Augustin, Cité de Dieu 315

315

CHAPITRE XV.

QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS DE ROME.

Et quelle fut la fin de ces rois eux-mêmes? Une fable adulatrice place Romulus dans le ciel, mais plusieurs historiens rapportent au contraire qu'il fut mis en pièces par le sénat à cause de sa cruauté, et que l'on suborna un certain Julius Proculus pour faire croire que Romulus lui était apparu et l'avait chargé d'ordonner de sa part au peuple romain de l'honorer comme un dieu, expédient qui apaisa le peuple sur le point de se soulever contre le sénat. Une éclipse de soleil survint alors fort à propos pour confirmer cette opinion; car le peuple, peu instruit des secrets de la nature, ne manqua pas de l'attribuer à la vertu de Romulus: comme si la défaillance de cet astre, à l'interpréter en signe de deuil, ne devait pas plutôt faire croire que Romulus avait été assassiné et que le soleil se cachait pour ne pas voir un si grand crime, ainsi qu'il arriva en effet lorsque la cruauté et l'impiété des Juifs attachèrent en croix Notre-Seigneur. Pour montrer que l'obscurcissement du soleil, lors de ce dernier événement, n'arriva pas suivant le cours ordinaire des astres, il suffit de considérer que les Juifs célébraient alors la pâque, ce qui n'a lieu que dans la pleine lune: or, les éclipses de soleil n'arrivent jamais naturellement qu'à la fin de la lunaison. Cicéron témoigne aussi que l'entrée de Romulus parmi les dieux est plutôt imaginaire que réelle, lorsque le faisant louer par Scipion dans ses livres De la République, il dit: «Romulus laissa de lui une telle idée, qu'étant disparu tout d'un coup pendant une éclipse de soleil, on crut qu'il avait été enlevé parmi les dieux: opinion qu'on n'a jamais eue d'un mortel sans qu'il n'ait déployé une vertu extraordinaire». Et quant à ce que dit Cicéron que Romulus disparut tout d'un coup, ces paroles marquent ou la violence de la tempête qui le fit périr, ou le secret de l'assassinat: attendu que, suivant d'autres historiens 1, l'éclipse fut accompagnée de tonnerres qui, sans doute, favorisèrent le crime ou même consumèrent Romulus. En effet, Cicéron, dans l'ouvrage cité plus haut, dit, à propos de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, tué aussi d'un coup de foudre, qu'on ne crut pas pour cela qu'il eût été reçu parmi les dieux, comme on le croyait de Romulus, afin peut-être de ne pas avilir cet honneur en le rendant trop commun. li dit encore ouvertement dans ses harangues: «Le fondateur de cette cité, Romulus, nous l'avons, par notre bienveillance et l'autorité de la renommée, élevé au rang des dieux immortels 3». Par où il veut faire entendre que la divinité de Romulus n'est point une chose réelle, mais une tradition répandue à la faveur de l'admiration et de la reconnaissance qu'inspiraient ses grands services. Enfin, dans son Hortensius, il dit, au sujet des éclipses régulières du soleil: «Pour produire les mêmes ténèbres qui couvrirent la mort de Romulus, arrivée pendant une éclipse...» Certes, dans ce passage, il n'hésite point à parler de Romulus comme d'un homme réellement mort; et pourquoi cela? parce qu'il n'en parle plus en panégyriste, mais en philosophe.Quant aux autres rois de Rome, si l'on excepte Numa et Ancus, qui moururent de maladie, combien la fin des autres a-t-elle été funeste? Tullus Hostilius, ce destructeur de la ville d'Albe, fut consumé, comme j'ai dit, par le feu du ciel, avec toute sa maison. Tarquin l'Ancien fut tué par les enfants de son prédécesseur, et Servius Tullius par son gendre Tarquin le Superbe, qui lui succéda.
1. Cicéron, De Republ., lib. 2,cap. 10
2. Voyez Tite-Live, liv. 1,ch. 26; Denys d'Halycarnasse, Antiquit., liv. 2,ch. 56; Plutarque, Vie de Romulus, ch. 28,29
3. Cicéron, Troisième discours contre Catilina, ch. 3

(57)


Cependant, après un tel assassinat, commis contre un si bon roi, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels, eux qui, pour l'adultère de Pâris, sortirent de Troie et abandonnèrent cette ville à la fureur des Grecs. Bien loin de là, Tarquin succéda à Tullius, qu'il avait tué, et les dieux, au lieu de se retirer, eurent bien le courage de voir ce meurtrier de son beau-père monter sur le trône, remporter plusieurs victoires éclatantes sur ses ennemis et de leurs dépouilles bâtir le Capitole; ils souffrirent même que Jupiter, leur roi, régnât du haut de ce superbe temple, ouvrage d'une main parricide; car Tarquin n'était pas innocent quand il construisit le Capitole, puisqu'il ne parvint à la couronne que par un horrible assassinat. Quand plus tard les Romains le chassèrent du trône et de leur ville, ce ne fut qu'à cause du crime de son fils, et ce crime fut commis non-seulement à son insu, mais en son absence. Il assiégeait alors la ville d'Ardée; il combattait pour le peuple romain. On ne peut savoir ce qu'il eût fait si on se fût plaint à lui de l'attentat de son fils; mais, sans attendre son opinion et son jugement à cet égard, le peuple lui ôta la royauté, ordonna aux troupes d'Ardée de revenir à Rome, et en ferma les portes au roi déchu. Celui-ci, après avoir soulevé contre eux leurs voisins et leur avoir fait beaucoup de mali forcé de renoncer à son royaume par la trahison des amis en qui il s'était confié, se retira à Tusculum, petite ville voisine de Rome, où il vécut de la vie privée avec sa femme l'espace de quatorze ans, et finit ses jours 1 d'une manière plus heureuse que son beau-père, qui fut tué par le crime d'un gendre et d'une fille. Cependant les Romains ne l'appelèrent point le Cruel ou le Tyran, mais le Superbe, et cela peut-être parce qu'ils étaient trop orgueilleux pour souffrir son orgueil. En effet, ils tinrent si peu compte du crime qu'il avait commis en tuant son beau-père, qu'ils l'élevèrent à la royauté; en quoi je me trompe fort si la récompense ainsi accordée à un crime ne fut pas un crime plus énorme. Malgré tout, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels. A moins qu'on ne veuille dire pour les défendre qu'ils ne demeurèrent à Rome que pour punir les

1. Selon Tite-Live, Tarquin séjourna en effet quelques années à Tusculum, auprès de son gendre Octavius Mamilius; mais il mourut à Cumes, chez le tyran Aristodème. (Voyez lib. 1,cap. 16

Romains en les séduisant par de vains triomphes et les accablant par des guerres sanglantes. Voilà quelle fut la fortune des Romains sous leurs rois, dans les plus beaux jours de l'empire, et jusqu'à l'exil de Tarquin le Superbe, c'est-à-dire l'espace d'environ deux cent quarante-trois ans, pendant lesquels toutes ces victoires, achetées au prix de tant de sang et de calamités, étendirent à peine cet empire jusqu'à vingt milles de Rome, territoire qui n'est pas comparable à celui de la moindre ville de Gétulie.


316

CHAPITRE XVI.

DE ROME SOUS SES PREMIERS CONSULS, DONT L'UN EXILA L'AUTRE ET FUT TUÉ LUI-MÊME PAR UN ENNEMI QU'IL AVAIT BLESSÉ, APRÈS S'ÊTRE SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.

Ajoutons à cette époque celle où Salluste assure que Rome se gouverna avec justice et modération, et qui dura tant qu'elle eut à redouter le rétablissement de Tarquin et les armes des Étrusques. En effet, la situation de Rome fut très critique au moment où les Etrusques se liguèrent avec le roi déchu. Et c'est ce qui fait dire à Salluste que si la république fut alors gouvernée avec justice et modération, la crainte des ennemis y contribua plus que l'amour du bien. Dans ce temps si court, combien fut désastreuse l'année où les premiers consuls furent créés après l'expulsion des rois! Ils n'achevèrent pas seulement le temps de leur magistrature, puisque Junius Brutus força son collègue Tarquin Collatin à se démettre de sa charge et à sortir de Rome, et que lui-même fut tué à peu de temps de là dans un combat où il s'enferra avec l'un des fils de Tarquin 1, après avoir fait mourir ses propres enfants et les frères de sa femme comme coupables d'intelligence avec l'ancien roi. Virgile ne peut se défendre de détester cette action, tout en lui donnant des éloges. A peine a-t-il dit:

«Voilà ce père, qui, pour sauver la sainte liberté romaine, envoie au supplice ses enfants convaincus de trahison»,

qu'il s'écrie aussitôt:

«Infortuné, quelque jugement que porte sur toi l'avenir!»

C'est-à-dire, malheureux père en dépit des

1. Arons. (Voyez Tite-Live, lib. 2,cap. 2-8

(58)

louanges de la postérité. Et, comme pour le consoler, il ajoute:

«Mais l'amour de la patrie et une immense passion de gloire triomphent de ton coeur 1».

Cette destinée de Brutus, meurtrier de ses enfants, tué par le fils de Tarquin qu'il vient de frapper à mort, ne pouvant survivre au fils et voyant le père lui survivre, ne semble-t-elle pas venger l'innocence de son collègue Collatin, citoyen vertueux, qui, après l'expulsion de Tarquin, fut traité aussi durement que le tyran lui-même? Remarquez en effet que Brutus était, lui aussi, à ce qu'on assure, parent de Tarquin; seulement il n'en portait pas le nom comme Collatin. On devait donc l'obliger à quitter son nom, mais non pas sa patrie; il se fût appelé Lucius Collatin, et la perte d'un mot ne l'eût touché que très faiblement; mais ce n'était pas le compte de Brutus, qui voulait lui porter un coup plus sensible en privant l'État de son premier consul et la patrie d'un bon citoyen. Fera-t-on cette fois encore un titre d'honneur à Brutus d'une action aussi révoltante et aussi inutile à la république? Dira-t-on que:

«L'amour de la patrie et une immense passion de gloire ont triomphé de son coeur?»

Après qu'on eut chassé Tarquin le Superbe, Tarquin Collatin, mari de Lucrèce, fut créé consul avec Brutus. Combien le peuple romain se montra équitable, en regardant au nom d'un tel citoyen moins qu'à ses moeurs, et combien, au contraire, Brutus fut injuste, en ôtant à son collègue sa charge et sa patrie, quand il pouvait se borner à lui ôter son nom, si ce nom le choquait! Voilà les crimes, voilà les malheurs de Rome au temps même qu'elle était gouvernée avec quelque justice et quelque modération. Lucrétius, qui avait été subrogé en la place de Brutus, mourut aussi avant la fin de l'année, Ainsi, Publius Valérius, qui avait succédé à Collatin, et Marcus Horatius, qui avait pris la place de Lucrétius, achevèrent cette année funeste et lugubre qui compta cinq consuls: triste inauguration de la puissance consulaire!

1. Enéide, livre 6,vers 820-823


317

CHAPITRE XVII.

DES MAUX QUE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE EUT A SOUFFRIR APRÈS LES COMMENCEMENTS DU POUVOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MISSENT EN DEVOIR DE LA SECOURIR.

Quand la crainte de l'étranger vint à s'apaiser, quand la guerre, sans être interrompue, pesa d'un poids moins lourd sur la république, ce fut alors que le temps de la justice et de la modération atteignit son terme, pour faire place à celui que Salluste décrit en ce peu de mots: «Les patriciens se mirent à traiter «les gens du peuple en esclaves, condamnant celui-ci à mort, et celui-là aux verges, comme «avaient fait les rois, chassant le petit propriétaire de son champ et imposant à celui qui n'avait rien la plus dure tyrannie. Accablé de ces vexations, écrasé surtout par l'usure, le «bas peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient peser, avec le service militaire, les plus lourds impôts, prit les armes et se retira sur le mont Sacré et sur l'Aventin; ce fut ainsi qu'il obtint ses tribuns et d'autres prérogatives. Mais la lutte et les discordes ne furent entièrement éteintes qu'à la seconde guerre punique». Mais à quoi bon arrêter mes lecteurs et m'arrêter moi-même au détail de tant de maux? Salluste ne nous a-t-il pas appris en peu de paroles combien, durant cette longue suite d'années qui se sont écoulées jusqu'à la seconde guerre punique, Rome a été malheureuse, tourmentée au dehors par des guerres, agitée au dedans par des séditions? Les victoires qu'elle a remportées dans cet intervalle ne lui ont point donné de joies solides; elles n'ont été que de vailles consolations pour ses infortunes, et des amorces trompeuses à des esprits inquiets qu'elles engageaient de plus en plus dans des malheurs inutiles. Que les bons et sages Romains ne s'offensent point de notre langage; et comment s'en offenseraient-ils, puisque nous ne disons rien de plus fort que leurs propres auteurs, qui nous laissent loin derrière eux par l'éclat de leurs tableaux composés à loisir, et dont les ouvrages sont la lecture habituelle des Romains et de leurs enfants?A ceux qui viendraient à s'irriter contre moi, je demanderais comment donc ils me traiteraient, si je disais ce qu'on lit dans Salluste: «Les querelles, les séditions s'élevèrent et enfin les guerres civiles, tandis qu'un petit nombre d'hommes puissants, qui tenaient la (59) plupart des autres dans leur dépendance, affectaient la domination sous le spécieux prétexte du bien du peuple et du sénat; et l'on appelait bons citoyens, non ceux qui servaient les intérêts de la république (car tous étaient également corrompus), mais ceux qui par leur richesse et leur crédit maintenaient l'état présent des choses 1». Si donc ces historiens ont cru qu'il leur était permis de rapporter les désordres de leur patrie, à laquelle ils donnent d'ailleurs tant de louanges, faute de connaître cette autre patrie plus véritable qui sera composée de citoyens immortels, que ne devons-nous point faire, nous qui pouvons parler avec d'autant plus de liberté que notre espérance en Dieu est meilleure et plus certaine, et que nos adversaires imputent plus injustement à Jésus-Christ les maux qui affligent maintenant le monde, afin d'éloigner les personnes faibles et ignorantes de la seule cité où l'on puisse vivre éternellement heureux? Au reste, nous ne racontons pas de leurs dieux plus d'horreurs que ne font leurs écrivains les plus vantés et les plus répandus; c'est dans ces écrivains mêmes que nous puisons nos témoignages, et encore ne pouvons-nous pas tout dire, ni dire les choses comme eux.Où étaient donc ces dieux que l'on croit qui peuvent servir pour la chétive et trompeuse félicité de ce monde, lorsque les Romains, dont ils se faisaient adorer par leurs prestiges et leurs impostures, souffraient de si grandes calamités? où étaient-ils, quand Valérius fut tué en défendant le Capitole incendié par une troupe d'esclaves et de bannis? Il fut plus aisé à ce consul de secourir le temple qu'à cette armée de dieux et à leur roi très grand et très excellent, Jupiter, de venir au secours de leur libérateur. Où étaient-ils, quand Rome, fatiguée de tant de séditions et qui attendait dans un état assez calme le retour des députés qu'elle avait envoyés à Athènes pour en emprunter des lois, fut désolée par une famine et par une peste épouvantables? Où étaient-ils, quand le peuple, affligé de nouveau par la disette, créa pour la première fois un préfet des vivres; et quand Spurius Mélius, pour avoir distribué du blé au peuple affamé, fut accusé par ce préfet devant le vieux dictateur

1. Ce passage a été emprunté sans nul doute par saint Augustin à la grande histoire de Salluste, et probablement au livre I. (Voyez plus haut le ch. 18 du livre II

Quintius d'affecter la royauté et tué par Servilius, général de la cavalerie, au milieu du plus effroyable tumulte qui ait jamais alarmé la république? Où étaient-ils, quand Rome, envahie par une terrible peste, après avoir employé tous les moyens de salut et imploré longtemps en vain le secours des dieux, s'avisa enfin de leur dresser des lits dans les temples, chose qui n'avait jamais été faite jusqu'alors, et qui fit donner le nom de Lectisternes 1 à ces cérémonies sacrées ou plutôt sacriléges? Où étaient-ils, quand les armées romaines, épuisées par leurs défaites dans une guerre de dix ans contre les Véiens, allaient succomber sans l'assistance de Camille, condamné depuis par son ingrate patrie? Où étaient-ils, quand les Gaulois prirent Rome, la pillèrent, la brûlèrent, la mirent à sac? Où étaient-ils, quand une furieuse peste la ravagea et enleva ce généreux Camille, vainqueur des Véiens et des Gaulois? Ce fut durant cette pesce qu'on introduisit à Rome les jeux de théâtre, autre peste plus fatale, non pour les corps, mais pour les âmes. Où étaient-ils, quand un autre fléau se déclara dans la cité, je veux parler de ces empoisonnements imputés aux dames romaines des plus illustres familles 2,et qui révélèrent dans les moeurs un désordre pire que tous les fléaux? Et quand l'armée romaine, assiégée par les Samnites avec ses deux consuls, aux Fourches-Caudines, fut obligée de subir des conditions honteuses et de passer sous le joug, après avoir donné en otage six cents chevaliers? Et quand, au milieu des horreurs de la peste, la foudre vint tomber sur le camp des Romains? Et quand Rome, affligée d'une autre peste non moins effroyable, fut contrainte de faire venir d'Epidaure Esculape à titre de médecin, faute de pouvoir réclamer les soins de Jupiter, qui depuis longtemps toutefois faisait sa demeure au Capitole, mais qui, ayant eu une jeunesse fort dissipée, n'avait probablement pas trouvé le temps d'apprendre la médecine? Et quand les Laconiens, les Brutiens, les Samnites et les Toscans, ligués avec les Gaulois Sénonais contre Rome, firent d'abord mourir ses ambassadeurs, mirent ensuite son armée en déroute et taillèrent en pièces treize mille hommes, avec le préteur et sept tribuns

1. Lectisternium, de lectus, lit, et sterno, étendre, dresser
2. Suivant Tite-Live (livre 8,ch. 18), il y eut 178 matrones condamnées pour crime d'empoisonnement, parmi lesquelles les deux patriciennes Cornelia et Sergia

(60)

militaires? Et quand enfin le peuple, après de longues et fâcheuses séditions, s'étant retiré sur le mont Aventin, on fut obligé d'avoir recours à une magistrature instituée pour les périls extrêmes et de nommer dictateur Hortensius, qui ramena le peuple à Rome et mourut dans l'exercice de ses fonctions: chose singulière, qui ne s'était pas encore vue et qui constitua un grief d'autant plus grave contre les dieux, que le médecin Esculape était alors présent dans la cité?Tant de guerres éclatèrent alors de toutes parts que, faute de soldats, on fut obligé d'enrôler les prolétaires, c'est-à-dire ceux qui, trop pauvres pour porter les armes, ne servaient qu'à donner des enfants à la république. Les Tarentins appelèrent à leur secours contre les Romains Pyrrhus, roi d'Epire, alors si fameux. Ce fut à ce roi qu'Apollon, consulté par lui sur le succès de son entreprise, répondit assez agréablement par un oracle si ambigu que le dieu, quoi qu'il arrivât, ne pouvait manquer d'avoir été bon prophète. Cet oracle, en effet, signifiait également que Pyrrhus vaincrait les Romains ou qu'il en serait vaincu 1, de sorte qu'Apollon n'avait qu'à attendre l'événement en sécurité. Quel horrible carnage n'y eut-il point alors dans l'une et l'autre armée? Pyrrhus toutefois demeura vainqueur, et il aurait pu dès lors expliquer à son avantage la réponse d'Apollon, si, peu de temps après, dans un autre combat, les Romains n'avaient eu le dessus. A tant de massacres succéda une étrange maladie qui enlevait les femmes enceintes avant le moment de leur délivrance. Esculape, sans doute, s'excusait alors sur ce qu'il était médecin et non sage-femme. Le mal s'étendait même au bétail, qui périssait en si grand nombre qu'il semblait que la race allait s'en éteindre. Que dira ije de cet hiver mémorable où le froid fut si rigoureux que les neiges demeurèrent prodigieusement hautes dans les rues de Rome l'espace de quinze jours et que le Tibre fut glacé? si cela était arrivé de notre temps, que ne diraient point nos adversaires contre les chrétiens? Parlerai-je encore de cette peste mémorable qui emporta tant de monde, et qui, prenant d'une année à l'autre plus d'intensité, sans que la présence d'Esculape servit de rien, obligea d'avoir recours aux livres

1. Saint Augustin cite l'oracle en ces termes: Dico te, Pyrrhe, Romanos vincere posse

sibyllins, espèces d'oracles pour lesquels, suivant Cicéron, dans ses livres sur la divination 1, on s'en rapporte aux conjectures de ceux qui les interprètent comme ils peuvent ou comme ils veulent? Les interprètes dirent donc alors que la peste venait de ce que plusieurs particuliers occupaient des lieux sacrés, réponse qui vint fort à propos pour sauver Esculape du reproche d'impéritie honteuse ou de négligence. Or, comment ne s'était-il trouvé personne qui s'opposât à l'occupation de ces lieux sacrés, sinon parce que tous étaient également las de s'adresser si longtemps et sans fruit à cette foule de divinités? Ainsi ces lieux étaient peu à peu abandonnés par ceux qui les fréquentaient, afin qu'au moins, devenus vacants, ils pussent servir à l'usage des hommes. Les édifices mêmes qu'on rendit alors à leur destination pour arrêter la peste, furent encore depuis négligés et usurpés par les particuliers, sans quoi on ne louerait pas tant Varron de sa grande érudition pour avoir, dans ses recherches sur les édifices sacrés, exhumé tant de monuments inconnus. C'est qu'en effet on se servait alors de ce moyen plutôt pour procurer aux dieux une excuse spécieuse qu'à la peste un remède efficace.


318

CHAPITRE XVIII.

DES MALHEURS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE SANS QU'ILS AIENT PU OBTENIR L'ASSISTANCE DES DIEUX.

Et durant les guerres puniques, lorsque la victoire demeura si longtemps en balance, dans cette lutte où deux peuples belliqueux déployaient toute leur énergie, combien de petits Etats détruits, combien de villes dévastées, de provinces mises au pillage, d'armées défaites, de flottes submergées, de sang répandu! Si nous voulions raconter ou seule-nient rappeler tous ces désastres, nous referions l'histoire de Rome. Ce fut alors que les esprits effrayés eurent recours à des remèdes vains et ridicules. Sur la foi des livres sibyllins, on recommença les jeux séculaires, dont l'usage s'était perdu en des temps plus heureux. Les pontifes rétablirent aussi les jeux consacrés aux dieux infernaux, que la prospérité avait également fait négliger. Aussi bien je crois qu'en ce temps-là la joie devait être grande aux enfers, d'y voir arriver tant de

1. Livre 2,ch, 54

(61)

monde, et il faut convenir que les guerres furieuses et les sanglantes animosités des hommes fournissaient alors aux démons de beaux spectacles et de riches festins. Mais ce qu'il y eut de plus déplorable dans cette première guerre punique, ce fut cette défaite des Romains dont nous avons parlé dans les deux livres précédents et où fut pris Régulus; grand homme auquel Il ne manqua, pour mettre fin à la guerre, après avoir vaincu les Carthaginois, que de résister à un désir immodéré de gloire, qui lui fit imposer des conditions trop dures à un peuple déjà épuisé. Si la captivité imprévue de cet homme héroïque, si l'indignité de sa servitude, si sa fidélité à garder son serment, si sa mort cruelle et inhumaine ne forcent point les dieux à rougir, il faut dire qu'ils sont d'airain comme leurs statues et n'ont point de sang dans les veines.Au reste, durant ce temps, les calamités ne manquèrent pas à Rome au dedans de ses murailles. Un débordement extraordinaire du Tibre ruina presque toutes les parties basses de la ville; plusieurs maisons furent renversées tout d'abord par la violence du fleuve, et les autres tombèrent ensuite à cause du long séjour des eaux. Ce déluge fut suivi d'un incendie plus terrible encore; le feu, qui commença parles plus hauts édifices du Forum, n'épargna même pas son propre sanctuaire, le temple de Vesta, où des vierges choisies pour cet honneur, ou plutôt pour ce supplice, étaient chargées d'alimenter sa vie perpétuellement. Mais alors il ne se contentait pas de vivre, il sévissait, et les vestales épouvantées ne pouvaient sauver de l'embrasement cette divinité fatale qui avait déjà fait périr trois villes 1 où elle était adorée. Alors le pontife Métellus, sans s'inquiéter de son propre salut, se jeta à travers les flammes et parvint à en tirer l'idole, étant lui-même à demi brûlé, car le feu ne sut pas le reconnaître. Etrange divinité, qui n'a seulement pas la force de s'enfuir, de sorte qu'un homme se montre plus capable de courir au secours d'une déesse que la déesse ne l'est d'aller au sien. Aussi bien si ces dieux ne savaient pas se défendre eux-mêmes du feu, comment en auraient-ils garanti la ville placée sous leur protection? et en effet il parut bien qu'ils n'y pouvaient rien du tout. Nous ne parlerions pas ainsi à nos adversaires, s'ils disaient que eurs idoles sont les symboles des biens

1. Troie, Lavinie et Albe

éternels et non les gages des biens terrestres, et qu'ainsi, quand ces symboles viennent à périr, comme toutes les choses visibles et corporelles, l'objet du culte subsiste et le dommage matériel peut toujours être réparé; mais, par un aveuglement déplorable, on s'imagine que des idoles passagères peuvent assurer à une ville une félicité éternelle, et quand nous prouvons à nos adversaires que le maintien même des idoles n'a pu les garantir d'aucune calamité, ils rougissent de confesser une erreur qu'ils sont incapables de soutenir.


319

CHAPITRE XIX.

ÉTAT DÉPLORABLE DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE PENDANT LA SECONDE GUERRE PUNIQUE, OU S'ÉPUISÈRENT LES FORCES DES DEUX PEUPLES ENNEMIS.

Quant à la seconde guerre punique, il serait trop long de rapporter tous les désastres des deux peuples dont la lutte se développait sur de si vastes espaces, puisque, de l'aveu même de ceux qui n'ont pas tant entrepris de décrire les guerres de Rome que de les célébrer, le peuple à qui resta l'avantage parut moins vainqueur que vaincu. Quand Annibal, sorti d'Espagne, se fut jeté sur l'Italie comme un torrent impétueux, après avoir passé les Pyrénées, traversé les Gaules, franchi les Alpes et toujours accru ses forces dans une si longue marche en saccageant ou subjuguant tout, combien la guerre devint sanglante! que de combats, d'armées romaines vaincues, de villes prises, forcées ou détachées du parti ennemi! Que dirai-je de cette journée de Cannes où la rage d'Annibal, tout cruel qu'il était, fut tellement assouvie, qu'il ordonna la fin du carnage? et de ces trois boisseaux d'anneaux d'or qu'il envoya aux Carthaginois après la bataille, pour faire entendre qu'il y était mort tant de chevaliers romains, que la perte était plus facile à mesurer qu'à compter, et pour laisser à penser quelle épouvantable boucherie on avait dû faire de combattants sans anneaux d'or? Aussi le manque de soldats contraignit les Romains à promettre l'impunité aux criminels et à donner la liberté aux esclaves, moins pour recruter leur armée, que pour former une armée nouvelle avec ces soldats infâmes. Ce n'est pas tout: les armes mêmes manquèrent à ces esclaves, ou, pour les appeler d'un nom moins flétrissant, à ces nouveaux (62) affranchis enrôlés pour la défense de la république. On en prit donc dans les temples, comme si les Romains eussent dit à leurs dieux: Quittez ces armes que vous avez si longtemps portées en vain, pour voir si nos esclaves n'en feront point un meilleur usage. - Cependant le trésor public manquant d'argent pour payer les troupes, les particuliers y contribuèrent de leurs propres deniers avec tant de zèle, qu'à l'exception de l'anneau et de la bulle 1, misérables marques de leur dignité, les sénateurs, et à plus forte raison les autres ordres et les tribuns, ne se réservèrent rien de précieux. Quels reproches les païens ne nous feraient-ils pas, s'ils venaient à être réduits à cette indigence, eux qui ne nous les épargnent pas dans ce temps où l'on donne plus aux comédiens pour un vain plaisir qu'on ne donnait autrefois aux légions pour tirer la république d'un péril extrême?


320

CHAPITRE XX.

DE LA RUINE DE SAGONTE, QUI PÉRIT POUR N'AVOIR POINT VOULU QUITTER L'ALLIANCE DES ROMAINS, SANS QUE LES DIEUX DES ROMAINS VINSSENT A SON SECOURS.

Mais de tous les malheurs qui arrivèrent pendant cette seconde guerre punique, il n'y eut rien de plus digne de compassion que la prise de Sagonte 2 Cette ville d'Espagne, si attachée au peuple romain, fut en effet détruite pour lui être demeurée trop fidèle. Annibal, après avoir rompu la paix, uniquement occupé de trouver des occasions de pousser les Romains à la guerre, vint assiéger Sagonte avec une puissante armée. Dès que la nouvelle en parvint à Rome, on envoya des ambassadeurs à Annibal pour l'obliger à lever le siége, et sur son refus, ceux-ci passèrent à Carthage, où ils se plaignirent de cette infraction aux traités; mais ils s'en retournèrent sans avoir rien pu obtenir. Cependant cette ville opulente, si chère à toute la contrée et à la république romaine, fut ruinée par les Carthaginois après huit ou neuf mois de siége. On n'en saurait lire le récit sans horreur, encore moins l'écrire; j'y insisterai pourtant en quelques mots, parce que cela importe à mon sujet. D'abord elle fut tellement désolée par

1. La bulla était une petite boule d'or ou d'argent que portaient au cou les jeunes patriciens
2.Voyez Tite-Live, lib. 21,cap. 6-15

la famine que, suivant quelques historiens, les habitants furent obligés de se repaître de cadavres humains; ensuite, accablés de toutes sortes de misères et ne voulant pas tomber entre les mains d'Annibal, ils dressèrent un grand bûcher où ils s'entr'égorgèrent, eux et leurs enfants, au milieu des flammes. Je demande si les dieux, ces débauchés, ces gourmands, avides à humer le parfum des sacrifices, et qui ne savent que tromper les hommes par leurs oracles ambigus, ne devaient pas faire quelque chose en faveur d'une ville si dévouée aux Romains, et ne pas souffrir qu'elle pérît pour leur avoir gardé une inviolable fidélité, d'autant plus qu'ils avaient été les médiateurs de l'alliance qui unissait les deux cités. Et pourtant Sagonte, fidèle à la parole qu'elle avait donnée en présence des dieux, fut assiégée, opprimée, saccagée par un perfide, pour n'avoir pas voulu se rendre coupable de parjure. S'il est vrai que ces dieux épouvantèrent plus tard Annibal par des foudres et des tempêtes, quand il était sous les murs de Rome, d'où ils le forcèrent àse retirer, que n'en faisaient-ils autant pour Sagonte? J'ose dire qu'il y aurait eu pour eux plus d'honneur à se déclarer en faveur des alliés de Rome, attaqués à cause de leur fidélité et dénués de tout secours, qu'à secourir Rome elle-même, qui combattait pour son propre intérêt et était en état de tenir tête à Annibal. S'ils étaient donc véritablement les protecteurs de la félicité et de la gloire de Rome, ils lui auraient épargné la honte ineffaçable de la ruine de Sagonte. Et maintenant, n'est-ce pas une folie de croire qu'on leur doit d'avoir sauvé Rome des mains d'Annibal victorieux, quand ils n'ont pas su garantir de ses coups une ville si fidèle aux Romains? Si le peuple de Sagonte eût été chrétien, s'il eût souffert pour la foi de l'Evangile, sans toutefois se tuer et se brûler lui-même, il eût souffert du moins avec cette espérance que donne la foi et dont l'objet n'est pas une félicité passagère, mais une éternité bienheureuse; au lieu que ces dieux que l'on doit, dit-on, servir et honorer afin de s'assurer la jouissance des biens pérïssables de cette vie, que pourront alléguer leurs défenseurs pour les excuser de la ruine de Sagonte? à moins qu'ils né reproduisent les arguments déjà invoqués à l'occasion de la mort de Régulus; il n'y a d'autre différence, en effet, sinon que Régulus (63) n'est qu'un seul homme, et que Sagonte est une ville entière; mais ni Régulus, ni les Sagontins ne sont morts que pour avoir gardé leur foi. C'est pour le même motif que l'un voulut retourner aux ennemis et que les autres refusèrent de s'y joindre. Est-ce donc que la fidélité irrite les dieux, ou que l'on peut avoir les dieux favorables et ne pas laisser de périr, soit villes, soit particuliers? Que nos adversaires choisissent. Si ces dieux s'offensent contre ceux qui gardent la foi jurée, qu'ils cherchent des perfides qui les adorent; mais si avec toute leur faveur, villes et particuliers peuvent périr après avoir souffert une infinité de maux, alors certes c'est en vain qu'on les adore en vue de la félicité terrestre. Que ceux, donc qui se croient malheureux parce qu'il leur est interdit d'adorer de pareilles divinités, cessent de se courroucer contre nous, puisque enfin ils pourraient avoir leurs dieux présents, et même favorables, et ne pas laisser non seulement d'être malheureux, mais de souffrir les plus horribles tortures comme Régulus et les Sagontins.



Augustin, Cité de Dieu 315