Augustin, de l'âme 1

28. Vous nous dites encore que l'âme a reçoit sa forme du corps, et qu'elle s'étend et se développe dans la proportion même «du corps». Vous ne voyez donc pas que


1. Mt 10,28

vous allez rendre monstrueuse l'âme d'un jeune homme ou d'un vieillard qui aurait perdu l'un de ses bras dans son enfance? «L'âme se contracte, dites-vous, dans la crainte que la main de l'âme ne soit coupée en même temps que la main du corps, et elle se condense et se resserre dans les autres parties du corps». Par conséquent, ce bras de l'âme dont je parle, n'a pu, dans le bras d'un enfant, recevoir qu'une très-petite extension; et cette extension, il la conservera telle, sans augmentation ni diminution, partout où il pourra lui-même se conserver; en perdant sa forme il a perdu par là même tout principe et tout moyen d'accroissement. Par conséquent, pour ce jeune homme ou pour ce vieillard qui a perdu une main dans son enfance, voici que son âme possède encore, il est vrai, ses deux mains, puisque celle qui était menacée du coup qui a frappé la main du corps s'est retirée à temps; mais, de ces deux mains, l'une a l'étendue d'une main de jeune homme ou de vieillard, tandis que l'autre reste petite comme la main d'un enfant. Croyez-moi, ce n'est pas la forme du corps qui fait de telles mains, elles ne sont formées que par la difformité même de l'erreur. Du reste, vous ne me semblez pouvoir échapper à cette erreur qu'autant que, Dieu aidant, vous étudierez attentivement les rêves de ceux qui dorment, et qu'il vous sera donné de comprendre que ces apparitions ne sont que des ressemblances et non pas des corps véritables. Il est certain que toutes les images que nous nous formons des corps sont de la même nature que ces rêves; cependant, quant à ce qui regarde les morts, nous ne pouvons nous en faire une idée plus exacte qu'en voyant ce qui se passe dans les personnes endormies. En effet, ce n'est pas sans raison que la sainte Ecriture donne à la mort le nom significatif de sommeil (1), car le sommeil est tout proche parent de la mort (2).


29. Si l'âme était un corps, l'image dans laquelle elle se voit pendant le sommeil serait également corporelle, puisqu'elle serait la reproduction d'un corps. Dès lors, quoique ayant perdu tel ou tel membre de son corps, jamais. l'homme, dans un songe, ne se verrait privé de ce membre et se trouverait toujours dans une intégrité complète, par la raison que son âme n'aurait rien perdu de


1. 1Th 4,12 - 2. Virgile, Enéide, liv. 6,v. 279.

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son intégrité. Or, il arrive que dans leurs songes les hommes mutilés se voient tantôt dans leur intégrité, et tantôt comme ils sont, c'est-à-dire mutilés. Ce fait ne prouve-t-il pas que, à l'égard de son corps comme à l'égard de toutes les choses dont elle s'occupe en songe, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, l'âme humaine travaille, non pas sur quelque chose de réel, mais sur de simples ressemblances? Au contraire, éprouve-t-elle de la joie ou de la tristesse, du plaisir ou de la peine, ses impressions sont toujours réelles, soit que ses visions aient pour objet des corps véritables ou seulement des ressemblances. N'avez-vous pas dit vous-même, et avec beaucoup de vérité: «Les aliments et les vêtements sont nécessaires, non pas à l'âme, a mais au corps» Pourquoi donc le mauvais riche en enfer désirait-il si ardemment une goutte d'eau? Pourquoi, comme vous l'avez rapporté vous-même, Samuel apparaissait-il toujours avec son vêtement ordinaire (1)? Est-ce que le mauvais riche sentait le besoin de réparer par un peu d'eau les pertes de son âme, comme on répare celles du corps? Est-ce que Samuel était sorti tout habillé de son propre corps? Non, mais le mauvais riche éprouvait réellement toutes les angoisses qui déchiraient son âme, quoique le corps pour lequel il implorait du rafraîchissement n'eût pas été véritable. De son côté, Samuel put apparaître vêtu parce qu'il présentait alors, non pas un corps véritable, mais la ressemblance et les usages du corps. On ne dira pas du moins des vêtements ce que l'on voudrait dire des membres du corps, qu'ils enlacent l'âme et lui impriment sa forme particulière.


30. Après la mort, quand les âmes mauvaises elles-mêmes ont été dépouillées de leurs corps corruptibles, quelle force de connaissance peuvent-elles donc acquérir? Bonnes ou mauvaises, ces âmes peuvent-elles se servir de leurs sens intérieurs pour percevoir et connaître, soit les corps ou les ressemblances des corps, soit les bonnes ou les mauvaises impressions de l'entendement, quoique ces âmes n'aient plus alors d'enveloppe extérieure pour délimiter leurs membres? A ces questions personne ne peut répondre que par le silence. Quoi qu'il en soit, le mauvais riche, du sein de ses souffrances, a reconnu


1. 1S 28,14

son père Abraham,et pourtant la figure de son corps ne lui était pas connue, son âme n'avait reçu de ce saint patriarche aucune impression qui pût le lui faire reconnaître, alors même que l'âme serait incorporelle. Pour dire de quelqu'un qu'on le connaît, ne doit-on pas connaître sa vie et sa volonté; quoique cette vie et cette volonté ne possèdent ni étendue physique ni couleurs? En vertu de ce principe nous pouvons dire que nous n'avons de personne une connaissance aussi certaine que de nous-mêmes, parce que notre conscience et notre volonté nous sont connues; nous en avons même une vue claire et précise, quoiqu'elles n'aient pas même pour nous la ressemblance d'un corps. C'est là ce que nous ne pouvons voir, même dans une personne placée sous nos yeux, tandis que, même pendant son absence, son visage nous est connu et pour ainsi dire présent par la pensée. Nous ne pouvons en faire autant pour notre propre visage, et cependant, nous nous connaissons mieux que nous ne connaissons toute autre personne. Cela seul ne suffit-il pas pour nous faire comprendre en quoi consiste la véritable et la meilleure connaissance de l'homme?


31. Ainsi donc, autre chose est de sentir les corps véritables, et c'est ce que nous faisons par nos cinq sens; autre chose est de percevoir, non pas des corps, mais les ressemblances des corps, ce qui se fait sans aucune action des sens; et quand nous nous considérons nous-mêmes, nous ne nous envisageons pas autrement que comme étant semblables à des corps; autre chose est d'appliquer notre entendement, non pas sur des corps ou des images des corps, mais sur des choses qui n'ont ni couleur ni étendue, comme sont la foi, l'espérance et la charité, dont pourtant nous acquérons une connaissance très-certaine. Dès lors, si je demande où nous devons habiter de préférence, où nous serons renouvelés à la connaissance de Dieu, selon l'image de celui qui nous a créés; ne dois-je pas répondre que c'est dans ce que j'ai signalé en troisième lieu, c'est-à-dire dans notre âme essentiellement spirituelle? Là, du moins, nous ne portons ni aucun caractère ni aucune ressemblance de sexe.

32. En effet, du moment que vous admettez que cette forme d'une âme masculine ou féminine, se révélant avec les caractères qui distinguent l'un et l'autre sexe, n'est point (692) une simple image du corps, mais un corps véritable, bon gré mal gré vous devez avouer qu'elle est homme ou femme, suivant qu'elle apparaît homme ou femme. Toutefois, si comme vous le pensez, l'âme est un corps et un corps vivant, doué de mamelles fécondes et protubérantes, privé de barbe, mais possédant tous les caractères génitaux propres à la femme, sans cependant qu'elle soit une femme, n'ai-je pas le droit de soutenir, et avec encore plus de raison, qu'elle a une langue, des doigts, des yeux, en un mot tous les membres correspondant à ceux du corps; ce qui n'empêche pas qu'elle ne soit point un corps, mais une simple image du corps? Du moins j'ai pour plaider en ma faveur, toutes ces images que nous nous faisons des absents, et toutes ces représentations que se font d'eux-mêmes et des autres ceux dont les rêves viennent troubler le sommeil. Quant à cette anomalie monstrueuse, peut-on trouver dans la nature l'exemple d'un seul corps, à la fois véritable et vivant, un corps de femme qui n'ait cependant ce qui fait le propre du sexe féminin?


33. Ce que vous dites du phénix n'a aucun rapport à la question qui nous occupe. En supposant, comme on le croit, qu'il renaisse de sa mort, il serait l'image de la résurrection des corps et ne détruirait nullement la croyance au sexe des âmes. J'imagine cependant que vous auriez regardé votre digression comme devant produire peu d'effet si, à l'occasion du phénix, vous ne vous étiez livré à toutes les déclamations ordinaires aux jeunes gens. Ce phénix a-t-il donc dans son corps les membres génitaux masculins sans être mâle, ou les membres génitaux féminins sans être femelle? La seule chose que je vous demande, c'est de bien peser ce que vous dites, ce que vous affirmez, ce dont vous voulez nous convaincre. Vous dites que l'âme, répandue dans tous les membres, s'y est condensée par une sorte de congélation, et que depuis le haut jusqu'en bas, depuis la moelle la plus intime jusqu'à la superficie de la peau, elle s'est laissé imprégner de la forme du corps. Par conséquent, lorsqu'elle s'est trouvée dans un corps de femme, elle a pris les différentes formes du corps de la femme, de manière que, étant un corps véritable, ayant des membres véritables, elle n'est cependant point une femme. Dites-moi donc comment il peut se faire qu'ayant dans un corps véritable et vivant tous les membres de la femme, elle ne soit point une femme? comment il peut se faire qu'ayant dans un corps véritable et vivant tous les membres de l'homme, elle ne soit point un homme? A qui viendra jamais la pensée de croire, de dire et d'enseigner de semblables absurdités? Direz-vous que les âmes n'engendrent pas? Mais les mulets et les mules ne sont donc pas mâles et femelles? Que dirai-je des eunuques? On peut les priver de mouvement et de fécondité, mais le sexe ne leur est pas enlevé, ils en conservent toujours les membres et le caractère. En devenant eunuque on ne cesse pas d'être homme. Et puis, pour être conséquent avec vous-même, vous devez dire que l'âme d'un eunuque conserve tous les caractères dont le corps extérieur a été privé. En effet, à mesure que l'opération s'accomplissait, l'âme devait se retirer pour ne point subir cette mutilation; en sorte qu'elle conserve la première forme qu'elle avait avant ce changement survenu pour le corps, et par une répression subite se conserve dans toute son intégrité. D'un autre côté, quand il s'agit de l'état des âmes après la mort, vous ne voulez plus leur concéder la distinction des sexes, quoiqu'elles conservent encore les membres qui établissent cette distinction; vous en .donnez pour raison que leur conformation première est uniquement le résultat du lieu qu'elles habitaient, c'est-à-dire du corps extérieur. Toutes ces allégations, mon fils, ne sont que mensonges; si vous ne voulez pas admettre la distinction des sexes dans les âmes, ne les regardez pas comme des corps.

34. Tout ce qui a la ressemblance d'un corps n'a point pour cela seul la réalité du corps. Dormez et vous verrez; mais quand vous vous éveillerez, discernez avec soin ce que vous avez vu. Tout ce que vous verrez en songe vous paraîtra corporel; et cependant ce ne sera pas votre corps, mais votre âme; ce ne sera pas un corps véritable, mais la ressemblance d'un corps. Votre corps restera dans une complète immobilité, tandis que votre âme cheminera; la langue de votre corps restera silencieuse, et votre âme parlera; vos yeux seront fermés, et votre âme verra; enfin les membres de votre corps, quoique vivants, sembleront inanimés, et cependant ils ne seront pas morts. C'est ce qui prouve que la forme congelée de votre âme, comme (693) vous dites, n'est point encore sortie de son fourreau, et cependant c'est en elle que vous voyez dans toute son intégrité la ressemblance de votre chair. A ce genre de ressemblances corporelles, qui ne sont pas des corps véritables quoiqu'elles en aient l'apparence, se rapportent tous ces faits que vous lisez, sans les comprendre, dans nos Livres saints, au sujet des visions prophétiques; ces visions représentaient certains événements présents, passés ou futurs. Si vous êtes dans l'erreur à ce sujet, ce n'est point parce que ces visions sont elles-mêmes trompeuses, c'est parce que vous en donnez une fausse explication. S'agit-il de l'apparition des âmes des martyrs (1)? nous voyons apparaître en même temps l'Agneau immolé portant sept cornes à son front (2); des chevaux et d'autres animaux y sont figurés avec tous les caractères désirables; les étoiles nous y sont montrées se précipitant dans leur chute, et le ciel s'y replie comme un livre (3); et cependant le monde ne s'écroule pas. Toutes ces visions sont réelles; et cependant, si nous leur donnons l'explication qu'elles. réclament, nous n'y trouverons rien de corporel.


35. Il serait trop long de vouloir épuiser la discussion de ces ressemblances corporelles. Il faudrait parler de l'apparition des anges bons et mauvais, sous la forme humaine ou sous toute autre forme. Ont-ils alors des corps véritables et sont-ils vus dans la réalité de leur être? Quand on les voit en songe et en extase, seraient-ils, non pas des corps véritables, mais de simples images corporelles, tandis que pour ceux qui seraient éveillés ces apparitions seraient quelque chose de réel et même de tangible? Toutes ces questions ne me paraissent pas devoir entrer dans le cadre que je me suis proposé en écrivant ce livre. Je crois avoir épuisé la matière au sujet de l'âme corporelle; si vous voulez admettre qu'elle soit corporelle, avant tout donnez-nous une exacte définition du corps, car nous pourrions fort bien être d'accord sur les idées et discuter uniquement sur des mots. Quoi qu'il en soit, je pense que vous restez prudemment convaincu de toutes les absurdités qui découlent d'un système comme le vôtre, et par lequel vous feriez de l'âme un corps semblable à tous les autres corps et doué de toutes les propriétés qui leur sont attribuées par les savants. Tous les corps, disent-ils,


1. Ap 6,9 - 2. Ap 5,6 - 3. Ap 6,9

possèdent longueur, largeur et épaisseur; tous occultent nécessairement un espace dans l'étendue, espace plus petit ou plus grand, suivant que ces corps sont eux-mêmes plus petits ou plus grands. Le corps que vous attribuez à notre âme a-t-il toutes ces propriétés?


36. Il me reste à montrer que l'esprit n'est point l'âme tout entière, mais seulement une faculté de l'âme, selon cette parole de l'Apôtre: «Tout ce qui est en vous, l'esprit, l'âme et le corps (1)»; ou plutôt selon cette parole de Job: «Vous avez détaché mon âme de mon esprit (2)». Cependant, comme il est assez ordinaire de prendre l'esprit pour l'âme tout entière, la question pourrait bien n'être qu'une simple question de mots. En effet, du moment qu'il existe certainement dans notre âme une faculté qui se nomme proprement l'esprit, et en dehors de laquelle les autres facultés se nomment simplement l'âme, il n'y a plus à alléguer aucune difficulté réelle. Ce qui le prouve encore mieux, c'est que nous sommes parfaitement d'accord sur la faculté que nous appelons l'esprit; nous entendons par là l'un et l'autre la faculté par laquelle nous raisonnons et par laquelle nous comprenons. Et c'est dans ce sens que nous interprétons ce passage de l'Apôtre: «Tout ce qui est en vous, l'esprit, l'âme et le corps» . L'esprit se nomme aussi l'entendement, comme dans ce passage: «J'obéis à la loi de Dieu par l'entendement, tandis que par la chair j'obéis à la loi du péché (3)». Cette phrase n'est en effet que la répétition de celle-ci: «La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (4)». Entendement et esprit désignent donc une seule et même faculté; et c'est à tort que vous prétendriez que l'entendement désigne à la fois l'esprit et l'âme; je ne vois pas même un seul passage qui puisse servir de prétexte à cette interprétation. L'entendement pour nous n'est pas autre chose que notre faculté rationnelle et intellectuelle. Quand donc l'Apôtre nous dit: «Renouvelez-vous par l'esprit de votre entendement (5)», n'est-ce pas comme s'il nous disait: Renouvelez-vous par votre entendement? L'esprit de l'entendement n'est pas autre chose que l'entendement, comme le corps de la chair n'est pas autre chose que la chair. L'Apôtre ne dit-il pas: «Dans le dépouillement du


1. 1Th 5,23 - 2. Jb 7 selon les Sept. - 3. Rm 7,25 - 4. Ga 5,17 - 5. Ep 4,23

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corps de la chair (1)», ce qu'il appelle corps de la chair n'étant que la chair elle-même? Dans un autre endroit, il est vrai, saint Paul distingue l'esprit de l'entendement; c'est quand il s'écrie: «Si je prie par la langue, mon esprit prie, mais mon entendement est infructueux (2)». Mais nous n'avons pas ici à nous occuper de l'esprit en tant qu'il diffère de l'entendement. Ce serait du reste une question très-difficile, car ce mot: esprit, se retrouve souvent dans les saintes Ecritures et avec des sens bien différents. Pour nous, en ce moment, l'esprit c'est la faculté de raisonner, de comprendre, de juger; quand donc nous parlons de l'esprit comme tel, nous sommes d'accord pour dire qu'il n'est point l'âme tout entière, mais une simple faculté de l'âme. Maintenant, si vous niez que l'âme soit un esprit, parce que le mot esprit nous représente spécialement l'intelligence, vous pourrez avec autant de raison nier que toute la race de Jacob soit appelée Israël, parce qu'en exceptant Juda on désignait sous ce nom le peuple des dix tribus qui formèrent le royaume de Samarie (3). Mais pourquoi nous arrêter plus longtemps à de telles minuties?


37. Pour rendre ma démonstration plus facile, veuillez remarquer que l'âme est souvent nominée l'esprit; lisez plutôt: «Jésus, inclinant la tête, rendit l'esprit (4)». Il est évident que dans ce passage la partie est prise pour le tout; pourquoi donc voudriez-vous soutenir que l'âme ne saurait être appelée esprit? Mais quoi? C'est vous-même que je veux invoquer comme témoin de la vérité que j'avance. Dans la définition que vous donnez de l'esprit on voit clairement que vous vous exprimez de manière à nier l'esprit aux animaux, mais à leur concéder une âme. En effet, on appelle irrationnels les êtres qui n'ont ni raison ni intelligence. Quand donc vous voulez prouver à l'homme qu'il doit connaître sa nature, c'est en ces termes que vous vous exprimez: «Dans son infinie bonté Dieu n'a rien fait sans motif, et il a créé l'homme animal raisonnable, doué d'intelligence, de raison et d'une sensibilité très-développée, afin qu'il fût capable de placer dans un ordre convenable tout ce qui est privé de raison». Ces paroles affirment hautement que l'homme est doué de raison


1 Col 2,11 - 2. 1Co 4,14 - 3. 1R 12,28 - 4. Jn 19,30

et d'intelligence, tandis que les animaux en sont privés. De là, vous appuyant sur un oracle divin, les hommes qui ne comprennent pas vous les comparez aux animaux qui n'ont pas d'intelligence (1). Dans un autre passage il est dit également: «Gardez-vous de ressembler au cheval et au mulet, qui n'ont pas d'intelligence (2)» . Cela posé, voyez en quels termes vous définissez l'esprit, pour mieux faire sentir la différence que vous mettez entre lui et votre âme. «Cette âme», dites-vous, «sortie qu'elle est du souffle de Dieu, n'a pu exister sans le sens propre et sans l'intelligence intime que nous appelons l'esprit». Un peu plus loin vous ajoutez: «Quoique l'âme anime le corps, cependant ce qui sent, ce qui juge, ce qui vivifie est nécessairement un esprit». Enfin, vous écrivez encore: «Autre chose est l'âme, autre chose est l'esprit, le jugement et le sens de l'âme». Par ces paroles vous formulez assez clairement l'idée que vous vous formez de l'esprit dont vous faites la puissance rationnelle par laquelle notre âme sent et comprend; et, quand vous parlez du sens de l'âme, vous n'entendez pas les sens du corps, mais le sens intime qui se produit au dehors par une affirmation que nous appelons sentence. C'est donc là ce qui nous distingue essentiellement des animaux, puisque ces. derniers sont privés de raison. Ces animaux, par conséquent, n'ont ni l'intelligence ni le sens de la raison et du jugement, mais ils n'en ont pas moins une âme. N'est-ce pas d'eux qu'il est écrit; «Que les eaux produisent les reptiles des âmes vivantes», et encore: «Que la terre produise une âme vivante (3)?» Afin que vous n'ignoriez de rien, remarquez encore que, selon le langage des divins oracles, cette âme reçoit aussi le nom d'esprit et est appelée l'esprit des animaux. Pourtant ces animaux ne possèdent pas, je pense, cet esprit entre lequel et l'âme vous établissez une distinction si prononcée. Et cependant, il est hors de doute que l'âme des animaux a pu être appelée esprit, selon ces paroles de l'Ecclésiaste: «Qui sait si l'esprit des enfants de l'homme monte en haut, et si l'esprit de l'animal descend dans l'intérieur de la terre (4)?» A l'occasion du déluge nous lisons également: «La a mort a frappé toute chair: les oiseaux, les


1. Ps 48,13 - 2. Ps 31,9 - 3. Gn 1,20-21 - 4. Si 3,21

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animaux, les bêtes de somme, les bêtes féroces, les serpents qui rampent sur la terre, les hommes et tout ce qui a l'esprit de vie (1)». Après des témoignages aussi formels l'hésitation n'est plus possible, et il faut conclure que l'esprit est le nom générique donné à l'âme. Ce mot, du reste, a une telle extension, qu'il convient même à Dieu (2). Il n'y a pas jusqu'au souffle atmosphérique, tout corporel qu'il est, qui ne soit appelé l'esprit de tempête (3). En face de témoignages aussi formels, dans lesquels l'âme de l'animal, quoique privée d'intelligence et de raison, est cependant appelée esprit, ne suis-je pas en droit de conclure que désormais vous ne refuserez plus à l'âme cette dénomination d'esprit? Et si vous avez compris tout ce que nous avons dit de l'âme incorporelle, vous ne devez plus vous étonner de m'entendre affirmer en connaissance de cause l'incorporéité et la spiritualité de l'âme; toutes les raisons possibles ne se trouvent-elles pas réunies pour prouver que l'âme n'est pas un corps et qu'elle est désignée sous le nom général d'esprit?


38. Si donc vous recevez et lisez ces livres avec toute la charité qui me les a inspirés et dictés; si vous persévérez sincèrement dans cette louable disposition, que vous formulez au début de votre ouvrage, de renoncer à n'importe laquelle de vos opinions dès qu'elle paraîtrait improbable (4), veuillez avant tout vous mettre en garde contre ces onze propositions que je vous ai signalées dans le livre précédent (5). Ne dites plus que «l'âme vient de Dieu, en ce sens qu'elle a été créée non pas du néant, non pas d'une autre nature, mais de la nature même de Dieu»; que «Dieu crée indéfiniment des âmes comme il a lui-même une existence indéfinie»; que l'âme a perdu par la chair le mérite qu'elle avait acquis avant d'être unie à la chair»; que l'âme recouvre par la chair son état primitif», et que «c'est par la chair qu'elle renaît, comme c'est par la chair qu'elle avait mérité d'être souillée»; que «avant tout péché l'âme avait mérité de devenir pécheresse»; que «les enfants morts avant d'avoir été régénérés par le baptême parviennent à la rémission du péché originel»; que «ceux que Dieu a prédestinés au baptême peuvent


1. Gn 7,21-22 - 2. Jn 4,24 - 3. Ps 55,9 - 4. Liv. 2,n. 22. - 5. Liv. 3,n. 22, 23.

être arrachés à cette prédestination et mourir avant que le Tout-Puissant l'ait accomplie en eux»; que «c'est à ceux qui meurent sans baptême que l'on doit appliquer cette parole: Il a été enlevé de crainte que la malice ne changeât son intelligence (1)», et tous les développements donnés à cette parole; que, «parmi les nombreuses demeures dont le Sauveur nous affirme l'existence dans la maison de son Père, il en est quelques-unes qui se trouvent en dehors du royaume de Dieu (2)»; que «le sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ doit être offert pour ceux qui meurent sans baptême»; que «parmi ceux qui meurent sans baptême, il en est qui sont reçus temporairement en paradis, sauf à être admis plus tard dans la béatitude du royaume des cieux». Tels sont, ô mon fils, les principales erreurs contre lesquelles vous devez vous prémunir, et ne vous complaisez pas dans votre surnom de Vincent si vous voulez être le Victor (le vainqueur) de l'erreur. Ne croyez pas savoir une chose quand vous l'ignorez; mais pour apprendre, apprenez à ignorer. On ne pèche point en ignorant quelque chose des secrets ouvrages de Dieu, mais en donnant témérairement pour choses connues celles quine le sont point, mais en produisant et en défendant le faux à la place du vrai. J'ai dit que j'ignore si Dieu crée pour chaque homme une nouvelle âme, ou si l'âme nous vient de nos parents par voie de transmission originelle, quoique même dans ce cas il soit hors de doute que l'âme est directement créée par Dieu, sans être tirée de sa substance. Or, cette ignorance ne doit pas m'être reprochée, ou elle ne doit l'être que par celui qui se sent le pouvoir de la dissiper. Et pour cela il faut avant tout qu'il confesse que les âmes renferment en elles-mêmes les ressemblances ou représentations incorporelles des corps; que ces âmes ne sont pas des corps; que, tout en admettant une distinction entre l'âme et l'esprit, la dénomination d'esprit convient universellement à l'âme. Telles sont, je crois, les propositions sur lesquelles je pense avoir formé les convictions de votre charité. Supposé, toutefois, que je n'aie pu vous convaincre sur ce point, j'affirme néanmoins qu'on doit avoir des convictions faites sur toutes ces vérités; ceux qui liront ces livres en jugeront par eux-mêmes.


1. Sg 4,11 - 2. Jn 14,2

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39. Du reste, si vous désirez connaître toutes les autres erreurs dont votre ouvrage abonde, venez me trouver sans ennui et sans difficulté; ce ne sera point un disciple qui viendra trouver un maître, mais un jeune homme qui se rendra auprès d'un vieillard, un homme vigoureux qui visitera un malade. Sans doute vous n'auriez pas dû publier de telles erreurs; mais la grande, la véritable gloire en pareil cas, c'est de se corriger et d'avouer sa faute, plutôt que de recevoir les flatteries d'un menteur. Quant à ceux qui assistaient à la lecture de votre livre, je suis assuré que tous n'ont pas applaudi à l'erreur, qu'ils ne l'ont pas toujours découverte, ou qu'ils n'ont pas supposé que vous l'embrassiez volontairement. Devant l'impétuosité et l'ardeur que vous mettiez dans votre lecture, il n'était guère possible de saisir la portée de chaque proposition; d'ailleurs, ceux qui ont pu surprendre l'erreur dans vos paroles, n'ont pas loué en vous le pur éclat de la vérité, mais l'abondance de votre langage et l'éclat de votre talent. N'arrive-t-il pas très-souvent qu'on loue, qu'on exalte et qu'on aime l'éloquence d'un jeune homme, à raison des espérances qu'elle fait naître, quoiqu'on n'y trouve pas encore la maturité et la foi d'un docteur? Si donc vous voulez donner toute la correction possible à vos pensées, et assurer à votre éloquence, non pas seulement les applaudissements de la foule, mais des fruits sérieux de lumière et d'édification, méprisez ces applaudissements étrangers et pesez sérieusement la portée et la valeur de vos paroles.

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.






Augustin, de l'âme 1