais encore, si cela est possible, aux hommes intelligents par quelque argument tiré de la raison. La discussion elle-même fera voir dès le début pourquoi j'ai dit: si cela est possible.

CHAPITRE II. IL FAUT CHERCHER SANS CESSE LE DIEU INCOMPRÉHENSIBLE. CE N'EST PAS À TORT QU'ON CHERCHE DANS LA CRÉATURE LES TRACES DE LA TRINITÉ.

1502 2. Le Dieu même que nous cherchons nous aidera, je l'espère, à tirer quelque fruit de notre travail et à bien comprendre cette pensée du Psalmiste: «Que le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur soit dans l'allégresse; cherchez le Seigneur et soyez forts; cherchez sans cesse sa présence (Ps 104,3-4)». En effet, il semble que chercher toujours, c'est ne jamais trouver; et comment le coeur de ceux qui cherchent sans pouvoir trouver ne sera-t-il pas dans la tristesse plutôt que dans l'allégresse? car le Psalmiste ne dit pas: «que le coeur» de ceux qui trouvent, mais «de ceux qui cherchent le «Seigneur, soit dans l'allégresse». Et d'autre part, le prophète Isaïe attesce qu'on peut trouver le Seigneur en le cherchant: «Cherchez le Seigneur», dit-il, «et dès que vous l'aurez trouvé, invoquez-le; puis quand il sera près de vous, que l'impie abandonne ses voies, et l'homme injuste ses pensées (Is 55,6-7)». Or, si en le cherchant, on le trouve, pourquoi nous dit-on: «Cherchez sans cesse sa présence?» Serait-ce qu'il faut encore le chercher quand on l'a trouvé? En effet, c'est ainsi qu'il faut chercher les choses incompréhensibles, et ne pas s'imaginer qu'on n'a rien trouvé, quand on a pu découvrir combien ce qu'on cherchait est incompréhensible. Pourquoi cherche-t-on ce que l'on sait être incompréhensible, sinon parce qu'il ne faut jamais cesser la recherche des choses incompréhensibles tant qu'elle est profitable, et qu'on devient toujours meilleur en cherchant un bien si grand, qui est toujours à trouver quand on le cherche, et toujours à chercher quand on le trouve? car on le cherche pour goûter plus de joie à le trouver, et on le trouve pour avoir plus d'ardeur à le chercher. C'est ici qu'on peut appliquer ce que le livre de l'Ecclésiastique dit de la sagesse: «Ceux qui me «mangent ont encore faim, ceux qui me boivent ont encore soif (Si 24,29)». On mange en effet et on boit parce qu'on trouve; et comme on a faim et soif, on cherche encore. La foi cherche, l'intelligence trouve; ce qui fait dire au prophète: «Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (Is 7,9)». Et, en retour, l'intelligence cherche celui qu'elle a trouvé: car comme (543) chante le Psalmiste: «Le Seigneur a jeté un regard sur les enfants des hommes, pour voir s'il en est un qui ait de l'intelligence et qui cherche Dieu (Ps 13,2)». C'est donc pour chercher Dieu que l'homme doit avoir de l'intelligence.

1503 3. Nous nous sommes donc assez arrêté aux créatures pour y reconnaître le Créateur: «En effet, ses perfections invisibles, rendues compréhensibles depuis la création du monde par les choses qui ont été faites, sont devenues visibles (Rm 1,20)». Aussi le livre de la

Sagesse adresse-t-il des reproches à ceux qui, «à la vue des biens visibles, n'ont pu connaître Celui qui est, ni, en considérant les oeuvres, reconnaître l'ouvrier; mais qui ont regardé comme des dieux arbitres du monde, le feu, le vent, l'air agité, la multitude des étoiles, les flambeaux du ciel. Que si séduits par leur beauté, ils les ont crus des dieux, qu'ils apprennent combien est plus beau leur Dominateur, puisque, source de la beauté, il les a créés. Et s'ils ont admiré la force et la puissance de ces créatures, qu'ils comprennent, par là, combien est plus puissant celui qui les a faites. Car, par la grandeur et la beauté de la créature, il était possible de connaître le Créateur (Sg 13,1-5)». J'ai cité ce passage de la Sagesse pour qu'aucun fidèle ne m'accuse d'avoir perdu mon temps et ma peine à chercher dans les créatures certaines espèces de trinités, pour m'élever de là graduellement jusqu'à l'âme de l'homme, en quête de vestiges de cette souveraine Trinité, que nous cherchons quand nous cherchons Dieu.

CHAPITRE 3. COURT RÉSUMÉ DE TOUS LES LIVRES PRÉCÉDENTS.

1504 4. Mais comme la nécessité de discuter et de raisonner nous a forcé de dire, dans les quatorze livres précédents, une foule de choses que nous ne pouvons voir d'un seul trait poux les ramener, par une pensée rapide, au but que nous voulons atteindre; je ferai, avec l'aide du Seigneur, tous mes efforts pour résumer en peu de mots et sans discussion tout ce que j'ai dit jusqu'ici, et pour placer comme dans un tableau synoptique, non plus les raisons qui ont déterminé les conclusions, mais les conclusions elles-mêmes. Par là les conséquents ne seront pas assez éloignés de leurs antécédents, pour les faire oublier; et si cela arrivait, un simple coup d'oeil rétrospectif suffirait à rafraîchir la mémoire.

1505 5. Dans le premier livre, l'unité et l'égalité de la souveraine Trinité ont été démontrées d'après les saintes Ecritures. Dans le second, le troisième et le quatrième, même sujet, sauf qu'on y a spécialement traité de la mission du Fils et du Saint-Esprit, tout en prouvant que celui qui est envoyé n'est pas pour cela moindre que celui qui l'envoie, puisque la Trinité est égale en tout, également immuable et invisible par sa nature, et qu'étant partout, elle opère sans séparation. Dans le cinquième, en vue de ceux qui pensent que la substance du Père et du Fils n'est pas la même, parce qu'ils s'imaginent que tout ce qu'on dit de Dieu regarde la substance, et qu'ainsi engendrer et être engendré, ou être engendré et non engendré n'étant pas la même chose, ces termes supposent diversité de substances, il est démontré que tout ce qu'on dit de Dieu ne tombe pas sur la substance, comme s'il s'agissait, par exemple, de la bonté, de la grandeur ou de tout autre attribut essentiel; mais qu'il y a aussi des termes relatifs, c'est-à-dire se rapportant non à Dieu même, mais à quelque chose qu'il n'est pas: comme Père qui se rapporte à Fils, ou Seigneur à la créature qui lui est soumise. Et s'il y a là un sens relatif, c'est-à-dire se rapportant à ce qui n'est pas la substance, ce sens est de plus temporel, comme quand on dit: «Seigneur, vous êtes devenu notre refuge(Ps 90,1)»; ce qui ne suppose en Dieu aucun changement, et le laisse permanent et immuable dans sa nature ou son essence. Dans le sixième, on demande comment l'Apôtre a appelé le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu (1Co 1,24), tout en remettant à un examen plus approfondi cette question: Celui par qui le Christ est engendré n'est-il point sagesse, mais seulement Père de sa sagesse, ou bien la sagesse a-t-elle engendré la sagesse? Mais quoi qu'il en puisse être, on a vu dans ce livre qu'il y a égalité dans la Trinité, que Dieu n'est point triple, mais Trinité; que le Père et le Fils ne sont point chose double vis-à-vis du Saint-Esprit chose simple, et que là, trois ne sont pas quelque chose de plus qu'un. On y a discuté aussi le sens de ces paroles de l'évêque Hilaire: «Eternité dans le Père, beauté dans «l'image, usage dans le don». Dans le (543) septième livre, on traite la question qui avait été différée et on explique que Dieu qui a engendré son Fils n'est pas seulement le Père de si vertu et de sa sagesse, mais qu'il est lui-même vertu et sagesse; et aussi le Saint-Esprit, sans cependant qu'il y ait trois vertus et trois sagesses, mais une seule vertu et une seule sagesse, comme il n'y a qu'un seul Dieu et une seule essence. Puis on a demandé comment il se fait qu'on dise une essence, trois personnes, ou selon certains Grecs, une essence, trois substances; et on a trouvé que le besoin de s'exprimer forçait à répondre par un seul mot à cette question: Qu'est-ce que les trois, ces trois que nous confessons en toute vérité, à savoir le Père, le Fils et le Saint-Esprit?

Dans le huitième livre, on a prouvé par des arguments sensibles pour les lecteurs intelligents, que, dans la substance de la vérité, non-seulement le Père n'est pas plus grand que le Fils, mais que les deux ne sont rien de plus grand que le Saint-Esprit, ou que deux personnes, que les trois mêmes réunies, ne sont rien de plus grand qu'une seule d'entre elles prise en particulier. Ensuite, par la vérité que l'intelligence découvre, par le souverain bien de qui tout bien découle, par la justice en vertu de laquelle l'âme juste est aimée même de l'âme qui ne l'est pas, j'ai cherché, autant que je l'ai pu, à faire comprendre cette nature, non-seulement immatérielle, mais encore immuable, qui est Dieu. Puis par la charité, qui est le nom même de Dieu, d'après les saintes Ecritures (1Jn 4,16), j'ai commencé à donner aux lecteurs intelligents une idée quelconque de la Trinité: celui qui aime, celui qui est aimé et l'amour qui les unit. Dans le neuvième, la discussion s'est établie sur l'image de Dieu, qui est l'homme en tant qu'intelligence, et nous y avons trouvé une certaine Trinité: l'âme, la connaissance qu'elle a d'elle-même, et l'amour qu'elle a pour elle-même et pour sa propre connaissance: trois choses qui sont démontrées égales et d'une seule essence. Dans le dixième, ce même sujet a été étudié plus attentivement et plus à fond, et nous avons été amené à reconnaître dans l'âme une trinité plus manifeste: sa mémoire, son intelligence et sa volonté. Mais comme il est évident qu'il n'est pas possible à l'âme de ne pas se souvenir d'elle-même, de ne pas se comprendre et de ne pas s'aimer, même quand elle ne pense pas à elle, et que, quand elle y pense, elle ne se sépare point par la pensée des objets matériels: nous avons différé de parler de la Trinité dont elle est l'image, afin de découvrir une trinité même dans les corps visibles et d'exercer ainsi la sagacité du lecteur. Dans le onzième livre, nous avons choisi pour sujet de nos raisonnements le sens de l'oeil, d'après lequel, sans autre explication, on peut porter sur les quatre autres sens un jugement analogue; et nous y avons vu la trinité de l'homme extérieur: les objets vus au dehors, soit par exemple un corps exposé au regard; puis la forme qui en résulte et s'imprime dans l'oeil du spectateur, et ensuite la volonté qui les unit. Mais ces trois choses ne sont évidemment point égales entre elles, ni de même substance. Puis dans l'âme elle-même, une autre trinité est résultée des objets extérieurs et comme introduits par la porte des sens; trinité composée de trois choses de même substance: l'image du corps restée dans la mémoire, l'information qui s'en fait quand la pensée y tourne son regard, et la volonté qui les unit l'une à l'autre. Mais cette trinité nous a paru appartenir à l'homme extérieur, puisqu'elle est produite par des sensations venues du dehors. Dans le douzième, nous avons cru devoir distinguer la sagesse de la science, et chercher dans ce qu'on appelle proprement la science et qui est d'une dignité inférieure, une certaine trinité particulière (sui generis) trinité qui appartient déjà, il est vrai, à l'homme intérieur, mais qu'on ne doit point encore appeler ni croire l'image de Dieu. C'est là l'objet du treizième livre, où le sujet est traité à l'aide de la foi chrétienne. Dans le quatorzième, la discussion roule sur la vraie sagesse, c'est-à-dire celle qui est un don de Dieu, une communication de Dieu, et est distincte de la science; et enfin on arrive à découvrir la Trinité dans l'image de Dieu, c'est-à-dire dans l'âme humaine qui est renouvelée par la connaissance de Dieu selon l'image de Celui qui a créé l'homme (Col 3,10) à son image (Gn 1,27), et reçoit ainsi la sagesse là où se contemplent les vérités éternelles.

CHAPITRE IV. CE QUE TOUTE CRÉATURE NOUS APPREND DE DIEU.

1506 6. Cherchons donc la Trinité qui est Dieu (544) dans les réalités éternelles, immatérielles et immuables, dans la parfaite contemplation desquelles on nous promet la vie heureuse, qui ne peut qu'être éternelle. L'existence de Dieu ne repose pas seulement sur l'autorité des livres divins, mais tout ce qui nous environne, mais la nature entière à laquelle nous appartenons, nous aussi, proclament l'Etre infiniment parfait qui les a créés, qui nous a donné une âme et une raison naturelle, en vertu de laquelle nous voyons qu'il faut préférer ce qui vit à ce qui ne vit pas, ce qui sent à ce qui ne sent pas, ce qui comprend à ce qui ne comprend pas, l'immortel au mortel, la puissance à l'impuissance, la justice à l'injustice, la beauté à la laideur, le bien au mal, l'incorruptible au corruptible, ce qui ne change pas à ce qui change, l'invisible au visible, l'immatériel au matériel, le bonheur au malheur. Par conséquent, comme nous mettons sans aucun doute le Créateur au-dessus des choses créées, il est nécessaire qu'il possède la vie à un plus haut degré, qu'il connaisse et comprenne tout; qu'il ne soit sujet ni à la mort ni à la corruption, ni au changement; qu'il ne soit point corps, mais esprit, et le plus puissant, le plus juste, le plus beau, le meilleur et le plus heureux de tous les esprits.

CHAPITRE V. COMBIEN IL EST DIFFICILE DE DÉMONTRER LA TRINITÉ PAR LA RAISON NATURELLE.

1507 7. Tout ce que j'ai dit et tout ce que le langage humain peut exprimer qui soit digne de la Divinité, s'applique a toute la Trinité, qui est un seul Dieu, et à chacune des personnes de cette même Trinité prise en particulier. Qui oserait, en effet, affirmer soit de Dieu seul, qui est la Trinité même, soit du Père, ou du Fils ou du Saint-Esprit, qu'il ne vit pas, qu'il ne connaît ou ne comprend pas, ou que, dans cette même nature où l'on enseigne qu'ils sont égaux, l'un d'eux est mortel, ou corruptible, ou sujet à changement, ou matériel? Ou bien qui osera dire que l'un d'eux n'est pas très-puissant, très-juste, très-beau, très-bon, très-heureux? Si donc ces choses et toutes celles de ce genre peuvent se dire de la Trinité même et de chacune des personnes en particulier, où et comment découvrirons-nous la Trinité? Réduisons donc ces divers points à un petit nombre. Car ce qu'on appelle vie en Dieu, c'est son essence même et sa nature. Dieu ne vit donc que de sa vie, c'est-à-dire de son essence propre. Or cette vie n'est point celle de l'arbre, qui n'a ni intelligence ni sentiment. Elle n'est point celle de l'animal; qui possède les cinq sens, il est vrai, mais est privé d'intelligence. La vie qui est Dieu connaît et comprend tout; elle connaît par l'esprit et non par le corps: car Dieu est esprit (Jn 4,24). Dieu ne connaît pas par le corps, comme les animaux qui ont un corps, car il n'est point composé d'une âme et d'un corps; par conséquent c'est une nature simple qui connaît comme elle comprend et comprend comme elle connaît: vu que connaître et comprendre sont pour elle la même chose. Et ce n'est point à dire qu'il doive cesser un jour ou qu'il ait commencé: car il est immortel. C'est avec raison qu'on a dit de lui qu'il possède seul l'immortalité (1Tm 6,6): car celui-là seul est vraiment immortel, dont la nature n'est sujette à aucun changement. Cette vraie éternité, qui rend Dieu immuable, est sans commencement et sans fin, et par conséquent incorruptible. Ainsi dire que Dieu est éternel, ou immortel, ou incorruptible, ou immuable, c'est dire une seule et même chose; et affirmer qu'il est vivant ou intelligent, c'est-à-dire sage, c'est encore tout un. Car il n'a pas reçu la sagesse dont il est sage, mais il est lui-même la sagesse. Et cette sagesse est sa vie, et aussi la vertu ou puissance qui le rend puissant, et la beauté qui le rend beau. Quoi en effet de plus puissant et de plus beau que la sagesse qui atteint d'une extrémité à l'autre avec force et dispose toutes choses avec douceur (Sg 8,1)?Et sa bonté et sa justice se distinguent-elles dans sa nature comme dans ses oeuvres? Sont-elles deux qualités diverses, dont l'une s'appelle la bonté, et l'autre la justice? Pas le moins du monde; mais la justice est la même chose que la bonté, et la bonté la même chose que le bonheur, Or on dit que Dieu est immatériel ou incorporel, pour faire comprendre et admettre qu'il n'est point corps mais esprit.

1508 8. Quand nous disons: éternel, immortel, incorruptible, immuable, vivant, sage, puissant, beau, juste, bon, heureux, esprit, il semblerait que cette dernière expression seule se rapporte à la substance, et que les autres n'indiquent que les qualités de cette substance; (545) mais il n'en est pas ainsi dans cette nature ineffable et simple. Car tout ce qui semble, là, désigner une qualité, doit s'entendre de la substance ou essence. Gardons-nous de dire que Dieu est esprit quant à la substance, et bon quant à la qualité; car ces deux choses tiennent à sa substance, Et ainsi des autres attributs que j'ai cités tout à l'heure et dont j'ai déjà longuement parlé dans les livres précédents. Choisissons-en donc un parmi les quatre premiers que j'ai mentionnés dans cet ordre: éternel, immortel, incorruptible, immuable; puisque les quatre ne font qu'un, comme je l'ai déjà dit. Pour ne pas fatiguer l'attention du lecteur, prenons le premier des quatre: c'est-à-dire l'éternité. Appliquons le même procédé aux quatre suivants: vivant, sage, puissant, beau. Et comme l'animal a une vie quelconque, mais point de sagesse; comme ces deux qualités, sagesse et puissance sont ainsi rapprochées dans l'homme par la divine Ecriture: «Le sage est meilleur que le fort (Sg 5,1)» comme, d'autre part, on a l'usage de dire de certains corps qu'ils sont beaux choisissons, dans ces quatre attributs, la sagesse. Non qu'ils soient inégaux dans Dieu ce sont quatre noms, mais la chose est une. Quant aux trois derniers, bien qu'en Dieu ce soit la même chose d'être juste, bon, heureux, la même chose d'être esprit, juste, bon et heureux: cependant comme, dans l'homme, il peut y avoir un esprit qui ne soit pas heureux; que cet esprit peut être bon et juste sans être heureux, et que celui qui est heureux est certainement un esprit juste et bon: choisissons entre les quatre ce qui suppose nécessairement les trois autres: heureux.

CHAPITRE VI. COMMENT IL Y A TRINITÉ DANS LA SIMPLICITÉ MÊME DE DIEU. LA TRINITÉ DIVINE SE DÉMONTRE-T-ELLE PAR LES TRINITÉS TROUVÉES DANS L'HOMME ET COMMENT?

1509 9. Quand donc nous disons: éternel, sage, heureux, ces trois choses sont-elles la Trinité qu'on appelle Dieu? Nous réduisons, il est vrai, ces douze attributs à trois; mais peut-être pouvons-nous réduire encore ces trois à un seul. Si, en effet, sagesse et puissance, ou vie et sagesse peuvent n'être qu'une seule et même chose dans la nature de Dieu; pourquoi éternité et sagesse, ou bonheur et sagesse, ne seraient-ils pas aussi une seule et même chose dans cette même nature divine? Par conséquent, comme il n'importait pas de dire douze attributs ou trois, puisque nous avons réduit douze à trois; il n'importe pas davantage de dire trois ou un, cet un auquel nous avons fait voir qu'on peut réduire les trois. Mais quelle méthode de discussion, quelle vigueur et quelle puissance d'intelligence, quelle vivacité de raison, quelle pénétration d'esprit nous démontrera - pour ne rien dire de plus - comment cet un, cette sagesse qui s'appelle Dieu, est Trinité? Car Dieu ne reçoit pas la sagesse d'un autre, comme nous la recevons de lui; mais il est lui-même sa propre sagesse, puisque sa sagesse n'est pas autre chose que son essence, et qu'être et être sage sont pour lui la même chose. Sans doute les Saintes-Ecritures appellent le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu (1Co 1,24); mais nous avons fait voir dans le septième livre (Ch., 1,3) que ces paroles ne doivent pas s'entendre en ce sens que le Fils rend le Père sage, et la raison va jusqu'à nous faire voir que le Fils est sagesse de sagesse, comme il est lumière de lumière, et Dieu de Dieu. Et, du Saint-Esprit, nous n'avons pu découvrir autre chose sinon qu'il est aussi Sagesse, et que les trois personnes ne sont qu'une seule sagesse, comme elles ne sont qu'un seul Dieu et, une seule essence. Comment donc comprendre que cette sagesse, qui est Dieu, est aussi Trinité? Je n'ai pas dit: comment croire? car c'est-là un point hors de toute question pour les fidèles: mais s'il est un moyen pour l'intelligence de voir ce que nous croyons, quel est ce moyen?

1510 10. Si nous cherchons dans lequel de ces livres la Trinité a commencé à nous apparaître, nous trouvons que c'est dans le huitième. C'est là en effet que la discussion nous a amené à tourner, autant que possible, l'attention du lecteur vers cette parfaite et immuable nature, qui n'est pas notre âme. Nous la considérions alors comme étant proche de nous et pourtant au-dessus de nous, non localement, mais par sa respectable et merveilleuse présence, tellement qu'elle semblait être actuellement en nous par sa lumière. Cependant nous n'y découvrions pas encore de trinité, parce que l'éblouissement ne nous (546) permettait pas de fixer le regard de notre âme pour la chercher; nous nous contentions de voir d'une manière quelconque qu'il ne fallait point supposer, là, une étendue matérielle où deux ou trois fussent plus grands qu'un. Puis en arrivant à l'amour, comme l'Ecriture Sainte dit que Dieu est amour (Jn 4,16), nous avons commencé à entrevoir la Trinité, c'est-à-dire celui qui aime, celui qui est aimé et l'amour. Mais comme cette ineffable lumière éblouissait nos yeux, et nous faisait sentir l'impuissance de notre âme à sonder ce mystère, pour soulager notre attention et nous reposer entre le début elle terme, nous nous sommes rabattus sur un sujet plus à notre portée, sur l'étude de notre âme, selon laquelle l'homme a été créé à l'image de Dieu (Gn 1,27). Et afin que les perfections invisibles de Dieu, qui ont été faites par les choses, nous fussent rendues intelligibles(Rm 1,20), nous nous sommes arrêtés, du neuvième au quatorzième livre, sur cette créature qui est nous. Enfin après avoir autant et plus qu'il ne fallait peut-être, exercé notre intelligence sur des objets inférieurs, nous désirons nous élever jusqu'à la contemplation de cette souveraine Trinité qui est Dieu, et nous ne le pouvons pas.

En effet si nous voyons avec une certitude entière des trinités formées, soit des corps extérieurs, soit de la pensée qui résulte de la sensation qu'ils nous impriment; ou quand des impressions naissent dans l'âme, indépendamment des sens corporels, comme la foi, comme les vertus destinées à régler notre vie, que la raison voit clairement et qui sont du domaine de la science; ou quand l'âme elle-même, par laquelle nous connaissons tout ce que nous disons avec vérité connaître, se connaît elle-même, ou quand elle voit quelque chose qu'elle n'est pas, quelque chose d'éternel et d'immuable: si, dis-je, nous voyons là certaines trinités avec certitude, parce qu'elles s'opèrent en nous, ou sont en nous, quand nous nous rappelons, quand nous voyons ou voulons ces choses, voyons-nous de la même manière la Trinité divine? Voyons-nous par l'intellect Dieu parlant, puis son Verbe - c'est-à-dire le Père et le Fils - puis l'amour procédant de l'un et de l'autre, commun à l'un et à l'autre, c'est-à-dire le Saint-Esprit? Serait-ce que nous voyons ces trinités propres à nos sens ou à nos âmes plutôt que nous ne les croyons, et que nous croyons que Dieu est Trinité plutôt que nous ne le voyons? S'il en est ainsi, ou les perfections invisibles de Dieu ne nous sont pas rendues intelligibles par les choses qui ont été faites, ou, si nous en voyons quelques-unes, nous n'y découvrons pas la Trinité, en sorte qu'il y a des choses que nous voyons et d'autres que nous devons croire sans voir. Or, dans le livre huitième, nous avons démontré que nous voyons le bien immuable, qui n'est pas nous, et le quatorzième nous l'a rappelé, alors que nous parlions de la sagesse que Dieu donne à l'homme. Pourquoi donc n'y reconnaissons-nous pas la Trinité? Serait-ce que la sagesse qui s'appelle Dieu, ne se comprend pas, ne s'aime pas elle-même? Qui osera le dire? Ou qui ne voit que là où il n'y a pas rie science, il ne peut y avoir de sagesse? Ou bien devons-nous croire que la sagesse qui est Dieu connaît d'autres choses et s'ignore elle-même, ou aime d'autres choses et ne s'aime pas elle-même? S'il est absurde et impie de dire ou de penser ces choses, voilà donc la Trinité, c'est-à-dire la sagesse, la connaissance de soi, et l'amour de soi. C'est en effet ainsi que nous avons découvert une trinité dans l'homme l'âme, la connaissance qu'elle a d'elle-même, et l'amour dont elle s'aime.


Augustin, Trinité 1424