Augustin, de l'âme 1

14. Vous avouez vous-même que les questions qui touchent à l'origine de l'âme sont de beaucoup plus relevées que celles qui ont pour objet le souffle que nous aspirons et que nous expirons; cependant, pour l'un et l'autre cas, vous invoquez l'imposant témoignage de la sainte Ecriture, dans laquelle la foi nous révèle ce que les efforts de l'esprit humain sont impuissants à nous apprendre. Combien de choses passent pour nous inaperçues, et qui nous sont révélées par les observations scientifiques des médecins et par l'étude attentive des phénomènes de vie, même végétative; mais, de là quel abîme pour arriver à savoir que la chair ressuscitera pour vivre éternellement! Il serait beau de nous faire sortir de l'ignorance où nous sommes sur la mémoire, l'intelligence et la volonté dont notre âme est douée; mais qu'il est bien mieux encore de savoir que l'âme qui aura été régénérée et renouvelée en Jésus-Christ goûtera pendant l'éternité les ineffables délices du bonheur! Or, cette éminente destinée de notre âme ne pouvait nous être connue que par l'enseignement des divins oracles. Mais pourquoi vous flatter de trouver dans ces divins oracles une solution définitive de l'origine de l'âme? En fût-il ainsi, ce ne serait point à la nature humaine que vous devriez rapporter la gloire de la connaissance que l'homme peut avoir de ses qualités et de sa nature, mais uniquement à la munificence de Dieu. N'avez-vous pas dit: «Si l'homme ne se connaît pas, en quoi diffère-t-il de l'animal?» Et si nous devons avoir cette connaissance par le fait même de la distance qui nous sépare des animaux, pourquoi chercher dans la lecture une connaissance que déjà nous avons? De même que vous ne me lisez rien pour m'apprendre que je vis, car c'est dans ma nature même que je trouve cette science; de même, si c'est dans ma nature que j'apprends à connaître l'origine de mon âme, pourquoi me citer à ce sujet des passages de l'Ecriture? Pour se distinguer des animaux, faut-il donc absolument lire les Ecritures? N'est-ce pas en vertu de notre création elle-même, et avant toute connaissance littéraire que nous sommes distincts des animaux? Comment donc osez-vous soutenir que, par cela même qu'il se distingue de l'animal, l'homme sait discuter et résoudre la question de l'origine de l'âme; tandis que, d'un autre côté et par une contradiction manifeste, vous affirmez que, pour acquérir sur ce point une connaissance certaine, il a besoin de la révélation surnaturelle, sans laquelle toutes ses forces humaines n'y suffiraient pas?


15. Sur ce point encore vous êtes dans l'erreur. En effet, les témoignages divins que vous nous citez à l'appui de votre proposition, ne la prouvent aucunement. Tout ce qu'ils prouvent, c'est que nos âmes nous ont été données, créées et formées par Dieu; une telle conviction, du reste, nous est absolument nécessaire pour imprimer à notre vie une sainte direction. Mais ils ne nous disent pas sous quel mode ces âmes nous ont été données: est-ce par voie d'insufflation nouvelle et spéciale, comme cela s'est fait pour l'âme du premier homme; est-ce par voie de transmission originelle? Lisez attentivement ce que j'ai écrit sur ce point à notre frère René (1); ce que j'ai dit alors, je m'abstiens de le répéter. Pour vous plaire, je devrais me prononcer définitivement, comme vous vous êtes prononcé vous-même, dussè-je me jeter comme vous dans d'inextricables embarras, qui vous ont amené à émettre contre la foi catholique des propositions telles que, si vous preniez la peine de les étudier sérieusement, vous comprendriez aussitôt combien il vous eût été utile de savoir que vous ignorez ce que vous ignorez; combien même vous seriez heureux de le savoir aujourd'hui. Si c'est l'intelligence qui vous plaît dans la nature de l'homme, parce que sans l'intelligence nous serions semblables aux animaux, comprenez donc que vous ne comprenez pas, de peur que vous ne deveniez incapable de rien comprendre; et gardez-vous bien de mépriser tout homme qui, pour avoir le sens véritable de ce qu'il ne comprend pas, comprend avant tout qu'il ne le comprend pas. Quant à ces paroles du Psalmiste: «L'homme si haut placé n'a pas compris; il a été comparé aux animaux sans raison et il leur a été trouvé semblable (2)», lisez-les et tâchez d'en saisir la raison et la portée, si vous voulez vous en


1. Liv. 1,n. 17. - 2. Ps 48,13

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épargner la honteuse application, plutôt que de les jeter orgueilleusement à qui que ce soit. Cet oracle est à l'adresse de tous ceux qui ne voient d'autre vie que la vie charnelle, et qui n'espèrent rien après la mort, pas plus que n'ont à espérer des animaux; mais il ne frappe en aucune manière ceux qui avouent qu'ils savent ce qu'ils savent, et qu'ils ignorent ce qu'ils ignorent, prouvant ainsi que la connaissance qu'ils ont de leur propre faiblesse est un remède assuré contre toute présomption de l'orgueil.


16. Je demande donc, ô mon fils, que votre présomption juvénile ne prenne point si fort en pitié mes séniles hésitations. Après avoir avoué que cette question de l'origine des âmes ne m'a été enseignée ni par Dieu ni par aucun homme spirituel, et qu'ainsi je ne puis la résoudre, je me sens disposé à soutenir que Dieu nous a caché cette vérité comme il nous en a caché beaucoup d'autres, plutôt que de m'exposer à avancer témérairement telle proposition dont l'obscurité serait telle que, non-seulement je ne pourrais la faire comprendre aux autres, mais que je ne la comprendrais pas moi-même. Combien moins je me résignerais à prêter des armes à ces hérétiques qui soutiennent l'innocence parfaite de l'âme des enfants, dans la crainte de faire retomber sur Dieu la responsabilité de cette faute. Ne valait-il pas mieux déclarer ces âmes innocentes, plutôt que d'accuser Dieu de les avoir rendues pécheresses en les unissant à une chair pécheresse, alors même qu'il savait, dans sa prescience infinie, que le bain de la régénération ne leur serait pas accordé, et qu'elles ne recevraient aucune grâce du baptême qui les arrachât à l'éternelle damnation? Et en effet, combien d'enfants ne meurent-ils pas avant d'avoir reçu le baptême? Pour me soustraire à cette difficulté, je ne voudrais jamais tenir avec vous ce langage: «L'âme a mérité d'être souillée par la chair et de devenir pécheresse, quoique n'ayant jusque-là aucun péché qui pût lui mériter ce châtiment»; et encore: «Le péché originel est effacé en dehors du baptême»; enfin: «Le royaume des cieux est accordé, à la fin, à ceux qui n'ont pas été baptisés». Si je ne voyais dans ces paroles un poison mortel pour la foi, peut-être ne craindrais-je plus de me prononcer définitivement sur cette matière. Jusque-là je crois bien plus sage de me conserver dans l'hésitation, plutôt que de me prononcer sans savoir; et je m'en tiens simplement à ce que l'Apôtre a enseigné d'une manière si claire et si formelle. C'est par un seul homme que tous les hommes qui naissent d'Adam sont soumis à la condamnation (1), à moins qu'ils ne renaissent en Jésus-Christ par le sacrement de la régénération qu'il a institué lui-même, et que tous doivent recevoir avant de mourir s'ils veulent avoir part à cette vie éternelle à laquelle Dieu les a prédestinés dans son infinie miséricorde. Quant à ceux qui sont prédestinés à la mort éternelle, Dieu leur appliquera le châtiment dans la mesure la plus rigoureuse de justice, non-seulement pour les péchés actuels qu'ils auraient commis volontairement, mais aussi pour le seul péché originel, s'ils ne sont coupables que de ce péché. Telle est pour moi la solution de cette question; quelque secrètes que soient d'ailleurs les oeuvres de Dieu, avant tout je veux conserver toute l'intégrité de ma foi.


17. Cela posé, autant que Dieu m'en donnera la grâce, je dois répondre à l'apostrophe que vous m'adressez directement au sujet de l'âme. Voici vos paroles: «Malgré l'opinion contraire hautement professée par le docte évêque Augustin, nous n'admettons pacqué l'âme soit incorporelle et un esprit». Avant tout, discutons donc la question de savoir si, comme je le soutiens, l'âme est un esprit, ou si, comme vous le soutenez, elle est corporelle. Nous verrons ensuite si, dans les Ecritures, cette âme nous est présentée comme un esprit, quoique souvent ce mot esprit ne désigne qu'une faculté de l'âme et non pas l'âme tout entière. Et d'abord je voudrais savoir quelle définition vous donnez du corps? Si le corps, à vos yeux, doit être composé de membres charnels, ni la terre, ni le ciel, ai la pierre, ni l'eau, ni les astres, ni toutes les choses de ce genre ne seront des corps. Si par le corps vous entendez tout ce qui peut être augmenté ou diminué, et qui occupe un espace plus ou moins restreint dans l'étendue; tous les objets précités sont des corps, l'air est un corps, la lumière visible est un corps, et on peut dire avec l'Apôtre: tous les corps célestes et tous les corps terrestres (2).


18. A ce titre l'âme est-elle un corps? C'est là une question fort délicate et fort subtile.


1. Rm 5,18 - 2. 1Co 15,40

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Vous affirmez d'abord que Dieu n'est point un corps, et je vous félicite de cette affirmation. Pourquoi donc me plonger de nouveau dans l'inquiétude quand vous vous écriez . «L'âme est-elle spirituelle en ce sens qu'elle ne soit plus, comme quelques-uns le pensent, qu'une inanité vide, qu'une substance aérienne et futile?» A en juger par ces paroles, vous paraissez croire que tout ce qui manque de corps n'est plus qu'une substance vaine. S'il en est ainsi, comment osez-vous dire que Dieu n'a pas de corps, comment ne craignez-vous pas qu'on en conclue qu'il n'est qu'une substance vaine? Soutenez, comme vous l'avez fait, que Dieu n'a pas de corps; mais gardez-vous d'ajouter qu'il n'est qu'une substance vaine; d'où il suivra que tout ce qui n'a pas de corps n'est pas pour cela une substance vaine. Par conséquent on peut affirmer que l'âme est incorporelle, sans qu'on entende par là qu'elle n'est qu'une substance vaine et futile, puisque Dieu est incorporel, sans que pour cela il ne soit qu'une vide inanité. Comprenez donc qu'il y a une immense différence entre ce que j'ai dit et ce que vous me faites dire. Je suis loin de soutenir que l'âme soit d'une substance aérienne, car j'avouerais par cela même qu'elle est un corps. En effet, l'air est un corps, telle est du moins l'inébranlable conviction de tous ceux qui, parlant des corps, comprennent ce qu'ils disent. Maintenant, parce que j'ai dit que l'âme est incorporelle, vous en concluez que j'ai soutenu qu'elle est une substance aérienne; c'est le contraire que vous deviez conclure: puisque j'ai dit qu'elle n'est pas un corps, elle n'est donc pas aérienne; et d'un autre côté, ce qui se remplit d'air ne saurait être une inanité. Comment les outres dont vous parlez ne vous l'ont-elles pas fait comprendre? Quand elles se gonflent, est-ce que ce n'est pas par l'effet de l'air qu'on y entasse? Elles sont si peu une inanité, qu'on peut en mesurer le poids. Peut-être croyez-vous trouver une différence entre le souffle et l'air; mais le souffle n'est que l'air mis en mouvement, comme il est facile de s'en convaincre en agitant un éventail. D'un autre côté, prenez un vase qui vous paraît vide, et si vous voulez vous convaincre qu'il est plein, plongez l'ouverture dans l'eau et vous remarquerez que, par suite de la pression de l'air dont il est plein, le liquide ne pourra y pénétrer. Au contraire, si vous placez l'orifice horizontalement à la surface du liquide ou un peu de côté, le liquide s'y précipite tandis que l'air s'échappe par la partie de l'orifice restée libre. Il est plus facile de faire soi-même cette opération que de la décrire. Mais pourquoi insister plus longtemps? Soit que vous compreniez ou que vous ne compreniez pas que l'air est un corps, toujours est-il que vous devez admettre que j'ai dit de l'âme qu'elle est, non pas aérienne, mais absolument incorporelle. Cette propriété, vous l'attribuez à Dieu, dont pourtant vous n'osez dire qu'il soit une inanité, et en qui vous devez reconnaître une substance toute-puissante et immuable. Pourquoi donc, si l'âme est incorporelle, craindrions-nous qu'elle ne fût plus qu'une inanité vide, puisque Dieu est incorporel sans être pour cela une inanité vide? J'en conclus qu'un Dieu incorporel a pu créer une âme incorporelle, comme un être vivant peut engendrer un être vivant, quoiqu'un être immuable ne puisse créer qu'un être changeant, quoiqu'un être tout-puissant ne puisse créer qu'une nature bien inférieure à lui-même.


19. Je ne vois assurément pas pourquoi vous voulez faire de l'âme, non pas un esprit, mais un corps. Serait-ce parce que, dans une de ses épîtres, l'Apôtre distingue dans les termes l'âme et l'esprit: «Que tout ce qui est en vous», dit-il, «l'esprit, l'âme et le corps (1)?» Mais alors vous avez autant de raison pour soutenir que l'âme n'est point un corps, puisque l'Apôtre la distingue également du corps. Si vous affirmez que l'âme est un corps, quoiqu'il soit parlé nominativement du corps, souffrez aussi qu'elle soit un esprit, quoiqu'il soit parlé nominativement de l'esprit. En effet, vous avez beaucoup de raisons pour admettre que l'âme est un esprit plutôt qu'un corps, puisque vous soutenez que l'esprit et l'âme sont d'une seule et même substance, tandis que vous niez cette unité de substance entre l'âme et le corps. Comment donc l'âme peut-elle être un corps, puisque sa nature est différente de celle du corps? et comment l'âme ne serait-elle pas un esprit, puisque l'âme et l'esprit sont d'une seule et même nature? Si vous vouliez être conséquent avec vous-même, ne devriez-vous pas conclure que l'esprit est un corps? Si


1. 1Th 5,23

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vous admettez que l'esprit n'est pas un corps, mais que l'âme en est un, ne dites plus que l'esprit et l'âme sont d'une seule et même substance. Et cependant vous le dites, vous l'affirmez d'une manière absolue. Si donc l'âme est un corps, dites également que l'esprit est un corps, car autrement il n'est plus possible d'admettre que l'âme et l'esprit soient d'une seule et même substance. Par conséquent ces trois choses énumérées par l'Apôtre: «L'esprit, l'âme et le corps», sont simplement trois corps, en observant toutefois que le corps, que nous appelons aussi la chair, est d'une nature différente de l'âme et du corps. Enfin, c'est de ces trois corps, dont deux sont de la même substance, tandis que le troisième est d'une substance différente, qu'est composé l'homme tout entier, ne formant plus qu'une seule chose et une seule substance. Rien de plus explicite qu'une telle affirmation; et cependant, tout en admettant que l'esprit et l'âme sont d'une seule et même substance, vous ne voulez pas qu'on les désigne tous deux sous le nom d'esprit. Au contraire, s'il s'agit de l'âme et du corps, vous niez qu'ils soient d'une seule et même substance, et cependant vous prétendez qu'on doit leur donner à tous deux le nom de corps.


20. Mais je n'insiste pas davantage, de crainte que la question qui nous occupe ne paraisse une simple question de mots. Voyons donc ce qu'est l'homme intérieurement est-il une âme, ou un esprit, ou tout à la fois une âme et un esprit? Si j'en juge par vos écrits, vous définissez l'homme intérieur une âme. En effet, voici vos paroles: «Cette substance, d'abord insaisissable, se coagule peu à peu, de manière à devenir un autre corps englobé.dans le corps extérieur, par la force et le souffle de sa nature; c'est ainsi qu'apparut l'homme intérieur, renfermé comme dans un fourreau corporel, et imprimant à ce fourreau les formes et les habitudes extérieures correspondantes à sa propre nature». Vous concluez: «C'est donc le souffle de Dieu qui a fait l'âme; bien plus, ce souffle est devenu l'âme, de forme substantielle, corporelle par sa nature, et parfaitement semblable à son corps». De là vous passez à l'esprit: «Cette âme, qui a pour origine le souffle de Dieu, n'a pu exister tant qu'elle n'était pas douée du sens propre et de l'intellect intime que nous appelons l'esprit». Si je ne me trompe, l'homme intérieur c'est l'âme; l'homme intime c'est l'esprit, lequel est intérieur à l'âme, comme l'âme est intérieure au corps. De même donc que le corps, dans le vide intérieur qu'il pré. sente, reçoit, selon vous, un autre corps appelé l'âme; de même l'âme présente en elle-même un certain vide dans lequel elle reçoit un troisième corps appelé l'esprit; de cette manière nous pouvons distinguer l'homme extérieur, l'homme intérieur et l'homme intime. Voyez-vous enfin à quelles absurdités vous vous exposez en soutenant que l'âme est corporelle? Ensuite veuillez donc me dire ce qui sera renouvelé pour la connaissance de Dieu selon l'image de celui qui l'a créé (1)? Est-ce l'homme intérieur ou l'homme intime? J'entends bien l'Apôtre parler de l'homme intérieur et de l'homme extérieur, mais je ne le vois nulle part parler de l'homme intime ou intérieur à l'homme intérieur. Quoi qu'il en soit, choisissez celui que vous voudrez pour le destiner à être renouvelé selon l'image de Dieu; comment donc pourra recevoir cette image celui qui a déjà pris l'image de l'homme extérieur? En effet, si l'homme intérieur a déjà couru dans les membres de l'homme extérieur et s'y est coagulé; je me sers à dessein de cette expression, telle que vous l'avez employée, comme si vraiment ce corps formé de poussière avait été réduit en fusion; comment l'homme peut-il être reformé à l'image de Dieu, si la première forme qui lui a été imprimée par le corps reste absolument la même? Portera-t-il donc en lui-même deux images, l'une lui venant d'en haut, c'est-à-dire de Dieu; l'autre lui venant d'en bas, c'est-à-dire du corps, absolument comme sur les pièces de monnaie on trouve: croix ou pile? Vous répondez peut-être que l'âme a pris l'image du corps, et que l'esprit recevra l'image de Dieu, puisque l'âme se rapproche davantage du corps, tandis que l'esprit touche de plus près à Dieu. C'est donc l'homme intime qui sera réformé à l'image de Dieu, et non pas l'homme intérieur? Vaine excuse. En effet, si cet homme intime est répandu dans tous les membres de l'âme, comme l'âme est répandue dans tous les membres du corps; il est certain que, par l'âme, il a déjà pris l'image


1. Col 3,10

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du corps; et qu'il a reçu de cette âme une forme toute spéciale. Si donc cet homme intime conserve l'image du corps, comment recevra-t-il l'image de Dieu, à moins, comme je l'ai dit, qu'il ne ressemble aux pièces de monnaie et qu'il ne porte deux images, l'une supérieure et l'autre inférieure? Telles sont les absurdités auxquelles vous réduisent, bon gré mal gré, les idées charnelles que vous apportez dans l'étude de l'âme. D'un autre côté, comme vous l'avouez vous-même, Dieu n'est pas un corps: comment donc un corps peut-il recevoir l'image de Dieu? Je vous en conjure, frère bien-aimé, ne vous conformez pas aux idées de ce siècle, mais réformez-vous dans la nouveauté de votre esprit (1), et ne jugez pas selon la chair, car c'est la mort (2).


21. Vous répondez: «Si l'âme n'a pas de corps, que pouvait donc connaître le mauvais riche dans les enfers? Pourtant il connaissait Lazare, il connaissait Abraham (3)»; comment donc avait-il pu acquérir la connaissance d'Abraham qui était mort depuis si longtemps? Vous supposez donc que l'on ne peut connaître l'homme que parla forme du corps; aussi je suppose que, pour vous connaître vous-même, vous vous regardez souvent dans la glace, dans la crainte que vous ne puissiez plus vous connaître si vous veniez à oublier la forme de votre visage. Dites-moi, la personne que l'on connaît le mieux, n'est-ce pas soi-même, et pourtant de tous les visages qui nous entourent c'est le nôtre que nous voyons le moins? Et puis, qui donc pourrait connaître Dieu, puisque vous affirmez sans hésiter qu'il est un esprit'; si, comme vous le dites; on ne peut connaître que par la forme du corps, ou en d'autres termes, si les corps seuls peuvent être connus? Qu'on pose à un chrétien ces questions si graves et si difficiles, je ne crois pas qu'il soit assez oublieux des oracles divins, pour dire jamais: «Si l'âme est incorporelle, il est nécessaire qu'elle manque de forme». Oubliez-vous que l'Apôtre nous parle de la forme même de la doctrine (4)? En conclurez-vous que la forme de la doctrine soit corporelle? Avez-vous donc oublié que l'Apôtre nous dit de Jésus-Christ qu'avant l'incarnation il était dans la forme de Dieu (5)? Autrement comment osez vous dire: «Si l'âme est incorporelle, il est nécessaire qu'elle


1. Rm 12,2 - 2. Rm 8,6 - 3. Lc 16,19-31 - 4. Rm 6,17 - 5. Ph 2,6

manque de forme?» Dieu est un esprit, et cependant on vous parle de la forme de Dieu, ce qui ne vous empêche pas de vous exprimer comme si la forme n'existait que pour les corps.


22. Vous ajoutez: «Les noms doivent cesser là où il n'y a plus de forme à distinguer; du moment qu'il n'y a plus de désignation de personnes, toute appellation nominale n'a plus de raison d'être». De là vous essayez de prouver que l'âme d'Abraham était corporelle, puisque le mauvais riche a pu dire: «Père Abraham». Je viens de dire qu'il peut y avoir forme là même où il n'y a pas de corps. Et si les désignations nominales n'ont aucune raison d'être là où il n'y a pas de corps, veuillez je vous prie énumérer les noms suivants: «Les fruits de l'esprit sont la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence (1)». Dites-moi si vous n'avez aucune connaissance de ces vertus dont vous prononcez le nom, ou bien si la connaissance que vous en avez vous les représente comme autant de linéaments des corps. Dites-moi seulement quelle figure, quels membres, quelle couleur a la charité; pourtant, si cette vertu n'est pas vaine, elle ne saurait vous paraître quelque chose de vain et d'imaginaire. «On ne saurait, dites-vous, implorer le secours que de celui qui nous apparaît sous une forme corporelle». Que les hommes vous entendent, et personne désormais n'implorera le secours de Dieu, puisque personne ne voit en lui un être corporel.


23. Vous ajoutez: «Dans ce passage, les membres de l'âme nous sont décrits comme si elle était un corps véritable»; aussi vous soutenez «que l'oeil désigne la tête tout entière; la langue le palais et la gorge, et le doigt la main», puisqu'il est dit que le mauvais riche leva les yeux, et plus loin: «Envoyez Lazare, afin qu'il plonge dans l'eau l'extrémité de son doigt, et qu'il rafraîchisse ma langue». Toutefois, comme vous affirmez de Dieu qu'il est incorporel, craignant sans douce qu'on ne vous oppose les passages où il est parlé des membres de Dieu, et qu'on en conclue contre vous que Dieu est donc aussi un être corporel, vous prévenez l'objection, et vous dites: «Ces membres désignent uniquement en Dieu des vertus ou puissances


1. Ga 5,22-23

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incorporelles». Mais de quel droit, je vous le demande, pouvez-vous soutenir que ces noms de membres n'exigent pas que Dieu ait un corps, tandis qu'ils l'exigent pour l'âme? Doit-on prendre ces expressions à la rigueur de la lettre, quand il s'agit d'une créature, tandis qu'on ne doit y voir qu'une figure quand il s'agit du Créateur? Vous allez donc aussi nous donner des ailes corporelles, car ce n'est pas le Créateur, mais la créature, c'est-à-dire l'homme, qui s'écrie: «Si je prends mes ailes comme la colombe (1)». Si vous concluez que le mauvais riche avait une langue corporelle, parce qu'il demande que Lazare rafraîchisse sa langue»; concluez également que pendant cette vie notre langue a des mains corporelles, car il est écrit: «La mort et la vie sont dans les mains de la a langue (2)». Je suppose que le péché ne vous paraît être ni une créature, ni un corps; pourquoi donc a-t-il une face? N'est-il pas dit dans les psaumes: «Il n'y a point de paix pour mes os, à la face de mes péchés (3)?»


24. Vous prenez dans un sens corporel le sein d'Abraham dont il est parlé dans cette même parabole, et vous le regardez même comme désignant le corps tout entier; or, je dois vous avouer qu'une telle interprétation me paraît de votre part une plaisanterie et un jeu, et non pas l'oeuvre d'un homme grave et sérieux. En effet, puis-je vous supposer assez insensé pour admettre que le sein corporel d'un seul homme supporte un si grand nombre d'âmes, ou plutôt, et ici je ne fais qu'emprunter votre langage, l'immense multitude des corps de touas les saints que les anges y transportent comme ils vont transporté Lazare? Vous me répondrez peut-être que l'âme seule de Lazare a mérité de parvenir jusqu'à ce sein d'Abraham. Mais si vous ne plaisantez pas, si vous ne vous livrez pas à un jeu d'enfant, vous devez voir dans ce sein d'Abraham le séjour suprême et mystérieux du repos éternel dont jouit Abraham. Voilà pourquoi Abraham (4) nous est présenté comme étant le père, non-seulement de Lazare, mais d'une multitude de nations (5) auxquelles la foi de ce saint patriarche est proposée comme le plus beau modèle à imiter. C'est dans ce sens également que Dieu veut être appelé le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob (6), quoiqu'il


1. Ps 138,9 - 2. Pr 18,21 - 3. Ps 37,4 - 4. Lc 16,19-31 - 5. Gn 17,4-5 - 6. Ex 3,6

soit le Dieu de tous les peuples de la terre.


25. Ne concluez pas de mon raisonnement que j'admette l'impossibilité, pour l'âme d'une personne morte ou endormie, d'éprouver des sensations agréables ou tristes, absolument comme si elle les ressentait dans un corps réel. Dans le sommeil, quand nous éprouvons quelque souffrance ou quelque douleur, nous conservons parfaitement notre personnalité; et si ces images pénibles ne disparaissaient pas à notre réveil, nous en ressentirions la tristesse la plus amère. Toutefois, il faudrait n'y avoir jamais réfléchi sérieusement, pour supposer que tous ces objets imaginaires, sur lesquels nous promenons nos songes et nos rêves, sont des corps réels. N'est-il pas plus juste de dire que si l'âme était un corps elle ne pourrait saisir par la pensée les images de ces nombreux objets tels qu'ils nous apparaissent? Je ne suppose pas, en effet, que vous alliez jusqu'à soutenir que ce sont vraiment des corps qui nous apparaissent en songe quand nous rêvons du ciel, de la terre, de la mer, du soleil, de la lune, des étoiles, des fleuves, des montagnes, des arbres, des animaux. Croire que ce sont autant de corps qui nous apparaissent ainsi en vision, ce serait de la dernière absurdité; et cependant, comme ces visions ressemblent bien à des corps! On peut ranger dans la même classification toutes les apparitions qui peuvent nous venir de Dieu, soit pendant un songe, soit pendant une extase; mais quelle est la nature de ces apparitions, quelle en est la matière, c'est ce que personne ne peut ni chercher, ni connaître. Tout ce que nous savons, c'est que ces apparitions sont spirituelles et non corporelles. Ce ne sont pas là des corps, mais des représentations de corps, formées par la pensée et contenues dans les profondeurs de la mémoire; elles sortent ainsi de je ne sais quels coins secrets et sous je ne sais quelle forme étonnante, et viennent ainsi se placer en quelque sorte sous nos yeux. Or, si l'âme était un corps, pourrait-elle saisir par la pensée ces grandes et vastes images, et la mémoire pourrait-elle les contenir? N'avez-vous pas dit vous-même: «La substance corporelle de l'âme ne dépasse pas les limites extérieures du corps?» Maintenant je demande par l'effet de quelle grandeur qui ne lui appartient pas l'âme pourrait-elle contenir les images de ces corps prodigieux,

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de ces espaces immenses, de ces régions sans limites? Et l'on s'étonnerait qu'elle s'apparût à elle-même dans la ressemblance de son corps, alors même qu'elle n'a point de corps? En effet, le corps avec lequel elle apparaît en songe n'est point un corps réel, et cependant c'est avec cette image ou ressemblance de son corps qu'elle parcourt des lieux connus et inconnus, et qu'elle éprouvé toutes les impressions de la joie ou de la douleur. Je ne pense pas, du reste, que voua ayez la témérité de dire que cette représentation du corps et des membres, telle qu'elle nous apparaît en songe, soit un corps véritable? A ce prix il faudrait regarder comme véritable et réelle cette montagne dont l'âme semble gravir la pente, cette maison dans laquelle elle croit pénétrer, cet arbre ou ce bois sous lequel elle semble s'asseoir, et cette eau qu'elle semble boire. En un mot, si l'âme est un corps parce qu'elle s'apparaît comme telle dans les songes, il faudra dire que tous ces objets sur lesquels elle promène ses rêves sont aussi des corps véritables.


26. Je dois également vous dire un mot des apparitions des martyrs, puisque vous avez cru y trouver un témoignage en votre faveur. Sainte Perpétue eut un songe dans lequel elle se croyait change en homme et combattait contre un Egyptien. Peut-on douter que ce nouveau corps fût autre chose qu'une simple figure ou représentation, et non pas un corps réel, car son propre corps était toujours là, plongé dans un profond sommeil, et avec le sexe qui lui appartenait, pendant que son âme semblait combattre avec un corps d'homme? Qu'en pensez-vous? Cette ressemblance d'un corps d'homme était-elle un corps véritable, oui ou non, malgré sa parfaite similitude? Choisissez quel parti vous voudrez. Si elle était un corps, pourquoi ne conservait-elle pas la forme de son fourreau? Est-ce que la chair de cette femme s'était tout à coup métamorphosée en une chair d'homme, de manière que l'âme qui l'habitait se fût aussitôt adaptée à cette forme nouvelle «par une sorte de congélation», pour me servir de l'expression que vous employez vous-même? De plus, le corps endormi de cette femme vivait encore; son âme luttait, mais elle était toujours dans son fourreau, enfermée dans tous les membres de ce corps plein de vie, et conservait la forme qu'elle tenait du corps dont elle était douée. Jusque-là elle n'avait point abandonné ces membres, puisque cette séparation ne s'opère qu'à la mort; jusque-là elle n'avait point arraché ses propres membres aux membres dont ils étaient formés: d'où lui venait donc ce corps d'homme dans lequel elle se voyait combattre contre son adversaire? D'un autre côté, si cette ressemblance n'était point un corps véritable, du moins elle en était la similitude parfaite, dans laquelle l'âme éprouvait un véritable travail et une joie véritable. En faut-il davantage pour vous convaincre qu'une âme peut se faire à elle-même la ressemblance parfaite d'un corps, sans que cette ressemblance soit pourtant un corps véritable?


27. Que serait-ce si, même dans les enfers, ces phénomènes se reproduisaient, si les âmes se reconnaissaient, non pas dans des corps, mais dans les ressemblances des corps? Dans nos rêves les membres avec lesquels nous semblons agir ne sont que des ressemblances et nullement des réalités; et cependant, lorsque de fâcheuses impressions nous saisissent, la douleur que nous éprouvons n'est point une ressemblance, mais une réalité; il en est de même pour la joie. Mais comme sainte Perpétue n'était pas encore morte, vous vous opposez à l'application de ce raisonnement? Cependant toute la question pendante entre nous consiste à savoir de quelle nature sont ces ressemblances qui nous apparaissent dans nos songes; et cette question serait parfaitement résolue, du moment que vous n'y verriez que de pures images et nullement des réalités corporelles. D'un autre côté, vous savez que Dinocrate, frère de cette sainte, était mort; et voici qu'il apparut à, sa soeur, portant sur son corps la blessure qui l'avait conduit au tombeau. Quels vont donc être les résultats de, ces longs efforts que vous tentez pour prouver que, quand les membres du corps sont- coupés, l'âme n'en est pas pour cela diminuée? Voici pourtant que l'âme de Dinocrate portait en elle la blessure dont la violence sépara cette âme du corps qu'elle habitait. Vous nous disiez: «Quand on coupe les membres du corps, l'âme se soustrait à ce coup et se resserre dans les autres parties du corps, dans la crainte de se voir elle-même amputée par la blessure faite au corps»; et c'est ainsi, sans doute, que les choses se passent, lors même que le malheureux sur (690) lequel on opère serait profondément endormi et n'aurait aucune connaissance; mais comment pourrez-vous encore soutenir cette opinion? Vous attribuez à l'âme une vigilance telle que, plongée dans le plus profond sommeil et entièrement absorbée dans ses rêves, elle se soustrait avec autant de bonheur que de promptitude à toute plaie dont la chair serait frappée à l'improviste, en sorte qu'elle ne peut être ni frappée, ni meurtrie, ni coupée. C'est bien; mais, malgré votre prudence ordinaire, oubliez-vous donc que si l'âme se soustrait ainsi à toute meurtrissure, elle ne saurait en éprouver le contre-coup et la douleur? Je sais que vous vous tirez d'embarras en me répondant que l'âme resserre toutes ses parties, et les concentre à l'intérieur pour échapper à toute amputation et à toute blessure qui pourraient être faites sur le corps. Hé bien! regardez Dinocrate, et dites-moi pourquoi son âme ne s'est point retirée de cette partie du corps sur laquelle s'imprimait une blessure mortelle; c'était pourtant le seul moyen d'empêcher que la cicatrice de cette blessure apparût, même après la mort de cette pauvre âme corporelle. Pressé de toute part, vous allez peut-être me répondre que ces apparitions ne sont que des ressemblances de corps et non pas des corps réels, en sorte que ce qui apparaît une blessure n'est pas plus une blessure que ce qui apparaît un corps n'est un corps? Si l'âme pouvait être blessée par ceux qui blessent le corps, ne serait-il pas à craindre qu'elle ne fût également tuée par ceux qui tuent le corps? Or, une telle proposition est formellement condamnée par le Sauveur (1). Ainsi donc l'âme de Dinocrate n'a pu mourir sous le coup qui a fait mourir son corps; et si elle a paru blessée comme le corps avait été blessé, c'est parce qu'elle n'était pas un corps, et qu'elle portait uniquement la ressemblance d'une blessure dans la ressemblance d'un corps. Or, dans un corps imaginaire, l'âme était en proie à une douleur réelle, douleur clairement signifiée par la blessure gravée sur son corps, et dont il fut délivré par les saintes prières de sa soeur.



Augustin, de l'âme 1