Augustin, Trinité 309

CHAPITRE IV. EMPIRE SOUVERAIN DE DIEU SUR TOUTE CRÉATURE.

309 9. Cette parabole, où je fais agir un sage qui porte encore le poids d'un corps mortel, et qui ne voit encore qu'imparfaitement l'éternelle vérité, peut également s'appliquer à une famille dont tous les membres seraient vraiment chrétiens, et à une ville, à un Etat où le pouvoir et la direction des affaires seraient confiés à des hommes pieux, saints et soumis à Dieu. Mais une si belle organisation ne se rencontre point ici-bas: car sur cette terre d'exil nous sommes soumis à l'épreuve et à la mort, et nous devons par la patience et la douceur vaincre le mal et surmonter l'affliction. Aussi nos pensées s'élèvent d'elles-mêmes vers cette patrie supérieure et céleste dont nous sommes éloignés. C'est là, en effet, que réside dans toute sa plénitude cette volonté du Seigneur qui e rend ses anges aussi «légers que les vents, et ses ministres aussi ardents que les flammes (Ps 104,4)». Unis entre eux (391) par les liens intimes de la paix et de la charité, ces esprits célestes n'ont qu'une seule et même volonté, en sorte que le feu de l'amour divin transforme leurs coeurs en un seul coeur. Mais ce coeur est le trône sublime, saint et mystérieux, où la volonté du Seigneur siège comme dans son temple et son sanctuaire, et d'où elle meut dans tout l'univers, et avec un ordre et une sagesse suprêmes, l'ensemble des créatures, tant les esprits que les corps. Elle les dirige toutes vers l'accomplissement de ses immuables décrets, et sait y employer également les êtres spirituels et corporels, les animaux irraisonnables et les justes comme les impies. Seulement elle conduit les premiers par sa grâce et contraint les autres par son autorité.

Mais de même que dans l'ordre physique les corps lourds et inférieurs reçoivent l'influence des corps plus légers et supérieurs, ainsi dans l'ordre moral tous les corps obéissent à l'action de l'esprit de vie. Dans l'animal irraisonnable, cet esprit de vie est soumis à celui de l'homme doué de raison; et dans l'homme, qui par le péché s'est éloigné de Dieu, ce même esprit de vie est dirigé selon l'avantage des justes et des élus. Enfin, ceux-ci n'agissent eux-mêmes que sous la dépendance de Dieu. Il nous est donc facile de comprendre comment toutes les créatures obéissent en dernier ressort au Dieu qui leur a donné l'être, qui les a créées pour lui. Ainsi la volonté de Dieu est la cause première et souveraine de toutes les formes que revêtent les créatures corporelles, et de tous les mouvements qu'elles reçoivent. Et, en effet, l'ensemble de la création peut être considéré comme un état vaste et immense, où il ne se produit aucun mouvement visible et sensible, sans que l'impulsion première ne parte du palais secret et invisible du Maître et du souverain. Car c'est toujours lui qui tantôt commande et tantôt permet, selon que les arrêts de sa suprême justice, distribuent les récompenses et les châtiments, les grâces et les faveurs.

310 10. L'apôtre saint Paul, courbé sous le poids d'un corps qui se corrompt et appesantit l'âme, ne voyait encore l'éternelle vérité qu'en partie et comme sous des images obscures. Aussi désirait-il d'être dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ; et «gémissant en lui-même, il vivait dans l'attente de l'adoption des enfants de Dieu, qui sera la délivrance de nos corps (Rm 8,23)». Toutefois il a bien pu prêcher Jésus-Christ tantôt de vive voix, ou par écrit, et tantôt par le sacrement de son corps et de son sang. Mais ici ces mots: Sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ, ne signifient sous ma plume ni la parole de l'Apôtre, ni la langue qui était l'instrument de cette parole. L'on ne doit point également les entendre du papier ou de l'encre qui lui servaient pour écrire, ni des livres qu'il prie Timothée de lui rapporter. Je veux expressément marquer le pain et le vin qui sont des fruits de la terre, et que nous prenons comme nourriture spirituelle de nos âmes, après que la prière du prêtre les a mystiquement consacrés en souvenir de la passion du Sauveur Jésus. Quand l'action de l'homme agit sur ces espèces visibles, elle n'en fait le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ que par l'opération invisible de l'Esprit-Saint. Car tout ce que l'homme fait au dehors dans cet ineffable mystère, c'est Dieu qui l'opère secrètement. Le premier il meut par des ressorts cachés soit l'âme de l'homme, soit la volonté et l'obéissance des esprits invisibles. Est-il donc étonnant que ce même Dieu emploie à son gré, pour manifester sa présence, les créatures corporelles et sensibles dont il a peuplé le ciel et la terre, la mer et les airs? Mais quant à son essence, nous ne saurions jamais lavoir, parce qu'elle est souverainement immuable, et qu'aucun esprit créé ne peut en sonder les impénétrables mystères.

CHAPITRE V. CARACTÈRE DU MIRACLE.

311 11. C'est par l'action de cette providence qui gouverne le monde des esprits et des corps, que les eaux de la mer se condensent en vapeurs, et à certaines époques fixes de l'année, se répandent sur la surface de la terre. Mais la prière du saint prophète Elie frappa la Judée d'une si longue et si continue stérilité, que les hommes mouraient de faim et de soif; et lorsque ce serviteur de Dieu pria de nouveau pour obtenir la cessation de ce fléau, l'atmosphère ne paraissait point humide, et l'on n'apercevait à l'horizon aucun signe d'une pluie prochaine. C'est pourquoi la puissance du Seigneur se montra visiblement dans la (392) pluie qui soudain tomba par torrents; et ce fut un évident miracle. Ainsi encore Dieu nous a comme accoutumés à voir briller les éclairs, et entendre gronder la foudre; mais sur le mont Sinaï tout s'accomplissait d'une manière inusitée. Les roulements du tonnerre ne se répétaient point confusément, et l'on eût dit qu'ils obéissaient à un signal donné. Aussi était-ce un vrai miracle.

Qui fait monter l'humidité du sol, de la racine de la vigne jusqu'à la grappe du raisin, et qui la transforme en un vin délicieux, si ce n'est le Dieu dont saint Paul a dit, «que l'homme plante et arrose, mais que le Seigneur seul donne l'accroissement (
1Co 3,7)»? Toutefois, lorsque la volonté du Sauveur Jésus changea avec une étonnante rapidité l'eau en vin, tous, et les plus incrédules eux-mêmes, y reconnurent l'oeuvre de la puissance divine. N'est-ce pas Dieu qui dans le cours ordinaire de la nature revêt les arbres de feuilles et ‘de fleurs? Et toutefois, lorsque la verge d'Aaron fleurit miraculeusement, ne peut-on pas dire que la volonté du Seigneur parla au doute de l'homme? L'accroissement des végétaux et la reproduction des animaux sont également dus à la force productrice de la matière. Mais qui a donné à la terre cette force, si ce n'est le Dieu qui au commencement lui commanda de produire les plantes et les animaux, et qui par cette parole créatrice en régla l'ordre, l'économie et la conservation? Aussi, quand le Seigneur changea en serpent la verge de Moïse, ce fut un miracle, parce que cette verge, quoique susceptible en elle-même de transformation, parut d'une manière subite et inaccoutumée, changée en serpent. Or, celui qui donne la vie à tout être qui vient au monde, est le même Dieu qui montra sa puissance en communiquant à ce serpent une éphémère existence.

CHAPITRE VI. MÊME SUJET.

Lorsqu'à la voix d'Ezéchiel les morts reprirent la vie, qui anima de nouveau ces cadavres? Ce fut celui qui chaque jour anime l'enfant dans le sein de sa mère, et qui l'amène à l'existence pour le conduire plus tard au tombeau. Mais parce que ce double phénomène de la naissance et de la mort se produit régulièrement, et que semblable à un fleuve qui nous cache sa source et son embouchure, il ne laisse apercevoir que son cours, les hommes le considèrent comme un effet purement naturel. Quand il arrive, au contraire que Dieu, pour nous donner un salutaire avertissement, dérange cet ordre, nous crions au miracle.

CHAPITRE VII. LE MIRACLE ET LA MAGIE.

312 12. Mais ici se présente une difficulté qui peut paraître grave à un esprit faible et borné: Pourquoi l'art de la magie reproduit-il ces mêmes miracles? L'Ecriture nous apprend, en effet, que les magiciens de Pharaon imitèrent quelques-uns des prodiges qu'avait faits Moïse, et spécialement qu'ils changèrent leur verge en serpent. Mais comment expliquer que ce pouvoir des magiciens, qui avait pu produire des serpents, se soit subitement arrêté devant un insecte aussi petit que la mouche? Car le moucheron n'est qu'une très-petite espèce de mouche, et ce fut la troisième plaie qui frappa les superbes égyptiens. Mais alors les magiciens s'avouèrent vaincus, et ils s'écrièrent: «Le doigt de Dieu est là (Ex 7,8)». Il nous est ainsi facile de comprendre que si les anges rebelles, que l'Apôtre nomme les puissances de l'air, peuvent du sein des ténébreux cachots, où ils ont été précipités des hauteurs célestes, opérer par la magie quelques prestiges, ils ne le peuvent que dans l'étendue de la permission qu'ils en reçoivent de Dieu. Or, le Seigneur leur donna alors cette latitude, soit pour permettre que les Egyptiens s'affermissent dans leurs erreurs, soit pour préparer le triomphe de la vérité en la personne des magiciens, qui s'étaient tout d'abord attiré par leurs prestiges l'admiration générale. Mais on peut encore dire qu'en nous attestant ces opérations magiques, l'Ecriture veut nous faire comprendre que les fidèles ne doivent point désirer beaucoup le don des miracles. Elle veut aussi nous rappeler que ces mêmes prestiges sont à l'égard des justes un exercice pour leur vertu, et une épreuve de leur patience. Ce fut, en effet, par suite de cette grande puissance du démon sur les éléments et sur les hommes, que Job perdit tous ses biens et ses enfants, et qu'il fut frappé en son corps d'une plaie affreuse. (393)

CHAPITRE VIII. A DIEU SEUL LE POUVOIR DE CRÉER.

313 13. Ce serait néanmoins une grave erreur que de penser que les anges rebelles peuvent commander en maître aux créatures matérielles et sensibles. En réalité, ces créatures n'obéissent qu'à Dieu, puisque lui seul permet aux démons de s'en servir selon les arrêts de sa souveraine justice et de son immuable équité. C'est ainsi que par l'emploi de l'argent les impies et les réprouvés semblent user à leur gré de l'eau, du feu et de la terre. Et toutefois ils n'en usent que dans les limites que Dieu leur a tracées. On ne saurait donc attribuer aux mauvais anges un pouvoir vraiment créateur, parce qu'ils firent que les magiciens de Pharaon résistèrent au serviteur du vrai Dieu, et qu'ils produisirent également des serpents et des grenouilles: car ils ne les créèrent point. Et, en effet, les germes de tous les corps qui existent reposent paisibles et inaperçus dans les divers éléments de l'univers. Notre oeil, il est vrai, peut en découvrir quelques-uns dans la fructification des plantes et la reproduction des animaux. Mais tous les autres nous sont entièrement inconnus et se rapportent à l'acte premier de la création. Aussi est-il dit dans la Genèse que Dieu ordonna d'abord aux eaux de produire les poissons qui nagent, et les oiseaux qui volent, et puis à la terre d'enfanter les animaux, chacun selon son espèce, de même qu'elle avait précédemment produit les plantes, chacune selon son genre (Gn 1,20-25).

Au reste, cette puissance de fécondité, qui fut alors communiquée à l'eau et à la terre, ne s'épuisa point en ces productions premières. Elles la conservent toujours; seulement le milieu propre à favoriser en elles de nouvelles générations, leur fait souvent défaut. Un sarment, par exemple, produit un cep de vigne, lorsqu'il est planté dans un terrain convenable. Mais ce sarment lui-même provient d'un pépin qui contient en germe un cep nouveau. Jusque-là, nous pouvons saisir le phénomène de la reproduction; mais vouions-nous ensuite analyser ce pépin, nous serons forcés d'y reconnaître une fécondité réelle, quoique si bien cachée qu'elle échappe à toutes nos observations. Et, en effet, sans cette fécondité inhérente et absolue, comment la terre produirait-elle mille plantes dont les graines n'ont point été semées? Comment encore la terre et l'eau enfanteraient-elles en dehors de tout accouplement des sexes tant d'animaux, dont la génération spontanée est contraire à toutes les lois connues, et qui néanmoins naissent, croissent et se multiplient? On peut citer en preuve la fécondation des abeilles qui recueillent sur les fleurs la poussière séminale. Or, celui qui a créé cette poussière est le Dieu qui a créé tout ce qui existe; et tous les êtres qui naissent sous nos yeux, reçoivent de cette fécondité première que possèdent les éléments, le germe et le développement de leur existence. Aussi les progrès de leur accroissement, et la variété de leurs formes sont-ils subordonnés aux règles de leur primitive génération.

C'est pourquoi nous ne disons point que le père et la mère soient les créateurs de leurs enfants, ni que les laboureurs soient les créateurs de leurs moissons, quoique au dehors Dieu emploie leur intermédiaire pour opérer en secret par sa propre puissance la naissance de l'enfant et la production des moissons. Et. de même, nous ne pouvons considérer comme vraiment créateurs, ni les bons anges, ni les mauvais, lorsque, connaissant en raison de la subtilité de leur intelligence et de leur corps, les germes cachés des êtres, ils les disséminent secrètement dans les milieux qui leur conviennent, et eu favorisent ainsi le rapide développement. Mais ici encore les bons anges ne font le bien que selon les ordres du Seigneur, et les mauvais n'opèrent le mal que selon la juste permission qu'il leur en donne. Car si le démon a par lui-même la volonté de faire le mal, Dieu ne lui accorde que pour des raisons justes et équitables le pouvoir de le faire, Or, ces raisons sont de la part du Seigneur, tantôt de châtier le démon ou le pécheur, et tantôt de punir l'impie et de glorifier le juste.

314 14. C'est pourquoi l'Apôtre saint Paul séparant l'action intérieure et secrète de Dieu de l'action extérieure et visible de la créature, dit par analogie avec les travaux de l'agriculture: «J'ai planté, Apollo a arrosé, mais e Dieu a donné l'accroissement (1Co 3,6)». Ainsi encore dans l'homme, Dieu seul peut justifier l'âme, tandis que la prédication extérieure de l'Evangile peut être le fait d'un vrai zèle, ou même par occasion d'une jalouse rivalité. Et (395) de même, le Seigneur opère secrètement la création des êtres visibles, et dirige l'action extérieure des anges bons ou mauvais, des justes et des pécheurs, et tous les animaux selon les décrets de sa sagesse, la mesure des forces qu'il a départies à chacun, et l'opportunité des circonstances. En un mot, il agit sur la nature par la création, comme l'homme agit sur la terre par l'agriculture. D'où il suit qu'à l'aide de leurs opérations magiques les mauvais anges ne peuvent pas plus être considérés comme les créateurs des grenouilles et des serpents que les hommes pervers ne le sont des moissons dues à leurs travaux.

315 15. Jacob avait placé des branches de couleur, variée dans les canaux où ses brebis venaient boire, afin qu'elles conçussent en les regardant; et néanmoins l'on ne peut dire qu'il créât en elles la variété des toisons. Bien plus, ni les brebis, ni les béliers ne furent par rapport à leurs agneaux les créateurs de cette variété. Seulement l'impression qui se fit en eux par la vue de ces diverses baguettes réagit nécessairement sur les fruits de leur reproduction, en sorte que les agneaux de la première saison étaient seuls marqués de différentes couleurs. Ce phénomène peut sans doute s'expliquer par la double réaction du cerveau sur les organes, et des organes sur le cerveau; mais en dernière analyse il faut y reconnaître l'acte et la disposition de cette sagesse souveraine et éternelle, qui, par son immensité remplit tous les lieux, et qui, immuable en son essence, n'abandonne aucun des êtres soumis au changement, parce qu'elle les-a tous créés. Que les brebis de Jacob produisissent des agneaux et non des verges, ce frit le fait de cette sagesse immuable et cachée qui a créé toutes choses. Mais que la variété des verges influât sur la couleur des agneaux, ce fut au dehors le résultat de l'impression que produisit sur le cerveau des brebis la vue de ces verges, et au dedans ce fut la conséquence du mode de conception qu'elles ont reçu de la puissance intime du Créateur. Au reste, il serait trop long et peu nécessaire d'expliquer ici comment dans la mère les sensations du cerveau modifient la forme du foetus, et il suffit de dire qu'on ne saurait affirmer qu'elle crée le corps de son enfant. Et en effet, l'origine première de tout être sensible et corporel, non moins que le mode, la raison et la disposition qui le tirent du néant, et le revêtent de tel caractère plutôt que de tel autre, dérivent de l'Etre suprême qui est par essence la vie intelligente et incommunicable. Cet Etre premier et souverain domine tous les êtres, et il les soumet tous, même les plus petits et les plus obscurs, à l'action de ses lois. Je n'ai donc rappelé le fait des troupeaux de Jacob que pour avoir occasion de dire que, malgré l'industrie avec laquelle il disposa ses baguettes, il ne fut point à l'égard des agneaux, ni des chevreaux, le créateur des variétés de leurs toisons. On ne peut non plus le dire des mères qui agirent seulement selon les lois de la nature, en maculant leurs fruits des taches dont leurs yeux avaient été constamment frappés. Mais surtout, nous sommes bien moins encore autorisés à soutenir que les mauvais anges créèrent les serpents et les grenouilles que tirent paraître les magiciens de Pharaon.

CHAPITRE IX. TOUTES LES CAUSES ONT LEUR PRINCIPE EN DIEU.

316 16. Et en effet, autre est le pouvoir de créer et de régir une créature quelconque, comme cause première et efficace de toute existence: or, ce pouvoir n'appartient qu'au Dieu qui a créé toutes choses; et autre est la faculté d'agir au dehors dans la limite des forces et des moyens qu'il nous donne, en sorte que nous fassions à notre gré paraître ou disparaître cet être que le Seigneur aura créé et que nous en changions la forme et les qualités. Et en effet, cet être existe originairement et primitivement dans l'ensemble des éléments, et il lui suffit de rencontrer un milieu favorable pour qu'il se produise soudain. Ne disons-nous pas qu'une mère est enceinte de son enfant? et de même, l'univers est plein d'embryons qui ne demandent qu'à se développer, et dont la création est l'oeuvre de cette essence suprême sans laquelle rien ne saurait ni naître, ni mourir, ni venir à l'existence, ni disparaître. Mais il faut raisonner autrement de l'emploi extérieur des causes secondes. Quoique souvent miraculeuses, elles n'en suivent pas moins les lois de la nature, en ce sens qu'elles favorisent le développement rapide et soudain de certains êtres qui reposaient cachés et inconnus dans le sein de la nature. Or, nous disons que ces êtres sont créés, parce qu'ils s'épanouissent au dehors par l'extension des (395) forces vitales que leur a secrètement distribuée avec poids, nombre et mesure, Celui qui dis pose de toutes choses avec sagesse, justice et équité. Au reste, un tel emploi des cause; secondes peut appartenir aux mauvais ange; et aux pécheurs, ainsi que je l'ai prouvé par l'exemple de l'agriculture.

317 17. Quant aux animaux, il nous semblerait tout d'abord assez difficile d'expliquer comment ils recherchent instinctivement ce qui peut leur plaire, et évitent ce qui peut leur déplaire. Mais combien de savants ont étudié cette question, et peuvent nous dire quelles plantes, quelles viandes, quelles combinaisons, et quelles affinités ou répulsions des fluides et des éléments donnent naissance aux animaux? Et néanmoins, qui a jamais considéré ces savants comme les créateurs du règne animal? Au reste, si l'homme, même le plus impie, peut expliquer la formation des vers et des mouches, est-il étonnant que les mauvais anges aient connu, en raison de la subtilité de leur esprit, en quels lieux et en quels éléments reposaient les embryons des grenouilles et des serpents. Ce sont ces embryons qu'ils placèrent, il est vrai, dans des conditions si favorables qu'ils en accélérèrent le développement; mais en réalité, ils ne les créèrent pas. Toutefois, cette oeuvre parut un véritable prodige, parce qu'elle était extraordinaire, car nous n'admirons point ce que nous faisons habituellement.

Peut-être aussi vous étonnerez-vous d'un développement si prompt, et de ces éclosions spontanées; mais observez que même avec des moyens purement humains, nous obtenons de semblables résultats. D'où vient, en effet, que les vers s'engendrent plus facilement dans les cadavres l'été que l'hiver, et à une température chaude qu'à une exposition froide? Mais ici, la puissance de l'homme est d'autant plus faible que son intelligence est moins étendue, et que l'engourdissement de ses membres se prête plus difficilement au rapide mouvement des corps. Au contraire, plus il est facile aux anges, bons ou mauvais, d'agir sur les éléments et les causes secondes, plus aussi la célérité de leurs opérations nous paraît merveilleuse.

318 18. Cependant le seul et unique Créateur est le Dieu qui forme le germe de tous ces différents êtres, et qui ne partage avec personne sa puissance créatrice. Car c'est en lui seul que reposent dès le commencement l'ordre de la création, la sagesse de ses plans et l'équilibre de ses forces. C'est encore lui seul qui veut bien communiquer aux anges quelque extension de son ineffable pouvoir; en sorte qu'ils ne font que ce qu'il daigne leur permettre de faire, et qu'ils deviennent impuissants, dès qu'il leur retire cette permission. Comment, en effet, expliquer autrement, que les magiciens de Pharaon n'aient pu rassembler des moucherons, après avoir produit des grenouilles et des serpents? Certes, il faut ici reconnaître la défense absolue de Dieu et l'action immédiate de l'Esprit-Saint. Au reste, ils l'avouèrent eux-mêmes, quand ils dirent: «Le doigt de Dieu est là (Ex 7,12)». Mais que peuvent faire les anges en vertu même de leur nature? De quoi sont-ils incapables sans une permission expresse? et quelles opérations sont incompatibles avec leur condition d'êtres spirituels? ce sont autant de questions qu'il est impossible à l'homme de résoudre, à moins qu'il n'ait reçu de Dieu ce don spécial que l'Apôtre nomme «le discernement des esprits (1Co 12,10)». Nous savons en effet que l'homme possède la faculté de marcher, et qu'on peut lui en ôter l'exercice: mais nous n'ignorons point qu'il ne pourrait voler, quand même on lui en donnerait la permission. Et de même les anges inférieurs peuvent faire certaines choses, si Dieu le leur permet par l'intermédiaire des anges supérieurs, et ils ne peuvent en faire quelques autres, même avec l'autorisation de ceux-ci, parce que le Seigneur a voulu limiter l'exercice de leur puissance. C'est que souvent il ne permet pas aux esprits angéliques de faire tout ce qui serait dans le droit et les attributions de leur nature.

319 19. Au reste nous devons reconnaître l'action des anges dans les divers phénomènes qui accompagnent ordinairement le cours des saisons et l'ordre de la nature. Tels sont le lever et le coucher des astres, la naissance et la mort des hommes et des animaux, la reproduction si variée des plantes et des arbres, les nuées et les nuages, la neige et la pluie, la foudre et le tonnerre, les éclairs et la grêle, le vent et le feu, le froid et le chaud. Tels sont encore quelques autres phénomènes qui ne se montrent que plus rarement, comme les éclipses, les comètes, les tremblements de terre, la naissance des monstres, et autres (396) prodiges de ce genre. J'observe néanmoins que la cause première et souveraine de to us ces phénomènes est la volonté de Dieu. Aussi le psalmiste, après en avoir énuméré plusieurs, «le feu, la grêle, la neige, la gelée et le souffle des tempêtes» a-t-il soin d'ajouter «qu'ils obéissent à la parole du Seigneur (Ps 148,8)». Il prévient ainsi l'erreur de ceux qui, en dehors de la volonté divine, les attribueraient soit au hasard, soit à des causes purement physiques, ou même à l'action unique des anges.

CHAPITRE X. SIGNES SACRÉS. EUCHARISTIE.


Mais il est encore d'autres phénomènes qui, sans cesser de se produire par l'intermédiaire des créatures sensibles et matérielles, deviennent à notre égard une manifestation plus spéciale de la puissance divine. Ce sont alors de vrais miracles et de véritables prodiges: et néanmoins la personne même de Dieu ne s'y montre pas toujours. Mais lorsqu'elle nous y apparaît, tantôt c'est par le ministère d' un ange, et tantôt en la forme d'un être qui n'est point un ange, quoiqu'il soit mu et dirigé par un ange. Dans le second cas, cet être peut déjà exister, et il suffit d'en altérer légèrement la forme pour qu'il nous soit un signe de la volonté du Seigneur. D'autres fois cet être est créé tout exprès; et dès que sa mission est remplie, il rentre dans le néant. C'est ainsi que les prophètes parlant au nom du Seigneur, emploient cette formule: «Le Seigneur a dit», ou bien: «Le Seigneur a dit ces choses (Jr 21,1-2)». Mais il leur arrive aussi d'omettre cette précaution oratoire, et de parler, comme s'ils étaient la personne même du Seigneur. «Je te donnerai l'intelligence, dit le psalmiste, et je t'enseignerai la voie où tu dois marcher (Ps 32,8)». Quelquefois même, ce n'est plus en paroles, mais par des actes positifs que les prophètes s'identifient avec Dieu, et qu'ils agissent en son nom. Nous le voyons dans le prophète Ahias. Il déchira son manteau en douze parts, et en donna dix à Jéroboam, officier du roi Salomon, qui devait fonder le royaume d'Israël (1R 11,30-31). Tantôt encore un être brut et insensible est choisi du milieu des corps terrestres pour symboliser la même signification. Ainsi Jacob, après un songe mystérieux, consacre la pierre qu'il avait mise sous sa tête (Gn 28,18). Tantôt aussi la main de l'homme façonne à ce dessein un objet qui peut subsister quelque temps, comme le serpent d'airain, des caractères alphabétiques, ou qui se détruit par l'usage, comme le pain eucharistique par la communion.

320 20. Cependant parce que ces différents signes, ou symboles, sont l'oeuvre de l'homme, et que nous les comprenons facilement, nous pouvons bien les honorer religieusement, mais nous ne saurions les admirer comme étant miraculeux. Plus au contraire l'action des anges nous paraît difficile et cachée, et plus nous la trouvons surnaturelle; quoiqu'elle ne soit réellement pour eux que bien facile et bien connue. Or, c'était un ange qui parlait au nom et en la personne du Seigneur, quand il disait à Moïse: «Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob»; car l'Ecriture avait dit précédemment: «L'ange du Seigneur lui apparut (Ex 3,6 Ex 3,2)». Mais c'était un homme qui parlait au nom et en la personne du Seigneur, lorsque le psalmiste disait: «Ecoute, mon peuple, et je vais te convaincre; écoute, Israël, et je te rendrai témoignage: je suis le Seigneur ton Dieu (Ps 81,9-11)». La verge de Moïse était un signe de la puissance divine, et elle fut changée en serpent par le pouvoir d'un ange; mais Jacob, qui ne pouvait opérer un semblable prodige, ne laissa pas de choisir une pierre pour l'ériger comme un monument de la protection du Seigneur. Au reste, il y a une grande différence entre l'action d'un ange et celle d'un homme: la première exerce notre esprit et excite notre étonnement, la seconde au contraire n'exige que notre attention. L'objet auquel se rapportent ces deux actions peut être le même, mais la manière de le signifier ou représenter, est bien différente. C'est comme si l'on écrivait le nom de Dieu en lettres d'or, ou avec de l'encre. L'un serait précieux, et l'autre vil et commun, et toutefois ce serait toujours le même nom.

La verge de Moïse et la pierre de Jacob signifiaient donc également Jésus – Christ; et même cette pierre le représentait bien mieux que les serpents que produisirent les magiciens de Pharaon. L'huile que Jacob répandit sur la pierre, symbolisait l'humanité du Christ. Car c'est en cette humanité sainte qu'il «a été sacré d'une onction de joie qui (397) l'élève au-dessus de tous ceux qui doivent la partager (Ps 44,8)». Ainsi encore la verge de Moïse changée en serpent, signifiait le même Jésus-Christ qui devait se faire obéissant jusqu'à la mort de la croix. Aussi nous dit-il, en son Evangile: «Comme Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit élevé, afin que celui qui croit en lui, ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle (Jn 3,14-15)». Et en effet, tons ceux qui dans le désert regardaient le serpent d'airain, ne succombaient point aux morsures des serpents, et de même «le vieil homme a été crucifié en nous avec le Christ, afin que le corps du péché soit détruit (Rm 6,6)». Car le serpent signifie ici la mort, puisque ce fut lui qui l'introduisit dans le paradis terrestre. Au reste, c'est une manière de parler assez commune que de prendre le nom de la cause ou de l'instrument pour l'effet qui en résulte.

Mais continuons ce parallèle. La verge de Moïse fut changée en serpent, et Jésus-Christ est mort sur la croix. Ce serpent redevint ensuite en sa première forme, et de même au jour de la résurrection Jésus-Christ reprit son corps tout entier, c'est-à-dire qu'il doit rase sembler autour de lui tous ses élus, Mais cette réunion n'aura lieu qu'au dernier jour, comme l'indique la queue du serpent, que saisit Moïse pour qu'il redevînt une verge. D'un autre côté les serpents des magiciens nous représentent les incrédules et les impies qui, s'ils ne croient en Jésus-Christ, sont destinés à la mort éternelle, et ne partageront point la gloire de sa résurrection. Sans doute, comme je l'ai déjà observé, la pierre de Jacob avait une bien plus haute signification que les serpents des magiciens, et néanmoins le fait de ceux-ci dut paraître bien plus merveilleux. Mais ici les circonstances extérieures ne peuvent pas plus préjudicier au sens intrinsèque des choses, que si l'on écrivait en lettres d'or le nom d'un homme, et celui de Dieu avec de l'encre.

321 21. Quant à la manière dont les anges produisirent, ou firent paraître sur le Sinaï les feux et les nuées, soit que le Fils, ou l'Esprit-Saint se montrassent sous ces symboles, quel est l'homme qui se flatterait de le savoir? Ce secret nous est caché, comme l'est à l'enfant le mystère eucharistique. Il voit bien qu'on place du pain sur l'autel, et qu'après le sacrifice on mange ce pain; mais il ne peut comprendra comment ce pain est changé au corps de Jésus-Christ, et devient ainsi un sacrement. Supposons encore que cet enfant ne puisse s'instruire ni par lui-même, ni par le secours d'aucun maître, et qu'il assiste néanmoins à la célébration des divins mystères, quand le prêtre offre et distribue la sainte Eucharistie. Si une personne de poids et d'autorité lui dit alors que le pain et le vin sont le corps et le sang de Jésus-Christ, il croira tout simplement qu'autrefois Jésus-Christ s'est montré aux hommes sous la figure du pain, et que du vin a coulé de la blessure de son côté. C'est pourquoi je n'ai gardé d'oublier ma faiblesse personnelle, et je prie aussi mes frères de se rappeler leur propre fragilité, afin que ni les uns, ni les autres, nous ne soyons assez téméraires pour franchir les bornes de l'infirmité humaine: Et en effet comment les anges opèrent-ils ces divers prodiges, ou plutôt, comment Dieu les opère-t-il par ses anges? Comment encore y emploie-t-il quelquefois les mauvais anges, soit qu'il laisse un libre cours à leur malice, soit qu'il leur intime ses ordres et ses volontés? c'est là le secret du Très-Haut et du Tout-Puissant. Pour moi, je ne saurais ni pénétrer du regard ces profonds mystères, ni les expliquer par les forces de la raison, ou les comprendre par la perspicacité de l'esprit. Et toutefois je répondrai à toutes les questions qui me seront adressées sur ce sujet, avec non moins d'assurance que si j'étais un ange, un prophète ou un apôtre.

D'ailleurs le Sage nous dit que «les pensées des hommes sont timides, et nos prévoyances incertaines. Car le corps qui se corrompt appesantit l'âme; et cette habitation terrestre abat l'esprit capable des plus hautes pensées. Nous jugeons difficilement ce qui se passe sur la terre; et nous trouvons avec peine ce qui est sous nos yeux. Mais ce qui est dans le ciel, qui le découvrira? qui aura donc votre pensée, Seigneur, si vous ne donnez la sagesse, et si vous n'envoyez votre Esprit d'en haut (
Sg 9,14-17)?» Ainsi je ne m'élève point jusqu'au ciel, et je ne cherche à connaître ni quelle est la dignité privée et personnelle de la nature angélique, ni quelle action corporelle lui est propre et spéciale. Cependant avec le secours de l'Esprit-Saint, que Dieu nous a envoyé d'en-haut, et sous (398) l'inspiration de la grâce qu'il a épanchée dans mon âme, j'ose affirmer en toute assurance que ni Dieu le Père, si son Verbe, ni l'Esprit-Saint, qui sont un seul et même Dieu, ne sont en eux-mêmes, et en leur substance sujets à un changement quelconque, et surtout qu'ils ne peuvent être vus par l'homme en leur essence divine. Et en effet, tout ce qui est muable et changeant n'est pas nécessairement visible, comme dans l'homme la pensée, le souvenir et la volonté, et comme en dehors de cet univers toute créature incorporelle. Mais tout ce qui est visible, est nécessairement soumis aux lois du mouvement et du changement.


Augustin, Trinité 309