S. Alphonse - la religieuse - CHAPITRE V

3. Il ne s'agit donc ici que des péchés véniels délibérés et pleinement volontaires. Ceux-ci, avec l'aide divine, on peut parfaitement les éviter tous. C'est ce que font les âmes saintes, qui vivent toujours dans la ferme résolution de subir plutôt la mort que de commettre, les yeux ouverts, un seul péché véniel.

« À une âme qui aime Dieu de pur amour, disait sainte Catherine de Gênes, une faute, si minime qu'elle soit, paraît plus intolérable que l'enfer. » Elle-même, ajoutait-elle, se serait jetée dans une mer de feu, plutôt que de commettre un péché véniel délibéré.

Ainsi ont parlé tous les saints. Et ils avaient raison. Éclairés par la lumière divine, ils savaient voir, dans l'offense de Dieu, quelle qu'elle soit, un mal plus grand que la mort et l'anéantissement de tous les hommes et de tous les anges.

« Pécheur, s'écrie saint Anselme, quel péché oseras-tu appeler petit ? Peut-on jamais tenir pour peu de chose de déshonorer Dieu ? » Si un sujet disait à son roi : « Je vous obéirai en d'autres choses, mais pas en ceci, car ce n'est pas une affaire d'importance », quelle réprimande et quelle punition ne mériterait pas cet impertinent ?

« Ah ! s'écrie sainte Thérèse, puissions-nous, par la grâce de Dieu, craindre ce qui est véritablement à craindre, et bien comprendre qu'un péché véniel peut nous faire plus de tort que tout l'enfer réuni ! » De là l'exhortation que la sainte adressait à ses filles : « Du péché commis avec pleine advertance, si petit qu'il soit, que Dieu nous préserve ! »

Cet avertissement regarde particulièrement l'âme religieuse. À celle-ci, saint Grégoire de Nazianze dit encore : « Sache qu'une seule ride te rend plus difforme que ne le sont les séculiers par les plaies les plus affreuses. » Qu'une servante de cuisine paraisse devant le roi couverte de taches, le roi ne lui en fera pas grand reproche et le supportera, parce que c'est une servante de cuisine. Mais que la reine son épouse ait une seule tache sur sa robe, il s'en offense et s'en plaint vivement. Jésus-Christ fait la même différence entre les fautes des séculiers et celles de ses épouses.

Pauvre religieuse que celle qui ne tient pas compte des fautes légères ! Jamais elle ne deviendra une sainte, jamais non plus elle ne trouvera la paix. Témoin sainte Thérèse : tant qu'elle resta dans ses imperfections, elle ne fit point de progrès et mena une vie triste, loin des consolations tant du ciel que de la terre. Pour le même motif, plus d'une religieuse a une existence morne et ne trouve pas la paix dans son état. D'un côté, elle est sevrée des joies du monde, et, d'autre part, elle ignore ce que sont les consolations spirituelles. Elle est avare avec Dieu : par un juste retour, Dieu se montre avare avec elle.

Donnons-nous entièrement à Dieu : Dieu se donnera entièrement à nous. Je suis à mon bien-aimé, et c'est vers moi qu'il tourne son coeur (Ct 7,10).

Une religieuse me dira : « C'est entendu, les péchés véniels m'empêcheront de devenir une sainte ; mais, si nombreux qu'ils soient, ils ne me feront pas perdre la grâce de Dieu, et, avec tous mes péchés, je me sauverai quand même. Or, à moi, il me suffit de me sauver. »

Celle qui parle ainsi, qu'elle écoute la réponse de saint Augustin : « Dès que tu as dit : c'est assez, tu es perdue. » S'il vous suffit de vous sauver, craignez pour votre salut.

Pour bien entendre cette vérité, pour comprendre le péril où entraînent les péchés véniels, du moins quand ils constituent une habitude volontaire, il faut comprendre que cette habitude incline l'âme aux fautes graves : par exemple, les petites aversions acheminent aux haines invétérées, les vols minimes aux vols considérables, les attaches charnelles aux amitiés criminelles. « Jamais, dit saint Grégoire, l'âme ne reste où elle est tombée » elle roule toujours plus bas. Les maladies mortelles ne proviennent pas toujours de désordres considérables, mais souvent de légères indispositions : ainsi beaucoup de chutes graves ont pour origine des péchés véniels. » Ces petites mais continuelles médisances, dit le Père Alvarez, ces petites inimitiés, ces curiosités coupables, ces impatiences, ces intempérances ne tuent pas l'âme, non, mais elles l'affaiblissent extrêmement : qu'une maladie grave (c'est-à-dire une forte tentation) vienne l'assaillir, elle n'aura pas la force de résister et elle succombera. »

Les péchés véniels ne séparent pas l'âme de Dieu, sans doute ; mais ils l'en éloignent, et, par là, l'exposent à le perdre. Quand Jésus-Christ fut arrêté dans le jardin, saint Pierre ne voulut pas, certes, abandonner son Maître, et il se mit à le suivre, mais de loin seulement (Mt 36,48). Ainsi beaucoup ne veulent pas rompre avec Jésus-Christ par des péchés mortels ; mais, par attachement à des fautes légères, ils ne consentent à le suivre que de loin. Aussi, à combien d'entre eux il arrive le même malheur qu'à saint Pierre, qui, à peine entré dans la maison du pontife, et accusé d'être le disciple du Rédempteur, le renia fois sur fois, avec faux serment ! » Par une juste permission de Dieu, dit saint Isidore, et en punition de leur négligence et de leur peu d'amour, ceux qui ne tiennent pas compte des péchés véniels tombent dans des pêchés mortels. »

L'Ecclésiastique l'a dit depuis longtemps : Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu (Si 19,1). De chute en chute, on arrive aux précipices.

4. Ne dites donc pas, vous recommande saint Dorothée, que l'habitude de fautes vénielles est un mal léger, mais prenez garde aux conséquences : la mauvaise habitude est un ulcère qui infecte l'âme, et, en la rendant faible dans la résistance aux petites tentations, lui enlève progressivement la force nécessaire pour vaincre les grandes tentations.

Saint Augustin vous dit : « Ne méprisez pas vos fautes parce qu'elles sont petites, redoutez-les parce qu'elles sont nombreuses : si ce n'est pas leur poids, c'est leur multitude qui peut causer votre ruine » sinon tout de suite, du moins à la longue. Le saint docteur dit encore : « Vous prenez garde à ne pas périr écrasé par quelque énorme pierre : veillez aussi à ne pas trouver la mort sous un amas de sable », c'est-à-dire sous l'amas des fautes légères. Celles-ci, lorsqu'elles sont nombreuses et habituelles et non suivies du propos de s'amender, font perdre la crainte de commettre des péchés graves. Or, qui ne craint pas beaucoup le péché, n'est pas très loin d'y tomber.

Aussi, saint Jean Chrysostome va jusqu'à dire que nous devons, en un certain sens, redouter les péchés véniels habituels plus que les péchés mortels ; car les péchés mortels inspirent une horreur instinctive ; les péchés véniels, au contraire, passent inaperçus, et ils rendent l'âme tellement insouciante que familiarisée d'abord avec de moindres fautes, elle finira par ne plus faire cas des fautes graves. De là cet avertissement du Saint-Esprit : Prenez-nous les renards, les petits renards, qui ravagent les vignes (Ct 2,14). Il ne dit pas : Prenez-nous les lions, les léopards ; non, mais les petits renards. C'est que les lions et les autres bêtes féroces, on en a peur ; aussi on prend les mesures pour s'en garder et les empêcher de nuire. Mais les petits renards, on ne les craint pas ; et, en attendant, ils ravagent les vignes, parce qu'ils y creusent des trous et ainsi font sécher les racines. Ainsi, quoique légères, les fautes que l'on s'obstine à vouloir et à commettre sciemment, font se dessécher les bons désirs, qui sont les racines de la vie spirituelle, et, par là, conduisent une âme à sa ruine.

6. Nous l'avons vu : les péchés véniels, volontaires et habituels, disposent l'âme à tomber dans des fautes graves et la rendent moins forte pour résister aux tentations. Première raison pour laquelle ils la mettent en danger de se perdre.

Deuxième raison : ils amènent une diminution des secours divins. Nous avons perpétuellement besoin d'abord, pour notre esprit ; de la lumière divine, d'une lumière apte à mouvoir la volonté vers le bien ; puis, pour la volonté elle-même d'une aide divine qui la rende pliable et docile aux mouvements de la grâce. En outre, nous avons besoin de la continuelle protection de Dieu contre les forces de l'enfer : sans cela, nous succomberions tous aux tentations du démon, car nous ne trouvons pas en nous-mêmes la force d'y résister. C'est Dieu qui nous donne cette force, ou qui empêche le démon de nous livrer des assauts dans lesquels nous ne remporterions pas la victoire. Tel est le sens de la prière que Jésus-Christ nous a enseignée : Et ne nous induisez pas en tentation, c'est-à-dire : que Dieu nous délivre de telle et telle tentation où nous serions vaincus.

Or, que font les péchés véniels ? Ils éloignent de nous ces lumières, ces secours cette protection divine. L'âme alors reste abandonnée à ses ténèbres, à sa faiblesse et à son aridité ; elle perdra le goût des choses divines, elle tournera son coeur vers les satisfactions de la terre : grand est le danger qu'elle leur sacrifie la grâce de Dieu. En outre, les péchés véniels font que Dieu permette au démon de nous assaillir par des tentations plus violentes. Cette âme, si avare avec Dieu, mérite bien que Dieu se montre avare avec elle. Celui qui sème peu moissonne peu (2Co 9,6) : c'est justice.

Le bienheureux Henri Suzo, dans sa vision des Rochers, aperçut une multitude d'âmes arrêtées sur le premier rocher. Il voulut savoir qui elles étaient, et Jésus-Christ lui répondit : « Ce sont les âmes tièdes, qui se contentent de vivre sans péché mortel : leurs désirs ne vont pas plus loin. » Le bienheureux demandant ensuite si elles seraient sauvées, Notre-Seigneur lui dit : « Si elles meurent sans faute grave, elles seront sauvées. Mais elles se trouvent en un plus grand danger qu'elles ne croient, parce qu'elles s'imaginent pouvoir à la fois servir Dieu et leur sensualité, ce qui est à peine possible. Persévérer ainsi dans la grâce de Dieu est chose fort difficile. »

Ne sois pas sans crainte au sujet du péché pardonné (Si 5,4). C'est le Saint-Esprit qui nous donne cet avertissement. Une telle crainte semble sans objet, après le pardon reçu. Pourtant, nous devons toujours l'entretenir en nous, parce que, même la faute une fois remise, il nous reste encore l'obligation d'en payer les peines temporelles, parmi lesquelles il y a souvent la soustraction des secours divins.

Aussi, les saints ne cessaient de pleurer leurs péchés, quoique légers, et, malgré toutes les assurances d'avoir été pardonnés, ils craignaient toujours que Dieu en punition de leurs fautes, ne leur enlevât certaines grâces et que leur salut ne s'en trouvât compromis.

Le favori qui a causé à son roi quelque déplaisir et en obtient ensuite le pardon, ne retrouvera son ancienne place dans les faveurs du maître qu'après avoir donné des marques signalées de son repentir et prouvé, par un redoublement de zèle, sa volonté de compenser l'offense faite à la majesté souveraine. Dieu en agit ainsi avec l'âme après ses fautes : si elle ne les déplore pas de tout coeur si elle ne s'applique pas à les réparer par des actes multipliés de vertu, le Seigneur, dans sa justice, lui retire ses faveurs et ne la traite plus avec la générosité et la familiarité d'autrefois.

À mesure que l'âme ajoutera à ses infidélités, le Seigneur se retirera davantage. Que s'ensuivra-t-il ? La malheureuse, comme nous l'avons dit plus haut, ira en s'affaiblissant, avec des inclinations au mal toujours plus fortes ; d'autre part, l'assistance divine lui sera plus mesurée : facilement elle tombera dans des fautes graves et se perdra.

8. Il y a donc lieu de craindre pour le salut de toute personne qui, sous prétexte qu'il lui suffit de se sauver, commet habituellement des péchés véniels délibérés. Le danger est bien plus grand encore pour une religieuse qui s'abandonne aux fautes légères, en commet les yeux ouverts une multitude, ne songe pas à s'en corriger, ne s'en met pas en peine, et va répétant : Mon salut me suffit.

La religieuse par le fait de sa vocation, est appelée au salut par la voie de la sainteté. Or, dit saint Grégoire, qui est appelé à se sauver par la sainteté, s'il renonce à la sainteté, compromet son salut.

Un jour, Notre-Seigneur dit à la bienheureuse Angèle de Foligno : « Ceux qui sont par moi éclairés pour suivre le chemin de la perfection et qui, se faisant une âme grossière, veulent marcher par la voie commune, seront abandonnés de moi. »

Il est certain que chaque religieuse est appelée et obligée à suivre le chemin de la perfection. Si elle veut se laisser aller à une négligence habituelle et vivre au milieu de ses fautes sans souci aucun de s'amender, la justice divine la privera des secours dont elle a besoin pour remplir les obligations de son état : ainsi, non seulement elle ne deviendra pas une sainte, mais pas même une élue. « Les négligents », ceux qui manquent, les yeux ouverts, à leurs obligations qu'ils connaissent fort bien, mais dont ils ne font pas cas, «Dieu, dit saint Ambroise, a coutume de les abandonner. »

9. C'est le sens de cette parole de Notre-Seigneur à saint Pierre : Si je ne te lave, tu n'auras point de part avec moi (Jn 13,8). Cela ne doit pas s'entendre, évidemment, du fait matériel de se laver, mais de la purification spirituelle ; purification qui, pour une âme appelée à la perfection et résolue à ne pas courir le risque de se perdre, doit porter sur les péchés véniels.

Sainte Gertrude vit un jour le démon recueillir, un par un, comme preuve d'un manquement à la pauvreté, les flocons de laine qu'elle n'avait pas utilisés.

Un autre religieux, contrairement à la règle, laissait tomber les miettes de pain qui restaient à la fin du repas. À sa mort, il vit le démon qui lui en montrait un plein sac, essayant, par là, de le jeter dans le désespoir. Ah ! notre ennemi sait bien que Dieu exige des religieux un compte plus rigoureux que des séculiers.

Remarquons ici, au passage, que certaines violations de la règle, fautes légères pour les simples sujets, deviennent, selon le sentiment commun des docteurs, des fautes graves pour les supérieures, si celles-ci négligent de les corriger et d'y porter le remède en leur pouvoir. Cela s'entend des manquements multipliés et qui peuvent entraîner un relâchement dans la discipline du monastère, particulièrement pour le silence, la pauvreté, les jeûnes, la grille et autres observances semblables. Au devoir de la correction s'ajoute, pour les supérieures, celui de la vigilance et de la surveillance afin de découvrir ces manquements et d'y remédier.

10. Revenons à notre sujet, qui est l'obligation pour toute religieuse de tendre à la perfection par la fuite des fautes légères. Dans la Compagnie de Jésus, au temps de saint Ignace, se trouvait un frère servant fort peu zélé pour le service de Dieu. Un jour, le saint le fit venir et lui dit : « Dis-moi, mon frère, qu'es-tu venu faire en religion ? - J'y suis venu pour servir Dieu, répondit le religieux.

- Oh ! mon frère, que dis-tu là ? répartit le saint. Si tu m'avais dit que tu es venu servir un cardinal, un prince de la terre, tu serais plus excusable. Mais tu prétends être venu pour servir Dieu, et c'est ainsi que tu le sers ? »

Comprenons-le bien : pour devenir un saint religieux, une sainte religieuse, il faut des grâces de choix, et il en faut beaucoup. Or, quelle apparence que Dieu prodigue ses faveurs à une religieuse qui, entrée au couvent pour le servir, le déshonore ensuite plutôt qu'elle ne l'honore ? Car, par sa vie de négligence et d'imperfections, elle donne à entendre que Dieu ne mérite pas d'être servi avec plus d'attention ; sa conduite si peu exemplaire dit à tout le monde qu'au service du Seigneur, on ne trouve pas, en réalité, ce bonheur tant prôné et qui suffise à rassasier une âme ; bref, déclare cette religieuse, sa divine Majesté n'est pas digne d'être aimée à tel point qu'il faille sacrifier tous nos goûts à son bon plaisir.

11. Il est vrai, dit le père Alvarez, que même les âmes spirituelles et pleinement vouées au divin amour, ne sont pas exemptes de fautes. Seulement elles s'appliquent toujours à rendre leur vie meilleure en gagnant du terrain sur leurs imperfections. La religieuse, au contraire, qui se fait une habitude de ses manquements, qui continue à les commettre sans regret et sans bon propos, comment pourrait-elle s'en corriger et échapper au péril de tomber en des péchés plus graves ?

« J'ai commis bien des fautes, disait le vénérable père Louis du Pont ; mais je n'ai jamais fait la paix avec elles. » Malheur aux religieuses qui commettent des fautes, qui les connaissent, et qui passent avec elles un traité de paix.

On pèche et on se relève, dit saint Bernard : il y a bon espoir qu'on se corrigera un jour et qu'on prendra la bonne voie ; mais on pèche, et on laisse ses fautes dormir dans l'âme sans même les détester : c'est un signe funeste qu'on ira de mal en pis.

Des mouches mortes gâtent l'arôme d'un parfum (Qo 10,1). Ces mouches mortes, d'après Denis le Chartreux, ce sont précisément les fautes qui restent dans l'âme : rancunes obstinées, affections désordonnées, vanités, actes de gourmandise, manques de réserve dans les regards et dans les paroles, fautes que l'on commet sans en avoir ensuite aucun repentir. Or, quel mal font-elles ? Elles gâtent l'arôme des parfums : elles font perdre la dévotion dans les communions, dans l'oraison, dans les visites au Saint-Sacrement, si bien que l'âme n'y trouve plus la suavité des consolations célestes.

12. Voici ce que pense saint Augustin de ces fautes habituelles : « Elles sont, dit-il, une sorte de teigne qui enlève à l'âme toute sa beauté, et la rend même hideuse « au point que le divin Epoux lui refuse ses embrassements. »

Dès lors, on ne trouve plus, dans ses exercices de piété, rassasiement et réconfort ; facilement on les néglige ; on finit par les abandonner ; laissant de côté ces moyens de salut, on s'achemine à sa perte. Supposé même que l'on continue à communier, à faire oraison, à visiter le Saint-Sacrement, on en retire peu ou point de fruit.

En une telle âme se vérifie l'oracle de l'Esprit-Saint : Vous avez semé beaucoup et recueilli peu... Celui qui touche un salaire a jeté son gain dans une bourse trouée (Agg. 1, 6). Voilà bien la religieuse tiède et imparfaite. Ses exercices spirituels, elle les jette dans un sac troué : quel mérite lui en reste-t-il ?

Bien plus : tant de fautes qu'elle y mêle attirent toujours davantage la menace des châtiments divins, de la privation des secours abondants que le Seigneur lui tenait en réserve, si elle avait répondu aux célestes invitations.

On donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance ; mais et celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a (Mt 25,24).

Une âme, par sa fidèle correspondance, tire parti des grâces et talents reçus de Dieu, et en conserve le profit : à cette âme, de perpétuels accroissements de grâce et de gloire.

Une autre se sert mal de son talent, le rend inutile, ne le fait pas fructifier : Dieu lui enlèvera ce qu'il lui avait prêté et la privera des grâces qu'il lui avait préparées.


PRIÈRE

Voici, Seigneur, à vos pieds une de ces âmes malheureuses qui vit, depuis tant d'années, dans la tiédeur. Je mériterais que vous me laissiez dans mon misérable état, privée de votre lumière et abandonnée de votre grâce

Mais, en ce moment même, vous m'éclairez ; j'entends votre voix qui m'invite de nouveau à vous aimer : ce sont là des signes que vous ne m'avez pas abandonnée encore.

Puisque, malgré mes longues et nombreuses infidélités, vous m'avez épargné ce redoutable châtiment, je ne veux pas persister dans l'ingratitude.

Vous voulez me pardonner mes offenses envers vous à la condition que je m'en repente. Oh ! oui, mon Jésus, pardonnez-les-moi, car je les déteste ou les ai en horreur plus que tout mal. Que ne suis-je morte avant de vous avoir déplu !

Vous cherchez mon amour, et moi je n'ai d'autre désir que de vous aimer. Je vous aime, ô souverain Bien ! je vous aime, ô mon Dieu, digne d'un amour infini !

Donnez-moi, Seigneur, plus de lumière encore ; vous m'inspirez le désir d'être toute à vous : avivez ce désir dans mon coeur.

Vous êtes tout-puissant : vous pouvez me transformer, et, d'une âme qui a été rebelle à votre grâce, faire une des âmes les plus embrasées d'amour pour votre bonté. C'est cela que je veux être, c'est cela que j'espère devenir, avec votre secours.

Vous avez promis d'exaucer quiconque vous prie. Voici donc la grâce que je vous demande : faites que je sois toute vôtre, et que je n'aime rien en dehors de vous. Ah ! mon Jésus, mon Epoux ! par les mérites de votre sang, faites-vous aimer d'une pauvre pécheresse que vous avez tant aimée, que vous avez supportée avec une inlassable patience durant de si longues années d'ingratitude !

J'espère donc, avec une ferme confiance, en m'appuyant sur votre miséricorde, vous aimer de tout mon coeur, en cette vie d'abord, puis au ciel où je compte louer éternellement les miséricordes si nombreuses dont vous avez usé à mon égard. Eternellement, je chanterai les miséricordes du Seigneur (Ps 88,1).

Ô Marie, ma Mère, toutes ces grâces, cette lumière, ces désirs, cette bonne volonté, que Dieu m'accorde maintenant, toutes, je reconnais les devoir aux prières que vous avez faites pour moi. Continuez, oh ! continuez à prier pour moi, ne cessez pas de prier, tant que vous ne me verrez pas devenue telle que vous me désirez : toute à Jésus-Christ. Telle est mon espérance. Ainsi soit-il !


CHAPITRE VI - Continuation du même sujet

I. Une religieuse doit particulièrement trembler pour son salut lorsque les fautes qu'elle commet ont pour cause l'attachement à quelque passion. O Dieu ! combien de religieuses, faute de briser certaines attaches terrestres, renoncent à être des saintes et mettent en grand danger leur salut éternel !

Le but, l'unique but auquel doit viser une religieuse en ses communions, oraisons, lectures spirituelles, et autres exercices de piété, c'est de vaincre ses passions, de rompre avec les créatures, en un mot de supprimer tous les obstacles qu'elle rencontre dans le chemin de la perfection. C'est à cela seulement qu'elle doit faire servir ses dévotions et prières : qu'elle demande à Dieu sans cesse le détachement de tout le créé et la victoire complète sur ses mauvaises inclinations.

Son attention doit se porter d'abord sur la mortification des sens, spécialement des yeux, de la bouche et de la langue.

Ensuite, elle doit travailler à dompter les passions intérieures, c'est-à-dire l'attachement à l'estime propre, aux biens de la fortune, et autres objets qui excitent nos désirs.

Puis, elle doit se préoccuper d'aller à l'encontre de sa volonté propre.

Enfin, il faudra qu'elle arrive à faire tout cela avec facilité et avec joie ; et, en ceci, il y aura toujours à se maîtriser et à se perfectionner.

Certaines âmes sont bien attentives à ne pas laisser leurs communions et leurs oraisons. Mais que cherchent-elles ? Un certain goût de dévotion, une certaine sensibilité spirituelle : ce but absorbe toutes leurs pensées. Dès lors, elles restent toujours enchaînées par leurs attaches terrestres, qui leur interdisent tout progrès dans la vie spirituelle et les condamnent même à décliner sans arrêt.

2. Ce n'est pas une rare exception que ces pauvres âmes finissent par se trouver en état de perdition et dans la disgrâce de Dieu.

Observons l'artificieuse habileté qu'emploie le démon pour perdre les âmes pieuses. Il ne commence point par les tenter de fautes graves. Pour les premières fois, il lui suffit, selon l'expression de


CHAPITRE VI [P.84-97]

En définitive, ces fautes, même délibérées, mais rares, ne nous causent pas grand dommage, du moins n'occasionnent pas notre ruine.

La ruine, elle peut aisément venir, nous l'avons vu, des fautes délibérées et habituelles, quoique légères, surtout si elles tiennent à quelque attache passionnée, et si elles ne sont suivies ni du repentir ni du souci de s'amender ; car alors il y a cet état de tiédeur dont nous avons dit combien il est difficile de sortir.

Si jamais, cependant, une religieuse se trouvait en ce lamentable état, qu'elle prenne, pour se guérir, les moyens suivants.

10. En premier lieu, il lui faut un vrai désir de reconquérir sa liberté. Ce désir même lui manque ? Au moins qu'elle prie Dieu de le lui accorder, et qu'elle compte sur sa promesse : Demandez et vous recevrez.

En second lieu, qu'elle s'applique à connaître ses défauts, et particulièrement son défaut dominant. Par exemple, si une religieuse a une grande estime d'elle-même, si elle est possédée du désir de paraître, si elle parle souvent d'un ton autoritaire ou à sa propre louange, si une humiliation, un manque d'égards la jette dans le trouble : elle devra reconnaître que c'est l'orgueil qui la domine. Chez une autre, c'est la préoccupation de sa personne qui a le pas : elle est abattue pour la plus légère maladie, la moindre incommodité lui paraît un lourd fardeau, elle a le souci de se bien traiter pour la nourriture, ne pouvant supporter que les mets qui sont de son goût. Une autre a pour passion dominante la colère : toute contrariété la bouleverse et provoque un déluge de paroles amères et de lamentations. Une autre, enfin, obéit à la paresse : pour un motif futile, elle laisse l'oraison, la communion, le choeur, ou autres exercices de règle.

11. En troisième lieu, le défaut dominant une fois connu, il faut une résolution énergique de secouer son joug, de le vaincre à tout prix, d'arriver à le détruire. Tu redoubleras tes coups puisqu'extermination (Dt 7,2).

Sainte Thérèse disait : « Dieu ne demande de nous qu'une ferme résolution pour tout faire ensuite par lui-même. » Ailleurs la sainte nous déclare que le démon « redoute singulièrement les âmes résolues ». Les âmes qui conçoivent certains bons désirs, mais n'en viennent pas à se décider, il n'en a point peur. Par contre c'est encore l'enseignement de la même sainte - le Seigneur donne son secours à quiconque, eût-il mérité mille enfers, se consacre, d'un coeur vraiment résolu et sans réserve, à son amour.

Voilà quel genre de résolutions doivent former les religieuses dans leur oraison. Écoutons encore sainte Thérèse : « Une oraison de fraîche date, quand elle opère des effets puissants, sera toujours bien préférable à celle qui date de loin mais qui, pas plus au dernier jour qu'au premier, n'amène à exécuter pour Dieu rien qui en vaille la peine. » En effet, à quoi me sert une oraison ? je me contente d'exprimer certains pieux sentiments; de formuler certaines prières générales qu'on pourrait imprimer d'avance mais ou je ne me résous point à extirper les défauts que je sais fort bien être l'obstacle à ma perfection ?

I2. En quatrième lieu : une des résolutions les plus nécessaires est celle de supprimer les occasions de nos manquements. L'enfer se rit de tous nos bons propos et promesses, dès lors que nous ne fuyons pas l'occasion. Un jour qu'on demandait à un démon quel sermon lui déplaisait entre tous : « Celui sur les occasions », répondit-il.

Que la religieuse examine donc quelle circonstance extérieure provoque ses fautes : le commerce familier avec telle personne du dedans ou du dehors, le fait de s'arrêter en tel endroit, tel échange de lettres ou de cadeaux, et autres choses semblables.

« Si on ne renonce pas aux satisfactions et aux jouissances du monde, dit sainte Thérèse, on ne tardera pas à se relâcher dans les voies du Seigneur. » Par contre, enseigne-t-elle aussi, une fois les occasions mauvaises enlevées, l'âme se portera aussitôt vers l'amour de Dieu.

La même sainte donne à l'âme religieuse cet avis excellent : « Ne fais point connaître tes tentations aux plus imparfaites du couvent, car cela nuirait à toi-même et aux autres, mais n'en parle qu'aux plus parfaites. »

13. En cinquième lieu : la religieuse doit mettre un soin particulier à produire des actes de vertu opposés aux mauvaises inclinations qui lui occasionnent le plus de tentations de chutes. Par exemple, une religieuse se sent-elle portée à l'orgueil ? elle doit particulièrement se décider et s'exercer à l'humilité vis-à-vis de tout le monde, au support des humiliations qu'elle reçoit. Est-ce la gourmandise qui la sollicite ? qu'elle s'applique à lui soustraire toutes les satisfactions qu'elle peut. Ainsi pour les autres vices. Cassien donne sur ce point un conseil très utile : se représenter, durant l'oraison, les cas qui peuvent nous arriver, par exemple un outrage à recevoir, un tort à subir ; et alors fortifier sa résolution de pratiquer l'humilité, de se résigner à la volonté divine. Pareil exercice, sauf en matière de chasteté, prépare merveilleusement l'âme à faire bonne contenance dans les rencontres qui surviennent à l'improviste. C'est ainsi que les saints se sont trouvés prêts à souffrir, dans la paix et avec joie, les moqueries, les injures, les coups, les injustices, auxquels ils ont été en butte.

14. En sixième lieu, il est d'une grande utilité de faire porter notre examen particulier sur notre défaut dominant, et de nous imposer une pénitence pour chaque défaillance. Il faut se garder d'abandonner la lutte tant que ce défaut n'est pas abattu ; comptant sur le secours de Dieu, ranimons notre ardeur en disant avec David : Je poursuivrai mes ennemis et je les atteindrai, et je ne cesserai de les combattre qu'après les avoir anéantis (Ps 27,38).

Au reste, malgré tous vos efforts, « vous vous trompez bien, dit saint Bernard, quels que soient vos progrès dans la vertu, si vous croyez, tant que vous vivrez sur la terre, que vos vices sont morts : ils ne sont qu'amortis » pour un temps, et ils relèveront la tête.

Suivez donc le conseil de Cassien : veillez toujours, afin que votre défaut ne reprenne pas pied, car, si vous vous relâchez de votre rigueur, il ne manquera point de revenir au combat, d'y revenir ragaillardi, pour vous imposer son joug.

15. Par-dessus tout, pour vaincre n'importe quel défaut, il est nécessaire de ne pas nous confier le moins du monde en nos forces et en nos industries, mais en Dieu seul; et de dire avec David : Ce n'est pas en mon arc que je mets mon espérance, et ce n'est pas mon épée qui me sauvera (Ps 43,7). Si nous nous appuyons sur nos résolutions et sur nos efforts, nous sommes perdus sans ressource. I1 faut donc nous exciter toujours à prier, afin d'obtenir le secours de Dieu ; il faut redire sans fin : Seigneur, miséricorde ! mon Dieu, aidez-moi !

C'est une promesse divine, Dieu donne à qui demande, il se fait trouver par qui le cherche : Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez (Lc 11,5). Mais je le répète, il faut prier toujours et sans se lasser (Lc 18,1). Le moment où nous abandonnons la prière marque notre défaite. Si, au contraire, nous continuons à demander la grâce avec un vrai désir de l'obtenir, peut-être ne verrons-nous pas tout de suite la victoire, mais elle nous est absolument garantie.


PRIÈRE

Ô mon Jésus, ne regardez pas les ingratitudes dont j'ai payé vos bienfaits : regardez vos propres mérites et les peines que, pour moi, vous avez endurées, depuis la crèche jusqu'à la croix. Je regrette de tout mon coeur les déplaisirs que je vous ai causés. Je vous consacre ma vie à partir de ce jour ; désormais, j'emploierai toutes mes énergies à vous obéir et à vous aimer.

Je vous aime, ô mon Rédempteur, mais je vous aime bien peu ; dans votre bonté, augmentez en moi votre amour. Exaucez cette prière, et accordez-moi la grâce de continuer toujours à vous la redire.

Ô amour de mon âme quel bonheur pour moi si mon coeur brûlait continuellement de votre amour ! Je vous ai beaucoup offensé ; à l'avenir je veux vous aimer beaucoup ; je ne veux aimer que vous seul, parce que vous seul êtes digne d'être aimé par-dessus toutes choses ; je veux vous aimer pour ce seul motif, que vous méritez tout amour.


S. Alphonse - la religieuse - CHAPITRE V