Ambroise virginité 1065

Une vierge citée en exemple.

1065 Je me souviens d'une jeune fille, autrefois bien connue du siècle, maintenant mieux connue encore de Dieu, qui, pressée de se marier par ses parents et ses proches, se réfugia auprès de l'autel sacré ; où en effet une vierge pourrait-elle se réfugier avec plus d'à-propos que là où s'offre le sacrifice virginal ? Mais sa détermination ne s'en tint pas là. Elle se tenait à l'autel de Dieu, offrande de pureté, chaste victime, tantôt plaçant sur sa tête la main du prêtre pour solliciter sa prière sur elle, tantôt incapable de supporter un délai justifié, le haut de la tête posé sous l'autel, elle dit : « Qui mieux que l'autel m'imposera le voile27, lui qui sanctifie les voiles eux-mêmes ? Un tel voile nuptial sied mieux que tout autre : c'est sur lui que chaque jour est consacré le Christ, notre chef à tous. Et vous tous, mes proches, que faites-vous ? Pourquoi me presser encore de songer au mariage ? Il y a longtemps que le mien est prévu. Vous me proposez un époux ? J'en ai trouvé un meilleur. Accumulez toutes les richesses possibles, vantez la noblesse, proclamez la puissance, moi je possède celui à qui nul ne se peut comparer : sa richesse, c'est le monde ; sa puissance, II est souverain ; sa grandeur, c'est le ciel. Si vous avez le pareil, je ne rejette pas votre choix. Si vous n'en trouvez pas, vous ne travaillez pas pour moi, mais vous me faites tort.

27. Il y a ici allusion à trois parties de la consécration des vierges : l'imposition des mains, la prière de l'évêque et la remise du voile ou la « velatio ». Ce passage d'Ambroise est le seul témoignage qui permette d'affirmer que le rite de l'imposition des mains s'accomplissait lors de la consécration des vierges au IVe siècle (Cf. R. Metz, La consécration des vierges dans l'Église romaine, p. 133).


1066 Tous gardaient le silence ; soudain l'un d'eux : « Si ton père, dit-il, était vivant, souffrirait-il que tu ne sois pas mariée ? » Mais elle, chez qui le sens religieux l'emportait, la piété filiale était mieux entendue : « Et s'il est mort, c'est peut-être justement pour qu'il ne mît pas d'obstacle ». La réponse au sujet du père se trouva prophétie pour l'autre, comme le fit voir sa mort prématurée. Redoutant le même sort pour eux-mêmes, les autres en vinrent à favoriser ce qu'ils cherchaient à contrarier : si bien que la virginité ne lui fit pas perdre les biens auxquels elle avait droit mais lui procura le bienfait de la chasteté.

Vous avez là, ô vierges, la récompense de votre donation. Parents, prenez garde à cet exemple d'opposition.








LIVRE II

L'auteur se propose de faire l'éducation d'une vierge en lui offrant des exemples.

2001 1. Dans le livre précédent nous avons cherché — sans pourtant y réussir — à montrer l'excellence du don de la virginité, espérant que par elle-même la grâce de ce don céleste attirerait notre lectrice. Dans ce deuxième livre il convient de faire l'éducation d'une vierge, de l'instruire par l'enseignement de préceptes appropriés.

2002 2. Mais nous sommes peu capables d'exhorter, peu en mesure d'enseigner, car celui qui enseigne doit l'emporter sur celui qui est enseigné. Cependant, pour ne point paraître abandonner la tâche entreprise, ni trop présumer de nous, nous avons pensé l'instruire par des exemples plutôt que par des préceptes ; car on profite mieux de l'exemple, jugeant aisé ce qui s'est déjà fait, avantageux ce que l'expérience a éprouvé, religieux devoir ce que la vertu pratiquée par nos ancêtres nous a transmis comme un legs, un héritage.

2003 3. Si on nous accuse de présomption, qu'on s'en prenne plutôt à notre zèle : les vierges l'ont demandé, je n'ai pas cru pouvoir le refuser. J'ai préféré m'exposer à la confusion que ne pas acquiescer au vouloir de celles dont notre Dieu lui-même consent à exaucer favorablement les désirs.

2004 4. Mais on ne peut même pas nous taxer de présomption, car, ayant déjà de quoi s'instruire, elles ont recours à mon affection plus qu'à mon enseignement ; et mon zèle est excusable, car, ayant l'autorité d'un martyr 28 pour régler leur conduite, je n'ai pas jugé superflu qu'elles utilisent la caresse de ma parole comme appât pour leur genre de vie. Il est facile d'enseigner à celui qui réprime les vices avec son tempérament austère ; pour nous, qui sommes incapables d'enseigner, gagnons les coeurs.

28. Il s'agit de Saint Cyprien et de son traité De habitu virginum : Saint Ambroise oppose l'autorité du martyr à sa prétendue incapacité.


2005 5. Et comme plusieurs absentes souhaitaient profiter de notre parole, j'ai composé ce livre, pour que, possédant ce présent qui leur fait parvenir ma voix, elles ne croient pas à l'absence de celui qu'elles auront avec elles. Mais poursuivons notre propos.


Exemple de Notre-Dame.

2006 6. Ayez donc sous les yeux, comme une peinture et portrait de la virginité, la vie de Marie : en elle resplendit, comme en un miroir, l'image de la chasteté, la figure de la vertu. C'est là qu'il convient de prendre modèle pour votre vie ; là, comme dans un original, sont formulées les leçons du bien vivre ; là vous est montré ce qu'il faut redresser, fuir, observer.

2007 7. Ce qui enflamme à apprendre, c'est d'abord la noblesse du maître. Y a-t-il plus noble que la Mère de Dieu ? Y a-t-il objet plus splendide que celle qui fut choisie par la Splendeur 29 ? Y a-t-il plus chaste que celle qui engendra un corps sans atteinte à son propre corps ? De ses autres vertus que dire ? Vierge, elle l'était non seulement en son corps, mais encore en son âme, incapable de fausser la droiture de ses pensées par quelque détour trompeur. Humble de coeur, sobre de paroles, d'un jugement sage, peu adonnée à parler, assidue à la lecture, elle mettait son espérance non en des richesses précaires, mais dans la prière des pauvres (Si 21,5-6) ; appliquée au travail, modeste en ses discours, prenant Dieu et non l'homme pour juge de sa conscience, ne blessant personne en paroles, voulant du bien à tous. Elle se levait en présence de ses aînés, n'enviait pas ses égaux, fuyait la vaine gloire, suivait la raison, aimait la vertu. A-t-elle jamais méprisé le pauvre, raillé l'infirme, évité le nécessiteux ? Elle avait coutume de n'aborder les réunions d'hommes que si la miséricorde n'en avait pas honte, si la retenue ne les faisait pas éviter. Rien de dur dans son regard, rien de déplacé en ses paroles, rien de messéant en ses actes ; rien d'efféminé dans ses gestes, de négligé dans sa démarche, de hardi dans son ton de voix, si bien que l'aspect même de son corps était le reflet de son âme, l'image de sa droiture. Une maison bien tenue doit se reconnaître dès le vestibule et manifester dès l'abord que l'intérieur ne cache rien de ténébreux ; de même notre âme n'étant pas gênée par les cloisons du corps, telle la lumière d'une lampe placée à l'intérieur, brille au dehors (Mt 5,14-16).

29. Le Christ « Splendeur de la gloire et empreinte de la substance » (du Père), He 1,3.


2008 8. Dois-je détailler la frugalité de sa nourriture, la multiplicité de ses bons offices, celle-ci dépassant les forces naturelles, celle-là les trahissant presque ? D'une part point d'instants inoccupés, de l'autre des jeûnes redoublés. Si elle se décidait à prendre quelque nourriture, c'était en général la plus commune, de quoi éviter la mort sans se procurer le plaisir. Le sommeil n'était pas cherché avant d'être nécessaire et, alors même que son corps se reposait, son esprit veillait (Ct 5,2) : souvent dans ses rêves il repasse ses lectures, poursuit ce que le sommeil a interrompu, accomplit ce qu'il a décidé, prévoit ce qu'il fera.

2009 9. Elle ne quittait la maison que pour se rendre au Temple, et encore accompagnée de ses parents ou de ses proches. Laborieuse à l'intérieur de sa maison, elle était accompagnée en ses sorties, n'ayant cependant pas meilleure garde qu'elle-même ; digne en sa démarche et en son attitude, on aurait dit qu'elle semblait moins faire des pas que progresser en vertu. Qu'une vierge ait d'autres gardiens de son corps, mais qu'elle soit elle-même gardienne de sa conduite. Elle aura en abondance près de qui s'instruire, si elle fait elle-même son éducation en prenant les vertus pour maîtresses ; car alors tout ce qu'elle fera sera une règle de conduite. C'est ainsi que Marie s'appliquait à toutes les vertus comme à autant de maîtresses, et elle en accomplissait tous les devoirs comme une maîtresse plutôt que comme une disciple.

2010 10. Telle l'évangéliste nous l'a montrée, telle l'ange la trouva (Lc 1,28), telle le Saint-Esprit l'a choisie. Mais pourquoi m'arrêter aux détails, à l'amour que ses parents avaient pour elle, aux éloges des étrangers, dès lors qu'elle fut digne de donner naissance au Fils de Dieu ? A son entrée l'ange la trouva à la maison, en sa retraite, sans compagnie, pour que personne ne pût interrompre son recueillement, la distraire par du bruit. Elle ne désirait pas même la société des femmes, ayant la compagnie de ses bonnes pensées. Il lui semblait même être d'autant moins seule qu'elle était seule30 : comment seule, ayant avec elle tant de livres, tant d'archanges, tant de prophètes ?

30. Cicéron, De Republica, I, 17, 27, mentionne que son aïeul Scipion l'Africain assurait n'être jamais moins seul que lorsqu'il était seul. Ambroise lui-même écrit, Lettre 49, I, 2 : « Jamais je ne suis moins seul que lorsque j'ai l'air d'être seul... Marie était seule et s'entretenait avec l'ange. Elle était seule lorsque l'Esprit-Saint descendit sur elle et que la Vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre. Elle était seule, et elle procura le salut du monde et conçut le Rédempteur de tous. »


2011 11. Aussi bien Gabriel la trouva là où il avait l'habitude de la visiter (Lc 1,26-38), et Marie eut peur de l'ange, troublée par son apparence humaine, mais elle le reconnut en entendant son nom. Ainsi déconcertée par un homme, elle ne fut pas déconcertée avec un ange ; reconnaissez son oreille religieusement attentive, la retenue de ses regards. Saluée elle se tut, interpellée elle répondit ; troublée au premier abord, elle promit ensuite son service.

2012 12. Quel fut son pieux dévouement à ses proches, la divine Écriture nous l'indique (Lc 1,39-56). Elle devint d'autant plus humble qu'elle se vit choisie par Dieu, et partit aussitôt par les montagnes, chez sa cousine : non pour fortifier sa foi par un précédent, puisqu'elle avait déjà cru à la prophétie : « Bienheureuse es-tu toi qui as cru », lui a-t-on dit (Lc 1,45). Et elle demeura auprès d'elle trois mois. Un si grand espace de temps ne fut pas consacré à fonder sa foi, mais à rendre service. Et ceci après que l'enfant, tressaillant dans le sein de sa mère, eut salué la Mère du Seigneur, sa dévotion devançant sa naissance.

2013 13. Lorsque ensuite il y eut tant de prodiges : une stérile qui enfantait, une vierge qui concevait, un muet qui parlait, l'adoration du mage, l'attente de Siméon, le message de l'étoile, Marie qui s'était troublée à l'entrée de l'ange, calme en présence du miracle, « gardait toutes ces paroles en son coeur » (Lc 2,19). Bien qu'elle fût la Mère du Seigneur, elle désirait néanmoins apprendre les commandements du Seigneur. Elle avait engendré Dieu ; elle désirait pourtant connaître Dieu.

2014 14. Pourquoi allait-elle aussi tous les ans à Jérusalem au jour solennel de la Pâque (Lc 2,41), et pourquoi y allait-elle avec Joseph ? Partout chez cette vierge on trouve la pudeur faisant cortège à toutes ses autres vertus. Cette vertu doit être inséparable de la virginité, car sans elle la virginité n'existe pas. C'est pourquoi Marie ne se rendait même pas au Temple sans le gardien de sa pureté.

2015 Elle nous offre le portrait de la virginité. Telle fut Marie que sa vie est, à elle seule, une règle pour tous. Si donc cette maîtresse ne déplaît pas, adoptons sa conduite ; quiconque aspire à sa récompense doit imiter son exemple. De combien de vertus l'image resplendit en cette unique vierge ! Pudeur qui se cache, foi qui s'affirme31, service dévoué. Elle est vierge en sa demeure, compagne pour aider (Lc 1,39) s., mère au Temple (Lc 2,48).

31. Saint Ambroise emploie ici l'expression : vexillum fidei, qui montre la foi portée comme un étendard.


2016 Combien de vierges la verront venir à leur rencontre ! Combien de vierges elle embrassera et amènera au Seigneur : « Celle-ci, dira-t-elle, a été fidèle au lit, à la chambre nuptiale de mon Fils par une pureté immaculée ». Comme le Seigneur lui-même les recommandera à son Père en répétant ses paroles : « Père saint, voici celles que j'ai gardées pour toi (Jn 17,11), celles sur lesquelles le Fils de l'homme a incliné et reposé sa tête (Lc 9,58) ; je te demande que là où je suis elles soient aussi avec moi (Jn 17,24). Et cette grâce, elles ne doivent pas la posséder pour elles seules, car elles n'ont pas vécu pour elles seules : que celle-ci obtienne le rachat de ses parents, celle-ci de ses frères. Père juste, le monde ne m'a pas connu (Jn 17,25), mais celles-ci m'ont connu et n'ont pas voulu connaître le monde ».

2017 17. Quel cortège ! Quelle joie chez les anges applaudissant l'entrée au ciel de celle qui mena sur terre une vie céleste. Alors Marie, prenant en main le tambourin, entraînera les choeurs de vierges louant le Seigneur qui leur a fait traverser la mer du siècle. Alors chacune dans l'exultation s'exclamera : « Je monterai à l'autel de mon Dieu, du Dieu qui remplit d'allégresse ma jeunesse » (Ps 42,4). « J'immole à Dieu un sacrifice de louange, et je rends au Très-Haut ce que j'ai voué » (Ps 49,14).

2018 18. Et je ne doute pas que des autels vous soient préparés, car je n'hésite pas à dire que vos âmes sont les autels de Dieu, sur lesquels chaque jour le Christ est offert en sacrifice pour le rachat de son Corps. Car si le corps d'une vierge est le temple de Dieu (1Co 3,16), qu'en est-il de son âme sur laquelle la main du Prêtre éternel attise les cendres de ses membres pour que s'en exhale le parfum d'un feu divin ? Heureuses vierges, qui répandez autour de vous une grâce si immortelle, de même que les jardins sont embaumés par les fleurs, les temples par la piété, les autels par le prêtre !


Exemple de sainte Thècle.

2019 19. Que sainte Marie soit donc la règle de votre vie. Que Thècle vous apprenne à vous offrir en sacrifice. Fuyant les liens du mariage, condamnée par la fureur de son fiancé, elle changea la nature même des bêtes féroces qui respectèrent sa virginité. Livrée aux bêtes, celle qui se dérobait aux regards mêmes des hommes mais exposait son sexe à un lion féroce, contraignit ceux qui jetaient sur elle des regards impudiques à les changer en regards de pudeur.

2020 20. On put voir, en effet, la bête se coucher à terre, lui lécher les pieds, témoignant en un langage muet qu'elle ne pouvait porter atteinte au corps sacré d'une vierge. Le fauve donc se prosternait devant sa proie, et, oublieux de son propre naturel, revêtait la nature que les hommes avaient rejetée. On pouvait comme assister à un échange des natures : les hommes, devenus sauvages, exciter la férocité de l'animal ; celui-ci, caressant les pieds de la vierge, montrer comment les hommes auraient dû se comporter. Telle est l'admiration qu'inspire la virginité que les lions mêmes l'admirent. Ils étaient affamés : la proie ne les tenta pas, leur passion ne les emporta pas, la rage ne leur fut pas un aiguillon, leurs instincts habituels ne les égarèrent point, leur naturel féroce ne prit pas le dessus. Ils enseignèrent un respect religieux en vénérant la martyre, ils donnèrent aussi une leçon de chasteté en ne baisant que les pieds de la vierge, les yeux baissés, comme par pudeur, pour qu'aucun mâle, même parmi les bêtes, ne regardât le corps d'une vierge !

2021 21. On me dira peut-être : pourquoi citer Marie en exemple, comme si l'on pouvait trouver quelqu'une capable d'imiter la Mère du Seigneur ; pourquoi même Thècle qui eut pour maître le Docteur des Gentils ? Trouvez-moi pareil maître si vous désirez semblable disciple. Mais voici un exemple semblable, tout récent, pour vous faire entendre que l'Apôtre n'est pas docteur d'une seule, mais de tous.


Exemple de sainte Théodora d'Antioche.

2022 22. Il y avait naguère à Antioche une vierge qui évitait d'apparaître en public ; mais plus elle fuyait les regards des hommes, plus elle excitait leurs désirs. Une beauté dont on a entendu parler mais qu'on n'a pas vue, est d'autant plus convoitée, la convoitise ayant les deux stimulants de l'amour et de la connaissance : ne voyant rien qui déplaise, on imagine qu'il y a de quoi plaire davantage ; ce que le regard n'a pas examiné et jugé, le coeur l'aime et le convoite. Ainsi la vierge sainte, pour ne pas exciter davantage la convoitise par l'espoir de la posséder, fit profession d'une entière pureté et éteignit si bien les flammes des pervers qu'au lieu d'être aimée, elle fut dénoncée.

2023 23. Vient la persécution. La jeune fille, dédaignant de fuir, craignant à coup sûr de tomber dans des pièges tendus à sa pureté, prépara son âme à la constance. Elle fut d'une telle piété qu'elle ne craignait pas la mort, d'une telle pureté qu'elle la désirait. Le jour du triomphe arrive. Grande attente de la part de tous. On fait comparaître la jeune fille engagée dans un double combat : pour sa chasteté et pour sa religion. Mais dès qu'ils la virent inébranlable dans sa profession de foi32, craignant pour sa pureté, prête au supplice, rougissant d'être regardée, ils se mirent à chercher le moyen, sous prétexte de chasteté, de lui enlever sa religion : ainsi parviendraient-ils, lui ayant ravi le principal, à lui arracher tout le reste. On décide que la vierge ou bien sacrifiera, ou bien sera prostituée au lupanar. Comme ils honorent leurs dieux en les vengeant de la sorte ! Ou comment peuvent vivre ceux qui jugent ainsi ?

32. Il y a, dans tout ce paragraphe, comme un balancement continu entre foi et chasteté, si bien que l'on pourrait hésiter sur le sens à donner au mot propositum : résolution de rester fidèle à la foi chrétienne ou dessein, voeu de virginité. Il a paru préférable de s'en tenir au premier sens.


2024 24. Alors la jeune fille, sans hésitation au sujet de la religion, mais tremblant pour sa pureté, se dit à elle-même : « Que faire ? Aujourd'hui soit martyre, soit vierge. L'une des deux couronnes nous est disputée. Mais le nom de vierge n'a plus de sens si l'on renie l'auteur de la virginité. Comment être vierge en adorant une prostituée, être vierge en aimant des adultères, être vierge en cherchant un amour ? Mieux vaut avoir l'âme vierge que le corps. Garder les deux est bien si l'on peut ; si ce n'est pas possible, demeurons du moins chastes non devant les hommes, mais devant Dieu. Rahab aussi était une prostituée ; mais une fois qu'elle eut cru à Dieu, elle trouva le salut (Jos 2,1-21 Jos 6,17-25). Et Judith se para pour plaire à un adultère (Jdt 10,3) ; mais parce qu'elle le fit par un motif de religion, non par passion, personne ne la considéra comme une femme de mauvaise vie. L'exemple est bien venu : si celle qui risqua sa vie pour la religion préserva tout ensemble et sa chasteté et sa patrie, peut-être nous aussi garderons-nous la chasteté en gardant la religion. Si Judith avait voulu faire passer la pudeur avant la religion, avec la perte de sa patrie elle eut perdu aussi la chasteté.

2025 25. Pénétrée de tels exemples, ayant d'autre part présentes à l'esprit ces paroles du Seigneur : « Celui qui perdra son âme pour moi la trouvera » (Mt 10,39), elle pleura et elle se tut, pour que l'adultère n'entendît pas même une parole de sa bouche. Elle ne choisit pas une atteinte à sa pudeur, mais refusa de faire injure au Christ. Jugez si elle a pu déshonorer son corps, elle qui n'a pas même déshonoré sa parole.

2026 26. Ici ma parole se trouble, comme redoutant d'aborder et de dérouler la suite honteuse des événements. Fermez les oreilles, ô vierges : la servante de Dieu est conduite au lieu de débauche. Mais ouvrez les oreilles, vierges de Dieu : on a pu livrer aux outrages une vierge du Christ, on n'a pu la déshonorer. Partout où se trouve une vierge de Dieu, là se trouve un temple de Dieu. Les lieux infâmes ne déshonorent pas la chasteté, mais la chasteté enlève même à ces lieux leur infamie.

2027 27. Grand concours de libertins au lieu de débauche. — Apprenez, ô vierges saintes, les miracles des martyrs, oubliez les vocables de ces lieux. — On enferme la colombe à l'intérieur ; au dehors retentissent les cris des vautours se disputant à qui le premier fondra sur la proie. Mais elle, les mains tendues vers le ciel, comme si elle eût été dans une maison de prière au lieu d'une demeure de débauche : « O Christ, dit-elle, tu as dompté en faveur d'une vierge la férocité des lions, tu peux également dompter l'âme féroce des humains. Pour les Chaldéens le feu s'est fait rosée (Da 3,50), pour les Juifs l'onde est restée en suspens (Ex 14,21) du fait de ta miséricorde, non par sa nature. Suzanne allant au supplice s'est agenouillée et a triomphé des adultères (Da 13,22). La main s'est desséchée qui profanait les dons de ton temple (2R 13,4) ; maintenant, c'est ton temple même à qui l'on s'attaque. Ne permets pas une souillure sacrilège, toi qui n'as pas permis ce vol. Que maintenant encore ton nom soit béni, afin que, venue pour être souillée, je me retire vierge. »

2028 28. A peine sa prière achevée, voici que fait irruption un homme à l'aspect terrible d'un soldat. Comme la vierge trembla à sa vue, lui devant qui le peuple terrifié s'effaçait ! Mais n'oubliant pas ce qu'elle avait lu : « Daniel aussi, se dit-elle, était venu assister au supplice de Suzanne : le peuple l'avait condamnée, lui seul l'acquitta (Da 13,44) s.. Il se peut que même sous la peau de ce loup se cache une brebis (Mt 7,15). Le Christ aussi a ses soldats, lui qui dispose de légions (Mt 26,53). Ou bien c'est peut-être un bourreau qui est entré : ne crains pas, mon âme, ce sont eux qui font les martyrs ». O vierge, ta foi t'a sauvée ! (Lc 7,50 Lc 8,48).

2029 29. Le soldat lui dit : « Je t'en prie, soeur, n'aie pas peur. C'est en frère que je suis venu ici pour te sauver, non pour te perdre. Sauve-moi pour être toi-même sauvée. Feignant d'être adultère, je suis entré ; si tu y consens, je sortirai martyr. Changeons de vêtements. Les tiens me conviennent et les miens à toi, tous les deux au Christ. Tes vêtements feront de moi un vrai soldat, les miens te garderont vierge. Tu feras bien en les revêtant, moi je ferai mieux encore en m'en dépouillant pour que le bourreau me reconnaisse. Prends ces habits qui dissimuleront ton sexe, donne-moi ceux qui me consacreront martyr. Enveloppe-toi de ce manteau qui voilera ton corps virginal, qui préservera ta chasteté. Coiffe-toi de ce bonnet pour couvrir tes cheveux et cacher ton visage, car d'ordinaire on rougit d'être entré dans un lupanar. Surtout, une fois sortie, ne regarde pas en arrière ; rappelle-toi la femme de Lot qui perdit sa nature humaine pour avoir porté un regard, si pur qu'il fût, sur des impudiques (Gn 19,26). Et ne crains pas qu'il manque quelque chose au sacrifice. C'est moi qui, à ta place, offre une victime à Dieu, tu donnes, à ma place, un soldat au Christ : tu seras de la bonne milice de la chasteté, où l'on combat pour une solde éternelle ; tu auras la cuirasse de justice pour entourer ton corps d'une armure spirituelle, le bouclier de la foi pour écarter les blessures, le casque du salut (Ep 6,16) : car la sauvegarde de notre salut réside où est le Christ, puisque le chef de la femme c'est l'homme, celui de la vierge, le Christ (1Co 11,3).

2030 30. Ce disant il quitta sa chlamyde, ayant encore apparence de persécuteur et d'adultère. La vierge tend le cou, le soldat sa chlamyde. Quel spectacle ! Quelle beauté ! Dans un lupanar on lutte à qui sera martyr ! Considérez en plus les personnages : un soldat et une vierge, c'est-à-dire deux êtres bien dissemblables par état, mais rendus semblables par la grâce de Dieu, pour que se réalise l'oracle : « Alors loups et agneaux paîtront ensemble » (Is 65,25). Voici qu'un agneau et un loup non seulement paissent ensemble, mais encore s'immolent. Qu'ajouterai-je ? Après l'échange des vêtements la jeune fille s'envole du filet, non de ses propres ailes, portée qu'elle était sur des ailes spirituelles ; et, ce que nulle époque n'a jamais vu, du lupanar sort une vierge, mais une vierge du Christ.

2031 31. Mais ceux qui regardaient de leurs yeux et ne voyaient pas (Mt 13,13 Ex 12,2), tels des loups ravisseurs à la vue d'un agneau, s'apprêtaient à s'élancer sur leur proie. L'un d'eux, plus effronté que les autres, entra. Mais dès qu'il vit de ses yeux la situation : « Qu'est-ce là ? dit-il, une jeune fille est entrée ici et je vois un homme. Ce n'est plus la fable : une biche pour une vierge33, mais réalité : une vierge devenue soldat. J'avais bien entendu dire, mais sans y ajouter foi, que le Christ changea l'eau en vin (Jn 2,2-11). Maintenant il se met à changer même les sexes ! Partons d'ici pendant que nous sommes encore ce que nous étions. Mais moi-même ne suis-je pas changé, puisque je vois autre chose que je ne crois ? Je suis entré au lupanar, je vois qu'un échange s'est effectué, et pourtant je sortirai transformé : pur je sortirai, moi qui suis entré adultère ».

33. Agamemnon, chef des Grecs assemblés contre Troie, ayant voulu, sur les conseils du devin Calchas, sacrifier sa fille Iphigénie à Diane afin d'obtenir la protection des dieux, qui retenaient par des vents contraires sa flotte dans le port d'Aulis, la déesse substitua à Iphigénie une biche et emmena la jeune fille en Tauride, où elle devint prêtresse. D'où l'expression : « une biche pour une vierge ».


2032 32. Pris sur le fait, puisqu'un tel courage méritait d'être couronné, celui qui était pris à la place de la vierge fut condamné à sa place. C'est ainsi que d'un lupanar il est sorti non seulement une vierge, mais aussi des martyrs. On rapporte que la jeune fille accourut au lieu de l'exécution, que tous deux se disputaient la mort. Lui disait : « C'est moi qui suis condamné à mort ; la sentence même portée contre moi t'a acquittée ». Mais elle de s'écrier : « Ce n'est pas comme caution de ma vie que je t'ai choisi ; je t'ai souhaité comme répondant de ma virginité. Si l'on en veut à ma virginité notre contrat demeure, mais si c'est mon sang qu'on réclame je n'ai pas besoin de répondant, j'ai de quoi payer. C'est contre moi qu'a été porté cet arrêt prononcé à cause de moi. A coup sûr, si je t'avais donné comme garant d'une somme d'argent et qu'en mon absence le juge t'avait obligé à rembourser le prêteur, tu retournerais la sentence contre moi, et ce serait à moi de t'indemniser sur mon patrimoine. Si je refusais, qui me jugerait digne de l'indignité de la mort ? A plus forte raison si la vie a été mise en gage ! Que je meure innocente pour ne pas mourir coupable ! Il n'y a pas de milieu : ou bien aujourd'hui j'aurai à répondre de ton sang, ou je serai martyre par le mien. Si je suis revenue en hâte, qui osera m'écarter ? Si j'avais tardé, qui oserait me pardonner ? Ma dette est plus grande devant les lois, ayant à répondre non seulement de mon évasion, mais aussi de la condamnation d'un autre. Ce corps a de quoi subir la mort, lui qui n'a pu subir le viol. Il y a dans une vierge place pour des blessures : il n'y en avait pas pour l'outrage. J'ai esquivé le déshonneur, mais je ne t'ai pas cédé le martyre. J'ai changé d'habits, mais non de propos. Si tu me prends la mort, tu ne m'as pas sauvée, mais trompée. Ne conteste pas, je t'en supplie ; qu'on ne t'entende pas discuter. Ne me vole pas le bienfait que tu m'as donné. En me refusant cette condamnation tu fais revivre l'autre. Cette sentence remplace la première. Si je ne suis plus sous le coup de la seconde, je demeure soumise à la première. Nous pouvons tous deux satisfaire à la sentence si tu me laisses mourir la première ; à toi ils n'ont pas d'autre châtiment à infliger, mais pour une vierge c'est sa pureté qui est en jeu. Tu auras ainsi plus de gloire à avoir fait d'une adultère une martyre, que si d'une martyre tu fais une adultère ».

2033 33. Quel dénouement attendez-vous ? Ils combattirent tous deux et tous deux remportèrent la victoire ; ils ne partagèrent pas une seule couronne, il y en eut deux. Ainsi les saints martyrs se rendirent mutuellement service : l'une fournit l'occasion du martyre, l'autre en procura la réalité.

2034 34. Mais les écoles des philosophes portent aux nues les Pythagoriciens Daraon et Phintia. L'un condamné à mort demanda un sursis pour mettre ordre à ses affaires. Le rusé tyran, pensant que ce serait chose introuvable, le requit de fournir un répondant qui mourrait à sa place si lui-même était en retard. Lequel des deux est le plus honorable, je ne sais ; les deux sont honorables : l'un a trouvé un répondant, l'autre s'est offert. Comme le coupable fut en retard pour le supplice, le répondant, le visage serein, ne refuse pas la mort. Tandis qu'on l'y conduisait, son ami revient, offre sa tête, tend le cou. Emerveillé de voir que pour ces philosophes l'amitié était plus chère que la vie, le tyran demanda à ceux qu'il avait condamnés d'être lui-même admis à leur amitié. Tel est le charme de la vertu : elle a fléchi un tyran !

2035 35. C'est louable, mais cela ne vaut pas notre récit. Nous avons là deux hommes ; ici une vierge qui a dû commencer par triompher de son sexe. Là des amis ; ici on ne se connaissait pas. Eux se sont livrés à un seul tyran, ceux-ci à plusieurs, et d'autant plus cruels que, si l'autre a épargné, eux ont mis à mort. Parmi les deux premiers un seul avait obligation absolue, les deux autres étaient libres de leur volonté. Et ceux-ci ont été plus avisés : le zèle des autres les a conduits au bienfait de l'amitié ; pour les nôtres ce fut la couronne du martyre. Ceux-là subirent l'épreuve pour des hommes, ceux-ci pour Dieu.

2036 36. Puisque nous venons de faire allusion à ce roi, il est à propos de mentionner ses sentiments envers ses dieux : ainsi reconnaîtrez-vous mieux la faiblesse de ceux dont se moquent leurs fidèles. Ce roi, étant entré dans un temple de Jupiter, ordonna d'enlever le manteau d'or qui couvrait sa statue et de le remplacer par un autre de laine : l'or, dit-il, est froid en hiver, pesant en été. Ainsi se moqua-t-il de son dieu, l'estimant incapable de supporter la chaleur ou le froid. Et de même, voyant Esculape avec une barbe d'or, il la fit enlever, déclarant peu convenable que le fils eût de la barbe quand Apollon, son père, n'en avait pas encore. Ce même roi enleva les coupes d'or que les statues tenaient à la main, affirmant que c'était à lui de recevoir les dons des dieux ; car voici, disait-il, ce que désirent les hommes : recevoir des dieux ce qui' est bon ; or il n'y a pas meilleur que l'or. Si c'est chose mauvaise, elle ne doit pas être aux dieux ; si elle est bonne, mieux vaut qu'elle appartienne aux hommes qui sauront s'en servir.

2037 37. Ainsi les voilà tournés en dérision au point que Jupiter n'a pas pu garder son manteau, ni Esculape sa barbe, ni même Apollon commencer d'en avoir, ni tous ceux qui passent pour des dieux reprendre les coupes qu'ils tenaient à la main ; et cela non pas tant par crainte de vol, que parce qu'ils étaient dépourvus de tout sentiment. Qui donc rendrait hommage à des êtres impuissants à se défendre comme des dieux, et à se cacher comme des hommes ?

2038 38. Mais il en fut bien autrement dans le temple de notre Dieu lorsque le roi impie Jéroboam enleva les offrandes que son père y avait placées, et offrit des libations aux idoles sur le saint autel : sa main droite se dessécha, et les idoles qu'il invoquait ne lui furent d'aucun secours (1R 13,4). Alors se tournant vers Dieu il demanda pardon, et aussitôt la main que le sacrilège avait desséchée fut guérie par son acte de piété. Ainsi se succédèrent si rapidement, dans la même personne, des exemples et de la miséricorde et de la colère de Dieu : dès qu'il sacrifia, il fut subitement privé de l'usage de sa main droite, et dès qu'il fit pénitence, il fut pardonné.




Ambroise virginité 1065