Augustin, Cité de Dieu 412

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CHAPITRE XII.

DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU L'ÂME DU MONDE ET DU MONDE LE CORPS DE DIEU.

Que dirai-je maintenant de cette doctrine d'un Dieu partout répandu? ne doit-elle pas soulever tout homme intelligent ou plutôt tout homme quel qu'il soit? Certes il n'est pas besoin d'une grande sagacité, à quiconque sait se dégager de l'esprit de contention, pour reconnaître que si Dieu est l'âme du monde et le monde le corps de cette âme, si ce Dieu réside en quelque façon au sein de la nature, contenant toutes choses en soi, de telle sorte que l'âme universelle qui vivifie la masse tout entière soit la substance commune d'où naissent chacune à son tour les âmes de tous les vivants, il suit de là qu'il n'y a aucun être qui ne soit une partie de Dieu. Or, qui ne voit que les conséquences de ce système sont impies et irréligieuses au suprême degré, puisqu'il s'ensuit qu'en marchant sur un corps, je marche sur une partie de Dieu, et qu'en tuant un animal, c'est une partie de Dieu que je tue? Mais je ne veux pas dire tout ce que peut ici suggérer la pensée, sans que le langage puisse décemment l'exprimer.


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CHAPITRE XIII.

DU SYSTÈME QUI N'ADMET COMME PARTIES DE DIEU QUE LES SEULS ANIMAUX RAISONNABLES.

Dira-t-on qu'il n'y a que les animaux raisonnables, comme les hommes, par exemple, qui soient des parties de Dieu? Mais si le monde tout entier est Dieu, je ne vois pas de quel droit on retrancherait aux bêtes leur portion de divinité. Au surplus, à quoi bon insister? ne parlons que de l'animal raisonnable, de l'homme. Quoi de plus tristement absurde que de croire qu'en donnant le fouet à un enfant, on le donne à une partie de Dieu? Que dire de ces parties de Dieu qui deviennent injustes, impudiques, impies, damnables enfin, si ce n'est que pour supporter de pareilles conséquences, il faut avoir perdu le sens? Je demanderai enfin pourquoi Dieu s'irrite contre ceux qui ne l'adorent pas, puisque c'est s'irriter contre des parties de soi-même. Il ne reste donc qu'une chose à dire, c'est que chacun des dieux a sa vie propre, qu'il vit pour soi, sans faire partie d'un autre que soi, et qu'il faut adorer, sinon tous les dieux, car ils sont tellement nombreux que cela est impossible, du moins tous ceux que l'on peut connaître et servir. Ainsi, comme Jupiter est le roi des dieux, j'imagine que c'est à lui qu'on attribue la fondation et l'accroissement de l'empire romain. Car s'il n'était pas l'auteur d'un si grand ouvrage, à quel autre dieu en pourrait-on faire honneur, chacun ayant son emploi distinct qui l'occupe assez et ne lui laisse pas le temps d'entreprendre sur la charge des autres? Il n'y a donc sans contredit que le roi des dieux qui ait pu travailler à l'accroissement et à la grandeur du roi des peuples. (79)



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CHAPITRE XIV.

ON A TORT DE CROIRE QUE C'EST JUPITER QUI VEILLE A LA PROSPÉRITÉ DES EMPIRES, ATTENDU QUE LA VICTOIRE, SI ELLE EST UNE DÉESSE, COMME LE VEULENT LES PAÏENS, A PU SEULE SUFFIRE A CET EMPLOI.

Je demanderai ici tout d'abord pourquoi on n'a pas fait de l'empire un dieu. On n'en peut donner aucune raison, puisqu'on a fait de la victoire une déesse. Qu'est-il même besoin dans cette affaire de recourir à Jupiter, si la victoire a ses faveurs et ses préférences, et si elle va toujours trouver ceux qu'elle veut rendre vainqueurs? Avec la protection de cette déesse, quand même Jupiter resterait les bras croisés ou s'occuperait d'autre chose, de quelles nations, de quels royaumes ne viendrait-on pas à bout? On dira que les gens de bien sont arrêtés par la crainte d'entreprendre des guerres injustes qui n'ont d'autre objet que de s'agrandir aux dépens de voisins pacifiques et inoffensifs. Voilà de beaux sentiments; si ce sont ceux de mes adversaires, je m'en réjouis et je m'en félicite.


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CHAPITRE XV.

S'IL CONVIENT A UN PEUPLE VERTUEUX DE SOUHAITER DE S'AGRANDIR.


Mais il y a dès lors une nouvelle question qui s'élève: c'est de savoir s'il convient à un peuple vertueux de se réjouir de l'agrandissement de son empire. La cause, en effet, ne saurait en être que dans l'injustice de ses voisins qui en l'attaquant sans raison lui ont donné occasion de s'agrandir justement par la guerre. Supposez, en effet, qu'entre tous les peuples voisins régnassent la justice et la paix, tout État serait de peu d'étendue, et au sein de cette médiocrité et de ce repos universels les divers États seraient dans le monde ce que sont les diverses familles dans la cité. Ainsi la guerre et les conquêtes, qui sont un bonheur pour les méchants, sont pour les bons une nécessité. Toutefois, comme le mal serait plus grand si les auteurs d'une agression injuste réussissaient à subjuguer ceux qui ont eu à la subir, on a raison de regarder la ‘victoire des bons comme une chose heureuse; mais cela n'empêche pas que le bonheur ne soit plus grand de vivre en paix avec un bon voisin que d'être obligé d'en subjuguer un mauvais, Car il est d'un méchant de souhaiter un sujet de haine ou de crainte pour avoir un sujet de victoire. Si donc ce n'est que par des guerres justes et légitimes que les Romains sont parvenus à posséder un si vaste empire, je leur propose une nouvelle déesse à adorer: c'est l'Injustice des nations étrangères, qui a si fort contribué à leur grandeur par le soin qu'elle a pris de leur susciter d'injustes ennemis, à qui ils pouvaient faire justement et avantageusement la guerre. Et pourquoi l'injustice ne serait-elle pas une déesse, et une déesse étrangère, puisque la Crainte, la Pâleur et la Fièvre sont au rang des divinités romaines? C'est donc à ces deux déesses, l'Injustice étrangère et la Victoire, qu'il convient d'attribuer la grandeur des Romains, l'une pour leur avoir donné des sujets de guerres, l'autre pour les avoir heureusement terminées sans que Jupiter ait eu la peine de s'en mêler. Quelle part en effet pourrait-on lui attribuer, du moment où les faveurs qui seraient réputées venir de lui sont elles-mêmes prises pour des divinités, et sont honorées et invoquées comme telles? II y aurait part s'il s'appelait Empire, comme l'autre s'appelle Victoire. Or, si l'on dit que l'empire est un présent de Jupiter, pourquoi la victoire n'en serait-elle pas un aussi? Et certes elle en serait un en effet, si au lieu d'adorer une pierre au Capitole, on reconnaissait et on adorait le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs 1.


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CHAPITRE XVI.

POURQUOI LES ROMAINS, QUI ATTACHAIENT UNE DIVINITÉ A TOUS LES OBJETS EXTÉRIEURS ET A TOUTES LES PASSIONS DE L'AME, AVAIENT PLACÉ HORS DE LA VILLE LE TEMPLE DU REPOS.

Je suis fort surpris que les Romains, qui affectaient une divinité à chaque objet et pres. que à chaque mouvement de l'âme, et qui avaient bâti des temples dans la ville à la déesse Agenoria, qui nous fait agir, à la déesse Stimula, qui nous stimule aux actions excessives, à la déesse Murcia, qui, tout au contraire, au lieu de nous exciter, nous rend, dit Pomponius, mous et languissants 2,à la déesse Strenia, qui nous donne de la résolution; je m'étonne, dis-je, qu'ils n'aient pas voulu

1. Ap 19,16
2. Il y a ici un rapport intraduisible dans les mots. La déesse Murcia, dit saint Augustin d'après Pomponius, rend l'homme murcidus c'est-à-dire mou et languissant. Quel est ce Pomponius? on l'ignare

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admettre le Repos aux honneurs publics de Rome et l'aient laissé hors de la porte Colline 1. Etait-ce un signe de leur esprit ennemi du repos, ou plutôt n'était-ce pas une preuve que les adorateurs obstinés de cette troupe de divinités ou plutôt de démons ne peuvent jouir de ce repos auquel le vrai Médecin nous convie, quand il dit: «Apprenez de moi à être u doux et humbles de coeur, et vous trouverez «dans vos âmes le repos 2».


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CHAPITRE XVII.

S1,EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PUISSANT, LA VICTOIRE DOIT ÊTRE TENUE POUR DÉESSE.

Dira-t-on que c'est Jupiter qui envoie la Victoire, et que cette déesse, étant obligée d'obéir au roi des dieux, va trouver ceux qu'il lui désigne et se range de leur côté? Cela aurait un sens raisonnable si, au lieu de Jupiter, roi tout imaginaire, il s'agissait du véritable Roi des siècles, lequel envoie son ange (et non la Victoire, qui n'est pas un être réel) pour distribuer à qui il lui plaît le triomphe ou le revers selon les conseils quelquefois mystérieux, jamais injustes, de sa Providence. Mais si l'on voit dans la Victoire une déesse, pourquoi le Triomphe ne serait-il pas un dieu; et lue n'en fait-on le mari de la Victoire, ou son frère, ou son fils? En général, les idées que les païens se sont formées des dieux sont telles que si je les trouvais dans les poëtes et si je voulais les discuter sérieusement, mes adversaires ne manqueraient pas de me dire que ce sont là des fictions poétiques dont il faut rire au lieu de les prendre au pied de la lettre; et cependant ils ne riaient pas d'eux-mêmes, quand ils allaient, non pas lire dans les poètes, mais consacrer dans les temples ces traditions insensées. C'est donc à Jupiter qu'ils devaient demander toutes choses, c'est à lui seul qu'il fallait s'adresser; car, supposez que la Victoire soit une déesse, mais une déesse soumise à un roi, de quelque côté qu'il l'eût envoyée, on ne peut admettre qu'elle eût osé lui désobéir.

1. Le temple du Repos était situé sur la voie Lavicana, qui commençait à la porte Esquilina. Voyez Tite-Live, lib. 4,cap. 41.2. Mt 11,29


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CHAPITRE XVIII.

SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE.


N'a-t-on pas fait aussi une déesse de la Félicité? ne lui a-t-on pas construit un temple, dressé un autel, offert des sacrifices? Il fallait au moins s'en tenir à elle; car où elle se trouve, quel bien peut manquer? Mais non, la Fortune a obtenu comme elle le rang et les honneurs divins. Y a-t-il donc quelque différence entre la Fortune et la Félicité? On dira que la fortune peut être mauvaise, tandis que la félicité, si elle était mauvaise, ne serait plus la félicité. Mais tous les dieux, de quelque sexe qu'ils soient, si toutefois ils ont un sexe, ne doivent-ils pas être réputés également bons? C'était du moins le sentiment de Platon 1 et des autres philosophes, aussi bien que des plus excellents législateurs. Comment donc se fait-il que la Fortune soit tantôt bonne et tantôt mauvaise? Serait-ce par hasard que, lorsqu'elle devient mauvaise, elle cesse d'être déesse, et se change tout d'un coup en un pernicieux démon? Combien y a-t-il donc de Fortunes? Si vous considérez un certain nombre d'hommes fortunés, voilà l'ouvrage de la bonne fortune, et puisqu'il existe en même temps plusieurs hommes infortunés, c'est évidemment le fait de la mauvaise fortune; or, comment une seule et même fortune serait-elle à la fois bonne et mauvaise, bonne pour ceux-ci, mauvaise pour ceux-là? La question est de savoir si celle qui est déesse est toujours bonne. Si vous dites oui, elle se confond avec la Félicité. Pourquoi alors lui donner deux noms différents? Mais passons sur cela, car il n'est pas fort extraordinaire qu'une même chose porte deux noms. Je me borne à demander pourquoi deux temples, deux cultes, deux autels? Cela vient, disent-ils, de ce que la Félicité est la déesse qui se donne à ceux qui l'ont méritée, tandis que la Fortune arrive aux bons et aux méchants d'une manière fortuite, et c'est de là même qu'elle tire son nom. Mais comment la Fortune est-elle bonne, si elle se donne aux bons et aux méchants sans discernement; et pourquoi la servir, si elle s'offre à tous, se jetant comme une aveugle sur le premier venu, et souvent même abandonnant ceux qui la servent pour s'attacher à

1. Voyez la République, livre II et ailleurs

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ceux qui la méprisent? Que si ceux qui l'adorent se flattent, par leurs hommages, de fixer son attention et ses faveurs, elle a donc égard aux mérites et n'arrive pas fortuitement. Mais alors que devient la définition de la Fortune, et comment peut-on dire qu'elle se nomme ainsi parce qu'elle arrive fortuitement? De deux choses l'une: ou il est inutile de la servir, si elle est vraiment la Fortune; ou si elle sait discerner ceux qui l'adorent, elle n'est plus la Fortune. Est-il vrai aussi que Jupiter l'envoie où il lui plaît? Si cela est, qu'on ne serve donc que Jupiter, la Fortune étant incapable de résister à ses ordres et devant aller où il l'envoie; ou du moins qu'elle n'ait pour adorateurs que les méchants et ceux qui ne veulent rien faire pour mériter et obtenir les dons de la Félicité.

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CHAPITRE XIX.

DE LA FORTUNE FÉMININE.

Les païens ont tant de respect pour cette prétendue déesse Fortune, qu'ils ont très soigneusement conservé une tradition suivant laquelle la statue, érigée en son honneur par les matrones romaines sous le nom de Fortune féminine, aurait parlé et dit plusieurs fois que cet hommage lui était agréable. Le fait serait-il vrai, on ne devrait pas être fort surpris, car il est facile aux démons de tromper les hommes. Mais ce qui aurait dû ouvrir les yeux aux païens, c'est que la déesse qui a parlé est celle qui se donne au hasard, et non celle qui a égard aux mérites. La Fortune a parlé, dit-on, mais la Félicité est restée muette; pourquoi cela, je vous prie, sinon pour que les hommes se missent peu en peine de bien vivre, assurés qu'ils étaient de la protection de la déesse aux aveugles faveurs? Et en vérité, si la Fortune a parlé, mieux eût valu que ce fût la Fortune virile 1 que la Fortune féminine, afin de ne pas laisser croire que ce grand miracle n'est en réalité qu'un bavardage de matrones.


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CHAPITRE XX.

DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS ONT HONORÉES COMME DES DÉESSES PAR DES TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QU'IL Y A BEAUCOUP D'AUTRES VERTUS QUI ONT LE MÊME DROIT A ÊTRE TENUES POUR DES DIVINITÉS.

Ils ont fait une déesse de la Vertu, et certes,

1. Plutarque assure qu'il y avait à Rome un temple dédié par le roi Ancus Martius à la Fortune virile (De fort. Roman., p. 318, F. - Comp. Ovide, Fastes, lib. 4,vers 145 et seq


s'il existait une telle divinité, je conviens qu'elle serait préférable à beaucoup d'autres; mais comme la vertu est un don de Dieu, et non une déesse, ne la demandons qu'à Celui qui seul peut la donner, et toute la tourbe des faux dieux s'évanouira. Pourquoi aussi ont-ils fait de la Foi une déesse, et lui ont-ils consacré un temple et un autel 1? L'autel de la Foi est dans le coeur de quiconque est assez éclairé pour la posséder. D'où savent-ils d'ailleurs ce que c'est que la Foi, dont le meilleur et le principal ouvrage est de faire croire au vrai Dieu? Et puis le culte de la Vertu ne suffisait-il pas? La Foi n'est-elle pas où est la Vertu? Eux-mêmes n'ont-ils pas divisé la Vertu en quatre espèces: la prudence, la justice, la force et la tempérance2? Or, la foi fait partie de la justice, surtout parmi nous qui savons que «le juste vit de la foi 3». Mais je m'étonne que des gens si disposés à multiplier les dieux, et qui faisaient une déesse de la Foi, aient cruellement offensé plusieurs déesses en négligeant de diviniser toutes les autres vertus. La Tempérance, par exemple, n'a-t-elle pas mérité d'être une déesse, ayant procuré tant de gloire à quelques-uns des plus illustres Romains? Pourquoi la Force n'a-t-elle pas des autels, elle qui assura la main de Mucius Scévola 4 sur le brasier ardent, elle qui précipita Curtius 5 dans un gouffre pour le bien de la patrie, elle enfin qui inspira aux deux Décius 6 de dévouer leur vie au salut de l'armée, si toutefois il est vrai que ces Romains eussent la force véritable, ce que nous n'avons pas à examiner présentement. Qui empêche aussi que la Sagesse et la Prudence ne figurent au rang des déesses? Dira-t-on qu'en honorant la Vertu en général, on honore toutes ces vertus? A ce compte, on pourrait donc aussi n'adorer qu'un seul Dieu, si on croit que tous les dieux ne sont que des parties du Dieu suprême. Enfin la Vertu comprend aussi la Foi et la Chasteté, qui ont été jugées dignes d'avoir leurs autels propres dans des temples séparés.

1. Ce temple était l'ouvrage du roi Numa, selon Tite-Live, lib. 1,cap. 21
2. Cette classification des vertus est de Platon. Voyez la République, livre IV et ailleurs. Voyez aussi Cicéron, De offic., lib. I
3. Ha 2,4
4. Voyez Tite-Live, lib. 2,cap. 12
5. Voyez Tite-Live, lib. 7,cap. 6
6. Voyez Tite-Live, lib. 8,cap. 9, et lib. 10,cap. 28

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CHAPITRE XXI.

LES PAÏENS, N'AYANT PAS LA CONNAISSANCE DES DONS DE DIEU, AURAIENT DU SE BORNER AU CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ.

Disons-le nettement: toutes ces déesses ne sont pas filles de la vérité, mais de la vanité. Dans le fait, les vertus sont des dons du vrai Dieu, et non pas des déesses. D'ailleurs, quand on possède la Vertu et la Félicité, qu'y a-t-il à souhaiter de plus? et quel objet pourrait suffire à qui ne suffisent pas la Vertu, qui embrasse tout ce qu'on doit faire, et la Félicité, qui renferme tout ce qu'on peut désirer? Si les Romains adoraient Jupiter pour en obtenir ces deux grands biens (car le maintien d'un empire et son accroissement, supposé que ce soient des biens, sont compris dans la Félicité), comment n'ont-ils pas vu que la Félicité, aussi bien que la Vertu, est un don de Dieu, et non pas une déesse? Ou si on voulait y voir des divinités, pourquoi ne pas s'en contenter, sans recourir à un si grand nombre d'autres dieux? Car enfin rassemblez par la pensée toutes les attributions qu'il leur a plu de partager entre tous les dieux et toutes les déesses, je demande s'il est possible de découvrir un bien quelconque qu'une divinités puisse donner à qui posséderait la Vertu et la Félicité. Quelle science aurait-il à demander à Mercure et à Minerve, du moment que la Vertu contient en soi toutes les sciences, suivant la définition des anciens, qui entendaient par Vertu l'art de bien vivre, et faisaient venir le mot latin ars du mot grec àreté qui signifie vertu? Si la Vertu suppose de l'esprit, qu'était-il besoin du père Catius, divinité chargée de rendre les hommes fins et avisés 1, la Félicité pouvant aussi d'ailleurs leur procurer cet avantage car naître spirituel est une chose heureuse; et c'est pourquoi ceux qui n'étaient pas encor nés, ne pouvant servir la Félicité pour en obtenir de l'esprit, le culte que lui rendaient leurs parents devait suppléer à ce défaut. Quelle nécessité pour les femmes en couche d'invoquer Lucine, quand, avec l'assistance de la Félicité, elles pouvaient non-seulement accoucher heureusement, mais encore mettre au monde des enfants bien partagés? était-i besoin de recommander à la déesse Opis l'enfant qui naît, au dieu Vaticanus l'enfant qui

1. Le dieu Catius, dit le texte, rend les hommes cati, c'est-à-dire fins


vagit, à la déesse Cunina l'enfant au berceau, à la déesse Rumina l'enfant qui tète, au dieu Statilinus les gens qui sont debout, à la déesse Adéona ceux qui nous abordent, à la déesse Abéona ceux qui s'en vont 1? pourquoi fallait-il s'adresser à la déesse Mens pour être intelligent, au dieu Volumnus et à la déesse Volumna pour posséder le bon vouloir, aux dieux des noces pour se bien marier, aux dieux des champs et surtout à la déesse Fructesea pour avoir une bonne récolte, à Mars et à Bellone pour réussir à la guerre, à la déesse Victoire pour être victorieux, au dieu Honos pour avoir des honneurs, à la déesse Pécunia pour devenir riche, enfin au dieu Asculanus et à son fils Argentinus pour avoir force cuivre et force argent 2? Au fait, la monnaie d'argent a été précédée par la monnaie de cuivre; et ce qui m'étonne, c'est qu'Argentinus n'ait pas à son tour engendré Aurinus, puisque la monnaie d'or est venue après. Si ce dieu eût existé, il est à croire qu'ils l'auraient préféré à son père Argentinus et à son grand-père Asculanus, comme ils ont préféré Jupiter à Saturne. Encore une fois, qu'était-il nécessaire, pour obtenir les biens de l'âme ou ceux du corps, ou les biens extérieurs, d'adorer et d'invoquer cette foule de dieux que je n'ai pas tous nommés, et que les païens eux-mêmes n'ont pu diviser et multiplier à l'égal de leurs besoins, alors que la déesse Félicité pouvait si aisément les résumer tous? Et non-seulement elle seule suffisait pour obtenir tous les biens, mais aussi pour éviter tous les maux; car A quoi bon invoquer la déesse Fessonia contre la fatigue, la déesse Pellonia pour expulser l'ennemi, Apollon ou Esculape contre les maladies, ou ces deux médecins ensemble, quand le cas était grave? à quoi bon enfin le dieu Spiniensis pour arracher les épines des champs, et la déesse Rubigo 3 pour écarter la nielle? La seule Félicité, par sa présence et sa protection, pouvait détourner ou dissiper tous ces maux. Enfin, puisque nous traitons ici de la Vertu et de la Félicité, si la Félicité est la récompense de la Vertu, ce n'est donc pas une déesse, mais un don de Dieu; ou si c'est une déesse, pourquoi

1. Adeona de adire, aborder; Abeona de abire, s'en aller
2. On sait que le nom de la déesse Mens signifie intelligence, que Pecunia veut dire monnaie, richesse. Aesculanus vient de aes, airain, cuivre
3. Ovide décrit les Rubiginalia, fétea de la déesse Rubigo, dans ses Fastes, lib. 4,vers. 907 et seq

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ne dit-on pas que c'est elle aussi qui donne la vertu, puisque être vertueux est une grande félicité?

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CHAPITRE XXII.

DE LA SCIENCE QUI APPREND.A SERVIR LES DIEUX, SCIENCE QUE VARRON SE GLORIFIE D'AVOIR APPORTÉE AUX ROMAINS.

Quel est donc ce grand service que Varron se vante d'avoir rendu à ses concitoyens, enleur enseignant non-seulement quels dieux ils doivent honorer, mais encore quelle est lafonction propre de chaque divinité? Comme il ne sert de rien, dit-il, de connaître un médecin de nom et de visage, si l'on ne sait pas qu'il est médecin; de même il est inutile de savoir qu'Esculape est un dieu, si l'on ignore qu'il guérit les maladies, et à quelle fin on peutavoir à l'implorer. Varron insiste encore sur cette pensée à l'aide d'une nouvelle comparaison: «On ne peut vivre agréablement», dit-il, «et même on ne peut pas vivre du tout, si
l'on ignore ce que c'est qu'un forgeron, un boulanger, un couvreur, en un mot tout artisan à qui on peut avoir à demander un ustensile, ou encore si l'on ne sait où s'adresser pour un guide, pour un aide, pour un maître; de même la connaissance des dieux n'est utile qu'à condition de savoir quelle est pour chaque divinité la faculté, la puissance, la fonction qui lui sont propres». Et il ajoute: «Par ce moyen nous pouvons apprendre quel dieu il faut appeler et invoquer dans chaque cas particulier, et nous n'irons pas faire comme les baladins, qui demandent de l'eau à Bacchus et aux Nymphes du vin». Oui certes, Varron a raison: voilà une science très utile, et il n'y a personne qui ne lui rendît grâce, si sa théologie était conforme à la vérité, c'est-à-dire s'il apprenait aux hommes à adorer le Dieu unique et véritable, source de tous les biens.

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CHAPITRE XXIII.

LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER LA FÉLICITÉ, BIEN QU'ILS ADORASSENT UN TRÈSGRAND NOMBRE DE DIVINITÉS, ET QUE CELLE-CI DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES.

Mais revenons à la question, et supposons que les livres et le culte des païens soient fondés sur la Vérité, et que la Félicité soit une déesse; pourquoi ne l'ont-ils pas exclusivement adorée, elle qui pouvait tout donner et rendre l'homme parfaitement heureux? Car enfin on ne peut désirer autre chose que le bonheur. Pourquoi ont-ils attendu si tard, après tant de chefs illustres, et jusqu'à Lucullus 1, pour leur élever des autels? pourquoi Romulus, qui voulait fonder une cité heureuse, n'a-t-il pas consacré un temple à cette divinité, de préférence à toutes les autres qu'il pouvait se dispenser d'invoquer, puisque rien ne lui aurait manqué avec elle? En effet, sans son assistance il n'aurait pas été roi, ni placé ensuite au rang des dieux. Pourquoi donc a-t-il donné pour dieux aux Romains Janus, Jupiter, Mars, Picus, Faunus, Tibérinus, Hercule? Quelle nécessité que Titus Tatius y ait ajouté Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, la Lumière 2,et je ne sais combien d'autres, jusqu'à la déesse Cloacine, en même temps qu'il oubliait la Félicité? D'où vient que Numa a également négligé cette divinité, lui qui a introduit tant de dieux et tant de déesses? Serait-ce qu'il n'a pu la découvrir dans la foule? Certes, si le roi Hostilius l'eût connue et adorée, il n'eût pas élevé des autels à la Peur et à la Pâleur. En présence de la Félicité, la Peur et la Pâleur eussent disparu, je ne dis pas apaisées, mais mises en fuite.Au surplus, comment se fait-il que l'empire romain eût déjà pris de vastes accroissements, avant que personne adorât encore la Félicité? Serait-ce pour cela qu'il était plus vaste qu'heureux? Car comment la félicité véritable se fût-elle trouvée où la véritable piété n'était pas? Or, la piété, c'est le cuite sincère du vrai Dieu, et non l'adoration de divinités fausses qui sont autant de démons. Mais depuis même que la Félicité eut été reçue au nombre des dieux, cela n'empêcha pas les guerres civiles d'éclater. Serait-ce par hasard qu'elle fut justement indignée d'avoir reçu si tardivement des honneurs qui devenaient une sorte d'injure, étant partagés avec Priapa et Cloacine, avec la Peur, la Pâleur et la Fièvre, et tant d'autres idoles moins faites pour être adorées que pour perdre leurs adorateurs?Si l'on voulait après tout associer une si grande déesse à une troupe si méprisable, que

1. C'est vers l'an de Rome 679 que Lucinins Lucullus, après avoir vaincu Mithridate et Tigrae, éleva un temple à la Félicité
2. Il est probable qu'en cet endroit saint Augustin s'appuie sur Varron. Dans le De ling. lat,, lib. 5,§ 74, le théologien romain cite comme divinités sabines, introduites par le roi Titus Tatius: Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, et en outre le dieu Summanus, dont saini Augustin va parler à la fin du chapitre

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ne lui rendait-on tout au moins des honneurs plus distingués? Est-ce une chose supportable que la Félicité n'ait été admise ni parmi les dieux Consentes 3,qui composent, dit-on, le conseil de Jupiter, ni parmi les dieux qu'on appelle Choisis? qu'on ne lui ait pas élevé quelque temple qui se fît remarquer par la hauteur de sa situation et par la magnificence de son architecture? Pourquoi même n'aurait-on pas fait plus pour elle que pour Jupiter? car si Jupiter occupe le trône, c'est la Félicité qui le lui a donné. Je suppose, il est vrai, qu'en possédant le trône il a possédé la félicité; mais la félicité vaut encore mieux qu'un trône: car vous trouverez sans peine un homme à qui la royauté fasse peur; vous n'en trouverez pas qui refuse la félicité. Que l'on demande aux dieux eux-mêmes, par les augures ou autrement, s'ils voudraient céder leur place à la Félicité, au cas où leurs temples ne laisseraient pas assez d'espace pour lui élever un édifice digne d'elle; je ne doute point que Jupiter en personne ne lui abandonnât sans résistance les hauteurs du Capitole. Car nul ne peut résister à la félicité, à moins qu'il ne désire être malheureux, ce qui est impossible. Assurément donc, Jupiter n'en userait pas comme firent à son égard les dieux, Mars et Terme et la déesse Juventas, qui refusèrent nettement de lui céder la place, bien qu'il soit leur ancien et leur roi. On lit, en effet, dans les historiens romains, que Tarquin, lorsqu'il voulut bâtir le Capitole en l'honneur de Jupiter, voyant la place la plus convenable occupée par plusieurs autres dieux, et n'osant en disposer sans leur agrément, mais persuadé en même temps que ces dieux ne feraient pas difficulté de se déplacer pour un dieu de cette importance et qui était leur roi, s'enquit par les augures de leurs dispositions; tous consentirent à se retirer, excepté ceux que j'ai déjà dits: Mars, Terme et Juventas; de sorte que ces trois divinités furent admises dans le Capitole, mais sous des représentations si obscures qu'à peine les plus doctes savaient les y découvrir. Je dis donc que Jupiter n'eût pas agi de cette façon, ni traité la Félicité comme il fut traité lui-même par Mars, Terme et Juventas; mais

1. Il parait que ce nom est d'origine étrusque, et que les grande dieux étaient appelés Consentes et Complices à cause de l'harmonie de leurs mouvements célestes. Voyez Varron, d'après Arnobe, Contr. gent., lib. 3,p. 117, et l'Hist. des relig. de l'antiq., par Creuzer et Guignaut, liv. 5,ch. 2,aect. 2assurément ces divinités mêmes, qui résistèrent à Jupiter, n'eussent pas résisté à la Félicité, qui leur a donné Jupiter pour roi; ou si elles lui eussent résisté, c'eût été moins par mépris que par le désir de garder une place obscure dans le temple de la Félicité, plutôt que de briller sans elle dans des sanctuaires particuliers.Supposons donc la Félicité établie dans un lieu vaste et éminent; tous les citoyens sauraient alors où doivent s'adresser leurs voeux légitimes. Secondés par l'inspiration de la nature, ils abandonneraient cette multitude inutile de divinités, de sorte que le temple de la Félicité serait désormais le seul fréquenté par tous ceux qui veulent être heureux, c'est-à-dire par tout le monde, et qu'on ne demanderait plus la félicité qu'à la Félicité elle-même, au lieu de la demander à tous les dieux. Et en effet que demande-t-on autre chose à quelque dieu que ce soit, sinon la félicité ou ce qu'on croit pouvoir y contribuer? Si donc il dépend de la Félicité de se donner à qui bon lui semble, ce dont on ne peut douter qu'en doutant qu'elle soit déesse, n'est-ce pas une folie de demander la félicité à toute autre divinité, quand on peut l'obtenir d'elle-même? Ainsi donc il est prouvé qu'on devait lui donner une place éminente et la mettre au-dessus de tous les dieux. Si j'en crois une tradition consignée dans les livres des païens, les anciens Romains avaient en plus grand honneur je ne sais quel dieu Summanus 1, à qui ils attribuaient les foudres de la nuit, que Jupiter lui-même, qui ne présidait qu'aux foudres du jour; mais depuis qu'on eut élevé à Jupiter un temple superbe et un lieu éminent, la beauté et La magnificence de l'édifice attirèrent tellement la foule, qu'à peine aujourd'hui se trouverait-il un homme, je ne dis pas qui ait entendu parler du dieu Sunimanus, car il y a longtemps qu'on n'en parle plus, mais qui se souvienne même d'avoir jamais lu son nom. Concluons que la Félicité n'étant pas une déesse, mais un don de Dieu, il ne reste qu'à se tourner vers Celui qui seul peut la donner, et à laisser là cette multitude de faux dieux adorée par une multitude d'hommes insensés, qui travestissent en dieux les dons de Dieu et offensent par l'obstination

1. Cette tradition sur le dieu Summanus est en effet rapportée par Pline l'Ancien, Hist. nat., lib. 2,cap. 53. Cicéron (De divin., lib. 1,cap.I), et Ovide (Fastes, lib. VI., v.731 et 732) parlent aussi du dieu Summanus, qui n'était peut-être pas différent de Pluton

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d'une volonté superbe le dispensateur de ces dons. Il ne peut manquer en effet d'être malheureux celui qui sert la Félicité comme une déesse et abandonne Dieu, principe de la félicité, semblable à un homme qui lécherait du pain en peinture, au lieu de s'adresser à qui possède du pain véritable.


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CHAPITRE XXIV.

QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER D'ADORER LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX.

Voyons maintenant les raisons des païens: Peut-on croire, disent-ils, que nos ancêtres eussent assez peu de sens pour ignorer que la Félicité et la Vertu sont des dons divins et non des dieux? mais comme ils savaient aussi que nul ne peut posséder ces dons à moins de les tenir de quelque dieu, faute de connaître les noms des dieux qui président aux divers objets qu'on peut désirer, ils les appelaient du nom de ces objets mêmes, tantôt avec un léger changement, comme de bellum, guerre, ils ont fait Bellone; de cunae, berceau, Cunina; de seges, moisson, Segetia; de pomum, fruit, Pomone; de boves, boeufs, Bubona 1; et tantôt sans aucun changement, comme quand ils ont nommé Pecunia la déesse qui donne l'argent, sans penser toutefois que l'argent fût une divinité; et de même, Vertu la déesse qui donne la vertu; Honos, le dieu qui donne l'honneur; Concordia, la déesse qui donne la concorde, et Victoria, celle qui donne la victoire. Ainsi, disent-ils, quand on croit que la Félicité est une déesse, on n'entend pas la félicité qu'on obtient, mais le principe divin qui la donne.



Augustin, Cité de Dieu 412