De la grandeur de l'âme - CHAPITRE XXIX.

CHAPITRE XXX.

BIEN QUE L'AME REÇOIVE DES SENSATIONS DE TOUTES LES PARTIES CORPORELLES, ELLE N'EST PAS NÉANMOINS RÉPANDUE PAR TOUT LE CORPS.

58. Ev. Quoi donc, je t'en prie? - Aug. C'est que la sensation et la science, malgré ce qui les distingue, ont cela de commun qu'elles ne sont point cachées; comme l'homme et la bête, malgré la distance qui les sépare, ont cela de commun qu'ils appartiennent l'un et l'autre au genre animal. Rien en effet n'est caché, quand l'âme en a connaissance, soit par l'harmonie du corps, soit par la pureté de l'intelligence; dans le premier cas, il y a sensation; science, dans le second. - Ev. Notre définition demeure donc inattaquable et prouvée.- Aug. Assurément. - Ev. Où donc était mon erreur? - Aug. Quand je t'ai demandé si tout ce qui n'est point caché appartient à la science, tu as eu tort de répondre affirmativement. - Ev. Et que voulais-tu que je répondisse? - Aug. Que tout ce qui est connu n'appartient pas à la science pour cela, mais seulement ce qui est connu par la raison; car il y a simplement sensation lorsque nous connaissons par le corps, et que l'impression corporelle se fait connaître par elle-même. Ne sais-tu pas que plusieurs philosophes, et des plus pénétrants, ne voulaient pas même donner le nom de science à ce que découvre notre esprit, à moins qu'il n'en ait une telle intelligence que nul raisonnement ne l'en puisse déposséder?

59. Ev. Je reçois ces observations avec vive reconnaissance; mais après avoir expliqué avec autant de profondeur, je le crois, ce que l'on entend par sensation, revenons au sujet pour lequel nous avons entrepris de donner ces éclaircissements. Je voulais prouver que l'âme est aussi grande que le corps, et la raison que j'en apportais c'est qu'en quelque partie que tu le touches, de la tête aux pieds, le corps sent ta main; de là nous avons été conduits à donner cette définition de la sensation qui nous a [311] longtemps retenus, nécessairement peut-être. Maintenant donc, s'il te plaît, montre quel est le- résultat d'un si grand travail. - Aug. Ce travail a certainement un résultat et un résultat sérieux: nous voici parvenus au but où nous voulions atteindre.

En effet, et pour nous en bien pénétrer, nous avons exposé plus longuement que tu ne l'aurais voulu, que la sensation est une impression corporelle qui par elle-même se découvre à l'âme: mais te souvient-il aussi d'avoir constaté avec moi que les yeux sentent ou plutôt qu'ils. sont impressionnés où ils ne sont pas? - Ev. Il m'en souvient. - Aug. Tu as également accordé., si je ne m'abuse, et maintenant encore tu crois sans doute devoir accorder que l'âme est beaucoup meilleure et plus puissante que tout le corps. - Ev. Je me croirais coupable d'en douter. - Aug. Si donc, comme nous l'avons remarqué en considérant le phénomène de la vue, le corps peut souffrir où il n'est pas, à cause de son union avec l'âme;, estimerons-nous que cette même âme qui communique aux yeux tant de puissance, soit assez indolente et assez inerte pour ne pas connaître les impressions, corporelles quand elle n'est pas où elles se produisent?

60. Ev. Cette conclusion me frappe singulièrement, - elle me frappe jusqu'à me mettre hors de moi, sans que je sache ni ce que j'ai à répondre, ni. même où je suis. Que dire? Que la sensation n'est .pas -l'impression corporelle qui par elle-même;se révèle à l'âme? Mais que sera-t-elle si elle n'est cela? Que nos yeux ne sont pas affecté s quand nous voyons? Ce serait absurde. Qu'ils sont affectés par la partie du corps où ils sont? Mais ils ne se voient pas et ils sont seuls dans leur orbite. Que l'âme n'est pas plus puissante que les yeux auxquels elle communique toute leur force? Ce serait le comble de la folie. Dirai-je encore qu'il y a plus de puissance à ressentir les impressions du lieu où l'on est que les impressions du lieu où l'on n'est pas? Mais si c'était vrai, la vue ne l'emporterait pas sur les autres sens.

Aug. N'est-il pas vrai encore que les yeux, en souffrant d'un coup, d'une blessure, d'un dérangement d'humeurs sont affectés parce qui est où ils sont; que l'âme le sait; que cette impression est moins une impression de la vue que du toucher; que l'oeil pourrait même l'endurer dans un cadavre, quand l'âme ne serait point là pour la connaître; mais que cemême oe il ne saurait éprouver sans l'âme l'impression de la vue? Cependant, ne voit-il pas où il n'est point? N'est-ce pas une preuve évidente que l'âme n'est circonscrite dans aucun lieu? La seule chose en effet que 1'oeil, c'est-à-dire le corps, ne puisse faire au lieu où il est,. c'est. ce qu'il ne pourrait faire jamais sans l'âme.

61. Ev. Quel parti ai-je donc à prendre, je t'en conjure? Ces raisons ne prouvent-elles pas que nos âmes, ne sont point dans nos corps, et si c'est vrai, où suis-je? car nul ne peut m'empêcher d'être mon âme. - Aug. Ne te trouble point; prends plutôt confiance, car cette idée, cette considération, nous rappelle en nous-mêmes et nous détache du corps autant qu'il est possible. Il paraît sans doute absurde de penser, comme tu viens de le dire, que l'âme n'est point dans le corps même de l'animal vivant; il y a eu néanmoins, il y a encore, je présume, des hommes savants pour le croire. Mais, tu le comprends, c'est une question bien profonde; elle demande que pour la résoudre, on purifie suffisamment l'oeil de l'esprit. Examine plutôt en ce moment comment tu pourrais démontrer que l'âme est longue ou large, ou bien qu'elle a quelque autre dimension semblable: car, tu le sens, la raison que tu prétendais tirer du toucher n'atteint pas la vérité; elle ne saurait nous convaincre que l'âme est, comme le sang, répandue dans tout le corps. Si, néanmoins, tu n'as plus d'argument à présenter, examinons ce qui nous reste.



CHAPITRE XXXI.

SI UN VER CONTINUE A SE MOUVOIR APRÈS AVOIR ÉTÉ COUPÉ, EST-CE UNE PREUVE QUE L'AME SOIT ÉTENDUE PAR TOUT LE CORPS?

62. Ev. Peut-être n'en aurais-je plus, si je ne me rappelais combien étant enfants, nous nous plaisions -à voir remuer les queues de lézards, après- les avoir coupées et retranchées du reste du corps. Comment me persuader que ce mouvement puisse se produire si l'âme n'y est point? Je ne comprends pas davantage que l'âme ne soit pas étendue quand on peut ainsi la, diviser avec le corps. - Aug. C'est la présence de l'âme qui maintient l'air et le feu dans le corps formé de terre et d'eau, pour produire ainsi l'union des quatre éléments. Je [312] pourrais donc répondre que l'air et le feu, en se dégageant et en montant après le départ de l'âme, impriment à ces petits corps un mouvement d'autant plus rapide que la plaie, par laquelle ils s'échappent, est plus récente. Ce mouvement se ralentit peu à peu, à mesure que diminue le principe de vie; il cesse lorsque ce principe s'est évaporé tout entier. Mais cette réponse m'est interdite parce que j'ai vu de mes propres yeux, plus tard qu'on ne saurait presque le croire, mais non plus tard que j'y étais obligé.

Nous étions dernièrement dans une campagne de la Ligurie, et ces jeunes gens qui étaient alors avec nous pour poursuivre leurs études remarquèrent, étant couchés par terre, un petit animal qui se traînait, c'était un long ver muni d'un grand nombre de pieds. Ce ver est connu; jamais néanmoins je n'y avais observé ce que je vais dire. L'un de ces jeunes gens, retournant le stylet que pas hasard il avait alors à la main, frappa l'animal au milieu du corps. Les deux parties rompues coururent dans des directions contraires; les pieds se mouvaient aussi vite et aussi fort que s'il y avait eu des animaux distincts. Tout étonnés de cette espèce de prodige, et désireux d'en savoir la cause, les jeunes gens nous apportèrent avec vivacité ces deux bouts vivants: Alype et moi nous étions assis à la même place. Assez étonnés à notre tour, nous regardions ces mêmes bouts courir en tout sens sur la table; l'un d'eux frappé encore d'un coup de stylet se tordait douloureusement à l'endroit de la blessure; mais l'autre ne sentait rien et poursuivait ailleurs sa course. Nous voulûmes savoir enfin quelle était la force de ce ver, et après en avoir de nouveau rompu les parties en un grand nombre de parties nouvelles, nous les vîmes toutes se mouvoir également; et si nous ne les avions rompues nous-mêmes, si nous n'avions vu encore les blessures toutes fraîches, nous aurions cru que c'étaient autant de vers nés chacun séparément et possédant chacun une vie propre.

63. Ces jeunes gens me regardaient attentivement; mais je crains de te répéter ce que je leur dis alors; car nous avons fait déjà tant de chemin, nous avons si longuement soutenu notre idée dans cet entretien que si je ne te donne une autre réponse en harmonie avec la cause que je plaide, cette cause paraîtra avoir été percée et semblera succomber sous la dent d'un vermisseau.

Je leur avais donc commandé de poursuivre leurs études comme ils les avaient commencées; je leur disais que de cette manière ils pourraient plus facilement un jour, s'il était opportun, examiner et étudier ces sortes de phénomènes. Mais si je voulais répéter tout ce que nous dîmes, Alype et moi, lorsque ces jeunes gens se furent retirés, les souvenirs et les conjectures, les questions de chacun de nous; il nous faudrait parler beaucoup plus longuement encore que nous ne l'avons fait, à travers tant de circuits et de détours. Je ne te laisserai pas néanmoins ignorer mon sentiment.

Si je ne connaissais sur le corps, sur la forme qui l'anime, sur le lieu, sur le temps, sur le mouvement, beaucoup de choses certaines et profondes que l'on examine avec tant de soin à propos de la question dont nous sommes occupés; j'inclinerais à donner la palme à ceux qui soutiennent la matérialité de l'âme. Aussi je t'en conjure de plus en plus et de toutes mes forces, ne te jette pas témérairement sur les ouvrages ni au milieu des entretiens de ces hommes bavards, qui n'ajoutent guère foi qu'aux sens; entre auparavant et affermis-toi dans la voie qui conduit jusqu'à Dieu même; l'étude et le travail pourraient plus facilement que l'inertie et la nonchalance, t'éloigner de ce sanctuaire mystérieux, où l'âme goûte un plein repos, et dont elle est bannie pendant qu'elle habite ce monde.

64. Voici maintenant, pour combattre la forte impression que je te vois éprouver, non ce que je trouve de plus décisif et de plus puissant, mais ce que je préfère, parmi beaucoup d'autres raisons, comme plus court et mieux approprié à ton esprit. - Ev. Dis-le, je t'en prie, aussi vite que possible. - Aug.. Premièrement, si ces phénomènes se produisent dans quelques corps vivants lorsqu'on les coupe, nous ne devons pas nous troubler pour ce seul motif ni croire fausses tant d'observations que tu viens de voir plus claires que le jour. Il peut se faire effectivement que nous ignorions la cause de ce qui nous étonne, soit parce qu'elle est cachée à la nature humaine, soit parce qu'elle est connue d'un homme que nous ne saurions interroger, soit enfin parce que nous avons un genre d'esprit qui ne lui permet point de nous satisfaire. Faut-il donc sacrifier pour [313] cela et nous laisser ravir ce que nous connaissons en sens contraire avec tant de certitude, ce dont nous proclamons l'exacte vérité? Si l'objection ne détruit aucune des réponses que tu as faites à mes questions, et dont tu as reconnu l'indubitable justesse.; pourquoi craindrions-nous comme des enfants ce misérable vermisseau, dont nous ne saurions expliquer la vie, quand on l'amis en pièces?

Tu as, je suppose, la ferme assurance que tel homme est un homme de bien; tu le rencontres attablé avec des larrons que tu poursuis, et il meurt avant que tu aies pu le questionner: lors même que tu ignorerais éternellement pourquoi il se trouvait au milieu des brigands et à table avec eux, tu préférerais supposer n'importe quel motif, plutôt que de le croire coupable et associé à ces scélérats. Et quand les raisons nombreuses qui viennent d'être développées et dont tu as senti la force persuasive, ont démontré clairement que l'âme n'occupe pas d'espace, et qu'en conséquence elle n'a point l'espèce de grandeur que nous voyons dans les corps; tu n'imagines aucun moyen d'expliquer comment un animal en particulier, lorsqu'il est mis en pièces, vit dans toutes ses parties, et tu vas supposer que l'âme a pu être divisée avec le corps? Si nous ne pouvons découvrir la cause de ce phénomène, ne faut-il pas mieux continuer à chercher la véritable que d'en admettre une fausse?



CHAPITRE 32.

COMPARAISON INGÉNIEUSE: COMMENT LA VIE PEUT CONTINUER A SE MANIFESTER DANS LES PARTIES DIVERSES D'UN ANIMAL MIS EN PIÈCES. - SECOND SENS DONNÉ A LA GRANDEUR DE L'AME-65. Autre question: crois-tu que dans nos paroles il y ait une différence entre le son et ce qu'il signifie? - Ev. Je ne le crois pas. - Aug. Dis-moi donc d'où vient le son quand tu parles? - Ev. De moi, sans doute. - Aug. De toi vient donc aussi le soleil, quand tu en prononces le nom? - Ev. Tu m'as interrogé sur le son et pas sur la chose. - Aug. Le son diffère donc de ce qu'il signifie: tu avais dit pourtant qu'il n'en différait pas. - Ev. Eh bien, j'accorde maintenant que le son est autre chose que ce qu'il signifie. - Aug. Mais avec l'intelligence que tu as de notre langue pourrais-tu dans le discours nommer le soleil, si auparavant tu n'en avais l'idée? - Ev. Je ne le pourrais. - Aug. Et si, avant de prononcer un nom tu te tiens un moment en silence occupé d'y penser, le son de ce nom ne demeure-t-il point dans ton esprit avant que ta voix le porte aux oreilles d'autrui? - Ev. C'est évident. - Aug. Et le soleil ayant un si grand volume, l'idée que tu en as avant d'en parler, pourrait-elle paraître longue, large ou de toute autre dimension? - Ev. Pas du tout.

66. Aug. Ainsi donc, au moment où le mot de soleil s'échappe de tes lèvres, au moment où l'entendant moi-même, je songe à ce soleil dont tu as eu l'idée avant d'en parler et en même temps que tu en parlais, et auquel nous pensons peut-être l'un et l'autre maintenant; ne dirait-on pas que ce nom a reçu de toi le sens qu'il devait me transmettre? - Ev. On le dirait? - Aug. Le nom renferme ainsi et un sens et un son; le son est pour les oreilles, le sens pour l'esprit: Ne te semble-t-il donc pas que le nom est comme un être vivant dont le son est le corps, et dont le sens est comme l'âme? - Ev. Je ne trouve rien de plus ressemblant. - Aug. Maintenant, ne pourrait-on pas diviser le son comme les lettres, quoique l'on ne puisse en diviser l'âme ou le sens: car le sens n'est autre chose que cette idée de notre esprit, qui ne te paraît ni large, ni longue, ainsi que tu viens de le dire? - Ev. Je le crois parfaitement. - Aug. Mais en se divisant avec les lettres, le son te parait-il conserver le même sens? - Ev. Comment chaque lettre pourrait-elle signifier ce que signifie le nom formé par elles toutes? - Aug. Et quand, après avoir perdu sa signification, le son est comme démembré avec tes lettres; ne dirais-tu pas que l'âme s'est échappée d'un cadavre mis en pièces et que le nom est mort en quelque sorte? - Ev. Je le crois si volontiers que rien dans notre conférence ne m'a plu davantage.

67. Aug. Cette comparaison semble te faire entendre suffisamment comment l'âme peut n'être pas divisée, quand le corps vient de l'être; vois maintenant comment peuvent vivre ces parties d'un corps démembré quoique l'âme ne le soit pas. Tu l'as admis et, je crois, avec raison: lorsqu'on prononce quelque nom, le sens qui est comme l'âme, ne saurait être divisé, quoique le son, qui est comme le corps, puisse être partagé. Le mot de soleil, quand on en divise le son, ne conserve aucun sens dans aucune de ses parties [314] aussi quand un nom est en quelque sorte déchiqueté, et que les lettres ont perdu toute signification, nous considérons ces lettres comme les membres inanimés d'un corps sans vie. Mais si nous trouvons un mot dont chaque partie ait un sens même après la séparation, tu devras avouer que cette espèce de démembrement n'a pas entièrement produit la mort; chaque partie considérée individuellement, signifiant quelque chose, semblera respirer encore. - Ev. Je l'avouerai de tout coeur: Mais quel est ce nom? - Aug. Le voici: si près encore du soleil dont nous venons de parler, je pense au mot Lucifer (porte-lumière). Divise-le entre la seconde et la troisième syllabe; la première partie luci (lumière) a encore un sens, la moitié de ce corps est vivante. L'autre moitié l'est aussi. On te la fait entendre lorsqu'on te commande de porter (ferre) quelque chose; quand on te dit: Porte. (fer) ce cahier, pourrais-tu obéir si ce mot fer ne signifiait rien? En l'ajoutant à Luci on a Lucifer, le nom d'une étoile; en le retranchant il a encore un sens, il semble conserver la vie.

68. Le temps et le lieu sont les deux choses que remplissent, ou plutôt qui remplissent tout ce qui tombe sous nos sens; au lieu appartient ce que nous voyons, au temps ce que nous entendons. En effet, comme l'insecte occupe tout entier plus d'espace que n'en occupe l'une de ses parties; ainsi nous mettons plus de temps à prononcer Lucifer qu'à prononcer Luci. De là une conséquence: Le sens de Luci rend ce mot encore vivant, quoiqu'on mette moins de temps à le prononcer qu'on n'en mettait à prononcer Lucifer dont il est séparé, et le sens de ce dernier terme n'est pas divisé comme est divisé le son, car-il n'était pas soumis au temps comme lui: ainsi quoique chaque partie encore vivante de l'insecte mis en pièces, occupe moins d'espace que n'en occupait le corps entier, il faut se garder de croire que l'âme soit également découpée et qu'elle soit moindre dans un moindre espace, après avoir animé sur un espace plus étendu, le corps entier de l'insecte. Car ce n'est pas elle, mais le corps vivifié par elle, qui occupait cet espace; comme le sens même du mot n'est pas soumis au temps, quoiqu'il en anime et en complète, en quelque sorte, toutes les lettres avec leur temps et leur quantité respective.

Pour le moment, je t'en prie, contente-toi de cette comparaison qui paraît te plaire, et n'attends point les considérations plus approfondies que l'on peut faire sur ce sujet et qui peuvent satisfaire l'esprit, non par des similitudes qui trompent souvent, mais par la vue de la réalité même. D'un côté il faut mettre fin à cette longue conférence, et pour voir et distinguer ces vérités il faut, d'autre part, cultiver et orner ton esprit de beaucoup d'autres connaissances qui te manquent encore. Ainsi tu pourras comprendre clairement s'il est vrai, comme l'affirment quelques hommes très-savants, qu'absolument indivisible par elle-même l'âme soit divisible par le corps.

69. Ecoute maintenant, si tu veux, ou plutôt reconnais avec moi quelle est la grandeur de l'âme, cette grandeur qui ne consiste ni dans le temps ni dans le lieu, mais dans la force et la puissance: car, s'il t'en souvient, c'est ainsi que dès le début nous avons établi et divisé cette question.

Tu penses que le nombre des âmes se rattache également à cette question (1); mais je ne sais que te répondre sur ce sujet. J'aurais plus vite fait de dire: On ne doit pas absolument s'en occuper ou au moins, tu ne dois pas l'agiter encore, que de prouver qu'à la quantité ne se rapporte ni la multitude ni le nombre, ou que je puis à présent dégager de ses difficultés une question si embarrassée. Dirai-je en effet qu'il n'y a qu'une seule âme? Tu ne comprendras point comment elle est malheureuse dans celui-ci, heureuse dans celui-là: car la même chose ne saurait être à la fois heureuse et malheureuse. Dirai-je qu'il y a une âme et plusieurs âmes? Tu te riras de moi et je ne vois pas trop comment je pourrai t'empêcher de le faire. Dirai-je seulement qu'il yen a plusieurs? C'est moi, qui me rirai de moi alors, et je pourrai moins` supporter mon propre mépris que le tien. Ecoute donc ce que tu peux fort bien entendre de moi, sans te charger ni me charger d'un fardeau qui pourrait nous accabler l'un ou l'autre, ou bien nous accabler tous les deux . - Ev. J'y consens: expose-moi donc ce que tu crois convenable de traiter avec moi, quelle est la puissance de l'âme.

1. En rattachant à la Grandeur de l'âme la question du nombre des âmes, Evodius se fondait sur ce que le substantif latin quantitas, et l'adjectif correspondant quantus, s'entendent du nombre comme de la grandeur proprement dite



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CHAPITRE XXXIII.

LES SEPT DEGRÉS DE LA PUISSANCE DE L'AME.

70. Ah! si nous pouvions l'un et l'autre interroger sur ce sujet un homme qui fut à la fois instruit, éloquent, vraiment sage, parfait enfin! Comme il nous montrerait par la parole et le raisonnement ce que peut l'âme sur le corps, ce qu'elle peut sur elle-même, ce qu'elle peut auprès de Dieu, dont elle approche quand elle est pure et où elle trouve son bonheur suprême et absolu! Quoique pour cela j'aie besoin moi-même d'un autre qui me manque, j'ose ne te pas manquer; mais en expliquant avec mon ignorance ce que peut l'âme, j'aurai pour récompense de connaître sans danger ce que je puis moi-même. Renonce d'abord, néanmoins, à l'attente immense, et comme infinie, de m'entendre parler de toutes les âmes; je ne parlerai que de l'âme humaine: seule, elle doit être l'objet de notre sollicitude, quand nous en avons pour nous-mêmes.

Cette âme donc, et chacun peut le remarquer facilement, commence par animer de sa présence ce corps terrestre et mortel; elle y met l'unité et la maintient, elle l'empêche de se désunir et de tomber en ruines; c'est elle qui, en rendant à chacun ce qui lui est dû, fait distribuer également la nourriture aux membres; c'est elle qui conserve l'harmonie et la mesure, non-seulement dans la beauté, mais encore dans la croissance et la communication de la vie. On peut remarquer néanmoins que l'homme n'est pas en cela distingué des végétaux; nous voyons en effet et nous disons que ceux-ci vivent, qu'ils sont conservés chacun dans son espèce, qu'ils se nourrissent, croissent et se .reproduisent.

71. Monte donc un second degré et constate ce que peut l'âme sur les sens, où la vie se manifeste avec plus d'évidence et avec plus d'éclat. Car il ne faut pas tenir compte de cette impiété vraiment grossière et plus brute que les végétaux mêmes qu'elle entreprend de protéger. Ne croit-elle pas que la vigne souffre quand on cueille le raisin, que les végétaux sentent le tranchant qui les ouvre, qu'ils voient, qu'ils entendent? On parle ailleurs de cette erreur sacrilège. Revenons à notre dessein; remarque quelle est la puissance de l'âme sur les sens et sur les mouvements des animaux proprement dits: car il n'y a point, sous ce rapport,,de ressemblance entre nous et ces végétaux qui tiennent à la terre par leurs racines.

L'âme s'applique au toucher, et par lui elle sent et discerne ce qui est chaud, froid, âpre, poli, dur, doux, léger, pesant. Elle connaît ensuite au goût, à l'odorat, à l'ouïe, et à la vue, d'innombrables variétés dans la saveur, l'odeur, le son et la forme. De plus, elle s'approprie et recherche en tout cela ce qui convient à la nature de son corps; elle fuit et rejette ce qui lui est contraire. De temps en temps elle s'éloigne de ces sens, elle prend comme des vacances pour en réparer le mouvement, retourne en foule et en tous sens les images qu'elle a recueillies par leur intermédiaire: c'est tout ce qu'on appelle le sommeil et les songes. Souvent aussi elle se récrée par des mouvements faciles en se livrant à la joie et aux distractions, et sans travail elle remet l'ordre et l'harmonie dans les organes. Elle fait tout ce qu'elle peut pour l'union des deux sexes, et son amour cherche l'unité dans une double nature. Elle travaille non-seulement à produire, mais encore à nourrir, à protéger, à élever. La coutume l'attache aux objets extérieurs au milieu desquels et par lesquels elle fait vivre le corps; elle s'en sépare avec autant de peine que si c'étaient ses membres; cette force de la coutume ne se détruit ni par l'éloignement des objets, ni par le laps du temps et on l'appelle mémoire. Mais qui peut nier que tout cela se fasse également par l'âme des bêtes?

72. Elève-toi donc à un troisième degré et considère cette mémoire où se jouent tant d'idées que n'y a pas gravées la coutume, mais que lui ont confiées et qu'y maintiennent l'observation et les remarques: tous ces arts qui dirigent la main de l'ouvrier, cette culture des champs, ces constructions de villes, ces édifices variés, ces merveilleux monuments l'invention de tant de signes qui distinguent les lettres, les paroles, le geste, les sons de toute espèce, la peinture, la sculpture: tant de langues différentes, tant d'institutions, tant de choses nouvelles, tant de choses rétablies; un si grand nombre de livres et de monuments de tout genre pour transmettre les souvenirs, une préoccupation si grande de la postérité; ces hiérarchies de fonctions, de pouvoirs, d'honneurs et de dignités, soit dans les [316] familles, soit dans l'Etat pour la guerre et pour la paix, soit dans les cérémonies profanes et sacrées; la puissance du raisonnement et de la réflexion, ces fleuves d'éloquence, ces variétés de poèmes, ces mille représentations destinées au jeu et à l'amusement, cette habileté dans la musique, cette exactitude dans les mesures, ces règles dans les calculs, ces pressentiments pour le passé et pour l'avenir tirés des choses présentes. Voilà de grandes distinctions . elles caractérisent tout à fait l'homme. Mais ces traits sont encore communs aux savants et aux ignorants, aux gens de bien et aux méchants.

73. Lève donc les yeux et t'élance sur ce quatrième degré. Ici commence la vertu, et tout ce qui est vraiment digne de louanges. Là, en effet, l'âme ose se préférer, non-seulement à son corps, quelque;partie qu'il fasse de l'univers, mais aussi à tous les corps; elle ne regarde pas les biens du monde comme ses propres biens, et quand elle les compare à sa puissance et à sa beauté, loin de les confondre elle les méprise. Plus elle se plaît à cela, plus elle se détache de ce qui la souille, se purifie et s'embellit. Elle commence aussi à s'armer contre tous les obstacles qui font effort pour la faire renoncer à son dessein et à son sentiment; elle estime singulièrement la grande communauté humaine et ne veut pas pour autrui ce dont elle ne voudrait pas pour elle-même; elle suit la direction de l'autorité et les conseils des sages, où elle croit entendre la voix de Dieu même.

Il est vrai le travail se fait sentir dans cette magnifique occupation de l'âme; il faut lutter fortement et courageusement contre les adversités et les séductions du siècle. Car, en se purifiant ainsi, l'âme craint la mort, souvent assez peu et souvent beaucoup. Assez peu, quand, incapable encore de voir la vérité comme la voient les âmes bien pures, elle croit fermement que tout est gouverné par la haute providence et la justice de Dieu, et que la mort ne frappe personne injustement lors même qu'elle serait infligée par une main coupable. On craint beaucoup la mort lorsqu'on croit d'autant plus faiblement à cette Providence divine, qu'on la cherche avec plus de soucis; lorsqu'on la distingue d'autant moins que la tranquillité d'esprit, indispensable à l'examen des questions obscures, est plus troublée par cette crainte même. Ensuite, plus l'âme sent dans les progrès qu'elle fait, combien il y a de différence entre être pur ou être souillé; plus elle redoute qu'en quittant ce corps elle ne trouve Dieu plus sévère contre ses fautes qu'elle ne l'est elle-même. Mais rien n'est plus difficile que d'avoir horreur de la mort et de renoncer aux plaisirs du monde autant que le demandent les dangers qu'on y court. L'âme toutefois est si grande, qu'elle le peut, mais avec le secours du Dieu véritable et souverain, de cette justice qui soutient et dirige cet univers, qui a donné l'existence à tout, et une telle existence que ce tout ne saurait être meilleur. C'est donc à cette justice qu'elle se confie avec piété et sécurité, pour obtenir d'être aidée et comme achevée, dans l'oeuvre si difficile de sa sanctification.

74. L'âme, après ce travail, c'est-à-dire après s'être délivrée et purifiée de toute tache et de toute souillure, se tient avec bonheur en elle-même, sans plus craindre pour soi ni se tourmenter à son propre sujet. C'est donc ici le cinquième degré. Autre chose, en effet, est d'arriver à la pureté, autre chose de s'y maintenir; autre chose encore est d'agir pour se relever de ses fautes, et autre chose d'agir pour ne pas souffrir que l'on y retombe. L'âme ici comprend de toute manière combien elle est grande; animée alors d'une immense et incroyable confiance, elle court vers Dieu, c'est-à-dire vers la contemplation de la vérité même, vers cette grande, sublime et mystérieuse récompense pour laquelle elle a tant travaillé.

75. Mais cet élan, ce désir de comprendre ce qui est vraiment et absolument, c'est le regard suprême de l'âme; elle n'en a pas de plus parfait, de meilleur, de plus droit. C'est donc ici le sixième degré. Car autre chose est de puri. fier l'oeil de l'âme, de ne l'ouvrir ni en vain ni avec légèreté, de ne l'arrêter sur rien de mauvais; autre chose d'en conserver et d'en affermir la santé; autre chose enfin de porter, sur ce qu'il faut contempler, ce regard devenu juste et serein. Ceux qui veulent s'occuper de cette contemplation avant de s'être purifiés et guéris sont tellement blessés par la divine lumière que, loin d'y voir rien de bon, ils croient y voir beaucoup de mal, lui refusent même le nom de vérité, et, poussés par la passion, en. traînés misérablement par un plaisir corrupteur, ils se replongent, en maudissant le remède, dans les ténèbres compatibles avec leur état maladif. Aussi le prophète dit avec [317] beaucoup de justesse, sous le souffle divin de l'inspiration: «Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu, et renouvelez au fond de mon âme l'esprit de droiture (1).» L'esprit de droiture, me semblé-t-il, est celui qui rend l'âme incapable de dévier et de s'égarer dans la recherche de la vérité; et il ne s'y rétablit pas que le coeur ne soit purifié, c'est-à-dire avant qu'on n'ait mis un frein à la pensée elle-même, avant qu'elle ne se soit élevée au-dessus de toutes les passions et de toutes les souillures que produisent les choses périssables.

76. Mais c'est dans la vue et la contemplation de la vérité que consiste le septième et dernier degré de la puissance de l'âme; ou plutôt ce n'est pas un degré, c'est une demeure où conduisent ces degrés. Comment exprimer quelle est alors la joie de l'âme, combien elle goûte le bien suprême et véritable, quel reflet tombe sur elle de sérénité et d'éternité? De grandes et incomparables âmes ont parlé de ce bonheur autant qu'elles l'ont jugé convenable, et nous croyons qu'elles en étaient, qu'elles en sont encore témoins. Ce que maintenant j'ose te dire, c'est qu'en poursuivant avec constance la course que Dieu nous commande et que nous avons entreprise, nous parviendrons par la vertu et la sagesse de Dieu à la cause souveraine, au souverain auteur, au principe souverain de toutes choses, à cet Etre incomparable auquel il est possible peut-être de donner un nom plus convenable.

Or, en le voyant nous verrons réellement combien sous le soleil tout est vanité des vaniteux (2). La vanité est-elle, en effet, autre chose que la tromperie, et les vaniteux sont-ils autre chose que des trompés ou des trompeurs, ou bien des trompés et des trompeurs tout à la fois? On peut néanmoins remarquer aujourd'hui combien diffère ce qui est ainsi sous le soleil et ce qui existe véritablement; comment Dieu a créé aussi les êtres de ce monde; ils ne sont rien en comparaison des biens éternel:, quoique considérés en eux-mêmes ils soient beaux et admirables. Nous connaîtrons alors combien est véritable ce qu'il nous est commandé de croire, combien nous étions heureux et favorisés d'être nourris au sein de l'Eglise notre mère, combien nous était salutaire ce lait mystérieux que l'apôtre Paul a déclaré nous avoir donné pour breuvage (3). Prendre cet

1. Ps 50,12 - 2. Si 1-2 Rétr. liv. 1,ch. 7,n. 3. - 1Co 3,2

aliment lorsqu'on est encore aux bras de sa mère, c'est chose fort utile; quand on a grandi, ce serait humiliant, il faudrait plaindre celui qui le repousserait quand il en a besoin; regarder comme coupable et comme impie celui qui en viendrait à le mépriser et à l'avoir en horreur. Mais quelle charité et quelle gloire dans celui qui le prépare et le sert convenablement!

Nous verrons aussi de tels changements, des transformations si heureuses dans cette nature corporelle quand elle est soumise aux lois divines, que la résurrection elle-même admise difficilement par les uns, traitée de fable par les autres, nous paraîtra au moins aussi certaine que nous sommes sûrs du lever du soleil après son coucher. Quant à ceux qui se rient de l'incarnation jusqu'à laquelle s'est abaissé, pour être le modèle et les prémices de notre salut, le Fils tout-puissant, éternel et immuable de Dieu; qui tournent en dérision sa naissance d'un sein virginal et les autres miracles de sa vie, nous les mépriserons comme on méprise ces enfants qui, après avoir vu un peintre copier des tableaux, s'imaginent qu'on ne saurait faire le portrait d'un homme sans en avoir sous les yeux un autre portrait. Mais quelles délices dans cette contemplation de la vérité, sous quelque aspect qu'on puisse l'envisager! quelle pureté! quelle clarté! quelle indubitable certitude! Quoi qu'on ait cru savoir, on estimera n'avoir jamais rien su en comparaison de cette vérité; et pour donner à l'âme une facilité plus grande d'y adhérer plus amplement et plus entièrement, au lieu de craindre comme auparavant la mort, c'est-à-dire la séparation complète d'avec le corps, on la désire comme une faveur suprême.




De la grandeur de l'âme - CHAPITRE XXIX.