S. Alphonse - la religieuse - [P.151-160] : (p. 151) chapitre 8


MODESTIE EN GÉNÉRAL

9. La modestie ne doit pas régler seulement nos regards, mais toutes nos actions. Signalons en particulier l'habillement, la démarche et les paroles.

Modestie dans l'habillement. Il va de soi que les règles de la modestie n'obligent pas une religieuse à porter des vêtements déchirés et à négliger la propreté. Mais comment édifiera-t-elle par sa modestie, celle qui se montre habillé avec affétérie : un corset qui lui prend bien la taille, une guimpe plissée et lissés avec un art raffiné, aux poignets des manchettes en toile de Hollande avec des boutons d'argent ? Que voulez-vous qu'on pense de celle qui porte des bagues précieuses au doigts et des frisures au front ? Voici comment saint Cyprien juge, sous ce rapport les femmes du monde : « Les vaines parures, or, pierre précieuses, ornements variés, leur font perdre tout ce qui est la parure de l'âme. » Son jugement eût été plus sévère encore s'il avait parlé des religieuses.

L'ornement des saintes femmes, saint Grégoire de Naziance nous dit ce qu'il doit être : « l'éclat d'une vie pure, la fréquence des entretiens avec Dieu dans l'oraison, l'application au travail et la fuite de l'oisiveté, la constance à refréner les yeux et la langue par la modestie et le silence ».

10. Modestie dans la démarche. Celle-ci, pour être modeste, doit être grave, et, comme dit saint Basile, « ni véhémence » et précipités, « ni molle » et trop lente.

Modestie dans la manière de s'asseoir : ne pas prendre sur sa chaire une pose abandonnée et nonchalante ; se garder de croiser les pieds, et encore plus de mettre une jambe sur l'autre.

Modestie dans la manière de manger : prendre sa nourriture sans avidité ; ne pas promener les yeux autour de soi pour observer ce que mangent les autres ni comment elles mangent.

11. La modestie doit surtout régler les conversations. Il faut vous abstenir de toute parole tant soit peu inconvenante ou qui s'accorde mal avec la sainteté de votre état. Remarquez-le bien : tout propos qui sent le monde est propos inconvenant dans la bouche d'une religieuse. « Si une personne quelconque, dit saint Basile, profère une parole déplacée, nul n'y prend garde ; » une telle manière de parler semble toute nature ; « mais dès que l'on fait profession de vie parfaite, » comme c'est le cas des religieuses, « on ne peut s'écarter de la correction, ne fût-ce que d'une ligne, sans que tout le monde aussitôt en soit choqué. »

En ce qui concerne particulièrement les récréations communes, il y a plusieurs points à observer pour que la modestie soit sauvegardée.

1° Éviter toute espèce de critique, même sur les choses connues.

2° Quand les autres parlent, ne pas les interrompre. Ne jette pas, dit l'Esprit-Saint, tes paroles au milieu des discours des autres (Si 11,8). Quel manque de réserve ne montre pas une religieuse qui veut être seule à parler ! Les autres ouvrent-elles la bouche, elle leur coupe la parole, affichant ainsi la prétention de tout savoir et d'en remontrer à tout le monde. C'est là un défaut des plus désagréables pour l'entourage. Par ailleurs, au temps de la récréation, il convient de dire son mot de temps en temps, surtout quand les autres se taisent ; car, si toutes gardaient le silence, ce serait la fin de ce commun délassement que la règle prescrit. Mais la modestie demande à toutes, et surtout aux jeunes, de n'intervenir dans la conversation que dans la mesure nécessaire pour l'alimenter, et d'être plus disposées à écouter qu'à parler. La bonne règle est celle-ci : se taire quand les autres parlent, parler quand les autres se taisent.

3° Se garder des railleries et des mots piquants sur les défauts, même vrais et connus, du prochain, que l'on blesse ainsi plus ou moins. C'est pour plaisanter, dit-on. Soit, mais ces plaisanteries ne sont jamais agréables à ceux qui en sont l'objet.

4° Ne rien dire à sa propre louange, et, quand on est loué, élever son âme à Dieu et faire dévier la conversation. S'il arrive, au contraire, qu'on nous contredise ou qu'on nous tourne en ridicule, ne point nous fâcher. Quand saint Jean-François Régis se voyait, en récréation, le point de mire des quolibets de ses compagnons, il se prêtait, avec bonne grâce et jovialité, à continuer ce jeu, faisant volontiers les frais de la joie commune.

5° La modestie demande encore de ne parler que d'un ton modéré, « sans blesser, dit saint Ambroise, aucune oreille par les éclats de notre vois ».

6° La modération dans le rire est encore un précepte de la modestie. Une vierge, nommé Musa, avait, raconte saint Grégoire, une grande dévotion à la sainte Vierge. Mais elle aimait beaucoup rire. La Mère de Dieu vint un jour lui demander de renoncer à ce défaut pour lui plaire tout-à-fait. Il ne s'agit ici, bien entendu, que de l'excès, selon cette règle de saint Basile : « Les personnes qui cultivent la piété doivent se garder du manque de retenue dans le rire. » Par ailleurs, le même saint déclare qu'un rire modéré, et qui témoigne la sérénité de l'âme, n'a rien de contraire aux convenances ni à la dévotion, et ferait croire que la sainteté engendre l'abattement et la mélancolie, au lieu de la paix et de l'allégresse. Au contraire, par le rayonnement de la joie et du contentement intérieurs, elle encouragera les autres à pratiquer la piété. On raconte que deux courtisans rencontrèrent un vieux moine dans sa solitude : ils l'y trouvèrent si heureux que, renonçant au monde, ils se fixèrent près de lui.

7° Enfin, exclure de la conversation les sujets mondains : mariages, festins, spectacles, toilettes. Ne point parler de ce qui se mange, que ce soit pour vanter ou pour critiquer les plats. « Les gens d'honneur, disait saint François de Sales, ne pensent à la table qu'en s'asseyant. » - Quand il arrive que la conversation s'égare sur des sujets nuisible ou inutiles, les saintes religieuses ont le souci de la ramener vers les choses de Dieu : elles posent des questions qu'il y a profit à résoudre, ou elles prennent occasion de ce qui a été dit pour parler de Dieu. Saint Louis de Gonzague pratiquait assidûment cet art. Chaque jour il lisait pendent une demi-heure la vie d'un saint ou quelque autre livre de dévotion, dans l'intention d'avoir matière à entretien spirituel avec ses condisciples au temps de la récréation. Se trouvait-il avec des compagnons plus jeunes que lui, il mettait de lui-même la conversation sur un sujet pieux ; aux prêtres ou aux confrères plus âgés, il posait une question, soumettait un doute, comme pour s'instruire; si bien qu'il amenait toujours la conversation sur les choses de Dieu. Du reste, on savait qu'il n'avait de goût à aucun autre entretien, et, dès qu'il paraissait, on se prêtait à le satisfaire, et si la conversation s'était engagée sur un autre terrain, on la ramenait sur Dieu, pour lui faire plaisir. La langue dit le proverbe, porte où la dent fait mal. Quand le coeur est rempli d'un objet, on ne peut parler d'autre chose. Saint Ignace de Loyola semblait ne savoir parler que de Dieu seul, à tel point qu'on le désignait ainsi : « ce père qui parle toujours de Dieu ».


PRIÈRE

Ô mon Jésus, daignez, par pitié, me pardonner mes innombrables manquements à la modestie religieuse : je m'en repens de tout mon coeur. Tout le mal est venu de mon peu d'amour pour vous.

J'avoue ne pas mériter votre miséricorde, mais vos plaies et votre mort m'encouragent ; elles me contraignent même à la confiance.

Mes offenses, hélas ! répétées, n'ont pas lassé votre tendresse ni empêché votre pardon ; et moi, après mes promesses de fidélité, j'ai renouvelé mes offenses. Vais-je attendre que, vous retirant enfin, vous laissiez ma tiédeur me conduire à ma perte éternelle ?

Je veux m'amender, et pour cela je place toute ma confiance en vous, me proposant de vous demander toujours votre assistance pour vous être toujours fidèle. Par le passé, j'ai compté sur mes résolutions, j'ai négligé de me recommander à vous : de là mes innombrables rechutes.

Père éternel, par les mérites de Jésus-Christ, soyez-moi miséricordieux ; accordez-moi votre secours et la grâce de le réclamer chaque fois que j'en aurai besoin.

Je vous aime, ô Bien suprême, et je désir vous aimer de toutes mes forces ; mais sans vous je ne puis rien. Donnez-moi votre amour, donnez-moi la sainte persévérance. J'espère tout de votre bonté infinie.

Ô Mère de Dieu, Marie, vous savez quelle confiance j'ai en vous : ne me refusez ni votre assistance ni votre douce compassion.


§ 2 - MORTIFICATION DU GOÛT

1. « Qui veut s'acheminer vers la perfection, disait saint André Avellin, doit se mettre sérieusement à mortifier le goût. » Saint Grégoire avait déjà dit : « On n'entre pas dans la mêlée du combat spirituel, si on ne commence par terrasser la passion de la gourmandise. » Le Père Rogacci, dans son livre intitulé L'unique nécessaire, affirme que, dans la mortification extérieure, la plus grande part revient à la mortification du goût.

Mais alors, comme il est naturel que le manger flatte le goût, il faudra ne plus manger ? Non : il faut manger, car Dieu veut que nous conservions ainsi la vie corporelle afin de le servir tant qu'il lui plaire de nous garder sur cette terre. Seulement, dans cet entretien du corps, nous devons comme le disait le père Vincent Carafa, nous comporter comme ferait un roi puissant, maître de la moitié de l'univers, s'il se voyait obligé de panser lui-même un cheval plusieurs fois le jour : il accomplirait son devoir, mais comment ? avec une sorte de répugnance et de mépris, et il s'en débarrasserait le plus prestement possible.

« Il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger, » dit saint François de Sales. Il est des hommes qui ne semblent vivre que pour manger, à l'exemple des animaux. Et c'est vraiment n'être plus spirituel ni même raisonnable, « c’est, dit saint Bernard, se ravaler au rang des bêtes, de n'aimer que ce qu'elles aiment, » la satisfaction de l'appétit. C'est ce qui arriva au malheureux Adam : il se rendit semblable aux animaux en mangeant du fruit défendu. À le voir, pour ce misérable plaisir, oublier Dieu et son salut éternel, « les animaux eux-mêmes, s'ils avaient pu parler, n'auraient pas manqué, dit saint Bernard, de s'écrier : Voici Adam devenu comme l'un d'entre nous. »

« Si Adam, a perdu l'innocence par la gourmandise, nul ne pourra garder l'innocence recouvrée s'il n'est pas mortifié dans le manger. » Quelle tristesse de voir des créatures humaines qui, selon l'expression de saint Paul, font leur Dieu de leur ventre ! (Ph 3,19).

2. Le vice de la gourmandise a perdu quantité d'âmes. Saint Grégoire raconte, dans ses Dialogues, qu'en un monastère de Lycaonie se trouvait un moine de vie fort exemplaire. Quand il fut sur le point de mourir, ses confrères s'empressèrent autour de lui, pour recueillir de sa bouche, en ces derniers instants, quelques paroles d'édification. Or, voici ce qu'ils entendirent. « Mes frères, dit le moribond, sachez-le, tandis que vous jeûniez, moi je mangeais en cachette : pour cela, j'ai été livré au démon qui présentement me tue et va emporter mon âme. » Et ce disant, il expira.

Saint Grégoire cite encore le trait suivant : une religieuse, jetant les yeux au jardin sur une laitue superbe, la prit, contrairement à la règle, et la mangea. Aussitôt, un démon s'empara de la pauvre soeur et se mit à la tourmenter cruellement. Les religieuses firent venir le saint abbé Equitius. Dès qu'il fut arrivé, le démon se mit à crier : « Est-ce ma faute, à moi ? J'étais assis sur cette laitue : c'est cette soeur qui est venue me chercher et qui m'a pris. » Néanmoins, le serviteur de Dieu, par la puissance de ses commandements répétés, le contraignit à partir.

Voici un autre trait, tiré des Annales de Cîteaux. Saint Bernard, visitant un jour ses novices, appela l'un d'eux, nommé Achard, et lui donna commission de veiller sur un autre novice, qu'il lui désigna : celui-ci allait, ce jour-là même, s'enfuir du monastère : Achard devait le poursuivre et empêcher l'exécution de ce triste dessein. En effet, la nuit suivante, Achard vit un démon qui s'approcha du novice et le tenta de gourmandise, en lui mettant sous le nez un poulet rôti. Le pauvre novice se réveille, et cédant à la tentation, prend ses habits et se met en mesure de quitter le couvent. Achard le rejoint et s'efforce de le ramener : mais la gourmandise l'emporte, le malheureux s'obstine et rendre dans le siècle, où, ajoute le récit, il fit une fin lamentable.

3. Veillons donc à ne pas nous laisser vaincre par ce vice grossier. Il est nécessaire, dit saint Augustin de prendre la nourriture pour sustenter sa vie ; mais il faut la prendre comme les remèdes, dans la mesure du besoin et pas davantage.

L'intempérance dans le manger nuit grandement au corps et à l'âme. Pour le corps, nul doute que la plupart des maladies ne soient filles de la gourmandise. Apoplexies, diarrhées, constipations, migraines, douleurs d'entrailles ou de côté, et autres innombrables maux, n'ont souvent d'origine que les excès de table.

Les maladies corporelles sont encore le moindre mal ; le pire, c'est l'infirmité que l'âme y contracte. Le premier effet de ce vice, ainsi que l'enseigne le Docteur angélique, c'est d'obscurcir l'esprit et de le rendre inapte aux exercices spirituels, spécialement à l'oraison. Le jeûne dispose l'âme à la contemplation de Dieu et des biens éternels : au même titre, l'intempérance l'en détourne.

4. De là cette recommandation de saint Bernard : « Ne prends même le pain qu'avec mesure, de peur que l'estomac chargé ne te fasse prendre en dégoût l'oraison. » Le même saint dit encore : « Si tu contrains aux saintes veillées un homme trop repu, c'est une plainte plutôt qu'un chant que péniblement tu en tireras. » Oui, plaintes et ennui remplaceront les divines louanges.

C'est pourquoi les religieux doivent s'imposer de manger peu, surtout le soir ; car le soir, la faim qu'on éprouver est souvent une faim factice, produite par les acides, restes du repas précédent. Si alors on veut satisfaire sa faim, le matin, après une mauvaise digestion, se se sentira l'estomac embarrassé, la tête lourde et pleine de vapeurs, et on ne sera pas capable de dire un Ave Maria.

Demandez-vous, par ailleurs, avec saint Bernard, si le Seigneur fera goûter ses consolations dans l'oraison à qui cherche, comme les animaux, sa satisfaction dans la nourriture. « Non, répond le saint, les consolations divines ne sont pas pour qui en demande d'autres à la terre. »

5. En outre, celui qui s'accorde la liberté de la gourmandise, en viendra facilement à prendre la même liberté pour les autres sens. Ayant, par ailleurs, perdu le recueillement, comme nous l'avons vu, il lui sera malaisé de sauvegarder, dans ses paroles et dans ses allures, les exigences de la modestie et de la décence chrétienne. Le plus grand mal est que l'intempérance dans la nourriture met en grand péril la chasteté. « L'estomac trop bien lesté, dit saint Jean Chrysostome, fait ressembler l'homme à un navire trop chargé qui a perdu l'aisance de ses mouvements et court grand risque de couler à pic s'il survient quelque tempête. » « Manger trop dispose à la luxure », dit à son tour saint Jérôme ; et Cassien déclare « impossible qu'il ne s'ensuive point des tentations » contre la pureté. Aussi les saints, pour rester chastes se sont appliqués avec grand soin à mortifier le goût. « Battu du côté de la gourmandise, dit saint Thomas, le démon n'ose attaquer du côté de la chasteté. »

6. Au contraire, ceux qui prennent à coeur la mortification du goût, réalisent de continuels progrès dans la perfection. Par là, en effet, ils se rendent faciles la mortification des autres sens et l'exercice des vertus. C'est ce que chante la sainte Église : « Ô Dieu, vous nous offrez dans le jeûne le secret de dompter les vices, d'élever nos âmes au-dessus de la terre, de pratiquer les vertus et d'acquérir des mérites pour l'éternité. »

Mais Dieu, objectent les gens attachés aux plaisirs terrestres, à quelle fin a-t-il créé les aliments sinon pour que nous en fassions notre profit ? Ce n'est pas ainsi que parlent les saints. Rappelons le bel enseignement du vénérable père Vincent Carafa, de la Compagnie de Jésus : Dieu ne nous a pas donné les choses agréables d'ici-bas pour notre seul plaisir, il a voulu aussi nous procurer le moyen de le payer de ses dons, en les lui offrant à lui-même ; c'est ce que nous faisons quand nous nous privons d'une jouissance pour son amour.

Telle est, en effet, la manière d'agir des âmes saintes. Les anciens moines, au rapport de saint Jérôme, regardaient comme un grand excès l'usage des aliments cuits : tout leur repas consistait en un pain d'une livre. Saint Louis de Gonzague, nonobstant sa santé si débile, jeûnait au pain et à l'eau trois fois la semaine. Saint François-Xavier, dans ses courses apostoliques, n'avait pour toute nourriture, qu'une poignée de riz grillé. Saint François Régis, avec les fatigues de sa vie de missionnaire, se contentait d'un peu de farine délayée dans l'eau. À saint Pierre d'Alcantara, une écuelle de potage suffisait pour sa subsistance. De nos jours, saint Jean-Joseph de la Croix, mineur réformé, que nous avons bien connu, ne mangea - l'auteur de sa vie en témoigne - pendant les vingt-quatre années qui suivirent sa profession, que du pain et un peu de légumes ou quelque fruit, sans compter ses nombreux jeûnes au pain et à l'eau ; obligé, dans la suite, par ses infirmités et par l'obéissance à prendre quelque chose de chaud, il se borna à tremper son pain dans une tasse de bouillon ; et quand les médecins lui ordonnèrent de boire aussi un peu de vin, il mêla le vin au bouillon, rendant ainsi moins appétissante encore sa pauvre nourriture.

Je ne prétends pas qu'aucune religieuse, pour devenir une sainte, soit obligée d'imiter ces exemples. Mais je dis que celle qui est attachée au plaisir du goût et n'a pas la préoccupation de ses mortifier en ce point, ne fera jamais aucun progrès notable dans la vie spirituelle. Manger est une action qui revient tous les jours plusieurs fois ; donc, sans le souci de la mortification, on commettra tous les jours bien des manquements.

7. Venons à la pratique. Voyons en quoi nous avons à mortifier le goût. Saint Bonaventure nous l'enseigne : « dans la qualité, dans la quantité, dans la manière de manger ».

1° Dans la qualité : « Ne pas rechercher ce qui est délicat, mais ce qui est simple. » Une religieuse témoigne qu'elle est peu avancée dans la spiritualité, dit le saint en un autre endroit, quand elle ne se contente pas des mets qui lui sont présentés, mais en réclame d'autres plus agréables au parlais, ou demande qu'on les lui prépare d'autre façon. La religieuse mortifié n'a pas ces exigences : elle se contente de ce qu'on lui sert, et, quand on lui présente plusieurs mets, elle choisit le moins agréable au palais, pourvu qu'il ne soit point nuisible à la santé. Ainsi faisait saint Louis de Gonzague, toujours attentif à choisir ce qui flattait moins le goût.

De la viande et du vin en particulier, voici ce que dit Clément d'Alexandrie : « Ils fortifient le corps, mais aux dépens de la vigueur de l'âme. » Pour la viande, les saints canons, dans les temps anciens, portaient « interdiction aux moines d'en manger, et même d'en goûter ». Et saint Bernard disait de lui-même : « Je m'abstiens de manger la chair des animaux pour ne pas nourrir les vices de la chair. »

Quant au vin, l'Écriture sainte dit : Ce n'est point aux rois à boire du vin (Pr 31,4). Par ces rois, il faut entendre moins les chefs des peuples que les personnes qui dominent et soumettent à la raison leurs mauvais penchants. Le Sage dit encore : Malheur à qui ? ... À ceux qui vont goûter du vin aromatisé (Pr 23,29). Ce mot : Malheur ! dans l'Écriture, selon l'explication de saint Grégoire, s'applique à la damnation. Pourquoi donc cette menace de malheur éternel ? Le même Salomon répond : Le vin fomente l'incontinence (Pr 20,1). C'est pourquoi saint Jérôme écrit à la vierge sainte Eustochium : « Voici ma première recommandation : que l'épouse du Christ, » qui veut cultiver la pureté pour l'amour de son divin Époux, « se garde du vin, comme d'un poison. Vin et jeunesse sont deux foyers où s'allume la flamme des mauvais désirs. »

Que conclure de tout cela ? Que, si l'on n'a pas le courage ou si la délicatesse de la santé ne permet pas de se passer totalement de viande et de vin, il faut du mois n'en user qu'avec grande modération, pour ne pas favoriser les assauts de la chair.

8. Il est bon aussi qu'une religieuse, par mortification, s'abstienne des assaisonnements superflus, qui ne servent qu'à flatter le goût. Les saints n'ont guère accoutumé d'assaisonner leur nourriture qu'à la cendre, à l'aloès et à l'absinthe.

Je ne vous demande pas ces mortifications, ni non plus de vous accabler de jeûnes extraordinaires. Et même, pour vous qui ne vivez pas dans la solitude d'un désert mais en communauté, j'estime, avec Cassien, qu'il vous faut éviter, comme chose fort sujette à la vaine gloire, tout ce qui n'est pas conforme aux usages reçus dans votre monastère. « À la table commune, disait saint Philippe de Néri, il faut manger de tout. » De là cette exhortation qu'il adressait à ses fils de l'Oratoire : « Fuyez toute singularité : l'orgueil spirituel en est la conséquence ordinaire.

Au surplus, l'âme fervente trouve bien le moyen de se mortifier sans se laisser paraître. Saint Jean Climaque prenait de tout, mais il goûtait de chaque chose plutôt qu'il n'en mangeait : il associait ainsi la mortification et la fuite de la vanité. Il arrive, disait saint Bernard, que des personnes vivant en communauté se complaisent à jeûner un jour toutes seules que sept jours avec les autres.

Néanmoins, je ne vous défends pas de faire quelque jeûne rigoureux, j'entends par là le jeûne au pain et à l'eau, par exemple le vendredi ou le samedi, la veille des fêtes de la sainte Vierge, et autres jours de dévotion. C'est un usage assez répandu parmi les religieuses ferventes.

9. Si le courage vous manque pour pratiquer ces jeûnes rigoureux, ou si vos infirmités vous les interdisent, au moins contentez-vous de la nourriture que fournit la communauté, sans vous en plaindre.

Saint Thomas d'Aquin ne demanda jamais rien de particulier, toujours il se montra satisfait de ce qui lui était présenté, et il ne s'en servait qu'avec grande modération. Pareillement saint Ignace de Loyola, ainsi que nous le lisons dans sa vie, ne renvoya jamais aucun plat, ni ne trouva qu'il fût mal cuit ou mal apprêté. Aux supérieures de veiller à ce que la communauté soit convenablement traitée ; mais la religieuse doit se garder des lamentations si un mets est brûlé ou pas assez cuit, s'il est trop juste, s'il sent la fumée, s'il est fade ou trop généreusement salé. Le pauvre s'estime heureux d'avoir de quoi manger, il prend ce qu'on lui donne, sans faire entendre ni exigences ni réclamations : ainsi la religieuse doit-elle accepter ce qu'on lui présente, comme une aumône de la Providence.

10. 2° En ce qui concerne la quantité, « ne manger, dit saint Bonaventure, ni plus abondamment ni plus souvent qu'il ne convient, de telle sorte que le corps soit entretenu, non chargé. » Aussi, toutes les personnes spirituelles suivent cette règle tracée par saint Jérôme à la vierge Estochium : « Prenez la nourriture avec modération et jamais jusqu'à pleine satiété. » Certaines religieuses jeûnent un jour et, le lendemain avec excès : mieux vaudrait, disait encore saint Jérôme, prendre habituellement la quantité convenable de nourriture et ne pas compenser un jeûne par un repas trop copieux. Le même saint docteur fait cette observation : « Ce n'est pas seulement pour les mets délicats, mais même pour les plus ordinaires, qu'il faut éviter d'écouter trop son appétit. » Qu'importe en effet qu'on se rassasie avec des légumes au lieu de perdrix, si les légumes font autant de mal que les perdrix ?

Mais quelle est la quantité de nourriture qui convient ? Voici une règle proposée par saint Jérôme : « Manger de manière à vous sentir, après le repas, suffisamment dispos pour vaquer à l'oraison ou à la lecture. » Un ancien père de la solitude disait sagement :

retour au sommaire


10. Qui mange beaucoup et laisse l'appétit au plat mérite plus que celui qui mange peu et se rassasie. « Certain bon religieux raconte Cassien, avait dû un jour se mettre à table plusieurs fois pour tenir compagnie à des hôtes, et chaque fois il avait mangé par convenance, mais même le dernier repas ne l'avait point rassasié. C'est bien la plus belle façon de se mortifier, mais aussi la plus difficile, car il est moins malaisé de se passer totalement d'un mets agréable que d'en goûter seulement et de se retenir ensuite. »

11. Comment arriver à se fixer une juste mesure dans le manger ? Un bon moyen, c'est de diminuer peu à peu la quantité de nourriture, et de nous renseigner ainsi, par expérience, sur ce qui suffit pour soutenir nos forces, en évitant les inconvénients notables. Ainsi saint Dorothée s'y prit-il pour mettre à son vrai point la mortification de son disciple saint Dosithée.

Mais, pour nous mettre à l'abri des doutes et des inquiétudes au sujet des jeûnes et abstinences, la règle sûre est de nous soumettre à Ia décision de notre directeur. En fait de mortifications, dit saint Benoît, et après lui saint Bernard, «tout ce que l'on entreprend sans la permission de son père spirituel doit être tenu plutôt pour présomption condamnable que pour oeuvre méritoire».

Néanmoins, répétons-le, ce doit être une norme générale, applicable à tous mais particulièrement aux religieuses, de veiller, au repas du soir, à se modérer grandement, quelles que soient les exigences apparentes de l'appétit, car la faim du soir est souvent factice, et, pour peu qu'on outrepasse la mesure, on se sentira, le matin, tout incommodé, la tête lourde, l'estomac fatigué ; dès lors, on se trouvera sans entrain et comme incapable de tout exercice spirituel.

12. Quant au boire, on peut bien s'imposer la mortification de s'en priver en dehors des repas : la santé n'en souffrira pas ; j'excepte les cas où les exigences de la nature sont plus pressantes et ne permettent pas d'endurer sans dommage les ardeurs de la soif, comme il peut arriver pendant l'été. Saint Laurent Justinien, lui, ne buvait jamais qu'aux repas, même durant les plus fortes chaleurs ; et à qui s'étonnait qu'il pût supporter pareille soif, il répondait : « Si je ne puis endurer cette privation, comment pourrai-je m'accommoder des ardeurs du purgatoire ? » Sachons-le, les chrétiens de la primitive Église s'abstenaient même de boire, les jours de jeûne, avant leur repas, qu'ils prenaient le soir ; et aujourd'hui encore les Turcs en usent ainsi durant le ramadan, qui est leur carême. A tout le moins, qu'on observe la bonne règle, donnée universellement par les médecins, de ne boire que quatre ou cinq heures après le repas de midi.

13. Reste la manière de manger. Sur ce point, saint Bonaventure établit ces deux règles : « Ne pas manger hors temps ; manger comme il convient que le fasse une personne religieuse ».

Ne pas manger hors temps : en d'autres termes, ne rien prendre avant le repas de la communauté. Un pénitent de saint Philippe de Néri avait la mauvaise habitude de manger quelque chose entre ses repas : « Corrige-toi de ce défaut, mon fils, lui dit le saint ; sinon, tu ne deviendras jamais un homme de vertu. » L'Ecclésiaste a écrit : Heureux le pays dont les princes mangent au temps convenable » ! Et moi je dis : heureux le monastère où les religieuses ne prennent aucune nourriture hors temps, c'est-à-dire hors des repas réguliers ! Sainte Thérèse avait appris que certaines religieuses d'un de ses monastères avaient demandé au provincial la permission de garder quelque chose à manger dans leurs cellules. La sainte blâma fortement cet abus, et écrivit à ce supérieur : « Voyez, mon père, la belle requête ! C'est ainsi qu'on ruine l'observance »

14. Manger comme il convient que le fasse une personne religieuse, c'est ne pas prendre sa nourriture avec une avidité gloutonne, comme si on n'avait pas assez d'une bouche, ni avec cette hâte qui précipite les morceaux les uns sur les autres. Le Saint-Esprit lui-même nous donne cet avertissement : « Ne sois pas insatiable devant toute friandise et ne te jette pas avidement sur les mets » (Si 37,37).

En outre, une personne religieuse doit, en prenant sa nourriture, avoir une intention droite, celle d'entretenir ses forces corporelles pour se rendre capable de servir le Seigneur. Manger, au contraire, pour le seul plaisir, constitue assurément une faute vénielle, vu la condamnation prononcée par Innocent XI contre ceux qui prétendaient excuser de tout péché le fait de manger et de boire pour la seule satisfaction du palais.

N'allons pas nous imaginer, cependant, qu'il y ait péché à éprouver du plaisir en mangeant : cette satisfaction naturelle est inséparable, pour l'ordinaire, du fait de prendre sa nourriture. Ce qui est péché, c'est manger en vue de la seule délectation sensuelle, à l'exclusion de toute fin honnête qui nous élève au-dessus des animaux. Concluons de là que l'on peut même, si l'intention est droite, user de mets délicats sans commettre aucune faute ; mais aussi qu'on peut pécher en prenant une nourriture grossière, si on mange par recherche du plaisir.

On raconte, dans les Vies des pères du désert, qu'un saint vieillard, étant à table avec toute la communauté, alors qu'il n'y avait aucune différence dans ce qui était servi à chacun, vit cependant que, parmi les moines présents, certains mangeaient du miel, d'autres du pain, d'autres des immondices. Voici quel était le sens de cette vision : la même nourriture était du miel pour ceux qui prenaient leur réfection avec une sainte crainte de blesser Ia tempérance et accompagnaient cette action d'actes de vertu et d'élévations vers Dieu ; du pain pour ceux qui, trouvant quelque plaisir à manger, en rendaient grâces au Seigneur ; des immondices pour ceux qui s'arrêtaient à la seule satisfaction de manger.

15. À la manière de manger se rapporte un autre point : la modération dans les jeûnes. Jeûner jusqu'à épuisement des forces, jusqu'à se rendre incapable de servir la communauté et d'observer la règle, est un défaut. Et ce défaut n'est point rare chez les commençantes. Dieu leur donne d'ordinaire quelque ferveur sensible pour encourager leurs premiers élans vers la perfection : il leur arrive alors de se laisser entraîner à des excès dans le jeûne et les austérités. Que s'ensuit-il ? Elles tombent malades, et, par là, elles se rendent inaptes à la vie régulière, ou encore, découragées par leur mauvaise santé, elles ne font plus rien. En toute chose, il faut de la discrétion. Le serviteur chargé par son maître de soigner un cheval sera réprimandé, s'il donne à cet animal une nourriture ou excessive ou insuffisante, car, dans l'un et l'autre cas, le maître ne pourra pas se servir de son cheval quand il le veut.

Le fondateur de l'Ordre de la Visitation, saint François de Sales, a écrit : « Une continuelle et modérée sobriété est meilleure que les abstinences violentes, faites à diverses reprises et entremêlées de grands relâchements ». Sans compter qu'une religieuse, avec ces pratiques extraordinaires, se croira volontiers plus sainte que les autres qui n'en font pas autant.

Nul doute, par conséquent, qu'il ne faille éviter les manques de mesure. Mais gardons-nous, par contre, de négliger cette remarque d'un excellent maître en spiritualité : ces erreurs, ces excès de mortification, qui entraînent la ferveur de l'esprit, sont rares ; mais la chair nous trompe souvent dans la compassion qu'elle nous inspire pour se faire exempter de ce qui lui déplaît.

16. Voici des pratiques de mortification à recommander : S'abstenir des mets qui flattent le goût mais nuisent de quelque manière à la santé. S'abstenir de goûter aux fruits, la première fois qu'on en sert ; de telle espèce de fruits, tirée au sort, durant toute l'année ; pour les autres fruits, s'en priver totalement un jour ou deux par semaine, et en laisser une partie les autres jours. Se contenter de goûter à un mets délicat, puis le laisser de côté, sous un prétexte quelconque : sainte Marie-Madeleine de Pazzi trouvait toujours que ces mets ne lui faisaient pas de bien.

Suivre le conseil donné par saint Benoît et répété par saint Bernard : « Que chacun laisse sur la table, en offrande au Seigneur, une partie de sa portion ; » de préférence, ce qui est le plus agréable au palais.

Résister un peu de temps à l'envie de boire ou de toucher à un met qui vient d'être servi.

Se priver, surtout quand on est jeune, de vin, de liqueurs et d'épices.

Ces sortes de mortifications se peuvent pratiquer sans danger ni d'orgueil ni dommage pour la santé. Il n'est pas nécessaire de les adopter toutes : qu'on prenne celles-là seulement que permettra la supérieure ou le directeur.

Au reste, il vaut certainement mieux s'adonner à de petites mortifications, mais fréquentes, plutôt que d'en embrasser de grandes et d'extraordinaires, mais rares, quitte à vivre sans mortification dans l'intervalle.

Il y a d'autres mortifications qui peuvent se pratiquer au réfectoire : nous en parlerons au chapitre XXV, en traitant du règlement de vie.


S. Alphonse - la religieuse - [P.151-160] : (p. 151) chapitre 8