Augustin, Trinité 123

CHAPITRE XII. AUTRES PASSAGES RELATIFS AUX DEUX NATURES.

Quant au jour et à l'heure du jugement dernier dont Jésus-Christ a dit que «nul ne les sait, non pas même les anges des cieux, ni le Fils, mais seulement le Père (Mc 16,32)», il faut observer qu'il ne les savait pas, par rapport à ses disciples, puisqu'il ne devait point les leur faire connaître. C'est ainsi que l'Ange dit à Abraham: «Je sais maintenant que tu crains Dieu», c'est-à-dire que cette épreuve m'a prouvé que tu craignais Dieu (Gn 22,12).Au reste, Jésus-Christ se proposait de révéler en temps opportun ce secret à ses apôtres, ainsi qu'il le leur insinue par ces paroles, où le passé est mis pour le futur: «Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais je vous donnerai le nom d'amis. Car le serviteur ne sait pas ce que veut faire son maître. Or je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père (Jn 15,15)». Il ne l'avait pas encore fait, mais parce qu'il devait certainement le faire, il en parle comme d'une chose accomplie: «J'ai encore, avait-il ajouté, beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter à présent (Jn 16,12)» Parmi ces choses étaient sans doute compris le jour et l'heure du jugement.

L'Apôtre écrit également aux Corinthiens: «Je n'ai pas prétendu parmi vous savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié n. C'est qu'en effet il écrivait à des fidèles qui étaient incapables de s'élever jusqu'aux sublimes mystères de la divinité du Christ. Aussi leur dit-il peu après: «Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes encore charnelles (1Co 2,2 1Co 3,1)». Il ne savait donc point pour les Corinthiens ce qu'il ne pouvait leur apprendre, et il témoignait ne savoir que ce qu'il était nécessaire qu'ils apprissent. Au reste il savait bien pour les parfaits ce qu'il ne savait pas pour les enfants, car il dit lui-même: «Nous prêchons la sagesse aux parfaits (1Co 2,6)». Ainsi on dit qu'un homme ne sait pas une chose, quand il doit la tenir cachée; tout comme l'on affirme ne pas connaître le piége que l'on ne doit pas découvrir. Et en effet, l'Ecriture s'accommode à notre langage ordinaire, parce qu'elle s'adresse à des hommes.

124 24. C'est comme Dieu que Jésus-Christ a dit: «Le Seigneur m'a engendré avant les collines», c'est-à-dire avant toutes les créatures, même les plus excellentes; «et il m'a enfanté avant l'aurore», c'est-à-dire avant tous les temps et tous les siècles (Pv 8,22). En tant que Dieu, Jésus-Christ a dit: «Je suis la vérité», (360) et en tant qu'homme, il a ajouté: «Je suis la voie (Jn 14,6)». Et en effet parce qu'il est «le premier-né d'entre les morts (Ap 1,5)», il a tracé à son Eglise la route qui conduit au royaume de Dieu et à la vie éternelle. Ainsi on dit avec raison que le Christ qui est le Chef du corps des élus et qui les introduit en la bienheureuse immortalité, a été créé au commencement des voies et des oeuvres du Seigneur. Comme Dieu, Jésus-Christ «est le commencement, lui qui nous parle, et en qui au commencement Dieu a fait le ciel et la terre (Jn 8,25 Gn 1,1)», Mais comme homme, «il est l'époux qui s'élance de sa couche (Ps 18,6)». Comme Dieu, «il est né avant toutes les créatures; il est avant tout, et toutes choses subsistent par lui»; et comme homme, «il est le Chef du corps de l'Eglise (Col 1,15 Col 1,17-18)». Comme Dieu, «il est le Seigneur de la gloire», et nous ne pouvons douter qu'il ne glorifie ses élus (1Co 2,8), selon cette parole de l'Apôtre: «Ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés; ceux qu'il a appelés, il les a justifiés; ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés (Rm 8,30)». C'est encore de lui, comme Dieu, que le même Apôtre dit «qu'il justifie l'impie, qu'il est le juste par excellence, et qu'il justifie le pécheur (Rm 4,5 Rm 3,26).» Et en effet celui qui glorifie ceux qu'il a justifiés, et qui les justifie et les glorifie par lui-même., n'est-il pas réellement, ainsi que je l'ai affirmé, le Seigneur de la gloire?Et cependant, comme homme, il répondit à ses disciples qui l'interrogeaient sur la récompense qu'il leur réservait: «Il n'est pas en mon pouvoir de vous donner une place à ma droite ou à ma gauche, elle appartient à ceux à qui mon Père l'a préparée (Mt 20,23)».

125 25. Mais parce que le Père et le Fils ne sont qu'un, ils concourent également à préparer la même place. Et en effet j'ai déjà prouvé que par rapport à la Trinité ce que l'Ecriture énonce d'une seule personne doit être entendu de toutes trois en raison de l'unité de nature qui leur rend communes les oeuvres extérieures. C'est ainsi qu'en parlant de l'Esprit-Saint, Jésus-Christ dit: «Si je m'en vais, je vous l'enverrai (Jn 16,7)». Il ne dit pas: Nous enverrons, mais j'enverrai, comme si cet Esprit divin ne devait recevoir sa mission que du Fils, à l'exclusion du Père. Mais dans un autre endroit, il dit: «Je vous ai dit ces choses lorsque j'étais encore avec vous. Mais le Consolateur, l'Esprit-Saint que mon Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses (Jn 14,25-26)». Ne semble-t-il pas ici que le Père seul doit envoyer l'Esprit-Saint, et que le Fils n'y aura aucune part? Et de même, au sujet de la place qui est réservée dans le ciel à ceux à qui le Père l'a préparée, Jésus-Christ veut faire entendre que conjointement avec le Père il a préparé et réservé cette place.

126 26. Mais peut-être m'objectera-t-on qu'en parlant de l'Esprit-Saint, il a bien dit qu'il l'enverrait, mais n'a pas nié que le Père ne puisse aussi l'envoyer, et qu'en affirmant ensuite la même chose du Père, il ne l'a pas niée de lui-même, tandis qu'ici il reconnaît qu'il ne lui appartient pas de donner cette place. C'est pourquoi il dit avec raison qu'elle est réservée à ceux à qui le Père l'a préparée. Je réponds, comme je l'ai déjà fait ailleurs, que dans cette circonstance Jésus-Christ s'exprime en tant qu'homme. «Il ne m'appartient pas, dit-il, de donner cette place», c'est-à-dire que cela surpasse en moi la puissance de l'homme. Mais c'est une raison pour que nous comprenions qu'étant comme Dieu égal à son Père, il la donne conjointement avec lui. Le sens de ces paroles est donc celui-ci: Je ne puis comme homme donner cette place, et elle est réservée à ceux à qui le Père l'a préparée: toutefois, parce que «tout ce qui est au Père est à moi», vous devez comprendre que conjointement avec le Père j'ai préparé et réservé cette place (Jn 16,15).

Et maintenant je demande à montrer comment Jésus-Christ a pu dire: «Si quelqu'un entend mes paroles et ne les garde pas, je ne le juge pas». Est-ce comme homme qu'il parle ici, et de la même manière qu'il avait dit précédemment: il ne m'appartient pas de donner cette place? Non, sans doute, car il poursuit en ces termes «Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde»; et encore: «Celui qui me méprise et qui ne reçoit pas ma parole, a un juge qui doit le juger». Peut-être comprendrions-nous qu'il veut parler de son Père, s'il n'ajoutait: «La parole que j'ai annoncée, le jugera au dernier jour». Eh bien! le Fils ne jugera donc point, puisqu'il a déclaré qu'il ne jugerait pas; et le Père ne jugera point, (361) puisque ce sera la parole que le Fils aura annoncée. Mais écoutez la suite de ce passage: «Je n'ai point parlé de moi-même: mais mon Père qui m'a envoyé, m'a prescrit lui-même ce que je dois dire, et comment je dois parler. Et je sais que son commandement est la vie éternelle. Or ce que je dis, je le dis selon que mon Père m'a ordonné (Jn 12,47-50)». Ainsi ce n'est pas le Fils qui juge, mais c'est la parole que le Fils a prononcée; et cette parole n'est elle-même investie de ce pouvoir que parce que le Fils n'a point parlé de lui-même, -mais selon l'ordre et le commandement de Celui qui l'a envoyé. Le jugement est donc réservé au Père dont le Fils nous a transmis la parole. Or ce Verbe, ou cette parole du Père, n'est autre que le propre Fils de Dieu. Car il ne faut point ici distinguer deux commandements, l'un du Père, et l'autre du Fils, et c'est uniquement le Fils qui est désigné par le terme de commandement ou de parole.

Mais examinons si par ces mots: «Je n'ai point parlé de moi-même», J.-C. ne voudrait pas dire: je ne me suis pas donné l'être à moi-même. Et en effet quand le Verbe de Dieu s'énonce au dehors, il ne peut que s'énoncer lui-même, puisqu'il est le Verbe de Dieu. Aussi dit-il souvent que «son Père lui a donné», pour nous faire entendre qu'il tire de lui sa génération éternelle. Car le Fils n'existait point avant que le Père lui donnât, et le Père ne lui a pas donné parce qu'il manquait de quelque chose, mais il lui a adonné d'être, et en l'engendrant il lui a donné d'avoir toutes choses. Il ne faut pas en effet raisonner ici du Fils de Dieu, comme nous le faisons des créatures. Avant le mystère de l'Incarnation, et avant qu'il eût pris la nature humaine, le Fils unique de Dieu, par qui tout a été fait, réunissait en lui l'être divin et la plénitude divine, Il était, et parce qu'il était, il avait. C'est ce qu'exprime clairement ce passage de saint Jean, si nous savons le comprendre: «Comme le Père, dit Jésus-Christ, a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d'avoir en soi la vie (Jn 5,26)». Mais le Fils n'existait point avant qu'il eût reçu du Père d'avoir la vie en soi, puisque par cela seul qu'il est, il est la vie. Ainsi cette parole «Le Père adonné au Fils d'avoir la vie en soi», signifie que le Père a engendré un Fils qui est la vie immuable et éternelle. Et en effet le Verbe de Dieu n'est pas autre que le Fils de Dieu, et le Fils de Dieu est lui-même «le Dieu véritable et la vie éternelle», ainsi que nous le dit saint Jean dans sa première épître (Jn 5,20). Pourquoi donc ne pas reconnaître ici ce même Verbe, dans «cette parole que Jésus-Christ a «annoncée, et qui jugera le pécheur au dernier «jour?» Au reste tantôt il se nomme lui-même la parole du Père, et tantôt le commandement du Père, en ayant soin de nous avertir que ce commandement est la vie éternelle. «Et je sais, dit-il, que son commandement est la vie éternelle (Jn 12,50)».

127 27. Il nous faut maintenant chercher en quel sens Jésus-Christ a dit: «Je ne le jugerai point, mais la parole que j'ai annoncée «le jugera». D'après le contexte de ce passage, c'est comme si le Sauveur disait: je ne le jugerai point, mais ce sera le Verbe du Père qui le jugera. Or le Verbe du Père n'est autre que le Fils de Dieu, et par conséquent nous devons comprendre que Jésus-Christ dit en même temps: je ne jugerai point et je jugerai. Mais comment cela peut-il être vrai, si ce n'est dans ce sens: je ne jugerai point parla puissance de l'homme, et en tant que je suis Fils de l'homme, mais je jugerai par la puissance du Verbe, et en tant que je suis Fils de Dieu? Si au contraire vous ne voyez que répugnance et contradiction dans ces paroles: je jugerai, et je ne jugerai pas; je vous demanderai de m'expliquer celles-ci: «Ma doctrine n'est pas ma doctrine (Jn 16). Comment Jésus-Christ peut-il dire que sa doctrine n'est pas sa doctrine? car observez qu'il ne dit point: cette doctrine n'est pas une doctrine, mais: «Ma doctrine n'est pas ma doctrine». Il affirme donc tout ensemble que sa doctrine est sienne, et qu'elle n'est pas sienne. Or, cette proposition ne peut être vraie que si on en prend le premier membre dans un sens, et le second dans un autre sens. Comme Dieu la doctrine de Jésus-Christ est sienne, et comme homme elle n'est pas sienne; et c'est ainsi qu'en disant: «Ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais elle est la doctrine de Celui qui m'a envoyé», il fait remonter nos pensées jusqu'au Verbe lui-même.

Je cite encore un autre passage qui tout d'abord ne paraît pas moins difficile. «Celui, dit Jésus-Christ, qui croit en moi, ne croit pas en moi (Jn 12,44)» . Comment croire en lui est- il ne pas (362) croire en lui? Et comment comprendre cette proposition en apparence si contradictoire: «Celui qui croit en moi, ne croit pas en moi, mais en Celui qui m'a envoyé?» En voici le sens: Celui qui croit en moi, ne croit point en ce qu'il voit, autrement son espérance s'appuierait sur la créature; mais il croit en Celui qui a pris la formé humaine afin de se rendre sensible aux yeux de l'homme. Et en effet le Fils de Dieu ne s'est fait homme que pour purifier le coeur de l'homme, et l'amener par la foi à le considérer comme égal à son Père. C'est pourquoi il élève jusqu'à son Père la pensée de ceux qui croient en lui, et en disant qu' «on ne croit pas en lui, mais en Celui qui l'a envoyé», il prouve qu'il ne se sépare point du Père qui l'a envoyé, et il nous avertit de croire en lui, comme nous croyons au Père auquel il est égal. C'est ce qu'il dit ouvertement dans cet autre passage: «Croyez en Dieu, et croyez aussi en moi (Jn 14,1)»; c'est-à-dire, croyez en moi de la même manière que vous croyez en Dieu, parce que le Père et moi ne sommes qu'un seul et même Dieu. Ainsi lorsque Jésus-Christ dit que «celui qui croit en lui, ne croit pas en lui, mais en Celui qui l'a envoyé», et dont il ne se sépare point, il transporte notre foi de sa personne à celle de son Père. Et de même quand il dit: «Il n'est pas en mon pouvoir de vous donner cette place et elle est réservée à ceux à qui mon Père l'a préparée», il s'exprime clairement selon le double sens que l'on attache à ses paroles. Cette observation s'applique également à cette autre parole:

«Je ne jugerai point». Et en effet comment serait-elle vraie, puisque, selon l'Apôtre Jésus-Christ doit juger les vivants et les morts (2Tm 4,1)? Mais parce qu'il n'exercera point ce jugement comme homme, il en rapporte l'honneur et le pouvoir à la divinité, et il élève ainsi nos pensées jusqu'à ces mystères sublimes qui sont le but de son incarnation.

CHAPITRE XII. DANS QUEL SENS LE PÈRE NE DOIT-IL PAS JUGER.

128 28. Si Jésus-Christ n'était tout ensemble Fils de l'homme parce qu'il a pris la forme d'esclave, et Fils de Dieu parce qu'il n'a point dépouillé la nature divine, saint Paul n'eût point dit des princes de ce monde que «s'ils l'avaient connu, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de la gloire (1Co 2,8)». C'est en effet comme homme que Jésus-Christ a été crucifié, et néanmoins les juifs ont crucifié le Seigneur de la gloire. Car le mystère de l'Incarnation consiste en ce que Jésus-Christ est tout ensemble Dieu-Homme, et Homme-Dieu. Mais comment, et en quoi est-il Dieu, et est-il homme? Un lecteur prudent, pieux et attentif comprendra aisément avec la grâce de Dieu. Pour moi, j'ai déjà dit que comme Dieu il glorifie ses élus, parce que comme Dieu il est le Seigneur de la gloire. Toutefois il est vrai de dire que les juifs ont crucifié le Seigneur de la gloire, puisqu'on peut dire que Dieu même a été crucifié non en la vertu de la divinité, mais en l'infirmité de la chair (2Co 13,4). C'est aussi à Jésus-Christ comme Dieu qu'appartient le jugement, parce qu'il juge par l'autorité de sa divinité, et non par la puissance de son humanité. Néanmoins il doit comme homme juger tous les hommes, de même qu'en lui le Seigneur de la gloire a été crucifié. D'ailleurs il nous l'affirme ouvertement par ces paroles: «Quand le Fils de l'homme, dit-il, viendra dans sa majesté, et tous les anges avec lui, toutes les nations seront assemblées devant lui (Mt 25,31)». La suite du chapitre qui traite du jugement dernier confirme pleinement cette vérité.

Les Juifs qui auront persévéré en leur malice, recevront en ce jugement la punition de leur crime, et «ils tourneront leurs regards vers Celui qu'ils auront percé (Za 12,10)». Et en effet, puisque les bons et les méchants doivent également voir Jésus-Christ comme Juge des vivants et des morts, il est certain que les pécheurs ne le verront qu'en son humanité. Mais alors ‘cette humanité sera glorieuse, et non humiliée comme au jour de sa passion. Au reste, les pécheurs ne verront point en Jésus-Christ la divinité selon laquelle il est égal à son Père. Car ils n'ont pas le coeur pur, et Jésus-Christ a dit: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5,8)». Or, voir Dieu, c'est «le voir face à face», comme dit l'Apôtre (1Co 13,12). Et cette vision qui est la souveraine récompense des élus, n'aura lieu qu'au jour où Jésus-Christ remettra son royaume à Dieu le (363) Père. C'est alors que toute créature étant soumise à Dieu, l'humanité sainte que le Fils de Dieu a prise en se faisant homme, lui sera elle-même soumise. Et en effet, comme homme «le Fils sera lui-même assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous (1Co 15,28)». Mais si le Fils de Dieu se montrait comme juge dans la forme divine qui le rend égal à son Père, et s'il se montrait ainsi aux pécheurs, il n'aurait plus de raison de promettre à son fidèle et bien-aimé disciple, comme bienfait inestimable, «qu'il l'aimera, et qu'il se montrera à lui (Jn 14,21)». Concluons qu'au dernier jour le Fils de l'homme jugera tous les hommes en vertu de l'autorité qui lui appartient comme Dieu, et non par la puissance de son humanité. Et toutefois, il est vrai de dire que le Fils de Dieu jugera aussi tous les hommes: seulement il n'apparaîtra point en la nature divine qui le rend égal au Père, mais en la nature humaine qu'il a prise en devenant le Fils de l'homme.

129 29. Il est donc permis de dire et que le Fils de l'homme jugera, et que le Fils de l'homme ne jugera pas. Il jugera, puisqu'il a dit lui-même: «Lorsque le Fils de l'homme viendra, toutes les nations seront assemblées devant lui (Mt 25,32)»; et il ne jugera pas, afin que cette parole soit accomplie: «Je ne jugerai point»; et cette autre: «Je ne cherche point ma gloire; il est quelqu'un qui la cherche et qui juge (Jn 12,47 Jn 8,50)». Bien plus, parce qu'au jour du jugement général, Jésus-Christ apparaîtra comme homme et non comme Dieu, il est vrai d'affirmer que le Père ne jugera pas; et c'est en ce sens que Jésus-Christ a dit: «le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils (Jn 5,22)».

Quant à cette autre parole que j'ai déjà citée: «Le Père a donné au Fils d'avoir la vie en soi (Jn 5,26)», elle se rapporte à la divinité de Jésus-Christ et à sa génération éternelle. On ne pourrait donc l'entendre de son humanité dont l'Apôtre a dit «que Dieu l'a élevée, et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom». Car évidemment l'Apôtre désigne ici Jésus-Christ comme Fils de l'homme, puisque c'est seulement en cette qualité que le Fils de Dieu est ressuscité d'entre les morts. Egal comme Dieu à son Père, il a daigné s'abaisser jusqu'à prendre la forme d'esclave, et c'est en cette ferme qu'il agit, qu'il souffre et qu'il reçoit la gloire. Pour s'en convaincre, il suffit de lire ce passage de l'épître aux Philippiens: «Le Christ s'est humilié, se rendant obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix. C'est pourquoi Dieu l'a élevé et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom; afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de son Père (Ph 2,6 Ph 11)». Ce témoignage de l'Apôtre se rapporte à Jésus-Christ comme homme, de même que cette parole: «Le Père a donné tout jugement au Fils»; et l'on voit assez qu'on ne saurait l'interpréter dans le même sens que celle-ci: «Le Père a donné au Fils d'avoir la vie en soi»: autrement il serait inexact de dire «que le Père ne juge personne». Car en tant que le Père engendre un Fils qui lui est égal, il juge conjointement avec lui. Il faut donc affirmer qu'au jour du jugement général Jésus-Christ apparaîtra en son humanité, et non en sa divinité. Ce n'est point que celui qui a donné tout jugement au Fils, ne doive aussi juger avec lui, puisque le Sauveur a dit «Il en est un qui cherche ma gloire et qui juge»; mais quand il a ajouté «que le Père ne juge personne, et qu'il a donné tout jugement au Fils», c'est comme s'il eût dit que dans ce jugement personne ne verra le Père, et que tous verront le Fils. En effet, parce que celui-ci est devenu Fils de l'homme, les pécheurs le verront, et ils tourneront leurs regards vers celui qu'ils auront percé.

130 30. Mais peut-être m'accuserez-vous d'émettre ici une pure conjecture plutôt qu'une proposition vraie et évidente. Eh bien! je vais m'appuyer sur le témoignage certain et évident de Jésus-Christ lui-même. Pour vous convaincre qu'en disant «que le Père ne juge personne, et qu'il a donné tout jugement au Fils», il a voulu expressément marquer que comme juge il apparaîtra en la forme de Fils de l'homme, forme qui n'appartient pas au Père, mais au Fils; forme en laquelle il n'est pas égal, mais inférieur au Père, mais qui lui permettra d'être vu des bons et des méchants, il suffit de lire le passage suivant: «En vérité je vous le dis, celui qui écoute ma (364) parole, et croit à celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle et ne sera point condamné, mais il passera de la mort à la vie». Or, cette vie éternelle dont parle ici Jésus-Christ ne peut être que la vision béatifique dont les pécheurs sont exclus. «En vérité, en vérité, continue-t-il, je vous dis que l'heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue, vivront (Jn 5,24-25)». Mais il n'appartient qu'aux justes d'entendre cette voix, c'est-à-dire de comprendre que par le mystère de l'incarnation le Fils de Dieu, ayant pris la forme d'esclave, est devenu ainsi inférieur à son Père, et néanmoins de croire fermement que comme Dieu, il est égal au Père. Au reste, c'est ce que Jésus-Christ lui-même nous propose de croire, quand il ajoute: «Comme le Père a la vie en soi, ainsi il a donné au Fils d'avoir en soi la vie». Puis il annonce qu'au jour du jugement général, il se manifestera aux bons et aux méchants dans tout l'éclat de sa gloire. Car «le Père, dit-il, a donné au Fils le pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de l'homme (Jn 5,26-27)».

Il me semble que cette démonstration est évidente. Car Jésus-Christ étant comme Fils de Dieu égal à son Père, n'a point reçu en cette qualité le pouvoir de juger, puisqu'il le possède intrinsèquement avec le Père. Mais il l'a reçu comme homme, et c'est en qualité de Fils de l'homme qu'il l'exercera, et qu'il sera vu des bons et des méchants. Et en effet, les méchants pourront bien voir la sainte humanité de Jésus-Christ, mais la vue de sa divinité sera le privilège des bons qui auront le coeur pur. Et voilà pourquoi le Sauveur leur promet qu'il récompensera leur amour en se manifestant à eux. Aussi ajoute-t-il: «Ne vous en étonnez pas». Ah! sans doute, nous ne devons nous étonner que de voir des gens qui ne veulent pas comprendre les paroles de Jésus-Christ lorsqu'il dit que son Père lui a donné le pouvoir de juger parce qu'il est Fils de l'homme. Selon eux, il eût dû dire, parce qu'il est le Fils de Dieu. Mais Jésus-Christ étant comme Dieu égal à son Père, ne saurait être vu des méchants en sa divinité, et toutefois il faut que les bons et les méchants comparaissent devant lui, et qu'ils le reconnaissent pour Juge des vivants et des morts. C'est pourquoi il dit: «Ne vous étonnez point; l'heure vient où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui auront bien fait en sortiront pour la résurrection à la vie; mais ceux qui auront mal fait, pour la résurrection du jugement (Jn 5,28)». Ainsi, il devient nécessaire que Jésus-Christ reçoive comme Fils de l'homme, le pouvoir de juger, afin que tous les hommes puissent le voir en cette forme qui le rend visible à tous, mais aux uns pour la damnation, et aux autres pour la vie éternelle. Qu'est-ce que la vie éternelle, si ce n'est cette vision béatifique dont les pécheurs sont exclus? «Qu'ils vous connaissent, dit le Sauveur, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (Jn 17,3)». Mais cette connaissance de Jésus-Christ ne saurait être que celle de sa divinité, en laquelle il se manifestera aux bons, et non la connaissance de son humanité, en laquelle il sera vu même des méchants.

131 31. Selon que Jésus-Christ apparaîtra comme Dieu à ceux qui ont le coeur pur, il est bon, car le Psalmiste s'écrie: «Que le Seigneur est «bon à Israël, à ceux qui ont le coeur pur (Ps 60,1)!»Mais selon que les méchants le verront comme juge,. ils ne sauraient le trouver bon, parce que toutes les tribu-s de la terre, loin de se réjoui-r en leurs coeurs, se frapperont la poitrine en le voyant (Ap 1,7). C'est aussi en ce sens que Jésus-Christ, étant appelé bon par un jeune homme qui l'interrogeait sur les moyens d'acquérir la vie éternelle, lui répond-il: «Pourquoi m'appelez-vous bon? Dieu seul est bon (Mt 19,17)». Sans doute, Jésus-Christ dans un autre endroit reconnaît que l'homme lui-même est bon, car «l'homme bon, dit-il, tire de bonnes choses du bon trésor de son coeur, et du mauvais trésor de son coeur l'homme mauvais tire de mauvaises choses (Mt 12,35)». Mais le jeune homme dont j'ai parlé précédemment, cherchait la vie éternelle. Or, 1a vie éternelle est cette vision intuitive que Dieu n'accorde point aux méchants, et qu'il réserve pour être la joie des bons. De plus, il n'avait pas une idée nette et précise de celui auquel il s'adressait, et il ne voyait en lui que le Fils de l'homme. Aussi Jésus-Christ lui dit-il: «Pourquoi m'appelez-vous bon?» C'est comme s'il lui eût dit: Pourquoi appelez-vous bon l'homme que vous voyez en moi, et pourquoi (365) me qualifiez-vous de bon maître? En tant qu'homme, et tel que vous me voyez, je me manifesterai aux bons et aux méchants dans le jugement général, mais pour les méchants, cette manifestation ne sera qu'un premier supplice. Les bons au contraire seront admis à nie voir en cette nature divine, en laquelle je n'ai pas cru que ce fût pour moi une usurpation de m'égaler à Dieu, et que je n'ai point quittée lorsqu'en m'anéantissant moi-même, j'ai pris la forme d'esclave (Ph 2,6-7).

Concluons donc que le Dieu qui ne se manifestera qu'aux justes, et qui les remplira d'une joie que personne ne leur ôtera, est le Dieu unique, Père, Fils et Saint-Esprit. C'est vers cette joie que soupirait le psalmiste quand il s'écriait: «J'ai demandé une grâce au Seigneur, et je la lui demanderai encore, d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour y contempler la maison du Seigneur (Ps 26,4)». Ainsi Dieu seul est excellemment l'être bon, parce que sa vue, loin de causer à l'âme quelque peine, ou quelque douleur, lui est un principe de salut et une source de joie véritable. Dans ce sens, et selon sa divinité, Jésus-Christ pouvait réellement dire: Je suis bon. Mais comme le jeune homme qui l'interrogeait, ne considérait en lui que l'humanité, il lui répondit avec non moins de raison Pourquoi m'appelez-vous bon? car si vous êtes du nombre de ceux dont un prophète a dit «qu'ils regarderont vers Celui qu'ils ont percé (Za 12,10)», la vue de mon humanité ne sera pour vous, comme pour eux, qu'une douleur et un supplice. Cette parole du Sauveur: «Pourquoi m'appelez-vous bon? «Dieu seul est bon»; et les autres textes que j'ai cités, me semblent prouver que cette vision qui est exclusivement réservée aux élus, et qui fera que l'oeil de l'homme contemplera l'essence divine, n'est pas différente de celle que saint Paul nomme «face à face (1Co 13,12)», et dont l'apôtre saint Jean a dit «qu'elle nous rendra semblables à Dieu, parce que nous le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2)». C'est de cette vision que parlait le psalmiste quand il s'écriait: «J'ai demandé une grâce au Seigneur, de contempler la beauté du Seigneur (Ps 26,7)». Et Jésus-Christ lui-même a dit: «Je l'aimerai, et je «me manifesterai à lui (Jn 14,21)». Aussi devons-nous purifier nos coeurs par la foi, car il est dit: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5,8)». Une lecture assidue de nos Ecritures et surtout le regard de l'amour nous fourniraient encore sur cette vision béatifique mille textes épars çà et là, et non moins concluants; mais j'en ai rapporté assez pour être en droit de conclure que cette vision est le bien suprême de l'homme, et que sa possession doit être le but et le terme de toutes nos bonnes oeuvres.

Quant à cette autre vision qui sera celle de l'humanité sainte de Jésus-Christ, et qui aura lieu, lorsque toutes les nations seront rassemblées devant lui, et que les pécheurs lui-diront: «Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ou soif?» il est certain qu'elle ne sera ni un bien pour les méchants condamnés aux flammes éternelles, ni le bien suprême pour les élus. Car le Juge souverain les appellera à prendre possession du royaume qui leur a été préparé dès le commencement du monde. «Allez au feu éternel», dira-t-il aux méchants. Et aux bons: «Venez les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a «été préparé,(Mt 25,37-41)». Et alors, continue l'Evangéliste, «les méchants iront au feu éternel, et les bons à la vie éternelle». Or, la vie éternelle consiste, selon la parole du Sauveur lui-même, en ce «qu'ils vous connaissent, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé», mais Jésus-Christ vu en cette gloire, au sujet de laquelle il disait à son Père: «Glorifiez-moi de la gloire que j'ai eue en vous avant que le monde fût (Jn 17,3-5)». Ce sera aussi alors que le Fils remettra le royaume à Dieu, son Père, et que le bon serviteur entrera dans la joie de son Maître. Jésus-Christ cachera donc les élus de Dieu dans le secret de sa face, et il les protégera contre le trouble et l'effroi des hommes, c'est-à-dire des méchants que la sentence du souverain Juge frappera de terreur et de consternation. Mais le juste n'aura rien à craindre parce que caché dans l'intérieur du tabernacle, c'est-à-dire en la foi de l'Eglise catholique, il sera à l'abri de la contradiction des langues, c'est-à-dire des calomnies des hérétiques.

Il est permis d'expliquer autrement ces paroles: «Pourquoi m'appelez-vous bon? et Dieu seul est bon»; et, on peut le faire en toute sûreté, et de diverses manières, pourvu qu'on ne croie point que le Fils, en tant qu'il (366) est le Verbe par qui tout a été fait, est inférieur au Père en bonté. Ainsi ne vous éloignez point de la doctrine orthodoxe, et plus vous multiplierez les moyens d'échapper aux piéges des hérétiques, plus aussi vous les convaincrez victorieusement de mensonge et d'erreur. Mais poursuivons ce sujet, en le considérant sous un autre aspect. (367)



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LIVRE DEUXIÈME: MISSIONS ET APPARITIONS.


Encore de l'égalité et de l'unité de substance dans les trois personnes divines. - Celui qui est envoyé n'est point inférieur à celui qui l'envoie. - Diverses apparitions de Dieu rapportées dans l'Ecriture. - La Sainte Trinité, immuable et invisible de sa nature, est présente en tout lieu. - Il y a en elle unité d‘action dans la mission et dans l'apparition


PRÉFACE.

201 1. Ceux qui cherchent Dieu, et qui s'appliquent, selon la faiblesse de l'esprit humain, à comprendre le mystère de la sainte Trinité, entreprennent un travail laborieux et difficile. Car, d'un côté, l'intelligence elle-même s'émousse dans ses efforts pour fixer cette lumière inaccessible, et de l'autre, l'Ecriture renferme une foule d'expressions dont il n'est pas toujours bien facile de saisir le sens. Je crois que l'Esprit-Saint a permis ces difficultés afin d'humilier notre raison, et de la relever ensuite en la forçant de se laisser diriger et éclairer par la grâce de Jésus-Christ. C'est pourquoi, si vous parvenez en un tel sujet à découvrir la vérité pleine et entière, vous devez être facilement indulgent pour ceux qui s'égareraient dans les profondeurs de cet impénétrable mystère. Mais l'homme qui se trompe, doit se prémunir contre deux vices qu'on lui pardonnerait difficilement. Le premier serait de se montrer présomptueux, avant que d'avoir saisi la vérité, et le second serait de s'opiniâtrer à défendre une erreur prouvée et démontrée. Puisse le Seigneur exaucer ma prière, et me préserver de ces deux vices également contraires à la recherche de la vérité, et à la saine interprétation des saintes Ecritures! Puisse-t-il aussi, comme je l'espère, me couvrir du bouclier de sa bonne volonté et de sa miséricorde, afin que je continue avec une ardeur nouvelle à étudier, soit dans l'Ecriture, soit dans la nature visible, la grande question de la nature divine. Au reste, ces deux sources ne nous sont ouvertes que pour nous faciliter la recherche et l'amour de Celui qui a inspiré l'une et créé l'autre.

Je n'hésiterai pas non plus à dire franchement ma pensée, et toujours je rechercherai l'approbation des gens judicieux, bien plus que je ne craindrai les critiques des méchants. Et en effet, la charité qui est la plus belle des vertus, est si modeste qu'elle emprunte volontiers le doux regard de la colombe, et l'humilité qui est sincère, évite avec soin d'employer la dent du dogue, même lorsqu'elle prouve invinciblement la vérité. D'ailleurs, je préfère les observations de tout censeur catholique aux louanges et aux flatteries d'un hérétique. Car celui qui aime réellement la vérité, ne doit craindre aucune critique. Et en effet, c'est ou un ennemi qui vous reprend, ou un ami. Si c'est un ennemi qui vous insulte, il faut le supporter; si c'est un ami qui s'égare, il faut le ramener en la bonne voie, et s'il veut vous instruire, il faut l'écouter. Mais l'hérétique qui vous loue et qui vous flatte, ne fait que vous affermir dans votre erreur, et vous y enfoncer plus profondément. «Que le juste me reprenne donc, et me corrige avec charité, mais que l'huile du pécheur ne se répande point sur ma tête (
Ps 140,5)».


Augustin, Trinité 123