Augustin, Cité de Dieu 1134

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CHAPITRE XXXIV.

DE CEUX QUI CROIENT QUE PAR LES EAUX QUE SÉPARA LE FIRMAMENT IL FAUT ENTENDRE LES ANGES, ET DE QUELQUES AUTRES QUI PENSENT QUE LES EAUX N'ONT POINT ÉTÉ CRÉÉES.

Quelques-uns ont cru que les eaux, dans la Genèse, désignent la légion des anges, et que c'est ce qu'on doit entendre par ces paroles: «Que le firmament soit fait entre l'eau et l'eau 2»; en sorte que les eaux supérieures seraient les bons anges, et que par les eaux inférieures il faudrait entendre, soit les eaux visibles, soit les mauvais anges, soit toutes les nations de la terre. A ce compte, la Genèse ne nous dirait pas quand les anges ont été créés, mais quand ils ont été séparés. Mais croira-t-on qu'il se soit trouvé des esprits

1. Ce système d'interprétation est celui d'Origène, et saint Augustin y incline dans les Confessions (lib. 13,chap. 15 et chap. 32); plus tard il l'abandonna complétement. Voyez ses Rétractations (livre 2,ch. 6, n. 2)
2. Gn 1,6

assez frivoles et assez impies pour nier que Dieu ait créé les eaux, sous prétexte qu'il n'est écrit nulle part: Dieu dit: Que les eaux soient faites? Par la même raison, ils pourraient en dire autant de la terre, puisqu'on ne lit nulle part: Dieu dit: Que la terre soit faite. Mais, objectent ces téméraires, il est écrit: «Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre». Que conclure de là? que l'eau est ici sous-entendue, et qu'elle est comprise avec la terre sous un même nom. Car «la mer est à lui» dit le Psalmiste, «et c'est lui qui l'a faite; et ses mains ont formé la terre 1». Pour revenir à ceux qui veulent que, par les eaux qui sont au-dessus des cieux, on entende les anges, ils n'adoptent cette opinion qu'à cause de la nature à la fois pesante et liquide de cet élément, qu'ils ne croient pas pouvoir demeurer ainsi suspendu. Mais cela prouve simplement que s'ils pouvaient faire un homme, ils ne mettraient pas dans sa tête le flegme ou la pituite, laquelle joue le rôle de l'eau dans les quatre éléments dont notre corps est composé. Cependant, la tête n'en reste pas moins le siége de la pituite, et cela est fort bien ordonné. Quant au raisonnement de ces esprits hasardeux, il est tellement absurde que si nous ignorions ce qui en est et qu'il fût écrit de même dans le livre de la Genèse que Dieu a mis un liquide froid et par conséquent pesant dans la plus haute partie du corps de l'homme, ces peseurs d'éléments ne le croiraient pas et diraient que c'est une expression allégorique. Mais si nous voulions examiner en particulier tout ce qui est contenu dans ce récit divin de la création du monde, l'entreprise demanderait trop de temps et nous mènerait trop loin. Comme il nous semble avoir assez parlé de ces deux sociétés contraires des anges, où se trouvent quelques commencements des deux cités dont nous avons dessein de traiter dans la suite, il est à propos de terminer ici ce livre.

1. Ps 94,5




12

LIVRE DOUZIÈME:

L'ANGE ET L'HOMME

Saint Augustin discute premièrement deux questions sur les anges: d'où est venue aux bons auges la bonne volonté et aux mauvais anges la mauvaise? quelle est la cause de la béatitude des uns et de la misère des autres? Il traite ensuite de la création de l'homme et prouve que l'homme n'existe pas de toute éternité, mais qu'il a été formé dans le temps, et sans autre cause que Dieu




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CHAPITRE PREMIER.

LA NATURE DES ANGES, BONS ET MAUVAIS, EST UNE.

Avant de parler de la création de l'homme, avant de montrer les deux cités se formant parmi les êtres raisonnables et mortels, comme on les a vues, dans le livre précédent, se former parmi les anges, il me reste encore quelques mots à dire pour faire comprendre que la société des anges avec les hommes n'a rien d'impossible, de sorte qu'il n'y a pas quatre cités, quatre sociétés, deux pour les anges et autant pour les hommes, mais deux cités en tout, l'une pour les bons, l'autre pour les méchants, anges ou hommes, peu importe.Que les inclinations contraires des bons et des mauvais anges proviennent, non de la différence de leur nature et de leur principe, puisqu'ils sont les uns et les autres l'oeuvre de Dieu, auteur et créateur excellent de toutes les substances, mais de la diversité de leurs désirs et de leur volonté, c'est ce qu'il n'est pas permis de révoquer en doute. Tandis que les uns, attachés au bien qui leur est commun à tous, lequel n'est autre que Dieu même, se maintiennent dans sa vérité, dans son éternité, dans sa charité, les autres, trop charmés de leur propre puissance, comme s'ils étaient à eux-mêmes leur propre bien, de la hauteur du bien suprême et universel, source unique de la béatitude, sont tombés dans leur bien particulier, et, remplaçant par une élévation fastueuse la gloire éminente de l'éternité, par une vanité pleine d'astuce la solide vérité, par l'esprit de faction qui divise, la charité qui unit, ils sont devenus superbes, fallacieux, rongés d'envie. Quelle est donc la cause de la béatitude des premiers? leur union avec Dieu; et celle, au contraire, de la misère des autres? leur séparation de Dieu. Si donc il faut répondre à ceux qui demandent pourquoi les uns sont heureux: c'est qu'ils sont unis à Dieu, et à ceux qui veulent savoir pourquoi les autres sont malheureux: c'est qu'ils sont séparés de Dieu, il s'ensuit qu'il n'y a pour la créature raisonnable ou intelligente d'autre bien ni d'autre source de béatitude que Dieu seul. Ainsi donc, quoique toute créature ne puisse être heureuse (car une bête, une pierre, du bois et autres objets semblables sont incapables de félicité), celle qui le peut, ne le peut point par elle-même, étant créée de rien, mais par celui qui l'a créée. Le même objet, dont la possession la rend heureuse, par son absence la fait misérable; au lieu que l'être qui est heureux, non par un autre, mais par soi, ne peut être malheureux, parce qu'il ne peut être absent de soi.Nous disons donc qu'il n'y a de bien entièrement immuable que Dieu seul dans son unité, sa vérité et sa béatitude, et quant à ses créatures, qu'elles sont bonnes parce qu'elles viennent de lui, mais muables, parce qu'elles ont été tirées, non de sa substance, mais du néant. Si donc aucune d'elles ne peut jamais être souverainement bonne, puisque Dieu est infiniment au dessus, elles sont pourtant très bonnes, quoique muables, ces créatures choisies qui peuvent trouver la béatitude dans leur union avec le bien immuable, lequel est si essentiellement leur bien, que sans lui elles ne sauraient être que misérables. Et il ne faut pas conclure de là que le reste des créatures répandues dans cet immense univers, ne pouvant pas être misérables, en soient meilleures pour cela; car on ne dit pas que les autres membres de notre corps soient plus nobles que les yeux, sous prétexte qu'ils ne peuvent devenir aveugles; mais tout comme la nature sensible est meilleure, lors même qu'elle souffre, que la pierre qui ne peut souffrir en aucune façon, ainsi la nature raisonnable l'emporte, quoique misérable, sur celle qui est privée de raison ou de sentiment et qui est à cause de cela incapable de misère. (247) S'il en va de la sorte, puisque cette créature a un tel degré d'excellence que sa mutabilité ne l'empêche pas de trouver la béatitude dans son union avec le souverain bien, et puisqu'elle ne peut ni combler son indigence qu'en étant souverainement heureuse, ni être heureuse que par Dieu, il faut conclure que, pour elle, ne pas s'unir à Dieu, c'est un vice. Or, tout vice nuit à la nature et par conséquent lui est contraire. Dès lors la créature qui ne s'unit pas à Dieu diffère de celle qui s'unit à lui non par nature, mais par vice. Et ce vice même marque la grandeur et la dignité de sa nature, le vice étant blâmable et odieux par cela même qu'il déshonore la nature. Lorsqu'on dit que la cécité est le vice des yeux, on témoigne que la vue leur est naturelle, et lorsqu'on dit que la surdité est le vice des oreilles, on affirme que l'ouïe appartient à leur nature; de même donc, lorsqu'on dit que le vice de la créature angélique est de ne pas être unie à Dieu, on déclare qu'il est de sa nature de lui être unie. Quelle gloire plus haute que d'être uni à Dieu de telle sorce qu'on vive pour lui, qu'on n'ait de sagesse et de joie que par lui, et qu'on possède un si grand bien sans que la mort, l'erreur et la souffrance puissent nous le ravir! comment élever sa pensée à ce comble de béatitude, et qui trouvera des paroles pour l'exprimer dignement? Ainsi, tout vice étant nuisible à la nature, le vice même des mauvais anges, qui les tient séparés de Dieu, fait éclater l'excellence de leur nature, à qui rien ne peut nuire que de ne pas s'attacher à Dieu.


1202

CHAPITRE II.

AUCUNE ESSENCE N'EST CONTRAIRE A DIEU, TOUT CE QUI N'EST PAS DIFFÉRANT ABSOLUMENT DE CELUI QUI EST SOUVERAINEMENT ET TOUJOURS.

J'ai dit tout cela de peur qu'on ne se persuade, quand je parle des anges prévaricateurs, qu'ils ont pu avoir une autre nature que celle des bons anges, la tenant d'un autre principe et n'ayant point Dieu pour auteur. Or, il sera d'autant plus aisé de se défendre de cette erreur impie 1 que l'on comprendra mieux ce que Dieu dit par la bouche d'un ange, quand il envoya Moïse vers les enfants d'Israël: «Je suis celui qui suis 2». Dieu, en effet, étant

1.C'est l'erreur des manichéens
2. Ex 3,14

l'essence souveraine, c'est-à-dire étant souverainement et par conséquent étant immuable, quand il a créé les choses de rien, il leur a donné l'être, à la vérité, mais non l'être suprême qui est le sien; il leur a donné l'être, dis-je, aux unes plus, aux autres moins, et c'est ainsi qu'il a établi des degrés dans les natures des essences. De même que du mot sapere s'est formé sapientia, ainsi du mot esse on a tiré essentia, mot nouveau en latin, dont les anciens auteurs ne se sont pas servis 1, mais qui est entré dans l'usage pour que nous eussions un terme correspondant à l'ousia des Grecs. il suit de là qu'aucune nature n'est contraire à cette nature souveraine qui a fait être tout ce qui est, aucune, dis-je, excepté celle qui n'est pas. Car le non-être est le contraire de l'être. Et, par conséquent, il n'y a point d'essence qui soit contraire à Dieu, c'est. à-dire à l'essence suprême, principe de toutes les essences, quelles qu'elles soient.


1203

CHAPITRE 3.

LES ENNEMIS DE DIEU NE LE SONT POINT PAR LEUR NATURE, MAIS PAR LEUR VOLONTÉ.

L'Ecriture appelle ennemis de Dieu ceux qui s'opposent à son empire, non par leur nature, mais par leurs vices; or, ce n'est point à Dieu qu'ils nuisent, mais à eux-mêmes. Car ils sont ses ennemis par la volonté de lui résister, non par le pouvoir d'y réussir. Dieu, en effet, est immuable et par conséquent inaccessible à toute dégradation. Ainsi donc le vice qui fait qu'on résiste à Dieu est un mal, non pour Dieu, mais pour ceux qu'on appelle ses ennemis. Et pourquoi cela, sinon parce que ce vice corrompt en eux un bien, savoir le bien de leur nature? Ce n'est donc pas la nature, mais le vice qui est contraire à Dieu. Ce qui est mal, en effet, est contraire au bien. Or, qui niera que Dieu ne soit le souverain bien? Le vice est donc contraire à Dieu, comme le mal au bien. Cette nature, que le vice a corrompue, est aussi un bien sans doute, et, par conséquent, le vice est absolument contraire à ce bien; mais voici la différence:s'il est contraire à Dieu, c'est seulement comme mal, tandis qu'il est contraire doublement à la nature corrompue, comme mal et comme chose nuisible. Le mal, en effet, ne peut nuire

1. Quintilien cite (Instit., lib. 2,cap. 15,§ 2,et lib. 3,cap. 6, § 23) le philosophe stoïcien Papinius Fabianus Plautus comme s'étant servi des mots en, et essentia

(248)

à Dieu; il n'atteint que les natures muables et corruptibles, dont la bonté est encore attestée par leurs vices mêmes; car si elles n'étaient pas bonnes, leurs vices ne pourraient leur être nuisibles. Comment leur nuisent-ils, en effet? n'est-ce pas en leur ôtant leur intégrité, leur beauté, leur santé, leur vertu, en un mot tous ces biens de la nature que le vice a coutume de détruire ou de diminuer? Supposez qu'elles ne renfermassent aucun bien, alors le vice, ne leur ôtant rien, ne leur nuirait pas, et partant, il ne serait plus un vice; car il est de l'essence du vice d'être nuisible. D'où il suit que le vice, bien qu'il ne puisse nuire au bien immuable, ne peut nuire cependant qu'à ce qui renferme quelque bien, le vice ne pouvant être qu'où il nuit. Dans ce sens, on peut dire encore qu'il est également impossible au vice d'être dans le souverain bien et d'être ailleurs que dans un bien. Il n'y a donc que le bien qui puisse être seul quelque part; le mal, en soi, n'existe pas. En effet, ces natures mêmes qui ont été corrompues par le vice d'une mauvaise volonté elles sont mauvaises, à la vérité, en tant que corrompues, mais, en tant que natures, elles sont bonnes. Et quand une de ces natures corrompues est punie, outre ce qu'elle renferme de bien, en tant que nature, il y a encore en elle cela de bien qu'elle n'est pas impunie 1. La punition est juste, en effet, et tout ce qui est juste est un bien. Nul ne porte la peine des vices naturels, mais seulement des volontaires, car le vice môme, qui par le progrès de l'habitude est devenu comme naturel, a son principe dans la volonté. Il est entendu que nous ne parlons en ce moment que des vices de cette créature raisonnable où brille la lumière intelligible qui fait discerner le juste et l'injuste.

1. C'est la propre doctrine de Platon, particulièrement développée dans le Gorgias

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CHAPITRE IV. LES NATURES PRIVÉES DE RAISON ET DE VIE, CONSIDÉRÉES DANS LEUR GENRE ET A LEUR PLACE, N'ALTÈRENT POINT LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

Condamner les défauts des bêtes, des arbres et des autres choses muables et mortelles, privées d'intelligence, de sentiment ou de vie, sous prétexte que ces défauts les rendent sujettes à se dissoudre et à se corrompre, c'est (248) une absurdité ridicule. Ces créatures, en effet, ont reçu leur manière d'être de la volonté du Créateur, afin d'accomplir par leurs vicissitudes et leur succession cette beauté inférieure de l'univers qui est assortie, dans son genre, à tout le reste 1. Il ne convenait pas que les choses de la terre fussent égales aux choses du ciel, et la supériorité de celles-ci n'était pas une raison de priver l'univers de celles-là. Lors donc que nous voyons certaines choses périr pour faire place à d'autres qui naissent, les plus faibles succomber sous les plus fortes, et les vaincues servir en se transformant aux qualités de celles qui triomphent, tout cela en son lieu et à son heure, c'est l'ordre des choses qui passent. Et si la beauté de cet ordre ne nous plaît pas, c'est que liés par notre condition mortelle à une partie de l'univers changeant, nous ne pouvons en sentir l'ensemble où ces fragments qui nous blessent trouvent leur place, leur convenance et leur harmonie. C'est pourquoi dans les choses où nous ne pouvons saisir aussi distinctement la providence du Créateur, il nous est prescrit de la conserver par la foi, de peur que la vaine témérité de notre orgueil ne nous emporte à blâmer par quelque endroit l'oeuvre d'un si grand ouvrier. Aussi bien, si l'on considère d'un regard attentif les défauts des choses corruptibles, je ne parle pas de ceux qui sont l'effet de notre volonté ou la punition de nos fautes, on reconnaîtra qu'ils prouvent l'excellence de ces créatures, dont il n'est pas une qui n'ait Dieu pour principe et pour auteur; car c'est justement ce qui nous plaît dans leur nature que nous ne pouvons voir se corrompre et disparaître sans déplaisir, à moins que leur nature elle-même ne nous déplaise, comme il arrive souvent quand il s'agit de choses qui nous sont nuisibles et que nous considérons, non plus en elles-mêmes, mais par rapport à notre utilité, par exemple, ces animaux que Dieu envoya aux Egyptiens en abondance pour châtier leur orgueil. Mais à ce compte on pourrait aussi blâmer le soleil; car il arrive que certains malfaiteurs ou mauvais débiteurs sont condamnés par les juges à être exposés au soleil. C'est donc la nature considérée en soi et non par rapport à nos convenances qui fait la gloire de son Créateur. Ainsi la naturé du feu éternel est très certainement bonne, bien qu'elle doive servir au supplice

1. Comparez Plotin, Ennéades, 3, lib. 2,cap. 11

(249)

des damnés. Qu'y a-t-il en effet de plus beau que le feu, comme principe de flamme, de vie et de lumière? quoi de plus utile, comme propre à échauffer, à cuire, à purifier? Et cependant, il n'est rien de plus fâcheux que ce même feu, quand il nous brûle. Ainsi donc, nuisible en de certains cas, il devient, quand on en fait un usage convenable, d'une utilité singulière; et qui pourrait trouver des paroles pour dire tous les services qu'il rend à l'univers? Il ne faut donc point écouter ceux qui louent la lumière du feu et blâment son ardeur; car ils en jugent, non d'après sa nature, mais selon leur commodité, étant bien aises de voir clair et ne l'étant pas de brûler. Ils ne considèrent pas que cette lumière qui leur plaît blesse les yeux malades, et que cette ardeur qui leur déplaît donne la vie et la santé à certains animaux.


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CHAPITRE V.

TOUTE NATURE DE TOUTE ESPÈCE ET DE TOUT MODE HONORE LE CRÉATEUR.

Ainsi toutes les natures, dès là qu'elles sont, ont leur mode, leur espèce, leur harmonie intérieure, et partant sont bonnes. Et comme elles sont placées au rang qui leur convient selon l'ordre de leur nature, elles s'y maintiennent. Celles qui n'ont pas reçu un être permanent sont changées en mieux ou en pis, selon le besoin et le mouvement des natures supérieures où les absorbe la loi du Créateur, allant ainsi vers la fin qui leur est assignée dans le gouvernement général de l'univers, de telle sorte toutefois que le dernier degré de dissolution des natures muables et mortelles n'aille pas jusqu'à réduire l'être au néant et à empêcher ce qui n'est plus de servir de germe à ce qui va naître. S'il en est ainsi, Dieu, qui est souverainement, et qui, pour cette raison, a fait toutes les essences, lesquelles ne peuvent être souverainement, puisqu'elles ne peuvent ni lui être égales, ayant été faites de rien, ni exister d'aucune façon s'il ne leur donne l'existence, Dieu, dis-je, ne doit être blâmé pour les défauts d'aucune des natures créées, et toutes, au contraire, doivent servir à l'honorer.


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CHAPITRE VI.

DE LA CAUSE DE LA FÉLICITÉ DES BONS ANGES ET DE LA MISÈRE DES MAUVAIS.

Ainsi la véritable cause de la béatitude des bons anges, c'est qu'ils s'attachent à celui qui est souverainement, et la véritable cause de la misère des mauvais anges, c'est qu'ils se sont détournés de cet Être souverain pour se tourner vers eux-mêmes. Ce vice n'est-il pas ce qu'on appelle orgueil? Or, «l'orgueil est le commencement de tout péché 1». Ils n'ont pas voulu rapporter à Dieu leur grandeur; et lorsqu'il ne tenait qu'à eux d'agrandir leur être, en s'attachant à celui qui est souverainement, ils ont préféré ce qui a moins d'être, en se préférant à lui. Voilà la première défaillance et le premier vice de cette nature qui n'avait pas été créée pour posséder la perfection de l'être, et qui néanmoins pouvait être heureuse par la jouissance de l'Être souverain, tandis que sa désertion, sans la précipiter, il est vrai, dans le néant, l'a rendue moindre qu'elle n'était, et par conséquent misérable. Demandera-t-on la cause efficiente de cette mauvaise volonté? il n'y en a point. Rien ne fait la volonté mauvaise, puisque c'est elle qui fait ce qui est mauvais. La mauvaise volonté est donc la cause d'une mauvaise action; mais rien n'est la cause de cette mauvaise volonté. En effet, si quelque chose en est la cause, cette chose a quelque volonté, ou elle n'en a point, et si elle aune volonté, elle l'a bonne ou mauvaise. Bonne, cela est impossible, car alors la bonne volonté serait cause du péché, ce qu'on ne peut avancer sans une absurdité monstrueuse. Mauvaise, je demande qui l'a faite; en d'autres termes, je demande la cause de la première volonté mauvaise, car cela ne peut pas aller à l'infini; en effet, une mauvaise volonté, née d'une autre mauvaise volonté, n'est pas quelque chose de premier, et il n'y a de première volonté mauvaise que celle qui n'est causée par aucune autre. Si on répond que cette première volonté mauvaise n'a pas de cause et qu'ainsi elle a toujours été, je demande si elle a été dans quelque nature. Si elle n'a été en aucune nature, elle n'a point été en effet, et si elle a été en quelque nature, elle la corrompait, elle lui était nuisible, elle la privait du bien; par conséquent la mauvaise volonté ne pouvait être dans une mauvaise nature; elle ne pouvait être que dans une nature bonne, et en même temps muable, qui pût être corrompue par le vice. Car si le vice ne l'eût pas corrompue, c'est qu'il n'y aurait pas eu de vice, et dès lors il n'y aurait

1. Si 10,15

(250)

pas eu non plus de mauvaise volonté. Si donc le vice l'a corrompue, ce n'a été qu'en ôtant ou diminuant le bien qui était en elle. Il n'est donc pas possible qu'il y ait eu éternellement une mauvaise volonté dans une chose où il y avait auparavant un bien naturel que cette mauvaise volonté a altéré en le corrompant. Si donc cette mauvaise volonté n'a pas été éternelle, je demande qui l'a faite. Tout ce qu'il reste à supposer, c'est que cette volonté ait été rendue mauvaise par une chose en qui il n'y avait point de volonté. Or, je demande si cette chose est supérieure, ou inférieure, ou égale. Supérieure, elle est meilleure -Comment, dès lors, n'a-t-elle aucune volonté? comment n'en a-t-elle pas une bonne? De même, si elle est égale, puisque tant que deux choses ont une bonne volonté, l'une n'en produit point de mauvaise dans l'autre. Il reste que le principe de la mauvaise volonté de la nature angélique, qui a péché la première, soit une chose inférieure à cette nature et privée elle-même de volonté. Mais cette chose, quelque inférieure qu'elle soit, quand ce ne serait que de la terre, le dernier et le pius bas des éléments, ne laisse pas, en sa qualité de nature et de substance, d'être bonne et d'avoir sa mesure et sa beauté dans son genre et dans son ordre. Comment donc une bonne chose peut-elle produire une mauvaise volonté? comment, je le répète, un bien peut-il être cause d'un mal? Lorsque la volonté quitte ce qui est au-dessus d'elle pour se tourner vers ce qui lui est inférieur, elle devient mauvaise, non parce que la chose vers laquelle elle se tourne est mauvaise, mais parce que c'est un mal que de s'y tourner. Ainsi ce n'est pas une chose inférieure qui a fait la volonté mauvaise, mais c'est la volonté même qui s'est rendue mauvaise en se portant irrégulièrement sur une chose inférieure. Que deux personnes également disposées de corps et d'esprit voient un beau corps, que l'une le regarde avec des yeux lascifs, tandis que l'autre conserve un coeur chaste, d'où vient que l'une a cette mauvaise volonté, et que l'autre ne l'a pas? Quelle est la cause de ce désordre? ce n'est pas la beauté du corps, puisque toutes deux l'ont vue également et que toutes deux n'en ont pas été également touchées; ce n'est point non plus la différente disposition du corps ou de l'esprit de ces deux personnes, puisque nous les supposons également disposées. Dirons-nous que l'une a été tentée par une secrète suggestion du malin esprit? comme si ce n'était pas par sa volonté qu'elle a consenti à cette suggestion! C'est donc ce consentement de sa volonté dont nous recherchons la cause. Pour ôter toute difficulté, supposons que toutes deux soient tentées de même, que l'une cède à la tentation et que l'autre y résiste, que peut-on dire autre chose, sinon que l'une a voulu demeurer chaste et que l'autre ne l'a pas voulu? Et comment cela s'est-il fait, sinon par leur propre volonté, attendu que nous supposons la même disposition de corps et d'esprit en l'une et en l'autre? Toutes deux ont vu la même beauté, toutes deux ont été également tentées; qui a donc produit cette mauvaise volonté en l'une des deux? Certainement, si nous y regardons de près, nous trouverons que rien n'a pu la produire. Dirons-nous qu'elle-même l'a produite? mais qu'était-elle elle-même avant cette mauvaise volonté, si ce n'est une bonne nature, dont Dieu, qui est le bien immuable, est l'auteur? Comment, étant bonne avant cette mauvaise volonté, a-t-elle pu faire cette volonté mauvaise? Est-ce en tant que nature, ou en tant que nature tirée du néant? Qu'on y prenne garde, on verra que c'est à ce dernier titre. Car si la nature était cause de la mauvaise volonté, ne serions-nous pas obligés de dire que le mal ne vient que du bien, et que c'est le bien qui est cause du mal? Or, comment se peut-il faire qu'une nature bonne, quoique muable, fasse quelque chose de mal, c'est-à-dire produise une mauvaise volonté, avant que d'avoir cette mauvaise volonté?


1207

CHAPITRE VII.

IL NE FAUT POINT CHERCHER DE CAUSE EFFICIENTE DE LA MAUVAISE VOLONTÉ.

Que personne ne cherche donc une cause efficiente de la mauvaise volonté. Cette cause n'est point positive, efficiente, mais négative, déficiente, parce que la volonté mauvaise n'est point une action, mais un défaut d'action 1. Déchoir de ce qui est souverainement vers ce qui a moins d'être, c'est commencer à avoir une mauvaise volonté. Or, il ne faut pas chercher une cause efficiente à cette défaillance, pas plus qu'il ne faut chercher à

1. Voilà l'origine de la fameuse maxime scolastique, souvent citée et approuvée par Leibnitz dans ses Essais de Théodicée Malum causam habet, non efficientem, sed deficientem

(251)

voir la nuit ou à entendre le silence. Ces deux choses nous sont connues pourtant, et ne nous sont connues qu'à l'aide des yeux et des oreilles; mais ce n'est point par leurs espèces, c'est par la privation de ces espèces 1. Ainsi, que personne ne me demande ce que je sais ne pas savoir, si ce n'est pour apprendre de moi qu'on ne le saurait savoir. Les choses qui ne se connaissent que par leur privation ne se connaissent, pour ainsi dire, qu'en ne les connaissant pas. En effet, lorsque la vue se promène sur les objets sensibles, elle ne voit les ténèbres que quand elle commence à rien voir. Les oreilles de même n'entendent le silence que lorsqu'elles n'entendent rien. Il en est ainsi des choses spirituelles. Nous les concevons par notre entendement; mais, lorsqu'elles viennent à manquer, nous ne les concevons qu'en ne les concevant pas, car «Qui peut comprendre les péchés 2?»

1208

CHAPITRE VIII.

DE L'AMOUR DÉRÉGLÉ PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTACHE DU BIEN IMMUABLE POUR UN BIEN MUABLE.

Ce que je sais, c'est que la nature de Dieu n'est point sujette à défaillance, et que les natures qui ont été tirées du néant y sont sujettes; et toutefois, plus ces natures ont d'être et font de bien, plus leurs actions sont réelles et ont des causes positives et efficientes; au contraire, quand elles défaillent et par suite font du mal, leurs actions sont vaines et n'ont que des causes négatives. Je sais encore que la mauvaise volonté n'est en celui en qui elle est que parce qu'il le veut, et qu'ainsi on punit justement une défaillance qui est entièrement volontaire. Cette défaillance ne consiste pas en ce que la volonté se porte vers une mauvaise chose, puisqu'elle ne peut se porter que vers une nature, et que toutes les natures sont bonnes, mais parce qu'elle s'y porte mal, c'est-à-dire contre l'ordre même des natures, en quittant ce qui est souverainement pour tendre vers ce qui a moins d'être. L'avarice, par exemple, n'est pas un vice inhérent à l'or, mais à celui qui aime l'or avec excès, en abandonnant pour ce

1. La plupart des psychologues de l'antiquité admettaient entre l'esprit qui perçoit et les objets perçus un intermédiaire qui les représenta et que la langue latine nommait species. De là les espèces sensibles et les espèces intelligibles de la scolastique
2. Ps 18,13

métal la justice qui doit lui être infiniment préférée. De même l'impureté n'est pas le vice des corps qui ont de la beauté, mais celui de l'âme qui aime les voluptés corporelles d'un amour déréglé, en négligeant la tempérance qui nous unit à des choses bien plus belles, parce qu'elles sont spirituelles et incorruptibles. La vaine gloire aussi n'est pas le vice des louanges humaines, mais celui de l'âme qui méprise le témoignage de sa conscience et ne se soucie que d'être louée des hommes. Enfin l'orgueil n'est pas le vice de celui qui donne la puissance, ou la puissance elle-même, mais celui de l'âme qui a une passion désordonnée pour sa propre puissance, au mépris d'une puissance plus juste. Ainsi, quiconque aime mal un bien de quelque nature qu'il soit, ne laisse pas, tout en le possédant, d'être mauvais et misérable dans le bien même, parce qu'il est privé d'un bien plus grand,


1209

CHAPITRE IX.

SI DIEU EST L'AUTEUR DE LA BONNE VOLONTÉ DES ANGES AUSSI BIEN QUE DE LEUR NATURE.

Il n'y a donc point de cause efficiente, ou, s'il est permis de le dire, de cause essentielle de la mauvaise volonté, puisque c'est d'elle-même que prend naissance le mal qui corrompt le bien de la nature; or, rien ne rend la mauvaise volonté telle, sinon la défaillance qui fait qu'elle quitte Dieu, laquelle n'a point de cause positive. Quant à la bonne volonté, si nous disons qu'elle n'a point aussi de cause efficiente, prenons garde qu'il ne s'ensuive que la bonne volonté des bons anges n'a pas été créée, mais qu'elle est coéternelle à Dieu; ce qui serait une absurdité manifeste. Puisque les bons anges eux-mêmes ont été créés, comment leur bonne volonté ne l'aurait-elle point été également? Mais si elle a été créée, l'a-t-elle été avec eux, ou ont-ils été quelque temps sans elle? Si l'on répond qu'elle a été créée avec eux, il n'y a point de doute qu'elle n'ait été créée par celui qui les a créés eux-mêmes; et ainsi, dès le premier instant de leur création, ils se sont attachés à leur Créateur par l'amour même avec lequel ils ont été créés, et ils se sont séparés de la compagnie des autres anges, parce qu'ils sont toujours demeurés dans la même volonté, au lieu que les autres s'en sont départis en abandonnant volontairement le Souverain bien. Si (252) l'on suppose au contraire que les bons anges aient été quelque temps sans la bonne volonté, et qu'ils l'aient produite en eux-mêmes sans le secours de Dieu, ils sont donc devenus par eux-mêmes meilleurs qu'ils n'avaient été créés. Dieu nous garde de cette pensée! Qu'étaient-ils sans la bonne volonté, que des êtres mauvais? Ou s'ils n'étaient pas mauvais par la raison qu'ils n'avaient pas une mauvaise volonté (car ils ne s'étaient point départis de la bonne qu'ils n'avaient pas encore), au moins n'étaient-ils pas aussi bons que lorsqu'ils ont commencé à avoir une bonne volonté. Ou s'il est vrai de dire qu'ils n'ont pas su se rendre eux-mômes meilleurs que Dieu ne les avait faits puisque nul ne peut rien faire de meilleur que ce que Dieu fait, il faut conclure que cette bonne volonté est l'ouvrage du Créateur. Lorsque cette bonne volonté a fait qu'ils ne se sont pas tournés vers eux-mêmes qui avaient moins d'être, mais vers le souverain Être, afin d'être en quelque façon davantage en s'attachant à lui et de participer à sa sagesse et à sa félicité souveraines, qu'est-ce que cela nous apprend sinon que la volonté, quelque bonne qu'elle fût, serait toujours demeurée pauvre et n'aurait eu que des désirs imparfaits, si celui qui a créé la nature capable de le posséder ne remplissait lui-même cette capacité, en se donnant à elle, après lui en avoir inspiré un violent désir?Admettez que les bons anges eussent produit en eux-mêmes cette bonne volonté, on pourrait fort bien demander s'ils l'ont ou non produite par quelque autre volonté. Ils n'y seraient assurément point parvenus sans volonté; mais cette volonté était nécessairement bonne ou mauvaise. Si elle était mauvaise, comment une mauvaise volonté en a-t-elle pu produire une bonne? et si elle était bonne, ils avaient donc déjà une bonne volonté. Qui l'avait faite, sinon celui qui les a créés avec une bonne volonté, c'est-à-dire avec cet amour chaste qui les unit à lui, les comblant à la fois des dons de la nature et de ceux de la grâce? Ainsi il faut croire que les bons anges n'ont jamais été sans la bonne volonté, c'est-à-dire sans l'amour de Dieu. Pour les autres qui, après avoir été créés bons, sont devenus méchants par leur mauvaise volonté, laquelle ne s'est corrompue que lorsque la nature, par sa propre défaillance, s'est séparée d'elle-même du souverain bien, en sorte que la cause du mal n'est pas le bien, mais l'abandon du bien, il faut dire qu'ils ont reçu un moindre amour que ceux qui y ont persévéré, ou, si les bons et les mauvais anges ont été créés également bons, on doit croire que, tandis que ceux-ci sont tombés par leur mauvaise volonté, ceux-là ont reçu un plus grand secours pour arriver à ce comble de bonheur d'où ils ont été assurés de ne point déchoir, comme nous l'avons déjà montré au livre précédent 1. Avouons donc à la juste louange du Créateur, que ce n'est pas seulement des gens de bien, mais des saints anges, que l'on peut dire que l'amour de Dieu est répandu en eux par le Saint-Esprit qui leur a été donné 2,et que c'est autant leur bien que celui des hommes d'être étroitement unis à Dieu 3. Ceux qui ont part à ce bien forment entre eux et avec celui à qui ils sont unis une sainte société, et ne composent ensemble qu'une même Cité de Dieu, qu'un même temple et qu'un même sacrifice. Il est temps maintenant, après avoir dit l'origine des anges, de parler de ces membres de la Cité sainte, dont les uns voyagent encore sur cette terre composée d'hommes mortels qui doivent être unis aux anges immortels, et les autres se reposent dans les demeures destinées aux bonnes âmes; il faut raconter l'origine de cette partie de la Cité de Dieu, car tout le genre humain prend son commencement d'un seul homme que Dieu a créé le premier, selon le témoignage de l'Ecriture sainte, qui s'est acquis avec raison une merveilleuse autorité dans toute la terre et parmi toutes les nations, ayant prédit, entre mille autres choses qui se sont vérifiées, la foi que lui accorderaient toutes ces nations.



Augustin, Cité de Dieu 1134