Ambroise virginité 6114


EXHORTATION A LA VIRGINITÉ

L'Exhortation à la virginité a été prononcée dans des circonstances spéciales. L'entrée en Italie de l'usurpateur de l'Empire, Eugène, a décidé saint Ambroise à s'éloigner de Milan. A Bologne, où il s'est rendu d'abord, il a recueilli des reliques des saints martyrs Vital et Agricola, don que peut-être il destinait à Milan. Mais de Bologne il s'est rendu à Florence, où va avoir lieu la consécration d'une église offerte par une veuve, Julienne, qui en même temps offre à Dieu son fils, lecteur, et ses trois filles, vierges. L'évêque juge alors ne pouvoir manquer d'apporter son présent à la fête sous la forme des reliques bolonaises : ce qui explique la première partie du discours, consacrée aux deux martyrs (1-9). Suit la présentation de Julienne et de ses enfants (10-12). Puis l'exhortation indiquée dans le titre est placée par saint Ambroise sur les lèvres de la mère elle-même — ce qui n'empêchera pas d'y reconnaître de plus du saint Ambroise (13-55) ; au cours de cette partie, nous retrouvons la doctrine de l'évêque sur la virginité de Notre Dame (31-33), l'épisode de Jephté (50). Il y a même un passage inquiétant au premier abord, où Julienne est censée évoquer, d'expérience sans doute, les inconvénients du mariage (20-26) : il ne faudrait pas l'isoler de maints endroits où saint Ambroise a rendu hommage à la dignité et à la sainteté de l'état conjugal. A partir de 56, l'évêque reprend la parole, que sans doute il n'avait guère quittée, pour donner aux vierges des conseils appropriés sur la recherche du Seigneur, la gravité de leur conduite et l'austérité de vie. Au passage, il rappelle le martyre de sa parente sainte Sotère (82-83). Une prière finale appelle les bénédictions de Dieu sur le temple qui vient d'être consacré, sur les pierres vivantes, les temples spirituels, auxquels est adressée l'Exhortation.


Occasion du traité.

7001 1. Il est d'usage, si l'on est invité à un grand festin, d'apporter avec soi des présents. Invité donc au festin de Bologne, où l'on a célébré la translation d'un saint martyr, je vous ai réservé des présents pleins de sainteté et de charme. Les présents sont également de mise pour les triomphes des souverains ; et ces présents-ci ont un air de triomphe : car les palmes des martyrs sont les triomphes de notre Roi le Christ. Au reste je n'avais pas prévu de venir ici ; mais, puisque vous me l'avez demandé, j'ai dû apporter avec moi ce que j'avais préparé pour d'autres, afin de ne pas vous arriver en fâcheuse posture : ainsi ce que l'on trouvera chez moi d'inférieur à l'attente sera compensé grâce au martyr.


Les saints martyrs Agricola et Vital.

7002 2. Le nom de ce martyr est Agricola. Vital fut d'abord son serviteur ; à présent il est son compagnon et collègue dans le martyre. Le serviteur est passé le premier pour préparer la place ; le maître a suivi, assuré de trouver la place prête grâce à la fidélité du serviteur. Nous ne louons pas des choses étrangères. La passion du serviteur est une leçon pour le maître : l'un a préludé, l'autre a accompli : ce qui n'enlève rien à celui-ci. Comment le don du Christ pourrait-il être amoindri ? Il est beau que celui-là ait appris au service d'un maître comment plaire au Christ ; pourtant celui-ci a mérité double louange : en son serviteur, pour avoir été son maître ; en lui-même, du fait de son martyre. Ils ont lutté entre eux de bienfaits une fois devenus égaux : l'un s'est fait précéder de l'autre dans le martyre ; l'autre l'a attiré.

7003 3. Ainsi la condition ne nuit en rien à la valeur d'un homme : ce n'est pas la distinction de la race qui fait le mérite, mais la foi. Soit esclave, soit homme libre, nous sommes tous un dans le Christ « et chacun recevra du Seigneur selon ce qu'il aura fait de bon » (Ep 6,8). L'esclavage n'est pas une déchéance, la liberté n'ajoute rien. Voyez combien, sous ce rapport, la condition a peu de poids : « Tu étais esclave lors de ton appel ? N'en aie nul souci..., car l'esclave que le Seigneur a appelé est l'affranchi du Seigneur. De même l'homme libre appelé est l'esclave du Christ » (1Co 7,21-22). Vois, dis-je, l'énergie de l'Apôtre : à celui qui fut appelé étant esclave il semblerait avoir attribué plus qu'à l'homme libre : car l'esclave devient affranchi du Christ, l'homme libre son esclave. Mais il n'a avantagé personne, il a fait la part égale à l'un et à l'autre : car chez le Christ esclavage et liberté pèsent du même poids, et il n'existe aucune différence entre les mérites d'un bon esclavage et d'une bonne liberté ; car il n'est pas de liberté plus grande que de servir le Christ. Aussi bien Paul est-il serviteur du Christ Jésus (Rm 1,1) : car c'est la servitude glorieuse et l'Apôtre s'en glorifie. N'est-ce pas le comble de la gloire que d'avoir été jugés d'un tel prix que le sang du Christ nous rachetât ? Mais il est temps de poursuivre.

7004 4. Comme saint Vital était pressé par les persécuteurs de renier le Christ et n'en rendait que davantage témoignage au Seigneur Jésus-Christ, comme on lui infligeait toutes sortes de tourments, au point que pas un endroit de son corps ne fût sans blessure, il adressa cette prière au Seigneur : « Seigneur Jésus-Christ, mon Sauveur et mon Dieu, ordonne que mon âme soit accueillie : car je désire recevoir enfin la couronne que ton ange saint m'a montrée ». Et, sa prière achevée, il rendit l'âme.

7005 5. Saint Agricola était si doux de caractère que ses ennemis eux-mêmes l'aimaient ; aussi retardèrent-ils son supplice. Mais cette marque d'égards de la part des persécuteurs était plus cruelle que toute férocité, puisqu'elle le privait du martyre. Aussi bien, du moment que saint Agricola ne se rendit pas, il fut crucifié ; vous voyez que ces caresses n'étaient pas de leur part égards, mais ruse. Ils voulurent effrayer le maître par le supplice de l'esclave, le Christ en tira cette grâce que le maître imita le supplice de l'esclave.

7006 6. Leurs noms, à tous deux, s'adaptaient au martyre ; leurs noms mêmes semblaient les désigner pour le martyre. L'un s'appelait Vital, comme devant s'acquérir la vie, la vraie, l'éternelle, en méprisant la vie présente ; l'autre, Agricola : il devait semer la bonne graine de la grâce spirituelle et arroser de son sang sacré les plantations de ses mérites et de toutes les vertus.

7007 7. Ils furent ensevelis au terrain des juifs, parmi leurs tombeaux : les juifs ont souhaité avoir une sépulture commune avec les serviteurs dont ils ont renié le Maître. — C'est ainsi qu'un jour Balaam avait dit : « Que mon âme meure parmi les âmes des justes » (Nb 23,10) ! Pourtant il n'a pas eu part à leurs oeuvres de son vivant, s'il souhaitait mourir parmi leurs âmes. — Et ils honoraient une fois morts ceux qu'ils avaient persécutés de leur vivant. C'est donc là que nous avons recherché les restes des martyrs, comme cueillant la rose parmi les épines1.

1. On ne saurait taxer Ambroise d'antisémitisme. Cependant il ne manque pas, chez lui, comme chez le juif devenu saint Paul, de références à leur refus du salut et à leur hostilité vis-à-vis du christianisme.


7008 8. Nous étions entourés par les juifs au moment où l'on transférait les reliques. Le peuple de l'Église était là, applaudissant et joyeux ; les juifs disaient : « Les fleurs sont apparues sur terre » (Ct 2,12), à la vue des martyrs. Les chrétiens disaient : « Voici le temps de la taille » () ; maintenant celui qui récolte reçoit son salaire (Jn 4,36) ; « d'autres ont peiné et nous recueillons les fruits des martyrs » (Jn 4,38). Les juifs, entendant les voix et les applaudissements de l'Église, se disaient encore : « La voix de la tourterelle se fait entendre sur notre terre » (Ct 2,12). C'est donc à propos qu'on a lu : « Le jour crie la parole au jour et la nuit enseigne la connaissance à la nuit » (Ps 18,3) : le jour au jour, le chrétien au chrétien ; la nuit à la nuit, le juif au juif. Les juifs montraient donc qu'ils avaient la science des martyrs, mais non la science du Verbe, c'est-à-dire la science du seul Dieu, du seul Bien et du seul Vrai : « car ignorant la justice de Dieu et voulant se faire justes, ils n'ont pas accueilli la justice de Dieu » (Rm 10,3).

7009 9. Je vous ai donc apporté les présents que j'ai recueillis de mes mains, c'est-à-dire les trophées de la croix, dont vous reconnaissez la vertu à ses oeuvres ; certes les démons eux-mêmes l'avouent. A d'autres d'encaisser l'or et l'argent, de les extraire des filons cachés, de choisir des colliers enrichis de bijoux ; c'est là trésor passager, souvent nuisible à ses possesseurs. Nous autres, nous recueillons les clous du martyr, et nombreux, si bien qu'il eut plus de blessures que de membres. On eût dit que le martyr, tandis que nous rassemblions ses clous, criait à la troupe des juifs : « Mets tes mains dans mon côté et ne sois plus incrédule, mais croyant » (Jn 20,27).


Transition à la fête de Bologne.

7010 10. Nous avons recueilli le sang de la victoire et le bois de la croix. Nous n'avons pu les refuser à la sainte veuve qui les demandait. Recevez donc ces présents salutaires, qui maintenant sont déposés sous les autels. Cette veuve sainte, c'est Judée2, qui a préparé et offert au Seigneur le temple que nous dédions aujourd'hui ; elle est digne de faire une telle offrande, puisqu'elle a déjà, dans sa descendance, consacré au Seigneur des temples de pureté et de virginité. Je voulais dire Julienne, j'ai dit Judée ; ma langue ne s'est pas trompée, elle a prononcé : la Judée, c'est toute âme qui confesse le Christ ; aussi bien « Le Seigneur est connu en Judée » (Ps 75,2) : entendons celle où on l'a reconnu, non pas celle où on l'a renié. La Judée spirituelle, c'est donc celle où est la portion principale, où l'intelligence est plus sincère ; car « le salut vient des juifs » (Jn 4,25). Le lapsus de ma langue a donc abouti à un témoignage de sainteté.

2. Nous avons ici un incident pris sur le vif, et qui suffirait à garantir l'authenticité au moins de cette partie du discours. Au lieu de masquer son lapsus et de le corriger sans rien dire, saint Ambroise a préféré le reconnaître avec bonhomie, et d'ailleurs en tirer prétexte à tout un développement. Nombre d'éditions ont préféré opérer une rectification, et transcrire non pas ce que l'évêque avait dit, mais ce qu'il aurait voulu ou dû dire...


7011 11. Honorons donc cette veuve, puisqu'il est écrit : « Honorez les veuves qui sont véritablement veuves » (1Tm 5,3), encore qu'elle ne cherche pas à être honorée par nos discours, elle qui a accompli le précepte de l'Apôtre, à laquelle ses bonnes oeuvres rendent témoignage, qui a bien élevé ses enfants (1Tm 5,10), les a formés encore mieux.

7012 12. Qui ne l'aurait plainte comme délaissée et digne de pitié, quand elle perdit son mari ? Mais elle s'est désolée davantage de voir les saints autels privés de leur ministère qu'elle de son époux, ou ses enfants de leur père. Bien qu'elle fût privée de l'appui et du soutien de son mari, pour son âme pieuse l'intérêt de l'Église l'emportait.


Discours de Julienne à ses enfants.

7013 13. Elle ressaisit donc son coeur et son âme, et, se voyant entourée de nombreux enfants — trois filles et un fils — ce qui souvent en effraie d'autres la rendit plus forte. A ses enfants elle adresse ce discours3 : Mes enfants, vous avez perdu votre père, vous avez une mère. A coup sûr, il eût mieux valu faire l'échange : que le père vécût, que la mère vînt à manquer. Pourtant, si faible et délaissée que je sois, je vous montrerai, si vous voulez me suivre, où vous trouverez qu'un père ne vous fait pas défaut : car vous avez un meilleur Père au ciel ; c'est lui qui soutient les pères d'ici-bas. Quel autre espoir vous reste-t-il ? Votre père était riche de grâce, non d'argent ; opulent par son ministère, non par son patrimoine ; son héritage, c'est la foi, riche devant Dieu, indigente au point de vue du siècle. Il vous a laissés assez riches si vous imitez son propos. La foi seule ne fait pas de distinction de sexe ; c'est la fortune des hommes, la dot des vierges.

3. Il y a lieu de faire toutes réserves sur l'attribution du discours à la veuve Julienne. A la manière des historiens anciens, un Tite-Live, un Suétone, saint Ambroise place volontiers dans la bouche de ses personnages les paroles que suggèrent les situations. C'est ici le cas, et l'allocution de Julienne est authentiquement... ambrosienne.


7014 14. Pour toi, mon fils, un peu plus proche de ton père, reconnais ce que tu dois à ta mère, quel nom tu dois rendre à ta maison. Ton âge te dispense, mais l'hérédité t'appelle ; « que ton père et ta mère se réjouissent à ton sujet » (Pr 23,25), mon fils. Ne méprise pas ta mère comme insensée. Le roi, est-il dit, a pour conseil les avis que lui a donnés sa mère. Que dire du fils qui observe les paroles de Dieu ? Mon fils premier-né, je te le dis : « Que te dirai-je, fils de mes entrailles ? Pourquoi le fils de mes prières ? Ne livre pas ton honneur à une femme » (Pr 31,2-3). Entends ce que dit le Sage, ce qu'affirme l'Écriture.

7015 15. Considère qui t'a aidé à naître : tu es fils de mes désirs plus que de mes douleurs. Considère pour quelle fonction ton père t'a désigné en te donnant le nom de Laurent. C'est là que nous avons déposé nos désirs, que nous avons pris ce nom. La réalisation a répondu à nos désirs : rends au martyr ce que tu dois au martyr. C'est lui qui t'a obtenu pour nous ; à toi d'acquitter la promesse que nous avons faite en te donnant ce nom.

7016 16. Que pourrais-tu choisir, mon fils, sinon le Dieu de tes pères ? C'est lui qui fait pauvres et riches, humbles et nobles, qui relève le pauvre de la terre et l'indigent de son fumier et le fait siéger parmi les puissants (Ps 112,7-8), sur le tribunal de l'honneur et de l'héritage. Il accorde au soupirant ce qu'il désire et bénit les années du juste. Quoi de plus excellent, mon fils ? Qu'est la vie de l'homme sur terre sinon un rapide coureur ? Nous voilà passés sans avoir rien vu ; et plût à Dieu que nous imitions ce coureur (Jb 9,25), ne voyant rien et ne portant aucun fardeau ! Mais, ce qui est pire, vaine est notre course et vains nos fardeaux. Vains, ils le sont bien, mais non pas légers, ni exempts de faute : car lourde est la dette du péché ; ce qui fait crier au saint homme Job : « N'est-ce pas une épreuve que la vie de l'homme sur terre ? Sa vie n'est-elle pas celle du mercenaire à la journée ? Comme le serviteur craignant son maître et cherchant l'ombre, et comme le mercenaire attendant son salaire, moi aussi j'ai attendu, en vain : il ne m'a été donné que des nuits de souffrances. Si je dors, je dis : A quand le jour ? Si je me lève : A quand le soir ? Je suis repu de douleur du soir au matin. Ma vie est plus légère que la cendre ; elle se consume en vain espoir » (Jb 7,1-6). L'homme n'est donc rien, à moins que toi, Seigneur, ne le regardes, que tu ne le visites jusqu'au matin, que tu ne l'introduises dans le repos. L'arbre coupé repousse et refleurit sous la caresse de l'eau (Jb 14,7-9). L'homme tombé n'est rien ; les douleurs fondent sur lui.

7017 17. Si donc, mes enfants, vous voulez échapper à l'épreuve de tant de besoins, il vous faut rechercher la virginité du corps ; je vous l'indique à titre de conseil, je ne vous impose pas un commandement. La virginité peut seulement se conseiller, non se commander : c'est affaire de désir, non de précepte ; ce qui est grâce ne se prescrit pas, mais se désire ; c'est affaire de choix plutôt que d'esclavage. Aussi l'Apôtre dit-il : « Au sujet des vierges je n'ai pas de commandement du Seigneur, mais je donne un conseil, comme ayant obtenu miséricorde du Seigneur » (1Co 7,25). Car il avait lu que le Seigneur disait aux eunuques : « A ceux qui garderont mes commandements, qui s'attacheront à ce que je veux, qui embrasseront mon alliance, je donnerai une place de choix dans ma demeure et dans mon enceinte, qui vaudra mieux que des fils et des filles ; je leur donnerai un nom éternel et ils ne périront pas » (Is 56,4-5). Je vous donnerai un rang meilleur, dit-il aux eunuques — à ceux qui se sont mutilés en se retranchant les organes génitaux. Ce sont eux qui ont au ciel des récompenses plus belles que les autres.

7018 18. Ce sont eux dont le Seigneur fait l'éloge en l'Évangile. Les apôtres disaient : « Si telle est la condition de l'homme qu'il ne lui soit pas permis de renvoyer sa femme, sauf le cas d'impudicité, mieux vaut ne pas se marier » ; le Seigneur répond : « Tout le monde ne comprend pas cette parole, mais ceux à qui en est fait le don » (Mt 19,10-11). Autrement dit : L'état de faiblesse de l'homme ne comprend pas cela en sorte que tous y aient accès ; mais l'intelligence n'en est facile que pour ceux sur qui a brillé la grâce divine, afin qu'ils puissent se mutiler pour obtenir le Royaume des cieux.

7019 19. Vous avez entendu, mes enfants, quelle est la récompense de la virginité : elle conquiert le Royaume, et le Royaume des cieux procure la vie des anges. Je vous conseille ce qui est plus beau que tout : être parmi les hommes comme les anges, qui ne sont unis entre eux par aucun lien conjugal (Mt 22,30). Car celles qui n'épousent pas, et ceux qui ne prennent point femme, sont sur terre comme les anges : ils n'éprouvent pas les tourments de la chair, ils ignorent ses servitudes ; ils sont dégagés des atteintes des soucis du monde, ils appliquent leur esprit aux choses de Dieu ; comme s'ils avaient dépouillé l'infirmité du corps, ils ne pensent pas aux choses de l'homme, mais à celles de Dieu.

7020 20. Considérez, mes filles, si vous voulez vous marier, tout ce qui vous manque, votre père vous ayant fait défaut : il vous manque une belle dot, et, fût-elle même riche, vous achèteriez à grand prix l'esclavage. Mais maintenant qui ne dédaignera celles qui n'ont plus de père ? A quoi recourir ? Où demander secours contre les injustices des hommes ? Dans le mariage même, que d'incommodités ! Souvent que de gros ennuis ! Que de chaînes !

7021 21. D'abord le mariage même est une chaîne qui attache l'épouse au mari et l'enchaîne pour lui être soumise. Sans doute l'amour est une bonne chaîne, mais enfin une chaîne ; voudrait-elle s'en dégager, l'épouse ne le peut pas, pas plus que disposer librement de soi. Aussi bien l'Apôtre dit-il : « La femme n'a pas pouvoir sur son corps, mais son mari » (1Co 7,4). Et quoi d'étonnant qu'il en soit ainsi de la femme, puisque l'homme non plus n'a pas pouvoir sur son corps, mais sa femme ? Si celui qui est le plus fort ne peut disposer de soi, encore moins la plus faible ! Donc la dépendance mutuelle ne dégage pas la femme, mais la lie davantage.

7022 22. Voyez donc ce que dit l'Écriture, ce que conseille l'Apôtre ; qui peut mieux vous conseiller que cet instrument choisi par le Seigneur (Ac 9,15) ? Prêtez donc l'oreille à ce qu'il dit : «Je souhaiterais que tous les hommes soient comme moi » (1Co 7,7) ; et il dit encore, au sujet des femmes non mariées et veuves : « Il leur est bon de demeurer ainsi, comme moi-même » (IB 8). Je souhaite que vous imitiez un si grand apôtre, que vous suiviez la conduite de celui qui s'est soustrait au lien du mariage pour être prisonnier du Christ Jésus (Phm 1,1). Il n'aurait pas pu parvenir à une telle grâce en son apostolat s'il avait été lié par la communauté du mariage.

7023 23. Si lui, si remarquable par son enseignement, ayant reçu du Christ un tel don, a jugé si important de s'abstenir d'user du mariage, s'il est demeuré en cet état pour ne pas nuire gravement à sa charge, — s'il n'avait pu vaquer toujours à la prière ni s'appliquer toujours aux commandements divins, étant réclamé par les soucis du mariage, dans la nécessité de plaire à une épouse, — quel doit être actuellement votre choix, alors que seule la virginité peut vous donner la liberté ! Car celle qui se marie est vendue comme une esclave par son propre argent. Les esclaves s'achètent dans de meilleures conditions que les épouses : pour ceux-là on achète le droit à leur service ; pour celles-ci le prix s'ajoute à la servitude ; l'épouse se vend avec surcharge d'or, elle est évaluée à prix d'or.

7024 24. J'ai expérimenté, mes enfants, les peines du mariage, les désagréments de l'état conjugal, et avec un bon époux ! Même avec un bon mari, je n'étais pas libre ; j'étais asservie à mon époux et je m'évertuais à lui plaire. Le Seigneur a pris pitié : il en a fait un ministre de l'autel et soudain il m'a été ravi ainsi qu'à vous : peut-être par la miséricorde de Dieu, pour qu'il ne fût plus appelé mari.

7025 25. Vous voyez, mes enfants, votre mère vieillie dans les douleurs et n'étant pas encore mûre pour l'assistance aux veuves4. Vous le voyez, j'ai perdu tout soutien et toute parure ; je n'ai ni l'aide d'un époux, ni l'avantage de la virginité. De moi, je me soucie peu ; mais c'est de vous que je suis en peine, vous que je considère. Il me reste du mariage les charges ; les secours en ont disparu ; comme j'aimerais mieux n'être jamais entrée dans cet état !

4. On a déjà rencontré, dans l'Exhortation aux veuves, l'allusion à l'âge qui était requis — soixante ans, selon
Phm 1 — pour l'admission parmi les veuves et diaconesses au service de l'Église et au droit à son assistance.


7026 26. Vous pouvez cependant excuser votre père et soulager votre mère, si ce que nous avons perdu se retrouve en vous. A cette seule condition nous ne regretterons pas notre mariage, si notre peine vous profite. Être mère de vierges sera presque pour moi posséder la virginité. Considérez, mes enfants, quelle mère le Seigneur Jésus a choisie quand il est venu sur cette terre ; pour donner le salut au monde il est venu par une vierge et il a réparé les chutes de la femme par l'enfantement d'une vierge. De même que votre virginité répare nos erreurs !

7027 27. Quel bien est la virginité, considérez-le. Il est sûr que je suis délaissée, que j'ai besoin d'assistance ; mais si vous voulez demeurer en votre état, je ne demanderai l'aide de personne ; la couronne de votre virginité me comblera de toute richesse. Qui ne me dira bienheureuse, moi qu'à présent on croit malheureuse ? Qui n'honorera la mère de tant de vierges ? Qui n'aura en vénération le berceau de cette pureté ?


Exemples tirés de l’Écriture sainte.

7028 28. La divine Écriture a mis en lumière bien des femmes ; pourtant, dans le salut commun elle n'a décerné la palme qu'à des vierges. Dans l'Ancien Testament, c'est une vierge qui a fait marcher dans la mer le peuple hébreux encerclé par la terre et la mer (Ex 15,20) ; dans l'Évangile, c'est une vierge qui a engendré le Créateur et Rédempteur du monde. Vierge est l'Église, que l'Apôtre avait souci de remettre au Christ comme une vierge chaste (2Co 11,2) ; vierge est la fille de Sion (Is 37,22) ; vierge est la cité de Jérusalem (Ap 21,27) qui est au ciel, dans laquelle n'entre rien de vulgaire et d'impur ; vierge est celle que Jésus appelle et à qui il dit : « Tu viens du Liban, mon épouse, tu viens du Liban ; tu passeras et parviendras, étant partie de la foi » (Ct 4,8). La vierge est non seulement passée, mais parvenue ; celle qui se hâte vers l'Époux passe à travers le siècle, parvient au Christ ; ou encore celle qui s'est consacrée au Christ, passant vers le céleste, passe à travers le terrestre. Car l'Époux lui-même vient ainsi à son épouse, sautant sur les montagnes, bondissant sur les collines (Ct 2,8).

7029 29. Il ajoute encore, à la louange de la virginité : « C'est un jardin fermé que ma soeur et épouse ; un jardin fermé, une fontaine scellée » (Ct 4,12) : pour porter de meilleurs fruits, la virginité est enfermée dans la clôture de la pureté, les sceaux de la chasteté y demeurent intacts. Gardez ce jardin de votre âme, cette source d'eau pure, pour que personne ne la trouble en vous, que personne ne ravisse la vigne de votre âme pour y semer de viles herbes. Car le fruit de la virginité est comme une vigne, le mariage comme des plants de légumes, qui souvent sont gelés et qui, dès lors, comme les légumes, ont tôt fait de tomber et de se gâter ; à moins que la vieillesse n'y mette un terme et que la continence n'élève à la perfection.

7030 30. Que par conséquent Achab ne vienne pas chez vous, désireux de détruire et faire disparaître votre vigne5 ; que Jézabel ne vienne pas chez vous, débordement de la vanité et du siècle (car c'est ce que signifie son nom), redondance vaine et vide ; mais que vienne Naboth — celui qui vient du Père, comme l'indique l'interprétation de son nom — pour défendre sa vigne au prix de son sang et offrir sa mort pour elle (cf. 1R 12). C'est lui qui a été lapidé, qui est mort pour nous et qui a été en butte à de faux témoignages ; lui qui est venu ici-bas pauvre, alors qu'il était riche, pour nous enrichir de sa pauvreté (2Co 8,9). C'est lui, la vigne qui a rempli l'univers des fruits surabondants de sa grâce. Qu'il demeure en vos coeurs profondément enraciné, afin que votre fruit aussi surabonde et que l'eau de la grâce spirituelle tempère les feux de la chaleur du corps.

5. Ambroise est revenu à maintes reprises sur l'épisode de Naboth, victime de sa fidélité à défendre la vigne de ses pères contre les prétentions d'Achab et de Jézabel. Il en a même fait l'objet de tout un traité.


7031 31. C'est lui qui vient sur une nuée légère, comme l'a dit le Prophète : « Voici que le Seigneur est assis sur une nuée légère et il viendra à l'Egypte » (Is 19,1) : ceci veut dire qu'il est venu en Egypte, c'est-à-dire dans la détresse de ce monde, par une vierge. Il appelle Marie nuée, parce qu'elle était chair ; légère, parce qu'elle était vierge, nullement alourdie par les fardeaux du mariage. C'est elle la tige qui produit une fleur, parce que virginité pure et tournée vers le Seigneur dans la liberté de son coeur, sans repli sur les complications et les soucis de ce monde.

7032 32. Aussi le Seigneur en croix l'a-t-il confiée à son disciple bien-aimé, à saint Jean, qui avait dit a son père et à sa mère : « Je ne vous connais pas » 6 : car enfin à l'appel du Christ il a quitté son père (Mt 4,21) et suivi le Verbe. La Vierge est confiée à celui qui ignore les siens ; la Vierge est confiée à celui qui peut puiser la sagesse sur la poitrine du Christ (Jn 13,23 Jn 13,25) ; la Vierge est confiée à celui qui a ignoré ses frères et n'a pas connu de fils (Dt 33,9) ; aussi la Loi l'a-t-elle béni : donnez à Lévi ce qui lui revient, donnez à Lévi sa part.

6. La parole est placée sur les lèvres de Lévi, ou exactement de la tribu de Lévi, par allusion à son affectation exclusive au service de Dieu, qui faisait le lévite comme sans famille. Saint Jean, s'il n'a pas prononcé les mots, a fait le geste, en laissant son père dans la barque de pêche.


7033 33. C'est ainsi qu'il recueillit la mère du Seigneur : car nous trouvons écrit qu'« à partir de cette heure le disciple la recueillit chez lui » (Jn 19,27). Qu'est-ce à dire : « chez lui », alors qu'il avait quitté père et mère et suivi le Christ ? Comment « chez lui », alors que les apôtres ont dit : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre » (Mt 19,27) ? Quel chez soi pouvait avoir Jean, qui ne possédait rien du monde et du siècle, qui même n'était pas du monde7 ? Qu'avait-il à lui, sinon ce qu'il avait reçu du Christ ? C'était un vrai possesseur de la parole et de la sagesse, un bon réceptacle de la grâce. Écoutez ce que les apôtres ont reçu du Christ : « Recevez, dit-il, l'Esprit-Saint ; ceux à qui vous ferez remise de leurs péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus » (Jn 20,22-23). Et la mère du Seigneur ne pouvait aller que chez le possesseur de la grâce, chez qui le Christ avait sa demeure.

7. Faut-il voir ici une allusion à la parole du Seigneur à la Cène, Jn 15,9 ? sans doute elle concernait tous les apôtres, mais Jean avec eux.


7034 34. Et vous aussi, mes enfants, donnez au véritable Lévi sa vérité. Soyez nuées, mais légères : vous le serez sûrement, si la virginité allège les fardeaux de votre état et illumine les ténèbres de cette chair d'argile. Aussi celle-là dit-elle : « Je suis noire, mais belle, filles de Jérusalem » (Ct 1,4) : noire quant à ma chair, belle par la virginité. Ainsi les femmes mariées sont nuées, mais lourdes : car je pense que le mot nuptial est dérivé de nuées8. Aussi bien elles se couvrent comme des nuées lorsqu'elles reçoivent les voiles de l'épousée ; et vraiment lourdes nuées, qui portent le fardeau du mariage ; car leur sein est alourdi lorsqu'elles ont reçu les germes de la conception.

8. On peut laisser à Ambroise la responsabilité du rapprochement, ingénieux assurément, mais rien moins que convaincant, entre nubes, nuée, et nubere, épouser.


7035 35. Donnez donc à Lévi « ses vrais ». Est-il plus vrai que la virginité sans tache, qui conserve le sceau de la pudeur et la clôture intacte du sein ? Par contre, lorsque la jeune fille est déflorée par l'usage du mariage, elle perd ce qui était à elle en recevant un mélange étranger. Le vrai, c'est ce que nous sommes par naissance, non ce qui nous change ; ce que nous avons reçu du Créateur, non ce que nous a donné la vie conjugale. Donnez donc au véritable Lévi, au Prince des prêtres, au véritable Aaron, au véritable Melchisédech, ses vrais : tels qu'il les a créés, non pas tels que les a rendus l'usage de ce siècle, afin qu'il reconnaisse en vous son ouvrage et le sceau de votre sein intact et entier.

7036 36. Donnez-lui, présentez-lui Adam, tel qu'il fut avant le péché, Eve telle qu'elle fut avant d'absorber le venin pernicieux du serpent, avant qu'ils ne fussent précipités à terre par ses embûches, alors qu'ils n'avaient pas de quoi rougir. Car à présent, si bon que soit le mariage, les époux ont cependant de quoi rougir entre eux. Soyez donc, mes enfants, tels que furent Adam et Eve au paradis. Il est écrit à leur sujet qu'Adam une fois chassé du Paradis, connut Eve son épouse, qu'elle conçut et enfanta un fils qu'elle appela Caïn ; elle conçut encore et enfanta un fils qui fut nommé Abel. Le second fut meilleur que le premier ; il fut sans tache, l'autre souillé ; l'un s'attacha à Dieu, fut tout à Dieu ; l'autre posséda ce qui est du monde et de la terre. Finalement, l'un annonce la rédemption du monde, l'autre la ruine du monde : chez l'un, c'est le sacrifice du Christ, chez l'autre l'homicide du diable. N'ayez donc, mes enfants, rien de commun avec les biens du siècle et ne pensez pas à revendiquer une part des biens terrestres et judaïques.

7037 37. Nous lisons, il est vrai, que Moïse — autrement dit, la Loi — décida de distribuer au peuple hébreu les terres conquises par la guerre et l'extermination (Nb 26,53-56) et que les filles de Salpha réclamèrent leur part, comme filles de Salpha (Nb 17,1 s.). Pourtant ce même Moïse n'a pas donné de lot de terre aux lévites, parce que leur demeure n'était pas de la terre, mais plus élevée ; mais il leur a distribué, sans qu'ils travaillent la terre, les revenus du saint ministère (Dt 18,1 s.). Ces filles de Salpha qui réclament des terres, que sont-elles, sinon, comme l'indique la traduction, « voile de la bouche » ? C'est le cas pour ceux dont la bouche ne possède pas la parole, dont les discours ne contiennent pas la vérité (Ps 5,70), — comme pour le peuple juif, qui ne veut pas confesser que le Christ Jésus est Dieu et Fils de Dieu. Ces gens-là recherchent la terre et demandent ce genre de biens ; ils y peinent tout au long de leur vie et, en guise de fruits, récoltent les épines des soucis et des préoccupations.

7038 38. Fuyez donc, mes filles, le « voile de la bouche », vous qui croyez en la lumière éternelle éclairant tous les hommes, qui confessez le Christ non pas comme dans l'ombre, mais dans la lumière. « Le peuple qui était assis dans l'ombre de la mort, la lumière s'est levée pour lui » (Is 9,2). Nous avons donc été dans l'ombre, mais à présent nous n'y sommes plus, puisque nous reconnaissons le Christ. Et plût à Dieu qu'il m'eût été permis, à moi aussi, de dire : Nous qui faisons profession pour le Christ ! Professons cependant, moi le veuvage, vous la virginité. Que la louange soit sur nos lèvres pour notre salut !

7039 39. Donnez donc sa part à ce Lévi, notre Sauveur : sa part est l'état des lévites, sa part est la virginité, sa part est le veuvage ; car non seulement la vierge, mais aussi la femme non mariée pense aux choses du Seigneur (1Co 7,34) : ce qui fait dire à l'Apôtre : « En lui nous avons reçu notre partage » (Ep 1,11). De même en effet que dans l'Ancien Testament la terre a été partagée par le sort, de même dans l'Évangile, nous sommes attribués au Seigneur comme par le sort. C'est ainsi qu'il est écrit au sujet des évangélistes : « Ils se sont partagé mes vêtements, ils ont tiré au sort ma tunique » (Jn 19,24 Ps 21,19) 9. Et lorsqu'il y eut à choisir un douzième apôtre à la place de Judas, on jugea bon que la fonction apostolique fût attribuée par le sort ; après qu'ils eurent prié le Seigneur de choisir celui des deux qu'il voulait, le sort tomba sur Matthias (Ac 1,26).

9. On retrouve cette application aux évangélistes développée tout au long, dans l'exposition sur l'Évangile de saint Luc, livre X, 115-118.


7040 40. Ainsi l'ancienne répartition était terrestre, celle-ci spirituelle ; dans celle-là le lot était du siècle, matériel ; dans celle-ci, c'est un office personnel ; là, possession du siècle, ici partage de grâces ; là nous possédons des terres pleines de labeur et de peine, ici nous sommes possédés par le Christ. David le saint dit à ce sujet : « Tu as possédé mes reins » (Ps 138,13). Qu'il possède vos reins, mes enfants, afin qu'y demeurent des semences de chasteté, des incitations aux vertus. Vouez-vous donc au Christ et louez-le, afin de dire : « Le Seigneur est mon partage » (Ps 118,57) ; ce n'est pas la femme mariée mais la non-mariée, qui peut le dire ; car l'épouse cherche à plaire à son mari, la non-mariée au Christ ; celle-là est possédée par le monde, celle-ci par le Christ.

7041 41. Le lévite est la possession du Christ : il ne prétend à rien de terrestre. Celui qui cherche femme ne saurait dire : « Le Seigneur est mon partage ». Aussi bien, que dit le ministre du Christ ? « De l'argent et de l'or, je n'en ai pas ; mais ce que j'ai, je te le donne : Au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche » (Ac 3,6) : il avait reçu ce pouvoir, parce qu'il ne désirait pas l'or. Il avait été en effet envoyé sans bâton, sans besace, sans argent (Lc 9,5). C'est pourquoi il se glorifiait de n'avoir pas ce qu'il n'avait pas reçu ; il ne rougissait pas de sa pauvreté, ayant été racheté par un pauvre. S'il a dit : « lève-toi et marche », c'est qu'il avait lu : « Ce pauvre a crié et le Seigneur l'a exaucé » (Ps 33,7).

7042 42. Que le Seigneur soit donc votre partage, le Seigneur qui fait la stérile et qui fait la féconde. Il crée l'une et l'autre ; mais l'une enfante dans la tristesse, l'autre se réjouit dans sa stérilité ; il lui est dit : « Réjouis-toi, stérile qui n'enfantes pas ; éclate en cris de joie, toi qui n'es pas en travail » (Is 59,1), car elle a des enfants sans les douleurs de l'enfantement. Aussi est-il dit de l'Église : « Qui a entendu dire que la terre ait enfanté en un jour, qu'une nation soit née d'un seul coup ? » (Is 68,8). Or la terre n'a pas enfanté en un jour, mais la grâce le fait : Arrive le jour de Pâques, dans le monde entier on célèbre les mystères du baptême et on voile les vierges 10. Ainsi en un jour l'Église a coutume d'enfanter sans douleur bien des fils et des filles ; c'est donc à propos que l'on dit, en parlant du peuple consacré : « Une nation est née d'un seul coup ».

10. D'après ce texte, Pâques était une époque choisie pour la consécration des vierges. On sait cependant que la soeur de saint Ambroise, Marcelline, fut consacrée par le pape Libère, à Rome, au temps de Noël-Épiphanie : v. début du Livre III Des vierges. Sur ce point, comme sur d'autres, il a pu se rencontrer diversités d'usages liturgiques entre Rome et Milan.


7043 43. Vous voyez les mystères, vous voyez la grâce du Christ, la grâce de l'Esprit-Saint, qui est attribuée comme par le sort ; car ce n'est point par les oeuvres mais par la foi que chacun est justifié de Dieu. De même en effet que le résultat du sort n'est pas en notre pouvoir, mais procuré par le hasard, de même la grâce de Dieu n'est pas donnée comme un salaire mérité, mais par libre volonté : ce qui fait dire à l'Apôtre, parlant du partage des grâces qui sont réparties de diverses manières aux serviteurs de Dieu : « Tout cela est l'ouvrage d'un seul et même Esprit, qui répartit à chacun selon son vouloir » (1Co 12,11), « selon son vouloir » dit-il, non comme une dette. Aussi bien le Seigneur dit-il à ceux qui réclamaient un salaire plus généreux pour leur travail et se plaignaient d'avoir reçu le même que les retardataires : « Si je suis bon, pourquoi ton oeil est-il mauvais ? » (Mt 20,15).

7044 44. Confiez donc, mes enfants, votre enjeu à Celui qui a coutume de récompenser les siens plus que ne le mérite leur travail. « Confie sa vérité à l'homme saint » (Dt 33,8), c'est-à-dire la virginité : car la virginité est le fait de Celui qui est venu sans tache. Ainsi la virginité est vérité, la corruption mensonge. Demeurez donc fermes en votre coeur, comme une bonne vigne en ses rejetons.

7045 45. Nombreuses sont les tentations ; aussi l'Écriture dit-elle : « Ils l'ont tenté, tenté, ils l'on maudit aux eaux de la contradiction, à Cadès » (Dt 32,51). La virginité est tentée par bien des prétendants ; et si la vierge veut persévérer, il s'en trouve pour parler contre elle. Le prétendant parle contre elle ; évincé, il la maudit. Celle qui n'est pas mariée, vierge ou veuve, semble objet de mépris. Celle qui n'est pas mariée est Cadès 11 : elle est sainte de corps et d'âme (1Co 7,34) ; elle s'est vouée au Seigneur, elle a quitté ses parents et ne fait pas leur volonté quand ils disent : Ma fille, tu nous dois des petits-enfants. Cadès, c'est celle qui n'a pas d'enfants. Si elle préfère aux richesses du siècle l'opprobre du Christ (He 11,26) — et il est forcé qu'elle le subisse si elle cherche à plaire au Christ — à plus forte raison vous, que votre père invite à l'intégrité, que votre mère exhorte à poursuivre ce qui est juste !

11. Cades, d'après l'hébreu, signifie : saint : ce qui amène l'application à la vierge consacrée.


7046 46. C'est un bien que la virginité. Car enfin « Celui, est-il dit, qui a décidé en son coeur de garder sa fille vierge, fait bien. Ainsi donc, celui qui donne sa fille en mariage, fait bien ; et celui qui ne la marie pas, fait mieux » (2Co 7,37-38). L'un fait bien, à cause du piège 12, l'autre fait mieux quant au profit ; l'un vise au remède, l'autre à la récompense. « Plus heureux celui qui demeure ainsi : c'est mon avis, et je crois avoir, moi aussi, l'Esprit de Dieu » (IB 40). Suivez donc, mes enfants, le conseil de l'Apôtre, le don de l'Esprit-Saint.

12. Le « piège » dont il est ici parlé est le risque de tentations auxquelles peut être exposé celui ou celle qui n'est pas marié.


7047 47. Donc vous aussi, à l'exemple de Marie, la soeur de Moïse, prenez en main le tambourin, sortez en disant : « Chantons le Seigneur : il a été magnifiquement glorifié ; il a jeté à la mer cheval et cavalier » (Ex 15,20). Mortifiez vos membres à la manière d'un tambourin 13 : qu'il n'y ait pas en vous de bouillonnement lascif de la chair, que périsse toute sensation de chaleur charnelle ; que seul l'esprit tressaille en vous parmi les voluptés mortes du corps. Car si vous êtes morts au péché, vous vivrez pour Dieu ; or vous vivrez, si dans votre corps ne règne aucune convoitise.

13. Le tambourin est fait de la peau d'un animal mort : d'où l'allusion à la mortification du corps.


7048 48. Prenez en mains la croix du Seigneur Jésus, et, l'élevant par vos oeuvres, foulez aux pieds l'abîme de ce monde et passez. Que l'autre, hennissant comme un cheval en passion14 ne trouve point de place chez vous et que soit noyé quiconque voudra vous poursuivre et vous saisir. Qu'à droite et à gauche il y ait autour de vous une muraille d'eau, pour tempérer toute chaleur du corps, jusqu'à ce que la bienveillance divine vous conduise aux douze sources spirituelles (Nb 33,9), aux soixante-dix palmiers, au repos du grand sabbat, et daigne vous planter sur la montagne de son héritage, où sainte Marie conduit les choeurs.

14. Le cantique de l'Exode, Ex 15, se termine par l'évocation du cheval et du cavalier engloutis dans la Mer Rouge.

7049 49. Revêtez-vous donc, mes enfants, du Seigneur Jésus ; recherchez la sagesse véritable, de laquelle Job dit : « Où se trouve la sagesse, où réside la règle de vie ?... l'abîme dit : Elle n'est pas chez moi ; la mer dit : Elle n'est pas avec moi » (Jb 28,12-14). L'abîme a bien dit : « Elle n'est pas chez moi », car il est ressuscité : il ne contient pas celui qu'il n'a pu contenir. Aussi bien vous lisez dans l'Évangile que les anges ont dit aux femmes venues au tombeau : « Il n'est pas ici, mais il est ressuscité » (Mt 28,5-6). Qu'est-ce à dire, « il n'est pas ici » ? Il n'est pas dans le tombeau, il n'est pas aux enfers, mais il est aux cieux. La mer aussi, c'est-à-dire le siècle, dit, ce monde dit : « Il n'est pas avec moi », car il est au-dessus du monde, lui que n'ont pas changé la chute et le péché de la vie humaine ; car il n'a point péché, et la tromperie ne s'est pas rencontrée sur ses lèvres (1P 2,22). Donc l'abîme a dit : « Il n'est pas chez moi » ; la mer a dit : « Il n'est pas avec moi » ; mais le ciel n'a pas dit qu'il n'est pas chez lui, puisqu'il l'a accueilli ressuscité ; le paradis n'a pas dit : « II n'est pas chez moi », sachant qu'il régnait chez lui, après avoir pardonné même au larron, comme le Seigneur même l'a dit : « Aujourd'hui tu seras avec moi en paradis » (Lc 23,43).

7050 50. Attirez la sagesse, mes enfants, dans les cellules intérieures de votre coeur, car elle a plus de prix que tout l'or et l'argent. La mort ne la connaît pas, car « ce ne sont pas les morts qui te loueront, Seigneur » (Ps 113,17), mais les vivants. Donc pour vivre, vous aussi, louez le Seigneur, et louez-le jour et nuit. Or vous le louerez si vous n'êtes pas détournés de lui par le désir du mariage et le souci du monde ; car celles qui ont en partage la vie conjugale sont sollicitées par les affaires de ce monde.

7051 51. Considérez, mes enfants, vos devoirs envers les voeux de vos parents. Nous avons ouvert la bouche devant Dieu ; la volonté des parents est un voeu. Nous avons prié, à vous de vous acquitter ! Quelle est la force des voeux des parents, la fille de Jephté le Salaadite doit vous l'apprendre13 : pour ne pas faire mentir l'offrande de son père, elle est allée jusqu'à offrir sa mort. Inquiet du sort de la guerre, il avait promis, si l'issue du combat lui était favorable, d'immoler à Dieu le premier être qu'il rencontrerait à son retour chez lui ; il remporta la victoire, et sa fille vint à sa rencontre, heureuse plus que tout autre de la joie de la victoire et par piété filiale. Le père gémit, ne pensant pas à son affection, mais se souvenant de son voeu. Sa fille lui en demanda la cause ; il répondit ce qu'il avait promis au Seigneur ; alors elle l'exhorta à accomplir son voeu ; ainsi elle acquitta de son sang l'offrande imprudente de son père (Jg 11,31).

15. L'épisode de Jephté figure également au début du traité De Virginitate.


7052 52. Vous avez cela en commun. Pour toi, mon fils, que m'a donné le véritable Helcana, c'est-à-dire la possession de Dieu16, que j'ai implorée, que j'ai demandée — car c'est de là que Samuel a reçu son nom (1R 1,1 s.) — toi, dis-je, que j'ai obtenu, que j'ai souhaité, dont je ne sais comment tu es venu dans mon sein (2M 7,22) — car je désespérais d'avoir un enfant mâle — que m'ont donné mes désirs, non le mystère de la rencontre ordinaire ; toi, dis-je, mon fils, reconnais qui t'a donné à moi. C'est lui qui a façonné ton visage, qui a agencé tes membres, qui a accueilli mes prières, au temple duquel, au service duquel je t'ai consacré avant ta naissance. Tu n'est pas né pour tes parents, ni pour moi, mais pour Dieu. Tu as commencé de lui appartenir avant de sortir du sein de ta mère. Il est vrai que nous lui appartenons tous ; pourtant tu as été spécialement promis, tu es rendu à ton Seigneur ; car il est écrit : « Vouez et rendez au Seigneur votre Dieu » (Ps 75,12). Moi misérable, moi indigne, j'ai pourtant promis, comme Anne, que tous les jours de ta vie, jour et nuit, tu ne t'éloignerais pas de la vue du Seigneur. J'ai promis ; à toi d'accomplir : le Seigneur rendra plénière l'offrande de sa victime.

16. Eleona signifie littéralement, d'après l'hébreu : Dieu a créé — par conséquent possède.


7053 53. Ainsi parla, entre autres discours, la pieuse mère ; et, voyant que les sentiments de son fils étaient conformes, elle conduisit au temple du Seigneur son enfant sevré des mamelles de la grâce spirituelle, se mit en prières, et dit : « Mon coeur s'est affermi dans le Seigneur ; ma force a grandi dans mon Dieu. Ma bouche s'est ouverte sur mes ennemis. Je me réjouis de ton secours, car nul autre n'est saint comme le Seigneur, nul n'est juste comme notre Dieu. Il n'y a pas de saint autre que toi » (1R 2,1-2).

7054 54. Telles furent les paroles de cette mère à ses enfants. Elle remporta chez elle, pour elle-même, les insignes de la viduité, chez ses enfants ceux de la virginité, comme les prérogatives de la femme.

Femme assurément hors de pair, qui n'a rien gardé pour elle ; tout ce qu'elle avait, elle l'a offert à Dieu. Sa vie est une école de conduite, comme une formule de chasteté, par son bon propos, par un enseignement meilleur. Elle est un exemple pour les veuves, une leçon pour les vierges.

7055 55. Elle vint à l'église, entourée et escortée de ses filles vierges, conduisant l'honneur de sa maison ; et elle trouva dans l'église ce qu'elle peut revendiquer comme sien : un fils faisant entendre les oracles des saintes lectures, si bien que ses soeurs se figurent apprendre à la maison en entendant leur frère. La mère aussi, imitant l'exemple céleste17, se réjouit de progresser grâce à son fils, confie à sa piété toutes les paroles qu'il lit, et les conserve dans son coeur attentif.

17. Allusion, semble-t-il, à Notre-Dame enseignée par son Fils, et « conservant toutes les paroles dans son coeur ».



Ambroise virginité 6114