Augustin, Trinité 322

CHAPITRE 11. APPARITIONS DIVINES PRODUITES PAR LE MINISTÈRE DES ANGES. CONCLUSION DE CE LIVRE.

322 22. Ainsi, parce que la substance de Dieu, ou, si vous aimez mieux, l'essence divine, c'est-à-dire, selon notre faible manière de comprendre les choses, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, est absolument immuable de sa nature, elle ne peut être visible par elle-même. C'est pourquoi toutes les apparitions dont le Seigneur daigna, selon les temps et les circonstances, favoriser les patriarches et les prophètes, eurent lieu par l'intermédiaire des créatures. Sans doute je ne saurais expliquer comment Dieu y employa ses anges, mais je n'hésite pas à dire qu'ils opérèrent ces diverses apparitions. Et en parlant ainsi, je ne le fais pas de moi-même, car je pourrais vous paraître peu sensé, tandis que je m'efforce d'être «sage avec sobriété, et selon la mesure» de la foi «que Dieu m'a départie (Rm 12,3)». Oui, comme dit encore le même apôtre, «j'ai cru, et c'est pourquoi j'ai parlé (2Co 4,13)». Ici en effet je m'appuie sur l'autorité des saintes Ecritures; et ‘il n'es point permis de rejeter ce fondement de la révélation divine pour s'égarer dans de vaines aberrations d'esprit, où nos sens ne peuvent nous guider, et où la raison ne saurait saisir les traits, ni le rayonnement de la vérité. Or dans l'épître aux Hébreux, l'Apôtre distingue la promulgation de la loi nouvelle de la promulgation de la loi ancienne; il marque les convenances du temps et des siècles qui les séparent, et il dit expressément que les prodiges et les voix du Sinaï furent l'oeuvre des anges. Au reste, voici comment il s'exprime: «Quel est l'ange à qui le Seigneur ait jamais dit: Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie mis vos ennemis sous vos pieds? Tous les anges ne sont-ils pas des esprits qui servent le Seigneur, envoyés pour leur ministère en faveur de ceux qui hériteront du salut (He 1,13-14)?»

Peut-on désirer un témoignage plus formel que tout se fît alors par le ministère des anges, et pour nous, c'est-à-dire pour le peuple de Dieu auquel est promis l'héritage de la vie éternelle? Aussi le même apôtre écrit-il aux Corinthiens: «Toutes les choses qui arrivaient aux Juifs étaient des figures; et elles ont été écrites pour nous instruire, nous qui nous trouvons à la fin des temps (1Co 10,11).» Mais faut-il prouver que Dieu nous a parlé par son Fils, tandis que sur le Sinaï, il parla par ses anges? Saint Paul le tait dans le passage suivant avec la dernière évidence. «C'est pourquoi, dit-il, il faut garder plus fidèlement ce que nous avons entendu, de peur que nous ne soyons comme l'eau qui s'écoule. Car si la loi publiée par les anges est demeurée ferme, et si tonte transgression et toute désobéissance a reçu le juste châtiment qu'elle méritait; comment l'éviterons-nous, si nous négligeons une doctrine si salutaire?» Mais parce qu'ici vous pourriez demander quelle est cette doctrine, l'Apôtre prévient votre objection, et vous répond qu'elle est le Nouveau Testament, c'est-à-dire l'Evangile révélé aux hommes par Dieu lui-même, et non par le ministère des anges. «Cette doctrine, continue-t-il, annoncée d'abord par le Seigneur même, nous a été confirmée par ceux qui l'avaient apprise de lui; Dieu même appuyant leur témoignage par les miracles, par les prodiges, par les différents effets de sa puissance, et par les dons du Saint-Esprit distribués selon sa volonté ()».

323 23. Mais pourquoi, direz-vous, lisons-nous dans l'Exode, cette parole: «Dieu dit à Moïse»; et non point: l'ange dit à Moïse? C'est que dans l'arrêt judiciaire que récite l'huissier, il n'est point écrit: l'huissier a dit; mais bien le juge a prononcé. Ainsi encore, quand un prophète parle au nom du Seigneur, quoique nous disions: Le prophète a dit, nous comprenons bien que c'est Dieu qui a parlé par sa bouche. Et de même quand nous disons: Le Seigneur a dit, nous n'excluons point la (399) personne du prophète, et nous rappelons seulement quel est celui dont il est l'interprète. Au reste, souvent l'Ecriture, pour nous mieux faire connaître que l'ange dans ces circonstances parle au nom et en la personne de Dieu, s'exprime ainsi: Le Seigneur a dit. J'en ai ci-dessus rapporté divers exemples. Mais parce que plusieurs s'obstinent à voir dans l'ange que nomme ici l'Ecriture, le Fils de Dieu, que les prophètes par l'ordre de son Père, et par sa propre inspiration, ont appelé l'Ange du grand conseil, j'ai voulu transcrire ici le passage de l'épître aux Hébreux où l'Apôtre dit expressément que la loi fut donnée par les anges, et non par un ange.

324 24. Saint Etienne, dans le livre des Actes, ne s'exprime pas autrement que l'écrivain du Pentateuque. «Ecoutez, dit-il, mes frères et mes pères: le Dieu de gloire apparut à notre père Abraham quand il était en Mésopotamie (Ac 7,2)». Et de peur qu'on ne s'imaginât qu'en disant: «le Dieu de gloire», il voulût affirmer qu'alors le Seigneur s'était montré en son essence divine aux regards d'un homme, il a bien soin d'ajouter ensuite que ce fut un ange qui apparut à Moïse. «Moïse, dit-il, s'enfuit à cette parole, et il devint étranger en la terre de Madian, où il eut deux fils. Quarante ans accomplis, l'ange lui apparut au désert de la montagne de Sina, dans la flamme du feu d'un buisson. Et Moïse à cet aspect admira cette vision; et comme il approchait pour considérer, la voix du Seigneur se fit entendre à lui, disant: Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Et Moïse tremblant n'osait regarder. Or le Seigneur lui dit: Délie ta chaussure, car le lieu où tu es, est une terre sainte (Ac 7,29-33)». Certes ici, comme dans la Genèse, l'ange est appelé Seigneur, et même Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac et Dieu de Jacob.

325 25. Direz-vous peut-être qu'à la vérité Dieu apparut à Moïse en la personne d'un ange, mais qu'il se montra en son essence à Abraham? Eh bien! laissons de côté saint Etienne, et interrogeons le livre d'où il a pris son récit. N'y lisons-nous pas «que le Seigneur Dieu dit à Abraham»; et encore: «que le Seigneur Dieu apparut à Abraham (Gn 12,1)? Sans doute, il n'est pas fait ici mention de plusieurs anges; mais allons un peu plus loin; que nous dit l'écrivain sacré? «Or, le Seigneur apparut à Abraham assis à l'entrée de sa tente, à l'heure de midi, et comme il levait les yeux, trois hommes parurent debout près de lui (Gn 18,1-2)». J'ai déjà parlé de ces trois hommes; c'est pourquoi je ne poserai qu'une seule question à ceux qui s'attachent à la lettre du texte sacré sans en comprendre le sens, ou qui, tout en le comprenant, chicanent sur les mots. Je leur demanderai donc comment Dieu eût pu apparaître en la personne de ces trois hommes, s'ils n'eussent été des anges, comme le prouve la suite du récit? Mais parce qu'il n'est pas dit: un ange lui parla, ou lui apparut, oseront-ils dire qu'à la vérité Moïse vit et entendit un ange, puisque l'Ecriture le marque expressément, tandis qu'Abraham vit réellement l'essence divine et entendit la voix de Dieu, puisque l'écrivain sacré n'affirme pas le contraire? Eh bien! est-il vrai que l'Ecriture ne fasse mention d'aucun ange dans les diverses visions qu'eut Abraham? Lorsqu'elle raconte le sacrifice d'Isaac, ne s'exprime-t-elle pas ainsi: «Dieu éprouva Abraham, et lui dit: Abraham, Abraham? Abraham répondit: Me voici. Et Dieu lui dit: Prends ton fils unique que tu chéris, Isaac, et va dans la terre de vision; et là tu l'offriras en holocauste sur une des montagnes que je te montrerai (Gn 22,1-2).»

Certes, c'est bien de Dieu qu'il est ici parlé, et non d'un ange. Cependant, peu après, l'écrivain sacré continue en ces termes: «Or, Abraham étendant la main, saisit le glaive pour immoler son fils, et voilà qu'un ange «du Seigneur l'appela du haut des cieux, et lui dit: Abraham, Abraham. Lequel répondit: Me voici. Et l'ange dit: N'étends pas la main sur l'enfant, et ne lui fais aucun mal». Qu'objecter contre un passage aussi formel? Dira-t-on que Dieu avait ordonné l'immolation d'Isaac, et qu'un ange vint s'y opposer? Mais alors Abraham eût désobéi à l'ordre du Seigneur pour se conformer à la défense de l'ange. N'est-ce pas tout ensemble risible et ridicule? Au reste, l'Ecriture ne nous permet même pas cette grossière et absurde interprétation, car elle ajoute aussitôt: «Je sais maintenant que tu crains Dieu, puisque tu n'as pas épargné ton fils unique, à cause de moi». Or, ce mot, à cause de moi, indique la personne qui avait commandé le sacrifice, et ainsi l'ange est le Dieu d'Abraham, (400) ou plutôt c'est Dieu en la personne de l'ange. Mais poursuivons le récit sacré; il est bien digne de notre attention, et nous y trouverons une mention expresse de l'ange. «Abraham levant les yeux, vit derrière lui un bélier embarrassé par les cornes dans un buisson; et il le prit, et l'offrit en holocauste pour son fils. Et il appela ce lieu d'un nom qui signifie, le Seigneur voit. C'est pourquoi on dit encore aujourd'hui: Le Seigneur verra sur la montagne». Et de même, un peu auparavant, le Seigneur avait dit par la bouche de l'ange: «Je sais maintenant que tu crains Dieu». Ce n'est pas, toutefois, qu'il faille par là entendre que jusqu'à ce moment Dieu ignorât les dispositions d'Abraham. Seulement alors, Abraham eut conscience des sentiments héroïques de son coeur, sentiments qui le portèrent jusqu'à immoler son fils unique. Au reste, ce n'est ici qu'une manière de parler, selon laquelle la cause est mise pour l'effet. Ainsi nous disons que le froid est paresseux, pour signifier qu'il nous rend lents et paresseux. Lors donc que l'Ecriture dit que le Seigneur connut, elle veut dire qu'il donna occasion à Abraham de connaître la fermeté de sa foi. Or, sans cette épreuve, il l'eût ignorée. C'est encore dans le même sens qu'Abraham «appela ce lieu d'un nom qui signifie, le Seigneur voit»; c'est-à-dire, où il se laisse voir. Et en effet, l'écrivain sacré ajoute, «qu'aujourd'hui encore on dit: Le Seigneur verra sur la montagne».

Pourquoi donc le même ange est-il nommé le Seigneur, si ce n'est parce qu'il représentait le Seigneur? Bien plus, dans les versets suivants, cet ange énonce une prophétie, et atteste ainsi que Dieu parlait par sa bouche: «Et l'ange du Seigneur appela une seconde fois Abraham du haut du ciel, disant: J'ai juré par moi-même, dit le Seigneur: parce que tu as fait cela, et que tu n'as pas épargné ton fils unique à cause de moi, je te bénirai, et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel (Gn 22,15-17)». Certes, il y a ici un rapport frappant entre l'ange qui parle au nom du Seigneur et les prophètes qui s'expriment ainsi: «Le Seigneur a dit». Mais enfin pourquoi ne serait-ce pas Dieu le Fils qui dirait au nom de son Père: «Le Seigneur a dit»; et qui serait son ange ou son envoyé? Oui, sans doute, s'il ne se présentait soudain une difficulté inextricable en la personne des trois hommes que vit Abraham, et au sujet desquels il est dit «que le Seigneur apparut à Abraham». Mais peut-être n'étaient-ils pas des anges, parce que l'Ecriture les appelle des hommes? Eh! lisez Daniel qui nous dit: «Voilà que l'ange Gabriel m'apparut sous une forme humaine (Da 9,21)».

326 26. Mais que tardons-nous à contraindre nos adversaires à un silence absolu par un nouvel argument plus formel encore et plus grave? Car ici il ne s'agit plus d'un ange, nommé séparément, ni de trois hommes pris collectivement; mais ce sont des anges qu'on nous représente comme les interprètes de Dieu dans la promulgation solennelle de la loi. Or, quel catholique ne sait que le Seigneur donna cette loi à Moïse par le ministère des anges, pour qu'il y assujettît les enfants d'Israël? Eh bien! voici comme parle saint Etienne: «Hommes à la tête dure, incirconcis de coeur et d'oreilles, vous résistez toujours au Saint-Esprit; et il en est de vous comme de vos pères. Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils point persécuté? Ils ont tué ceux qui ont prédit l'avènement du Juste, que maintenant vous avez trahi et mis à mort. Vous avez reçu sa loi par le ministère des anges, et vous ne l'avez point gardée (Ac 7,51-53)». Où trouver un témoignage plus évident, et une autorité plus péremptoire? La loi mosaïque a donc été donnée au peuple Juif par le ministère des anges, mais elle annonçait l'avènement du Sauveur Jésus, et y préparait le monde. Aussi est-il vrai de dire que le Verbe de Dieu se faisait mystérieusement apercevoir en la personne des anges qui promulguaient cette loi. C'est pourquoi Jésus-Christ lui-même disait aux Juifs: «Si vous croyiez à Moïse, vous me croiriez aussi, car c'est de moi qu'il a écrit (Jn 5,46)».

Ainsi le Seigneur déclarait ses volontés par le ministère des anges; et c'est par ces mêmes anges que le Fils de Dieu, qui devait un jour naître de la race d'Abraham, et se poser comme médiateur entre Dieu et les hommes, disposait le monde a son avènement. Il se préparait dès lors des âmes qui le recevraient, en se reconnaissant coupables de n'avoir pas observé la loi. Aussi l'Apôtre écrit-il aux Galates: «A quoi donc a servi la loi? Elle a été établie à cause des transgressions jusqu'à (401) l'avènement de Celui qui devait naître et que la promesse regardait. Et cette loi a été donnée au moyen des anges par la main du Médiateur (Ga 3,19)». C'est-à-dire que le Fils de Dieu l'a promulguée lui-même par l'entremise des anges. Car l'incarnation du Verbe n'est point une conséquence nécessaire de sa nature divine, mais un effet de sa puissance. D'ailleurs, une preuve qu'ici l'Apôtre entend par médiateur le Fils de Dieu en tant qu'il a daigné se faire homme, c'est qu'il dit dans un autre endroit: «Il n'y a qu'un Dieu et un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme (1Tm 2,5)». Il nous est donc permis de voir Jésus-Christ dans l'immolation de l'agneau pascal, et dans mille autres cérémonies légales qui annonçaient sa naissance, sa passion et sa résurrection. Or, la loi qui les prescrivait, avait été donnée par les anges, et ces anges eux-mêmes représentaient tantôt la Trinité entière, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, sans distinction aucune des personnes, et tantôt le Père séparément, ou le Fils, ou le Saint-Esprit. Au reste en se montrant visiblement sous ces formes sensibles, et en la personne de ses créatures, Dieu ne se révélait point en son essence. Car cette vision est réservée pour le ciel, et sur la terre nous nous efforçons seulement de la mériter par tout ce qui frappe nos yeux et nos oreilles.

327 27. Mais il me semble que j'ai suffisamment développé et prouvé la question qui faisait le sujet de ce livre. Ainsi il demeure démontré par le raisonnement seul, du moins selon moi, et par l'autorité de l'Ecriture, dont j'ai cité plusieurs passages, qu'avant l'incarnation du Sauveur, les diverses apparitions de Dieu aux patriarches et aux prophètes furent l'oeuvre des anges. Ce sont eux qui toujours se montrèrent sous des formes corporelles, et qui parlèrent au nom du Seigneur. Quelquefois, comme nous le voyons fréquemment par les prophètes, ils agissaient et parlaient immédiatement au nom et en la personne de Dieu, et quelquefois aussi ils empruntaient le concours rie créatures étrangères, pour mieux signifier aux hommes la présence du Seigneur. Nos livres saints nous attestent que ce dernier mode d'apparition ne fut pas inconnu aux prophètes. C'est pourquoi il convient de traiter maintenant des apparitions divines que nous raconte le Nouveau Testament. Ainsi le Fils de Dieu est né d'une Vierge, et l'Esprit-Saint s'est montré sous la forme d'une colombe au baptême de Jésus-Christ, de même qu'après l'ascension, et au jour de la Pentecôte, il s'annonça par un grand vent, et parut sous l'emblème de langues de feu. Néanmoins, constatons tout d'abord que le Verbe de Dieu ne s'est point montré à nous en cette essence divine qui le rend égal et coéternel à son Père. Il faut en dire autant de l'Esprit-Saint, qui par sa nature est égal et coéternel au Père et au Fils. Mais l'un et l'autre se sont montrés par l'intermédiaire d'une créature qui a été créée et formée tout exprès pour frapper nos regards et nos sens. Toutefois il existe une grande différence entre les apparitions anciennes du Fils et du Saint-Esprit, et les propriétés qui se manifestent en eux dans le nouveau testament, quoique les unes et les autres aient eu lieu au moyen d'une créature corporelle et visible. Or, c'est à expliquer cette différence que je consacre le livre suivant. (402)



400

LIVRE QUATRIÈME: INCARNATION DU VERBE.


Mystère de l'Incarnation. - Comment le Verbe fait chair dissipe nos ténèbres, nous fait connaître la vérité, rend la vie à notre âme et à notre corps. - Digression sur le nombre six, qui, multiplié par quarante-six, exprime celui des jours que le Sauveur demeura dans le sein de sa mère. - Tous les fidèles ne forment en Jésus-Christ qu'un seul corps; comment Jésus-Christ leur a mérité la gloire éternelle. Au reste, quoique le Verbe ait été envoyé par le Père, et qu'il lui soit inférieur comme homme, il n'en reste pas moins, selon sa nature divine, égal, coéternel et consubstantiel à son Père. Il faut en dire autant du Saint-Esprit, qui est Dieu comme le Père et le Fils


PRÉFACE.

401 1. La science que les hommes estiment le plus, est celle qui a pour objet le ciel et la terre; mais une autre science bien plus estimable est la connaissance de soi-même. Oui, l'homme qui connaît sa propre faiblesse, mérite d'être loué au-dessus du philosophe qui, tout bouffi d'orgueil, étudie le cours des astres ou pour y faire des découvertes nouvelles, ou pour vérifier les anciennes. Hélas! il ignore quelle route peut le conduire au salut et à l'éternel bonheur. Au contraire le vrai chrétien dont l'âme s'élève vers Dieu, s'embrase facilement au contact des feux de l'Esprit-Saint. Parce qu'il aime le Seigneur, il devient humble ses propres yeux; et parce qu'il veut s'en approcher, et qu'il en est empêché, il sonde sa conscience à la lueur des splendeurs célestes. Il se rend donc compte de son état, et il reconnaît que son âme est trop souillée pour qu'elle puisse réfléchir l'éclat de la pureté divine. C'est pourquoi ce chrétien répand devant le Seigneur de douces larmes, et le conjure d'avoir de plus en plus compassion de lui, jusqu'à ce qu'enfin délivré du poids de ses misères il puisse le prier avec une entière confiance, et trouver l'assurance de son salut dans la médiation du Verbe éternel, qui est venu éclairer et sauver tous les hommes. Or toute science qui réunit ainsi la componction à l'étude, n'est point la science qui enfle, mais la charité qui édifie. Et en effet celui qui la possède a fait un choix judicieux et il a préféré connaître sa propre faiblesse, plutôt que de mesurer l'étendue de l'univers, les profondeurs de la terre et la hauteurs des cieux. Mais surtout il est digne d'éloges, parce qu'à cette science il joint la componction du coeur, c'est-à-dire la tristesse de l'exil et le regret d'être éloigné de la patrie céleste, et séparé du Dieu souverainement heureux.

Et moi aussi, Seigneur, mon Dieu, je suis comme ce chrétien, serviteur de votre Christ, et comme lui je gémis au milieu des pauvres qui vous tendent la main. Donnez-moi donc quelques miettes de votre science, afin que je puisse satisfaire aux demandes de ceux qui n'ont point faim et soif de la justice, mais qui sont pleins et rassasiés de leurs propres mérites. C'est l'orgueil qui les rassasie, et non votre vérité, qu'ils repoussent dédaigneusement. Aussi tout en voulant s'élever, retombent-ils dans l'abîme de leur vanité. Certes, je n'ignore pas de combien d'illusions le coeur de l'homme est le jouet! Et qu'est-ce que mon coeur sinon le coeur de l'homme? C'est pourquoi je prie le Dieu de mon coeur de ne point permettre que l'erreur se glisse sous ma plume, et qu'au contraire je donne à la vérité en cet ouvrage tout le développement dont je serai capable. Sans doute, je suis éloigné des regards du Seigneur, mais je m'efforce de revenir à lui, quoique de bien loin, et je suis la voie que nous a tracée son Fils unique qui s'est fait homme pour notre salut. Aussi ai-je confiance que sa vérité suprême daignera m'éclairer. Je la reçois, il est vrai, dans un esprit muable et changeant, et toutefois je n'aperçois en elle rien qui soit comme les corps, soumis aux lois de la durée et de l'espace. Bien plus, elle est, plus encore que notre pensée, indépendante du temps et des lieux, et semblable à certains raisonnements de notre intelligence elle s'affranchit complètement de tout calcul numérique, non moins que de toute image locale. C'est qu'elle repose en l'essence divine, qui est souverainement immuable dans son éternité comme dans sa véracité et sa volonté. Car en Dieu la vérité est éternelle, de même que l'amour est éternel; en lui tout ensemble l'amour est vérité, et l'éternité est vérité l'éternité est amour, et la vérité est amour. (403)

CHAPITRE PREMIER. IL EST BON DE CONNAÎTRE SES DÉFAUTS.

402 2. L'homme par le péché s'est éloigné de la joie suprême et incommunicable et toutefois il n'a pas entièrement brisé avec elle tout rapport et toute relation. Aussi parmi toutes les vicissitudes des temps et des lieux, cherche-t-il toujours l'éternité, la vérité et le bonheur. Eh! quel est l'homme qui voudrait mourir, être trompé, ou être malheureux? C'est pourquoi le Seigneur, condescendant aux besoins de notre exil, nous a révélé certaines vérités qui nous avertissent que la terre ne peut nous donner ce que nous cherchons, et que pour le trouver, il faut remonter au ciel. Mais si nous n'étions tombés du ciel, nous n'y chercherions pas le souverain bonheur. Au reste il fallait d'abord nous convaincre que Dieu nous aimait bien tendrement, car sans cela nous n'eussions osé nous rapprocher de lui. Mais il n'était pas moins nécessaire qu'il nous démontrât toute la gratuité de son amour, de peur que l'orgue il ne nous fit attribuer ses grâces. à nos propres mérites, et que par là, nous éloignant encore plus de lui, nous ne fussions faibles en notre force. C'est pourquoi Dieu a agi envers nous avec tant de ménagement, que nous ne pouvons attribuer nos succès qu'à son appui et à son concours. Mais alors notre amour se fortifie dans la même proportion, que notre faiblesse se reconnaît humble et impuissante. Aussi le psalmiste s'écrie-t-il «Vous séparâtes, ô Dieu! pour votre héritage une pluie toute volontaire il était affaibli, mais vous l'avez fortifié (Ps 67,10)». Or cette pluie volontaire désigne la grâce divine, et on la nomme grâce, parce qu'elle n'est point un salaire qui nous soit dû, mais un don entièrement gratuit. Et en effet, Dieu nous la donne par sa pure bonté, et non en vertu de nos mérites.

Convaincus de cette vérité, nous nous défions de nous-mêmes, et en cela nous sommes faibles. Mais Dieu nous fortifiera selon cette parole qui fut dite à l'Apôtre «Ma grâce te suffit, car la force se perfectionne dans la faiblesse (2Co 12,9)». Il fallait donc prouver d'abord à l'homme combien Dieu l'aimait, et ensuite en quel état le trouvait cet amour. La première chose était nécessaire pour que l'homme ne tombât pas dans le désespoir, et la seconde, pour qu'il ne devînt pas le jouet de l'orgueil. Au reste, c'est ce qu'explique très-bien ce passage de l'épître aux Romains: «Dieu a fait éclater son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous. Maintenant donc que nous sommes justifiés par son sang, nous serons délivrés par lui de la colère de Dieu. Car si lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par la vie de ce même Fils». Après cela que dirons-nous? «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? S'il n'a pas épargné son propre Fils, et s'il l'a livré à la mort pour nous tous, que ne nous donnera-t-il point, après nous l'avoir donné (Rm 5,8-10 Rm 8,31-32)?» C'est cette rédemption qui était montrée de loin aux anciens justes, afin que par la croyance au Messie futur ils fussent tout ensemble humbles et faibles, forts et affermis.

403 3. Mais parce que le Fils de Dieu est unique, que ce Verbe divin a fait toutes choses, et qu'il est la Vérité suprême et immuable, nous devons le considérer comme le principe premier et nécessaire de tous les êtres qui existent actuellement dans le monde, et même de ceux qui ont été et qui seront. Toutefois dans le Verbe rien n'a été, ni ne sera, mais tout est; en lui encore tout est vie, et toutes choses sont un, ou plutôt il est seul l'unité parfaite et la vie parfaite. Car si tout a été fait par lui, il suit qu'il possède par lui-même la plénitude de la vie, et qu'il ne l'a point reçue. Aussi l'évangéliste ne nous dit-il pas que le Verbe a été fait au commencement, mais «qu'au commencement le Verbe était avec Dieu, que le Verbe était Dieu et que toutes choses ont été faites par lui (Jn 1,1-3)». Or, comment le Verbe eût-il fait toutes choses, si lui-même n'eût existé avant toutes choses, c'est-à-dire s'il n'était incréé et éternel? Et même les êtres bruts et insensibles n'eussent point été faits par lui, si avant d'exister, ils n'eussent possédé en lui la vie et le mouvement.

Et en effet, tout ce qui a été fait était déjà vie dans le Verbe; mais non une vie quelconque. Car il y a d'abord l'âme ou la vie des corps, qui est soumise aux lois du changement par cela seul qu'elle a été faite. Eh! par qui a-t-elle été faite, si ce n'est par le Verbe de Dieu, qui est immuable de sa nature? Oui, «tout a été fait (404) par lui, et rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans lui». Il faut donc en conclure que tout ce qui a été fait, était vie dans le Verbe. Mais ce n'était point une vie quelconque, puisque «cette vie était la lumière des hommes», c'est-à-dire la lumière des êtres doués de raison. C'est en effet la raison seule qui élève l'homme au-dessus de l'animal, et qui le constitue un homme. Cette lumière n'est donc point la lumière matérielle et sensible qui nous luit des hauteurs du ciel, ou qui se produit par les feux de la terre, lumière qui éclaire tout ensemble l'homme, l'animal et l'insecte. Tous jouissent indistinctement de cette lumière, tandis que la vie qui est dans le Verbe, est exclusivement la lumière des hommes, et cette «lumière n'est pas loin de o chacun de nous, car en elle nous avons la vie, le mouvement et l'être (Ac 17,27-28)».

CHAPITRE II. L'INCARNATION NOUS DISPOSE A CONNAÎTRE LA VÉRITÉ.

404 4. Il est cependant des esprits qui ne reçoivent pas cette lumière, parce qu'ils sont aveuglés par l'erreur ou la passion, et c'est pour les guérir et les sauver que le Verbe, «par qui toutes choses ont été faites, s'est fait chair, et qu'il a habité parmi nous (Jn 1,14)». Nous ne pouvons en effet venir à la lumière qu'autant que nous entrerons en participation de cette vie du Verbe qui est la lumière des hommes. Or, la tache du péché nous rendait impropres et inhabiles à cette participation. Il fallait donc tout d'abord effacer cette tache. Mais le sang du juste et l'humiliation d'un Dieu pouvaient seuls purifier l'homme pécheur et orgueilleux. C'est pourquoi le Verbe s'est fait homme comme nous, à l'exception du péché, afin de nous mériter la vision intuitive de Dieu dont notre nature nous distingue. Car l'homme n'est point un Dieu par sa nature, mais seulement un homme; et parce qu'il a péché, il n'est point juste. Mais en se faisant homme, le Verbe demeure le juste par excellence; aussi intercède-t-il auprès de Dieu pour l'homme pécheur. Et en effet, si le pécheur ne peut s'approcher du juste, l'homme peut s'approcher de l'homme. Ainsi, le Verbe en prenant la ressemblance de notre nature, a effacé la dissemblance de notre péché, et en se faisant participant de notre mortalité, il nous a faits participants de sa divinité.

La mort que méritait le pécheur et qu'il devait nécessairement subir, a donc été remplacée par la mort du juste qui s'y est volontairement offert, et qui par ce seul acte a payé la double dette de l'homme. Et en effet, quel n'est pas en toutes choses le prix de la convenance, du rapport, de la consonance et de la jonction qui unit deux objets entre eux? C'est ce que les Grecs, si je rends bien ma pensée, nomment harmonie. Au reste, ce n'est pas ici le lieu de prouver combien est agréable cette relation de l'unité à la dualité. Il suffit de dire que le sentiment de cette harmonie est essentiellement inné en nous, et qu'il ne peut nous venir que du Dieu qui nous a créés. Aussi ceux-mêmes qui sont étrangers à toute science musicale, ne laissent pas que d'y être sensibles, soit qu'ils entendent chanter, soit qu'ils chantent eux-mêmes. C'est en effet l'harmonie qui fait concorder entre eux les divers tons de la musique, en sorte que notre oreille, bien plus que l'art que plusieurs ignorent, est soudain grièvement offensée lorsque ses règles sont violées. Mais cette démonstration m'entraînerait trop loin, et d'ailleurs j'en abandonne le développement à quiconque possède la théorie et la pratique du diapason..

CHAPITRE 3. L'UTILITÉ DE LA MORT ET DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST.

405 5. Ce qui m'importe en ce moment, c'est d'expliquer, du moins autant que Dieu m'en fera la grâce, comment Jésus-Christ Notre-Seigneur et notre Sauveur, étant une seule personne, a pu se mettre en rapport avec la dualité humaine, et comment il a pu ainsi opérer notre salut. Et d'abord nul catholique ne révoque en doute que nous ne soyons soumis à la mort de l'âme et à celle du corps. La première est un effet du péché, et la seconde est la peine de ce même péché, qui devient ainsi l'auteur de cette double mort. Il fallait donc que l'homme dans son ensemble, c'est-à-dire en son âme et en son corps, s'appliquât un remède de vie et d'immortalité, afin que tout ce qui avait été détérioré en lui, fût renouvelé. Or, la mort de l'âme est le péché mortel, et la mort du corps est la corruption qui sépare l'âme d'avec le corps. Ainsi, lorsque Dieu (405) s'éloigne de l'âme, elle meurt, et lorsqu'elle-même s'éloigne du corps, il meurt. Dans le premier cas, l'âme devient insensée; et dans le second, le corps devient cadavre. Mais l'âme ressuscite à la grâce par la pénitence, et elle reprend dans un corps encore soumis à la mortalité, une vie qui commence par la foi, parce qu'elle croit en celui qui justifie l'impie, et qui s'augmente et se fortifie chaque jour par la pratique des vertus et le renouvellement de plus en plus parfait de l'homme intérieur.

Quant à l'homme extérieur, c'est-à-dire quant au corps, plus son existence se prolonge, et plus il se corrompt par l'âge, les maladies et les diverses épreuves de la vie, jusqu'à ce qu'il arrive à cette dernière que nous appelons la mort. Mais sa résurrection est différée jusqu'au dernier jour, parce qu'alors seulement l'oeuvre de notre justification sera pleinement consommée. Car «nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons tel qu'il est (
Jn 3,2)». Aujourd'hui au contraire, tandis que le corps qui se corrompt, appesantit l'âme, et que sur la terre notre vie est une tentation continuelle, nul homme vivant ne peut obtenir devant le Seigneur cette plénitude de justice qui nous rendra égaux aux anges, et qui sera comme l'apogée de notre gloire. Au reste, il serait ici bien inutile de prouver longuement que nous devons distinguer la mort de l'âme de la mort du corps. Car le Sauveur lui-même a nettement établi cette distinction dans cette maxime évangélique: «Laissez les morts ensevelir leurs morts (Mt 8,22)». Un cadavre doit être enseveli; qui ne le comprend? c'est pourquoi en parlant de ceux qui s'occupaient de ce triste ministère, Jésus-Christ s'est proposé de nous désigner ces hommes dont l'âme est morte par le péché, et que l'Apôtre veut ressusciter à la grâce, quand il leur dit: «Levez-vous, vous qui dormez: sortez d'entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera (Ep 5,14)».

Dans un autre passage, le même Apôtre signale encore avec douleur ce même genre de mort, lorsqu'il dit de la veuve frivole et mondaine que «vivant dans les délices, elle est morte, quoiqu'elle paraisse vivante (1Tm 5,6)». Ainsi on dit de l'âme qui a perdu la grâce, que revenant à la justice qui agit par la foi, elle ressuscite et reprend une nouvelle vie. Le corps, au contraire, ne meurt réellement que par sa séparation d'avec l'âme; mais en tant qu'il coopère aux oeuvres de la chair et du sang, l'Apôtre dit dans son épître aux Romains qu'il est mort. Voici ses paroles: «Si Jésus-Christ est en vous, quoique le corps soit mort à cause du péché, l'esprit est vivant à cause de la justice». Or, cette vie n'est autre que la vie de la foi, puisque, selon le même Apôtre, «le juste vit de la foi (Rm 1,17)». Ensuite il continue ainsi: «Mais si l'esprit de celui qui a ressuscité Jésus, habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ rendra aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son esprit qui habite en vous (Rm 8,10-11)».

406 6. C'est donc de cette double mort que le Sauveur Jésus nous a rachetés en mourant une seule fois. Aussi nous a-t-il laissé dans sa propre mort le mystère et l'exemple de notre double résurrection. Et en effet, comme il était le Juste par excellence, il n'a pu ni mourir à la grâce, ni avoir besoin de renouveler en lui-même l'homme intérieur, ni être obligé de revenir par la pénitence à la vie de la justice. Mais parce qu'il avait pris une chair passible et mortelle, il est mort, et est ressuscité en tant qu'homme; et il nous offre ainsi en sa personne le mystère de notre résurrection spirituelle et l'exemple de notre résurrection corporelle. C'est à la première, qui suppose la mort de l'âme, que se rapportent ces paroles du Psalmiste, paroles que Jésus-Christ a prononcées sur la croix: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? (Ps 21,1 Mt 27,46)»De son côté, l'Apôtre semble commenter ces mêmes paroles, quand il nous dit «que notre vieil homme a été crucifié avec Jésus-Christ, afin que le corps du péché soit détruit, et que désormais nous ne soyons plus esclaves du péché». Et en effet, le pécheur est crucifié en son âme par la douleur de la contrition, et il l'est encore en son corps par les rigueurs d'une mortification salutaire. Mais en laissant le pécheur sous cette double pression, Dieu lui facilite les moyens de faire mourir en lui le péché. Voilà donc la croix où expire le corps du péché, afin que nous «n'abandonnions plus nos membres au péché «comme des instruments d'iniquité (Rm 6,6-13)».

D'un autre côté, s'il est vrai que l'homme intérieur se renouvelle en nous de jour en jour, on ne saurait nier que d'abord il n'ait été (406) le vieil homme. C'est en effet en l'intérieur de l'âme que s'accomplit cette parole de l'Apôtre: «Dépouillez-vous du vieil homme, et revêtez-vous de l'homme nouveau». Ce qu'il explique en disant que «nous devons renoncer au mensonge, et parler selon la vérité (Ep 4,22-25)».Or, n'est-ce pas dans le secret de son âme que le juste renonce au mensonge, afin que disant la vérité dans son coeur, il habite sur la montagne sainte du Seigneur?

Bien plus, le mystère de cette résurrection spirituelle est renfermé dans celui de la résurrection corporelle de Jésus-Christ; et il nous en avertit lui-même, lorsqu'il dit à Madeleine: «Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père (Jn 20,17)». C'est aussi à ce même mystère que se rapportent ces paroles de l'Apôtre: «Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; et n'ayez de goût que pour les choses d'en-haut (Col 3,1-2)». Et en effet, ne point toucher le Christ avant qu'il soit remonté vers son Père, c'est ne se permettre à son égard aucune pensée basse et terrestre.

Quant à la mort corporelle que Jésus-Christ a daigné subir comme homme, elle nous est un exemple de celle que nous devons souffrir en notre chair. Car ses souffrances sont pour tous ses disciples une puissante exhortation à ne pas craindre «ceux qui tuent le corps, et «qui ne peuvent tuer l'âme (Mt 10,28)». Aussi l'Apôtre dit-il dans le même sens «qu'il accomplit en sa chair ce qui manque à la passion de Jésus-Christ (Col 1,24)». Nous trouvons également dans la réalité de sa résurrection corporelle le modèle et la certitude de notre propre résurrection, puisqu'il a dit à ses apôtres: «Touchez et voyez, car un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai (Lc 24,39)». Bien plus, ce ne fut qu'après avoir touché ses plaies, que l'un d'entre eux s'écria: «Mon Seigneur et mon Dieu (Jn 20,28)!» Or, cette réalité si évidente de la résurrection du Sauveur devenait pour les apôtres la démonstration de cette parole: «Pas un seul cheveu de votre tête ne périra (Lc 21,18)». Pourquoi donc disait-il à Madeleine: «Ne me touchez point, car je ne suis «pas encore remonté vers mon Père», tandis qu'il permettait ensuite à ses apôtres de le toucher avant son ascension? C'est qu'il avait en vue, dans la première circonstance, le mystère de notre résurrection spirituelle, et dans la seconde, celui de notre résurrection corporelle. Il serait, en effet, par trop absurde et ridicule de soutenir avec quelques-uns qu'avant son ascension Jésus-Christ permit aux hommes de le toucher, et aux femmes, seulement après.

Au reste, l'Apôtre voyait en la résurrection du Christ le type et le modèle de la nôtre, quand il disait: «Chacun à son rang, Jésus-Christ d'abord, puis ceux qui sont à Jésus-Christ (1Co 5,25)»; d'ailleurs, le contexte de ce passage prouve qu'il s'agit ici de cette résurrection des corps au sujet de laquelle le même Apôtre a dit que «Jésus-Christ changera notre corps misérable, en le rendant conforme à son corps glorieux (Ph 3,21)». Ainsi, Jésus-Christ en mourant une seule fois, a remédié à la double mort de l'homme; et en ressuscitant une seule fois, il est devenu pour nous le divin exemplaire d'une double résurrection. Et en effet, son humanité sainte nous présente dans sa mort et dans sa résurrection le type sacré et le modèle salutaire de notre résurrection spirituelle et corporelle.


Augustin, Trinité 322