Augustin, du Baptême - CHAPITRE IX.SANS LA CHARITÉ TOUT LE RESTE EST INUTILE.

CHAPITRE IX.SANS LA CHARITÉ TOUT LE RESTE EST INUTILE.

12. Qu'ils veuillent bien remarquer que les dons les plus nombreux et les plus signalés ne sont plus d'aucune utilité pour le salut, si un de ces dons fait défaut; mais quel est ce don si précieux? Saint Paul va le leur dire lui-même: «Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n'avais point la charité, je ne serais que comme un airain sonnant et une cymbale retentissante. Et quand j'aurais le don de prophétie, que je pénétrerais tous les mystères, et que j'aurais une parfaite science de toutes choses, et quand j'aurais toute la foi possible et capable de transporter les montagnes, si je n'avais point la charité, je ne serais rien (1Co 12,1-3)». Les Donatistes se flattent de parler la langue des anges dans les saints mystères et de posséder le don de prophétie; mais Caïphe (Jn 11,51) et Saül (1S 18,10) ont prophétisé, et cependant la sainte Ecriture les a condamnés. Ils se flattent, non-seulement de connaître, mais encore de posséder les sacrements; mais Simon le Magicien n'avait rien à leur envier (Ac 8,13). Ils croient, mais les démons eux-mêmes croient et confessent; ne faisaient-ils pas un acte de foi, quand ils s'écriaient: «Qu'y a-t-il entre nous et vous, Fils de Dieu? Nous savons qui vous êtes (Mc 1,21)». Ils se dépouillent de leurs biens pour le donner aux pauvres; mais ce fait est-il si rare, non-seulement parmi les catholiques, mais encore dans les diverses hérésies? Enfin, si pendant une persécution ils livrent avec nous leur corps aux flammes pour rendre également témoignage à la foi; comme cet acte héroïque est accompli dans le schisme; comme ils ne supportent pas leurs frères avec charité comme ils ne font rien pour conserver l'unité d'un même esprit par le lien de la paix (Ep 1,23) comme enfin ils n'ont pas la charité, tout le reste ne leur sert absolument de rien, et ils ne peuvent parvenir au salut éternel. (74)


CHAPITRE X.EN QUEL SENS LES SCHISMATIQUES PEUVENT DIRE DE LEUR SECTE QU'ELLE ENGENDRE DES ENFANTS A JÉSUS-CHRIST.


13. Ils croient faire preuve de beaucoup d'esprit en posant cette question: «Le baptême de Jésus-Christ, dans le parti de Donat, engendre-t-il, oui ou non, des enfants à Dieu?» Si nous répondons affirmativement, ils s'empressent de conclure: Donc, notre Eglise est mère, puisqu'elle peut engendrer des enfants à Dieu dans le baptême de Jésus-Christ; et comme il est certain qu'il ne saurait y avoir qu'une seule Eglise véritable, comment peut-on nous accuser encore de ne pas appartenir à cette Eglise? Au contraire, si nous affirmons que leur secte n'engendre pas: «Pourquoi donc», nous demandent-ils, «ne conférez-vous pas la renaissance du baptême à ceux qui nous quittent pour repasser dans vos rangs? A quoi notre baptême a-t-il pu leur servir, s'ils ne sont pas encore nés enfants de Dieu?»
14. Ils ne veulent pas comprendre que, si leur secte engendre, ce n'est pas en tant qu'elle est séparée, mais uniquement en tant qu'elle reste unie en quelque chose à la seule et véritable Eglise. Elle en est séparée, parce qu'elle a brisé les liens de la charité et de la paix; mais elle lui est unie dans la réalité d'un seul baptême. Non, il n'y a qu'une seule véritable Eglise, appelée Eglise catholique; autour d'elle circulent un certain nombre de sectes séparées de son unité; et s'il arrive que ces sectes engendrent, ce n'est pas elles qui engendrent, c'est l‘Eglise catholique qui engendre en elles et par elles. En effet, en tant que sectes elles sont frappées d'une stérilité absolue, mais elles peuvent encore posséder le principe de fécondité qu'elles ont reçu de l'Eglise; qu'il leur plaise de rejeter jusqu'à ce principe, aussitôt elles cessent d'engendrer. Celle qui engendre réellement, c'est donc l'Eglise catholique, dont on conserve les sacrements, et c'est par ces sacrements qu'elle enfante partout les hommes à la vie, lors même que ces hommes n'appartiendraient pas à son unité;quant à ceux qui persévèrent jusqu'à la fin dans cette féconde unité, après les avoir enfantés elle les sauvera. Sachez d'ailleurs que pour cesser d'appartenir à l'Eglise, il n'est point nécessaire de rompre avec elle par le crime manifeste d'un schisme sacrilège, il suffit de se séparer de son esprit par une vie criminelle, tout en lui restant uni par le corps. L'Eglise, par le baptême, avait enfantéSimon le Magicien, et cependant c'est à lui qu'il fut dit qu'il n'aurait aucune part dansl'héritage de Jésus-Christ (Ac 8,13-21) . S'il lui a manqué quelque chose, est-ce le baptême, ou l'Evangile, ou les sacrements? Non, c'est la charité; et parce qu'il n'avait plus la charité, le baptême lui devint inutile, et peut-être eût-il mieux valu pour lui ne jamais le recevoir. N'avaient-ils pas reçu la naissance chrétienne ceux à qui l'Apôtre écrivait: «J'ai dû vous parler comme à de petits enfants en Jésus-Christ?» Et cependant il les soustrait à un schisme sacrilège vers lequel le poids de la chair les entraînait: «J'ai dû vous parler comme à de petits enfants en Jésus-Christ; en cette qualité, je ne vous ai nourris que de lait et non pas de viandes solides, parce que vous n'en étiez pas capables; et à présent même vous ne l'êtes pas encore, parce que vous êtes encore charnels. Car, puisqu'il y a parmi vous des jalousies, des disputes, n'est-il pas visible que vous êtes charnels et que vous vous conduisez selon l'homme? En effet, puisque l'un dit: Je suis à Paul; et l'autre: Je suis à Apollo, n'est-il pas évident que vous vous conduisez selon l'homme (1Co 3,1-4)?» Parlant à ces mêmes chrétiens, il leur avait dit auparavant: «Je vous conjure, mes frères, par le nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur, d'avoir tous un même langage et de ne point souffrir de divisions parmi vous, mais d'être tous unis ensemble dans un même esprit et dans un même sentiment. J'ai été averti, mes frères, par ceux de la maison de Chloë, qu'il y a des contestations parmi vous. Je veux dire que chacun de vous prend parti en disant: Pour moi, je suis à Paul, et moi je suis à Apollo, et moi je suis à Céphas, et moi je suis à Jésus-Christ. Jésus-Christ est-il donc divisé? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous, ou bien avez-vous été baptisés au nom de Paul (1Co 1,10-13)?» Supposé donc que ces Corinthiens se fussent obstinés dans leur perversité, ne serait-il pas toujours vrai de dire qu'ils étaient nés dans l'Eglise par le baptême, et qu'ils cessaient d'appartenir à l'Eglise par les liens de la paix et de l'unité? Oui, c'est (75) toujours l'Eglise qui engendre, soit par son propre sein, soit par le sein des esclaves, et sa fécondité, c'est dans les sacrements qu'elle la puise. Ce n'est pas en vain que l'Apôtre a dit qu'elle était figurée dans tous les événements du peuple juif (1Co 10,11). Or, ceux qui cèdent à l'orgueil et ne sont pas unis à leur mère légitime, ne ressemblent que trop à Ismaël, dont il est dit: «Chassez l'esclave et son fils, car le fils de l'esclave ne partagera point l'héritage avec mon fils (Gn 21,10)». Au contraire, ceux qui dans la paix et l'amour chérissent l'épouse légitime de leur père, c'est-à-dire l'auteur légitime de leur génération, doivent être assimilés à Jacob; car si leurs mères selon la nature ne sont que des servantes, cependant elles ont reçu le droit de participer à un seul et même héritage (Gn 30,3). Enfin ceux qui, nés dans le sein de la même mère et dans l'unité intérieure, négligent la grâce qui leur a été conférée, ressemblent à cet autre fils d'Isaac, Esaü, qui a été réprouvé selon cette solennelle parole «J'ai aimé Jacob et haï Esaü»; et cependant c'étaient là deux frères formés en même temps dans le sein de leur mère (Mi 1,2-3 Gn 25,24).


CHAPITRE 11.SANS LA CHARITÉ LES PÉCHÉS NE SONT PAS REMIS.


15. Ils demandent également «si dans la secte de Donat les péchés sont remis par le baptême». Si nous répondons affirmativement: Donc, concluent-ils, le Saint-Esprit est avec ce schisme que vous maudissez; car ce n'est qu'après avoir donné le Saint-Esprit à ses disciples que le Sauveur leur confia cette mission: «Baptisez les nations au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit (Mt 28,19); «les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, et ils seront retenus à ceux à«qui vous les retiendrez (Jn 20,22-23). Or, continuent-ils, si nous possédons ces glorieux privilèges, nous sommes dans l'Eglise de Jésus-Christ; car ce n'est que dans l'Eglise que le Saint-Esprit opère la rémission des péchés. Et si nous sommes l'Eglise de Jésus-Christ, nécessairement vous avez cessé de l'être vous-mêmes. En effet, l'Eglise est essentiellement une, car c'est d'elle qu'il a été dit: «Elle est ma seule colombe, elle est la fille unique (76) de sa mère (Ct 6,8)»; et puis, il est évident qu'il ne saurait y avoir autant d'Eglises qu'il y a de schismes divers. D'un autre côté, si nous affirmons que le baptême des Donatistes ne remet pas les péchés: Donc, concluent-ils, ce n'est pas là le véritable baptême; d'où il suit que vous devriez baptiser ceux qui quittent le donatisme pour se faire catholiques. Or, vous ne les baptisez pas, et par ce refus vous avouez implicitement que vous n'êtes pas dans l'Eglise de Jésus-Christ.
16. Nous appuyant sur les Ecritures, nous les prions à notre tour de se poser à eux-mêmes la question qu'ils nous adressent et de se faire la réponse. Je leur demande de me dire si les péchés sont remis là où la charité n'existe pas. Les péchés sont pour les âmes les ténèbres les plus profondes. Ecoutons plutôt l'apôtre saint Jean: «Celui qui hait son frère est encore dans les ténèbres (1Jn 1,11)». Or, il n'y aurait jamais de schisme, si la haine fraternelle n'était pas là pour en établir. Si donc nous disons que chez les Donatistes les péchés ne sont pas effacés, comment alors peut renaître celui qui reçoit leur baptême? Renaître par le baptême n'est-ce pas dépouiller le vieil homme pour revêtir l'homme nouveau? Et comment peut-on dépouiller le vieil homme, si les fautes passées ne sont pas effacées? Pourtant, si le baptisé ne renaît pas à une vie nouvelle, il ne revêt pas Jésus-Christ et par conséquent il semble nécessaire de lui réitérer le baptême. L'Apôtre écrivait: «Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous avez revêtu Jésus-Christ (Ga 2,27)»; par conséquent celui qui n'a pas revêtu Jésus-Christ ne saurait être regardé comme ayant reçu le véritable baptême. D'un autre côté, quand nous disons de quelqu'un qu'il a été baptisé en Jésus-Christ, nous affirmons par là même qu'il a revêtu Jésus-Christ et par conséquent qu'il a été régénéré; enfin, s'il a été régénéré, ses péchés ont été effacés. Mais alors que peuvent signifier ces paroles de saint Jean: «Celui qui hait son frère, est encore dans les ténèbres?» Cet état peut-il donc se concilier avec la rémission des péchés? Est-ce que la haine fraternelle n'est pas le principe de tous les schismes? N'est-ce pas dans cette haine que tout schisme va puiser nécessairement son origine et son obstination?
17. Les Donatistes se flattent d'avoir résolu (76) la question à leurs propres yeux en formulant la conclusion suivante: «Dans. le schisme la rémission des péchés n'est donc pas possible; dès lors on ne saurait y admettre aucune régénération de l'homme nouveau; par conséquent le baptême qui peut y être conféré n'est pas le baptême de Jésus-Christ». Nous, au contraire, nous soutenons que le baptême conféré par ces schismatiques est bien le baptême de Jésus-Christ, et dès lors voici la question que nous leur proposons à résoudre: Simon le Magicien avait-il reçu le véritable baptême de Jésus-Christ? Leur réponse sera nécessairement affirmative, car les textes de la sainte Ecriture ne sauraient être contredits sur ce point. Mais alors, qu'ils me disent si ses péchés lui avaient été remis? Oui encore. Pourquoi donc saint Pierre lui déclare-t-il qu'il n'a aucune part à l'héritage des saints? Parce que, répondent-ils, Simon avait péché depuis son baptême en voulant acheter à prix d'argent le don de Dieu, et en croyant que les Apôtres en faisaient commerce.


CHAPITRE XII.EN QUEL SENS LES PÉCHÉS REVIVENT APRÈS LE BAPTÊME.

18. Et si de la part de Simon la réception du baptême n'avait été qu'un acte d'hypocrisie, aurait-il reçu, oui ou non, la rémission de ses péchés? Libre à eux de répondre dans quel sens ils voudront; mais quelque parti qu'ils prennent, la victoire nous est assurée. S'ils affirment que les péchés lui ont été remis, comme cette rémission n'a pu être opérée que par le Saint-Esprit, nonobstant la fourberie du sujet, je demande ce que peuvent signifier ces paroles: «Le Saint-Esprit fuira la feinte dans la discipline (Sg 1,5)?» S'ils soutiennent que les péchés ne lui ont pas été remis, je demande qu'ils me disent si l'on devra lui réitérer le baptême, quand touché d'un véritable repentir il confessera son hypocrisie et son mensonge? Ils me répondent que cette réitération du baptême serait le comble de la folie; ils ont raison, mais alors qu'ils avouent donc que le véritable baptême de Jésus-Christ peut être validement conféré à un homme dont le coeur reste attaché à la matière et au sacrilège, et qui dès lors ne peut recevoir la rémission de ses péchés. La conclusion qu'ils doivent en tirer, c'est que les hommes sont baptisés validement dans toutes les communions séparées, pourvu que l'on n'omette rien de ce qui est essentiel à la célébration du sacrement de baptême. Bien plus, c'est en vertu de ce même sacrement que plus tard s'opérera la rémission des péchés, lorsque; mû par le repentir, il secouera les liens du schisme et du sacrilège qui s'opposaient à la rémission des péchés et rentrera dans le sein de l'unité catholique. Ainsi donc celui qui s'est hypocritement approché du baptême ne sera point condamné à le recevoir de nouveau; mais pourvu qu'il se convertisse et fasse de sa faute une confession sincère, il obtiendra la rémission de ses péchés par la vertu même du sacrement de baptême qui alors seulement commencera à produire ses effets pour le salut éternel. De même celui qui, ennemi de la charIté et de la paix de Jésus-Christ, reçoit de la main des hérétiques ou des schismatiques le véritable baptême de Jésus-Christ, qu'ils n'ont pas perdu en se séparant de l'Eglise, celui-là, lorsqu'il se convertira et qu'il entrera dans la société et dans l'unité de l'Eglise, ne sera nullement condamné à recevoir de nouveau le baptême, quoique jusque-là le schisme ou l'hérésie aient rendu pour lui la rémission des péchés absolument impossible. Par le fait même de la réconciliation et de la paix qui lui sont conférées, il obtient dans l'unité la rémission de ses péchés par la vertu du baptême qui commence seulement alors à produire ses effets, parce que dans le schisme il était frappé d'une nullité absolue, malgré la validité dont il était revêtu.
19. Diront-ils que celui pour qui le baptême n'a été qu'un acte simulé, a réellement reçu la rémission de ses péchés, au moment même de la collation du sacrement, mais que tous ces péchés ont revécu aussitôt par suite de son hypocrisie même? il suivrait de là que le Saint-Esprit aurait communiqué au baptême toute sa vertu pour chasser les péchés; mais que la présence obstinée de l'hypocrisie l'aurait fait luire, et qu'après cette fuite tous les péchés auraient reparu. C'est ainsi que l'on concilierait ces paroles: «Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous avez revêtu Jésus-Christ»; et ces autres: «Le Saint-Esprit fuira la feinte dans la discipline». La sainteté du baptême l'aurait (77) revêtu de Jésus-Christ, et la fiction l'aurait immédiatement dépouillé de ce même Jésus-Christ. Cela ressemblerait assez à ce que nous éprouvons, lorsque nous passons subitement des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres; nos yeux ne laissent pas que de s'agiter continuellement dans les ténèbres; mais, pour que la lumière puisse nous arriver, il nous faut sortir des ténèbres. Or, si telle est l'opinion des Donatistes, qu'ils s'en fassent à eux-mêmes l'application immédiate, car tout séparés qu'ils soient de la communion de l'Eglise, ils reçoivent cependant le véritable baptême de Jésus-Christ, dont la sainteté est absolument indépendante des dispositions du ministre. Par conséquent le baptême qu'ils confèrent n'est pas leur propre baptême, mais le baptême de l'Eglise dont ils se sont séparés; voilà pourquoi ce baptême est valide, mais s'ils quittent la lumière de ce sacrement pour retourner aux ténèbres de leur dissension, leurs péchés, quoique effacés au moment même de la collation du baptême et par le baptême lui-même, reparaissent ( Non pas sans doute dans leur entité criminelle, mais dans leurs tristes effets et leur effrayante responsabilité), comme reparaissent les ténèbres lorsqu'on se sépare de la lumière.
20. Que les péchés revivent moralement lorsque la charité fraternelle cesse d'exister, c'est ce que le Seigneur nous enseigne assez clairement dans la parabole du serviteur insolvable. A la prière de ce dernier, le maître lui avait fait condonation de la somme de dix mille talents. Mais quand le maître eut appris que ce même serviteur avait refusé de faire miséricorde à l'un de ses frères qui ne lui devait pourtant que cent deniers, il exigea qu'on lui payât toute la somme dont il avait fait condamnation. Le moment dans lequel nous recevons notre pardon par le baptême est assez semblable à ce moment de rendre ses comptes et dans lequel on reçoit remise de toute la dette connue. On ne saurait dire cependant que cet ingrat serviteur a fait condonation à son frère de la somme que celui-ci lui devait, puisqu'il refusa d'user envers lui de miséricorde; son frère lui devait donc lorsque son maître le somma de lui rendre compte et de lui payer tout ce qu'il lui devait; par conséquent, avant de pardonner à son frère, il conjurait son maître de lui pardonner à lui-même. C'est ce que prouvent ces paroles formulées par son collègue «Usez de patience à mon égard et je vous satisferai». Dans le cas d'un pardon intérieur, il lui aurait dit: Vous m'avez fait condonation entière, pourquoi me réclamer de nouveau? Les paroles du Sauveur sont plus formelles encore: «Ce serviteur se retira», dit-il, «et rencontra l'un de ses collègues qui lui devait cent deniers (Mt 18,23-25), et non pas: A qui il avait fait condonation de cent deniers. Car si cette condonation avait eu lieu, toute la dette aurait été éteinte. Or, ces mots: «Qui lui devait», prouvent suffisamment qu'il n'y avait eu aucune remise antérieure. Or, il est de toute évidence que pour ce débiteur appelé à rendre compte à son maître, et à lui payer une somme aussi importante, le plus sage parti à prendre, pour obtenir miséricorde, eût été de faire d'abord miséricorde à son collègue; et, appuyé sur cette bonne oeuvre, de se présenter humblement devant son maître pour implorer la remise de sa dette. Et cependant, pour se décider à lui pardonner, le maître n'exigea même pas de son serviteur qu'il eût accompli cette bonne action, il lui pardonna sans condition. Mais quel fruit cet ingrat serviteur retira-t-il de la libéralité de son maître, puisque sa dureté à l'égard de son collègue rappela son maître à des sentiments d'une juste sévérité pour le paiement de la dette? De même la grâce du baptême ne laisse pas, en elle-même, que de conférer la rémission des péchés alors même que la haine fraternelle persévère dans le coeur de celui à qui ses péchés sont pardonnés. En effet, tout ce qui était dû avant le baptême et au moment du baptême, est pardonné à l'instant même du baptême et dans le baptême. Mais à peine sorti du baptême, le coupable retrouve la responsabilité et la culpabilité de tous les moments et de tous les instants antérieurs, par la réapparition morale de tous les péchés pardonnés. Or, c'est là ce qui arrive très-souvent dans l'Eglise.


CHAPITRE XIII.EXEMPLES TIRÉS DU BAPTÊME CONFÉRÉ EN CAS DE MORT.

21. Il arrive très-souvent à un homme d'être animé d'une haine très-coupable à l'égard de son ennemi, malgré le précepte (78) formel qui nous ordonne d'aimer nos ennemis et de prier pour eux. Tout à coup le danger de mort se fait sentir, on demande le baptême et on le reçoit avec une telle précipitation qu'on n'a le temps ni de beaucoup interroger ni de beaucoup discourir, pour amener le malade à arracher de son coeur cette haine invétérée, alors même que le ministre en aurait connaissance. Des circonstances de cette nature se présentent souvent, non-seulement parmi nous, mais encore parmi les Donatistes. Que disons-nous donc? Cet homme reçoit-il, oui ou non, la rémission de ses péchés? Libre à nos adversaires d'affirmer ou de nier. En effet, si ces péchés sont pardonnés, ils revivent aussitôt, comme nous venons de le prouver d'après l'Evangile. Par conséquent, qu'ils soient remis ou qu'ils ne le soient pas, toujours est-il qu'ils ont besoin d'une guérison ultérieure; et, pourtant, si le malade revient à la santé, s'il se repent de sa haine et la dépose, jamais la pensée ne viendra de lui réitérer le baptême, soit parmi les Donatistes, soit parmi nous. Ainsi tout ce que les schismatiques ou les hérétiques possèdent et observent en commun avec la véritable Eglise, nous l'approuvons, nous le ratifions lorsqu'ils entrent dans nos rangs. En effet, dans toutes les matières qui leur sont communes à eux et à nous, ils ne sont pas séparés de nous. Cependant, comme ces points communs ne leur sont d'aucune utilité dans le schisme ou l'hérésie, à raison de leur opposition sur d'autres matières et de leur séparation criminelle, nous les pressons vivement de revenir à l'heureux état de la paix et de la charité, sans trop nous occuper de savoir si leurs péchés leur ont été remis ou s'ils ont reparu aussitôt après leur rémission. Non-seulement nous voulons leur donner ce qu'ils n'auraient pas, mais nous voulons surtout faire fructifier en eux ce qu'ils possédaient inutilement.

CHAPITRE XIV.IL N'Y A DE BAPTÊME QUE CELUI DE DIEU ET DE L'ÉGLISE.

22. C'est donc en vain qu'ils nous objectent: «Si vous acceptez notre baptême, que peut-il nous manquer et pourquoi tant nous presser d'entrer dans votre communion?»Nous leur répondons: Ce n'est pas précisément votre baptême que nous acceptons, car ce baptême que vous conférez n'est le baptême ni des hérétiques, ni des schismatiques, mais le baptême de Dieu et de l'Eglise, quelque part qu'il se rencontre ou se transporte. Ce qui est proprement à vous, c'est la dépravation de votre doctrine, le sacrilège de vos oeuvres et l'impiété de votre séparation. Supposé que sur tout le reste vous soyez dans le vrai, et que pourtant vous vous obstiniez dans votre séparation et dans votre opposition à la paix fraternelle et à cette imposante unité qui brille aujourd'hui, et avec tant d'éclat, sur l'univers tout entier; supposé que vous refusiez aveuglément d'entrer dans les rangs de ces catholiques que vous avez condamnés sans avoir pu connaître et discuter ni le fond de leur doctrine, ni le fond de leur coeur, et qui ne sauraient être blâmés de s'être confiés à la parole des juges ecclésiastiques plutôt qu'aux diatribes de leurs querelleux adversaires; supposé tout cela, j'affirme encore qu'il vous manque quelque chose d'absolument nécessaire, c'est-à-dire ce qui manque à celui qui n'a pas la charité. Quel besoin nous presse de vous dévoiler nous-mêmes? Regardez l'Apôtre, et vous comprendrez mieux l'importance de ce que vous n'avez pas. Celui qui n'a pas la charité, qu'importe qu'il se laisse emporter au dehors par le vent de la tentation, ou qu'en restant dans la moisson du père de famille, il soit destiné à en être éternellement séparé au jour de la purification suprême? Et cependant, il suffit que tous ces malheureux aient reçu une première fois le baptême, pour qu'on ne puisse le leur réitérer.


CHAPITRE XV.CEUX QUI APPARTIENNENT A L'ANCIEN ET AU NOUVEAU TESTAMENT.

23. L'Eglise est la mère de tous les chrétien, soit qu'elle enfante d'elle-même, c'est-à-dire de son propre sein, soit qu'elle les enfante hors d'elle-même, par l'infinie fécondité de son divin Epoux; en d'autres termes, soit qu'elle les enfante dans son sein ou dans le sein de l'esclave. Esaü, né de l'épouse véritable, a cependant été séparé du peuple de Dieu, à cause de la discorde fraternelle. Aser, né de l'esclave, et par la permission de l'épouse, a reçu sa part de la terre promise à cause de la concorde fraternelle. Pour (79) Ismaël, s'il fut séparé du peuple de Dieu, ce fut bien moins à cause de l'esclavage de sa mère que de la discorde entre les deux frères; du reste, il ne retira aucun avantage de la puissance de l'épouse légitime dont il était pourtant le fils, en tant du moins qu'elle avait elle-même demandé que, en vertu du droit conjugal, son époux connût l'esclave, et qu'elle en avait reçu le fruit. De même, c'est en vertu du droit de l'Eglise sur le baptême que les Donatistes procurent la naissance spirituelle à tous ceux qu'ils baptisent. Si ces nouveaux baptisés vivent dans une parfaite union avec leurs frères, cette union dans la paix leur procure la possession de la terre promise, uniquement en vertu de la fécondité paternelle, et sans avoir besoin de sortir immédiatement du sein de l'épouse légitime. Au contraire, s'ils persévèrent dans la discorde, ils n'ont d'autre sort à attendre que celui d'Ismaël. Ismaël était l'aîné, et Isaac le plus jeune; de même à Esaü appartenait naturellement le droit d'aînesse sur Jacob; en continuant cette comparaison, on ne pourrait pas dire que l'hérésie a enfanté avant l'Eglise, ou que l'Eglise elle-même a d'abord enfanté d'une manière charnelle et animale, avant d'enfanter spirituellement. Cependant, selon l'ordre établi dans notre mortalité, tel-le que nous la recevons d'Adam, «ce n'est pas ce qui est spirituel qui a été formé le premier, c'est le charnel et ensuite le spirituel (1Co 15,46)» Quant aux dissensions et aux schismes, ils naissent tous du sens animal, car «l'homme animal ne perçoit pas ce qui est de l'Esprit de Dieu (1Co 2,14)». Ceux qui persévèrent dans ce sens animal, l'Apôtre les regarde comme appartenant à l'Ancien Testament (Ga 4), c'est-à-dire au désir des promesses terrestres, qui n'étaient que la figure des promesses spirituelles; mais «l'homme animal ne perçoit pas ce qui est de l'Esprit de Dieu».
24. Ainsi donc, on doit regarder comme des hommes charnels tous ceux qui, apparaissant en cette vie à quelque époque que ce soit, -et enrichis des sacrements divins, selon le siècle dans lequel il sont nés, se laissent dominer par des désirs charnels, et n'attendent de la part de Dieu, pour cette vie ou après la mort, que des biens charnels et grossiers. Quant à l'Eglise, qui est le vrai peuple de DieS elle est, dans le pèlerinage même de cette vie, une société aussi ancienne que le monde, et a toujours renfermé dans son sein, soit des hommes en qui dominait la partie animale, soit des hommes en qui dominait la partie spirituelle. Aux hommes charnels se rapporte l'Ancien Testament; tandis que le Nouveau se rapporte aux hommes spirituels. Dans les premiers temps depuis Adam jusqu'à Moïse, ces deux éléments se trouvaient plus ou moins cachés et confondus. Depuis Moïse, ce qui s'est surtout manifesté, c'est l'Ancien Testament, et en lui se cachait le Nouveau car il y était figuré d'une manière occulte. Mais depuis que le Verbe divin s'est revêtu de notre chair, le Nouveau Testament s'est solennellement révélé; les sacrements de l'Ancien ont cessé, sans que cependant les concupiscences aient disparu. N'est-ce pas sous leur joug que gémissent tous ceux qui, quoique nés par le sacrement de la nouvelle alliance, sont néanmoins appelés par l'Apôtre des hommes charnels qui ne perçoivent pas ce qui est de l'Esprit de Dieu? De même que dans les sacrements de l'Ancien Testament vivaient certains hommes spirituels, qui appartenaient par là même au Nouveau Testament, dont l'existence était toute figurée et mystérieuse; de même aujourd'hui beaucoup d'hommes vivent dans la vie animale, malgré l'éclatante révélation qui a été faite du sacrement du Nouveau Testament. Tous ceux qui refusent de progresser pour percevoir ce qui est de l'Esprit de Dieu, malgré les pressantes exhortations de l'Apôtre, appartiennent à l'Ancien Testament. Au contraire, ceux qui se perfectionnent, par le fait même des efforts qu'ils font pour avancer, appartiennent au Nouveau Testament; et si la mort vient les frapper avant qu'ils aient pu devenir spirituels, ornés qu'ils sont de la sainteté du sacrement, ils sont admis au nombre des vivants dans ce séjour où Dieu seul est notre espérance et la part de notre héritage. Telle est, je crois, l'interprétation la plus vraie que l'on puisse donner de ces paroles: «Vos yeux ont vu mes imperfections», et l'écrivain sacré ajoute aussitôt: «Et tous seront inscrits dans votre livre (Ps 139,16)». (80)

CHAPITRE XVI.DE QUELLE MANIÈRE L'ÉGLISE ENFANTE LES UNS ET LES AUTRES.

25. La même Eglise qui enfanta Abel et Enoch, Noé et Abraham. enfanta également Moïse et les Prophètes, dans les derniers temps qui précédèrent la venue du Messie, et après la venue du Messie elle forma les Apôtres, nos martyrs et tous les bons chrétiens. Tous ces personnages s'élevèrent à de longs intervalles, et cependant ils appartenaient à une seule et même société; ils étaient les concitoyens d'une même cité, appelés à soutenir ici-bas les fatigues d'un même pèlerinage; la même carrière est encore courue aujourd'hui et le sera jusqu'à la fin des siècles par les enfants de l'Eglise. De même cette Eglise qui enfanta Caïn et Cham, Ismaël et Esaü, enfanta également Dathan et autres pécheurs semblables signalés dans l'histoire de ce peuple; depuis elle enfanta aussi le faux apôtre Judas, Simon le Magicien et tous ceux qui jusqu'à nos jours et jusqu'à la fin du monde, se jetant dans un faux christianisme, se sont endurcis ou s'endurciront dans les affections terrestres -et animales, soit qu'ils appartiennent encore extérieurement à l'unité, soit qu'ils s'en séparent par un schisme manifeste. Or, quand de tels hommes sont évangélisés par des ministres spirituels, quand les sacrements leur sont conférés, c'est bien l'Eglise qui les enfante par elle-même, mais alors elle enfante comme Rébecca a enfanté Esaü; au contraire, quand ces mêmes hommes s'adressent à des ministres fornicateurs de la parole évangélique (Ph 1,17), ils n'en sont pas moins associés au peuple de Dieu, l'Eglise les enfante, c'est vrai, mais elle enfante comme Sara, c'est-à-dire par l'intermédiaire de l'esclave Agar. Et puis, quand des hommes bons et spirituels se trouvent engendrés à la foi par des ministres charnels, c'est encore l'Eglise qui les enfante, mais elle les enfante comme Lia ou Rachel en vertu de son droit conjugal, mais par le sein des servantes. Enfin, voici des ministres vraiment spirituels, qui enfantent à l'Evangile de véritables fidèles; ces derniers arrivent promptement à la possession de la vie spirituelle, ou du moins ils ne cessent d'y tendre par l'ardeur de leurs désirs; ou bien, s'ils n'y arrivent pas, c'est qu'ils ne le peuvent absolument; ceux-là encore, c'est toujours l'Eglise qui les enfante à la vie nouvelle et au Nouveau Testament, mais elle les enfante par elle-même et dans son propre sein, comme Sara enfanta Isaac, comme Rébecca enfanta Jacob.


CHAPITRE XVII.CEUX QUE L'ÉGLISE REJETTE OU CONSERVE.

26. Ainsi donc, qu'il s'agisse, soit de ceux qui paraissent appartenir à l'unité, soit de ceux qui ont rompu avec elle ouvertement, tout ce qui est chair est chair; de même, dans l'aire du père de famille la paille est toujours la paille, soit qu'elle y reste avec toute sa stérilité, soit qu'elle disparaisse emportée au loin par le vent de la tentation. D'ailleurs cette Eglise qui aspire à devenir sans tache et sans souillure, rejette toujours de son sein et de son unité celui qui s'obstine dans son endurcissement charnel, fût-il extérieurement mêlé à l'assemblée des saints. Toutefois il ne faut jamais désespérer d'aucun homme, soit de celui qui paraît encore catholique, soit de celui qui se pose extérieurement et manifestement son adversaire. Quant aux chrétiens véritablement spirituels ou qui aspirent à le devenir, ils ne sortent jamais de l'unité; alors même qu'ils en paraissent chassés soit par la perversité, soit par la violence, la position qui leur est ainsi faite devient pour eux une épreuve, bien plus efficace et méritoire que ne serait leur participation à l'unité; car, loin de s'insurger contre l'Eglise, ils adhèrent du fond de leurs entrailles et par la puissance de leur charité à la pierre angulaire, fondement inébranlable de l'unité. Cet état nous est clairement indiqué par cette parole de 1'Ecriture au sujet du sacrifice d'Abraham: «Il ne partagea point les oiseaux (Gn 15,10).»



Augustin, du Baptême - CHAPITRE IX.SANS LA CHARITÉ TOUT LE RESTE EST INUTILE.