Augustin, Cité de Dieu 518

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CHAPITRE XVIII.

LES CHRÉTIENS N'ONT PAS A SE GLORIFIER DE CE QU'ILS FONT POUR L'AMOUR DE LA PATRIE CÉLESTE, QUAND LES ROMAINS ONT FAIT DE SI GRANDES CHOSES POUR UNE PATRIE TERRESTRE ET POUR UNE GLOIRE TOUT HUMAINE.

Qu'y a-t-il donc de si grand à mépriser tous les charmes les plus séduisants de la vie présente pour cette patrie éternelle et céleste, quand pour une patrie terrestre et temporelle Brutus a pu se résoudre à faire mourir ses enfants, sacrifice que la divine patrie n'exige pas? Il est sans doute bien plus difficile d'immoler ses enfants que de faire ce qu'elle exige, je veux dire de donner aux pauvres ou d'abandonner pour la foi ou pour la justice des biens qu'on n'amasse et qu'on ne conserve que pour ses enfants. Car ce ne sont pas les richesses de la terre qui ‘nous rendent heureux, nous et nos enfants, puisque nous pouvons les perdre durant notre vie ou les laisser après notre mort en des mains inconnues ou détestées; mais Dieu, qui est la vraie richesse des âmes, est aussi le seul qui puisse leur donner le bonheur. Brutus a-t-il été heureux?

1. Voyez plus haut, livre 1,ch. 34

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Non, et j'en atteste le poëte même qui célèbre son sacrifice:

«Ce père, dit-il, enverra au supplice des fils séditieux au nom de la liberté sainte. Malheureux, quelque jugement que porte sur lui la postérité!»

Et il ajoute pour le consoler:

«Mais l'amour de la patrie est plus fort, et la tendresse paternelle cède à un immense désir de la gloire 1».

C'est cet amour de la patrie et ce désir de la gloire qui ont inspiré aux Romains tout ce qu'ils ont fait de merveilleux. Si donc, pour la liberté de quelques hommes qui mourront demain, et pour une gloire terrestre, un père a pu sacrifier ses propres enfants, est-ce beaucoup faire pour gagner la liberté véritable, qui nous affranchit du péché, de la mort et du démon, et pour contenter, non pas notre vanité, mais notre charité, par la délivrance de nos semblables, captifs, non de Tarquin, mais des démons et de leur roi, est-ce beaucoup faire, encore une fois, je ne dis pas de faire mourir nos enfants, mais de mettre au nombre de nos enfants les pauvres de Jésus-Christ?On rapporte que Torquatus, général romain, punit de mort son fils victorieux, que l'ardeur de la jeunesse avait emporté à combattre, malgré l'ordre du chef, un ennemi qui le provoquait. Torquatus jugea sans doute que l'exemple de son autorité méprisée pouvait causer plus de mal que ne ferait de bien la victoire obtenue sur l'ennemi 2; mais si un père a pu s'imposer une si dure loi, de quoi ont à se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois de la céleste patrie, méprisent les biens de la terre, moins chers à leur coeur que des enfants? Si Camille 3,après avoir délivré sa patrie des redoutables attaques des Véiens, ne laissa pas, quoiqu'elle l'eût sacrifié à ses envieux, de la sauver encore en repoussant les Gaulois, faute de trouver une autre patrie où il pût vivre avec gloire, pourquoi celui-là se vanterait-il, qui, ayant reçu dans l'Eglise la plus cruelle injure de la part de charnels ennemis, loin de se jeter parmi les hérétiques ou de former une hérésie nouvelle, aurait défendu de tout son pouvoir la pureté de la doctrine de l'Eglise contre les efforts de l'hérésie, pourquoi se vanterait-il, puisqu'il n'y a

1. Virgile, Enéide, livre 6,vers 820, 823
2. Voyez plue haut, livre 1,ch. 23
3. Voyez plus haut, livre 2,ch. 17, et livre 4,ch. 7

pas d'autre Eglise où l'on puisse, je ne dis pas jouir de la gloire des hommes, mais acquérir la vie éternelle? Si Mucius Scévola 1, trompé dans son dessein de tuer Porsenna qui assiégeait étroitement Rome, étendit la main sur un brasier ardent en présence de ce prince, l'assurant qu'il y avait encore plusieurs jeunes Romains aussi hardis que lui qui avaient juré sa mort, en sorte que Porsenna, frappé de son courage et effrayé d'une conjuration si terrible, conclut sans retard la paix avec les Romains, qui croira avoir mérité le royaume des cieux, quand, pour l'obtenir, il aura abandonné sa main, je dis plus, tout son corps aux flammes des persécuteurs? Si Curtius 2 se précipita tout armé avec son cheval dans un abîme, pour obéir à l'oracle qui avait commandé aux Romains d'y jeter ce qu'ils avaient de meilleur (les Romains, qui excellaient surtout par leurs guerriers et par leurs armes, ne croyaient rien avoir de meilleur qu'un guerrier armé), qui s'imaginera avoir fait quelque chose de grand en vue de la Cité céleste, pour avoir souffert, sans la prévenir, une semblable mort, quand surtout il a reçu b de son Seigneur, du Roi de sa véritable patrie, cet oracle bien plus certain: «Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l'âme 3».Si les Décius 4, se consacrant à la mort par de certaines paroles, ont versé leur sang pour apaiser les dieux irrités et sauver l'armée romaine, que les saints martyrs ne croient pas que pour avoir, eux aussi, répandu leur sang, ils aient rien fait qui soit digne du séjour de la véritable et éternelle félicité, alors même que soutenus par la charité de la foi et par la foi de la charité, ils auraient aimé non-seulement leurs frères pour qui coulait leur sang, mais leurs ennemis mêmes qui le faisaient couler. Si Marcus Pulvillus5, dédiant un temple à Jupiter, à Junon et à Minerve, se montra insensible à la fausse nouvelle de la mort de son fils, que ses ennemis lui portèrent pour qu'il quittât la cérémonie et en laissât à son collègue tout l'honneur; si même il commanda que le corps de son fils fût jeté sans sépulture, faisant céder la douleur paternelle

1. Voyez Tite-Live, lib. 2,cap. 12, 13
2. Voyez Tite-Live, lib. vn, cap. 6
3. Mt 10,28
4. Voyez Tite-Live, lib. 8,cap. 9, et lib. 10,cap. 28
5. Comp. Plutarque, Vie de Publicola, ch. 14, et Tite-Live, liv. 2,chap. 8

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à l'amour de la gloire, osera-t-on prétendre avoir fait quelque chose de considérable pour la prédication de l'Evangile, qui délivre les hommes de mille erreurs pour les ramener vers la patrie véritable, par cela seul qu'on se sera conformé à cette parole du Seigneur, disant à un de ses disciples préoccupé d'ensevelir son père: «Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts 1». Si Régulus 2,pour ne pas manquer de parole à de cruels ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant plus, disait-il, vivre à Rome avec honneur, après avoir été esclave des Africains; s'il expia par les plus horribles supplices le conseil qu'il avait donné au sénat de repousser les offres de Carthage, quels tourments le chrétien ne doit-il pas mépriser pour garder sa foi envers cette patrie dont l'heureuse possession est le prix de cette foi même? Et rendra-t-il au Seigneur tout ce qu'il lui doit en retour des biens qu'il en a reçus, s'il souffre, pour garder sa foi envers son bienfaiteur, ce que Régulus souffrit pour garder la sienne envers des ennemis impitoyables? Comment osera-t-il s'enorgueillir d'avoir embrassé la Pauvreté afin de marcher d'un pas plus libre dans la voie qui mène à la patrie dont Dieufait toute la richesse, quand il peut savoir que L. Valérius 3,mort consul, était si pauvre que le peuple dut contribuer aux frais de ses funérailles; que Quintus Cincinnatus 4, dont la fortune se bornait à quatre arpents de terre qu'il cultivait lui-même, fut tiré de la charrue pour être fait dictateur, et qu'après avoir vaincu les ennemis et s'être couvert d'une gloire immortelle, il resta pauvre comme auparavant? Ou qui croira avoir fait preuve d'une grande vertu en ne se laissant pas entraîner par l'attrait des biens de ce monde loin de la patrie bienheureuse, lorsqu'il voit Fabricius rejeter toutes les offres de Pyrrhus, roi d'Epire, même le quart de son royaume, pour ne pas quitter Rome et y rester pauvre et simple citoyen? En effet, au temps où la république était opulente, où florissait vraiment la chose publique, la chose du peuple, la chose de tous, les particuliers étaient si

1. Mt 8,22
2. Voyez plus haut, livre 1,ch. 15 et 34
3. Il y a ici quelque inexactitude: Valérlus Publicola n'avait pas pour surnom Lucius, mais Publius, il ne mourut pas consul, mais un an après son consulat, comme l'attestent Tite-Live (lib. 2,cap. 16) et les autres historiens romains
4. Voyez Tite-Live, lib. 3,cap. 26, et Valère Maxime, lib. 4,cap. 4, § 7


pauvres, qu'un personnage, qui avait été deux fois consul, fut chassé du sénat par le censeur, parce qu'il avait dans sa maison dix marcs de vaisselle d'argent 1. Or, si telle était la pauvreté de ces hommes dont les victoires enrichissaient le trésor public, les chrétiens qui mettent leurs biens en commun pour une fin tout autrement excellente, c'est-à-dire pour se conformer à ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres: «Qu'il soit distribué à chacun selon ses besoins, et que nul ne possède rien en propre, mais que tout soit commun entre tous les fidèles 2»; les chrétiens, dis-je, doivent comprendre qu'ils n'ont aucun sujet de se glorifier de ce qu'ils font pour être admis dans la compagnie des anges, quand ces idolâtres en ont fait presque autant pour conserver la gloire du nom romain.Il est assez clair que tous ces traits de grandeur et beaucoup d'autres, qui se rencontrent dans les annales de Rome, ne seraient point parvenus à un tel renom, si l'empire romain n'avait pris de prodigieux accroissements; d'où l'on voit que cette domination si étendue, si persistante, illustrée par les vertus de si grands hommes, a eu deux principaux effets: elle a été pour les Romains amoureux de la gloire, la récompense où ils aspiraient, et puis elle nous offre, dans le spectacle de leurs grandes actions, un exemple qui nous avertit de notre devoir, afin que si nous ne pratiquons pas pour la glorieuse Cité de Dieu les vertus véritables dont les Romains n'embrassaient que l'image en travaillant à la gloire d'une cité de la terre, nous en ayons de la confusion, et que, si nous les pratiquons, nous n'en ayons pas de vanité. Car nous apprenons de l'Apôtre «que les souffrances de cette vie n'ont point de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous 3». Quant à la gloire humaine et temporelle, la vertu des Romains y était proportionnée. Aussi, quand le Nouveau Testament, déchirant le voile de l'Ancien, est venu nous apprendre que le Dieu unique et véritable veut être adoré, non point en vue des biens terrestres et temporels que la Providence accorde également aux bons et aux méchants, mais en vue de la vie éternelle et des biens impérissables de la Cité d'en haut, nous avons vu les Juifs justement livrés à l'empire romain pour servir de trophée à sa gloire: c'est que Dieu a voulu que ceux qui avaient recherché et conquis par leurs vertus, quoique purement humaines, la gloire des hommes, soumissent à leur joug une nation criminelle qui avait rejeté et mis à mort le Dispensateur de la- véritable gloire, le Roi de l'éternelle Cité.

1. Ce personnage se nommait P. Cornélius Ruffinus, et c'est Fabricius qui le fit exclure du sénat. Voyez Valère Maxime, lib. 2,cap. 9, § 4, et Aulu-Gelle, Noc. att., lib. 4,cap. 4
2. Ac 2,44-45 Ac 4,32
3. Rm 8,18

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CHAPITRE XIX.

EN QUOI L'AMOUR DE LA GLOIRE DIFFÈRE DE L'AMOUR DE LA DOMINATION.

Il y a certainement de la différence entre l'amour de la gloire et l'amour de la domination; car bien que l'amour immodéré de la gloire conduise à la passion de dominer, ceux qui aiment ce qu'il y a de plus solide dans les louanges des hommes n'ont garde de déplaire aux bons esprits. Parmi les vertus, en effet, il en est plusieurs dont beaucoup d'hommes sont bons juges, quoiqu'elles soient pratiquées par un petit nombre, et c'est par là que marchent à la gloire et à la domination ceux dont Salluste dit qu'ils suivent la bonne voie 1. Au contraire, quiconque désire la domination sans avoir cet amour de la gloire qui fait qu'on craint de déplaire aux bons esprits, aucun moyen ne lui répugne, pas même les crimes les plus scandaleux, pour contenter sa passion. Tout au moins celui qui aime la gloire, s'il ne prend pas la bonne voie, se sert de ruses et d'artifices pour paraître ce qu'il n'est pas. Aussi est-ce à un homme vertueux une grande vertu de mépriser la gloire, puisque Dieu seul en est le témoin et que les hommes n'en savent rien. Et, en effet, quoi qu'on fasse devant les hommes pour leur persuader qu'on méprise la gloire, on ne peut guère les empêcher de soupçonner que ce mépris ne cache le désir d'une gloire plus grande. Mais celui qui méprise en réalité les louanges des hommes, méprise aussi leurs soupçons téméraires, sans aller toutefois, s'il est vraiment homme de bien, jusqu'à mépriser leur salut; car la vertu véritable, qui vient du Saint-Esprit, porte le véritable juste à aimer même ses ennemis, à les aimer jusqu'au point de les voir avec joie devenir, en se corrigeant, ses compagnons de félicité, non dans la patrie d'ici-bas, mais

1. Voyez plus haut, ch. 12.

dans celle d'en haut. Et quant à ceux qui le louent, bien qu'il soit insensible à leurs louanges, il ne l'est pas à leur affection; aussi, ne voulant pas être au-dessous de leur estime, de crainte d'être au-dessous de leur affection, il s'efforce de tourner leurs louanges vers l'Etre souverain de qui nous tenons tout ce qui mérite en nous d'être loué. Quant à celui qui, sans être sensible à la gloire, désire ardemment la domination, il est plus cruel et plus brutal que les bêtes. Il s'est rencontré chez les Romains quelques hommes de cette espèce, indifférents à l'estime -et toutefois très avides de dominer. Parmi ceux dont l'histoire fait mention, l'empereur Néron mérite incontestablement le premier rang. Il était si amolli par la débauche qu'on n'aurait redouté de lui rien de viril, et si cruel qu'on n'aurait rien soupçonné en lui d'efféminé, si on ne l'eût connu. Et pourtant la puissance souveraine n'est donnée à de tels hommes que par la providence de Dieu, quand il juge que les peuples méritent de tels maîtres. Sa parole est claire sur ce point; c'est la sagesse même qui parle ainsi: «C'est moi qui fais régner les rois et dominer les tyrans 1». Et afin qu'on n'entende pas ici tyran dans le sens de roi puissant, selon l'ancienne acception du mot 2, adoptée par Virgile dans ce vers:

«Ce sera pour moi un gage de paix d'avoir touché la droite du tyran des Troyens3»,

il est dit clairement de Dieu en un autre endroit: «C'est lui qui fait régner les princes fourbes, à cause des péchés du peuple 4». Ainsi, bien que. j'aie assez établi, selon mes forces, pourquoi le seul Dieu véritable et juste a aidé les Romains à fonder un si grand empire, en récompense de ce que le monde appelle leurs vertus, il se peut toutefois qu'il y ait une raison plus cachée de leur prospérité; car Dieu sait ce que méritent les peuples et nous l'ignorons. Mais il n'importe, pourvu qu'il demeure constant pour tout homme pieux qu'il n'y a pas de véritable vertu sans une véritable piété, c'est-à-dire sans le vrai culte du vrai Dieu, et que c'est une vertu fausse que celle qui a pour fin la gloire humaine; bien toutefois que ceux qui ne sont pas citoyens de la Cité éternelle, nommée dans

1. Pr 8,15
2. Voyez Servius ad Aeneid., lib. 4,V. 320
3. Virgile, Enéide, lib. 7,vers. 266
4. Jb 34,30 (111)

l'Ecriture la Cité de Dieu 1, le soient plus utiles à la cité du monde par cette vertu, quoique fausse, que s'ils n'avaient aucune vertu. Que s'il vient à se trouver des hommes vraiment pieux qui joignent à la vertu la science de gouverner les peuples, rien ne peut arriver de plus heureux aux hommes que de recevoir de Dieu de tels souverains. Aussi bien ces princes d'élite, si grands que soient leurs mérites, ne les attribuent qu'à la grâce de Dieu, qui les a accordés à leur foi et à leurs prières, et ils savent reconnaître combien ils sont éloignés de la perfection des saints anges, à qui ils désirent ardemment d'être associés. Quant à cette vertu, séparée de la vraie piété, et qu' a pour fin la gloire des hommes, quelques louanges qu'on lui donne, elle ne mérite seulement pas d'être comparée aux faibles commencements des fidèles qui mettent leur espérance dans la grâce et la miséricorde du vrai Dieu.


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CHAPITRE XX.

IL N'EST GUÈRE MOINS HONTEUX D'ASSERVIR LES VERTUS A LA GLOIRE HUMAINE QU'A LA VOLUPTÉ.

Des philosophes qui font consister le souverain bien dans la vertu ont coutume, pour faire honte à ceux qui, tout en estimant la vertu, la subordonnent néanmoins à la volupté comme à sa fin, de représenter celle-ci comme une reine délicate assise sur un trône et servie par les vertus qui observent tous ses mouvements et exécutent ses ordres. Elle commande à la Prudence de veiller au repos et à la sûreté de son empire; à la Justice de répandre des bienfaits pour lui faire des amis utiles, et de ne nuire à personne pour éviter des révoltes ennemies de sa sécurité. Si elle vient à éprouver dans son corps quelque douleur, pas toutefois assez violente pour l'obliger à se délivrer de la vie, elle ordonne à la Force de tenir sa souveraine recueillie au fond de son âme, afin que le souvenir des plaisirs passés adoucisse l'amertume de la douleur présente; enfin elle recommande à la Tempérance de ne pas abuser de la table, de peur que la santé, qui est un des éléments les plus essentiels du bonheur, n'en soit gravement altérée. Voilà donc les Vertus 2,avec toute

1. Ps 45,5 Ps 47,3-9
2. On reconnaît dans ces quatre vertu, la Prudence, la Justice, la Force et la Tempérance, la fameuse classification platonicienne, adoptée plus tard par l'Eglise

leur gloire et toute leur dignité, servant la Volupté comme une femmelette impérieuse et impudente. Rien de plus scandaleux que ce tableau, disent nos philosophes, rien de plus laid, rien enfin dont la vue soit moins supportable aux gens de bien, et ils disent vrai 1 mais, à mon tour, j'estime impossible de faire un tableau décent où les vertus soient au service de la gloire humaine. Je veux que cette gloire ne soit pas une femme délicate et énervée; elle est tout au moins bouffie de vanité, et lui asservir la solidité et la simplicité des vertus, vouloir que la Prudence n'ait rien à prévoir, la Justice rien à ordonner, la Force rien à soutenir, la Tempérance rien à modérer qui ne se rapporte à la gloire et n'ait la louange des hommes pour objet, ce serait une indignité manifeste. Et qu'ils ne se croient pas exempts de cette ignominie, ceux qui, en méprisant la gloire et le jugement des hommes, se plaisent à eux-mêmes et s'applaudissent de leur sagesse; car leur vertu, si elle mérite ce nom, est encore asservie en quelque façon à la louange humaine, puisque se plaire à soi-même, c'est plaire à un homme. Mais quiconque croit et espère en Dieu d'un coeur vraiment pieux et plein d'amour, s'applique beaucoup plus à considérer en soi-même ce qui lui déplaît que ce qui peut lui plaire, moins encore à lui qu'à la vérité; et ce qui peut lui plaire, il l'attribue à la miséricorde de celui dont il redoute le déplaisir, lui rendant grâces pour les plaies guéries, et lui offrant des prières pour les plaies à guérir.


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CHAPITRE XXI.

C'EST LE VRAI DIEU, SOURCE DE TOUTE PUISSANCE ET PROVIDENCE SOUVERAINE DE L'UNIVERS, QUI A DONNÉ L'EMPIRE AUX ROMAINS.

N'attribuons donc la puissance de disposer des royaumes qu'au vrai Dieu, qui rie donne qu'aux bons le royaume du ciel, mais qui donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, selon qu'il lui plaît, lui à qui rien d'injuste ne peut plaire. Nous avons indiqué quelques-unes des raisons qui dirigent sa conduite, dans la mesure où il a daigné nous les découvrir; mais nous reconnaissons qu'il est au-dessus de nos forces de pénétrer dans les secrets de la conscience des hommes, et de peser les mérites qui règlent la

1. Il s'agit ici des stoïciens. Voyez Cicéron, De fin., lib. 2,cap. 21.

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distribution des grandeurs temporelles. Ainsi ce seul vrai Dieu, dont les conseils et l'assistance ne manquent jamais à l'espèce humaine, a donné l'empire aux Romains, adorateurs de plusieurs dieux, quand il l'a voulu et aussi grand qu'il l'a voulu, comme il l'avait donné aux Assyriens et même aux Perses, qui, selon le témoignage de leurs propres livres, n'adoraient que deux dieux, l'un bon et l'autre mauvais, pour ne point parler ici des Hébreux qui, tant que leur empire a duré, n'ont reconnu qu'un seul Dieu. Celui donc qui a accordé aux Perses les moissons et les autres biens de la terre, sans qu'ils adorassent la déesse Ségétia, ni tant d'autres divinités que les Romains imaginaient pour chaque objet particulier, et même pour les usages différents du même objet, celui-là leur a donné l'empire sans l'assistance de ces dieux à qui Rome s'est cru redevable de sa grandeur. C'est encore lui qui a élevé au pouvoir suprême Marius et César, Auguste et Néron, Titus, les délices du genre humain, et Domitien, le plus cruel des tyrans. C'est lui enfin qui a porté au trône impérial et le chrétien Constantin, et ce Julien l'Apostat dont le bon naturel fut corrompu par l'ambition et par une curiosité détestable et sacrilége. Adonné à de vains oracles, il osa, dans sa confiance imprudente, faire brûler les vaisseaux qui portaient les vivres nécessaires à son armée; puis s'engageant avec une ardeur téméraire dans la plus audacieuse entreprise, il fut tué misérablement, - laissant ses soldats à la merci de la faim et de l'ennemi retraite désastreuse où pas un soldat n'eût échappé si, malgré le présage du dieu Terme, dont j'ai parlé dans le - livre précédent, on n'eût déplacé les limites de l'empire romain; car ce Dieu, qui n'avait pas voulu céder à Jupiter, fut obligé de céder à la nécessité 1. Concluons que c'est le Dieu unique et véritable qui gouverne et régit tous ces événements au gré de sa volonté; et s'il tient ses motifs cachés, qui oserait les supposer in justes?

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CHAPITRE XXII.

LA DURÉE ET L'ISSUE DES GUERRES DÉPENDENT DE LA VOLONTÉ DE DIEU.

De même qu'il dépend de Dieu d'affliger ou de consoler les hommes, selon les conseils de sa justice et de sa miséricorde, c'est lui aussi

1. Voyez le ch. 29 du livre précédent

qui règle les temps des guerres, qui les abrége ou les prolonge à son gré. La guerre des pirates et la troisième guerre punique furent terminées, celle-là par Pompée 1, et celle-ci par Scipion 2, avec une incroyable célérité. Il en fut de même de la guerre des gladiateurs fugitifs, où plusieurs généraux et deux consuls essuyèrent des défaites, où l'Italie tout entière fut horriblement ravagée, mais qui ne laissa pas de s'achever en trois ans. Ce ne fut pas encore une très longue guerre que celle des Picentins, Marses, Péligniens et autres peuples italiens qui, après avoir longtemps vécu sous la domination romaine avec toutes les marques de la fidélité et du dévouement, relevèrent la tête et entreprirent de recouvrer leur indépendance, quoique Rome eût déjà étendu son empire sur un grand nombre de nations étrangères et renversé Carthage. Les Romains furent souvent battus dans cette guerre, et deux consuls y périrent avec plusieurs sénateurs; toutefois le mal fut bientôt guéri, et tout fut terminé au bout de cinq ans. Au contraire, la seconde guerre punique fut continuée pendant dix-huit années avec des revers terribles pour les Romains, qui perdirent en deux batailles plus de soixante-dix mille soldats 3,ce qui faillit ruiner la république. La première guerre contre Carthage avait duré vingt-trois ans, et il fallut quarante ans pour en finir avec Mithridate. Et afin qu'on ne s'imagine pas que les Romains terminaient leurs guerres plus vite en ces temps de jeunesse où leur vertu a été tant célébrée, il me suffira de rappeler que la guerre des Samnites se prolongea près de cinquante ans, et que les Romains y furent si maltraités qu'ils passèrent même sous le joug. Or, comme ils n'aimaient pas la gloire pour la justice, mais la justice pour la gloire, ils rompirent bientôt le traité qu'ils avaient conclu. Je rapporte tous ces faits parce que, soit ignorance, soit dissimulation, plusieurs vont attaquant notre religion avec une extrême insolence; et quand ils voient de nos jours quelque guerre se prolonger, ils s'écrient que si l'on servait les dieux comme

1. Pompée termina la guerre des pirates en quarante jours, à partir de son embarquement à Brindes. Voyez Cicéron, Pro lege Man., cap. 11 et seq
2. La troisième guerre punique dura quatre ans environ. Voyez Tite-Live, Epitom., 49 et 51. – 3. Ces deux batailles sont Trasimène et Canne. Tite-Live (lib. 22,cap. 7,19) estime à quinze mille hommes les pertes de Trasimène, et à quarante-huit mille hommes celles de Canne

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autrefois, cette vertu romaine, autrefois si prompte, avec l'assistance de Mars et de Bellone, à terminer les guerres, les terminerait de même aujourd'hui. Qu'ils songent donc à ces longues guerres des anciens Romains, qui eurent pour eux des suites si désastreuses et des chances si variées, et qu'ils considèrent que le monde est sujet à ces agitations comme la mer aux tempêtes, afin que, tombant d'accord de la vérité, ils cessent de tromper les ignorants et de se perdre eux-mêmes par les discours que leur langue insensée profère contre Dieu.


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CHAPITRE XXIII.

DE LA GUERRE CONTRE RADAGAISE, ROI DES GOTHS, QUI FUT VAINCU DANS UNE SEULE ACTION AVEC TOUTE SON ARMÉE.

Cette marque éclatante que Dieu a donnée récemment de sa miséricorde à l'empire romain, ils n'ont garde de la rappeler avec la reconnaissance qui lui est due; loin de là, ils font de leur mieux pour en éteindre à jamais le souvenir. Aussi bien, si de notre côté nous gardions le silence, nous serions complices de leur ingratitude. Rappelons donc que Radagaise, roi des Goths, s'étant avancé vers Rome avec une armée redoutable, avait déjà pris position dans les faubourgs, quand il fut attaqué par les Romains avec tant de bonheur qu'ils tuèrent plus de cent mille hommes sans perdre un des leurs et sans même avoir un blessé, s'emparèrent de sa personne et lui firent subir, ainsi qu'à ses fils, le supplice qu'il méritait 1. Si ce prince, renommé par son impiété, fût entré dans Rome avec cette multitude de soldats non moins impies que lui, qui eût-il épargné? quel tombeau des martyrs eût-il respecté? à qui eût-il fait grâce par la crainte de Dieu? qui n'eût-il point tué ou déshonoré? Et comme nos adversaires se seraient élevés contre nous en faveur de leurs dieux! N'auraient-ils pas crié que si Radagaise était vainqueur, c'est qu'il avait pris soin de se rendre les dieux favorables au moyen de ces sacrifices de chaque jour que la religion chrétienne interdit aux Romains? En effet, comme il s'avançait vers les lieux où il a été terrassé par la puissance divine, le bruit de son approche s'était partout répandu, et, si j'en crois ce qu'on disait à Carthage, les païens

1. Cette défaite de Radagaise eut lieu sous Honorius, l'an de Jésus-Christ 406. Voyez Orose, lib. 7,cap. 37

pensaient, disaient et allaient répétant en tout lieu que, le roi des Goths ayant pour lui les dieux auxquels il immolait chaque jour des victimes, il était impossible qu'il fût vaincu par ceux qui ne voulaient offrir aux dieux de Rome, ni permettre qu'on leur offrît aucun sacrifice. Et maintenant ces malheureux ne rendent point grâces à la bonté infinie de Dieu qui, ayant résolu de punir les crimes des hommes par l'irruption d'un barbare, a tellement tempéré sa colère qu'il a voulu que Radagaise fût vaincu d'une manière miraculeuse. Il y avait lieu de craindre en effet qu'une victoire des Goths ne fût attribuée aux démons que servait Radagaise, et la conscience des faibles pouvait en être troublée; plus tard, Dieu a permis que Rome fût prise par Alaric, et encore est-il arrivé que les barbares, contre la vieille coutume de la guerre, ont épargné, par respect pour le christianisme, tous les Romains réfugiés dans les lieux saints, et se sont montrés ennemis si acharnés des démons et de tout ce culte où Radagaise mettait sa confiance, qu'ils semblaient avoir déclaré aux idoles une guerre plus terrible qu'aux hommes. Ainsi ce Maître et cet Arbitre souverain de l'univers a usé de miséricorde en châtiant les Romains, et fait voir par cette miraculeuse défaite des idolâtres que leurs sacrifices ne sont pas nécessaires au salut des empires, afin que les hommes sages et modérés ne quittent point la véritable religion par crainte des maux qui affligent maintenant le monde, mais s'y tiennent fermement attachés dans l'attente de la vie éternelle.


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CHAPITRE XXIV.

EN QUOI CONSISTE LE BONREUR DES PRINCES CHRÉTIENS, ET COMBIEN CE BONHEUR EST VÉRITABLE.

Si nous appelons heureux quelques empereurs chrétiens, ce n'est pas pour avoir régné longtemps, pour être morts paisiblement en laissant leur couronne à leurs enfants, ni pour avoir vaincu leurs ennemis du dehors ou réprimé ceux du dedans. Ces biens ou ces consolations d'une misérable vie ont été aussi le partage de plusieurs princes qui adoraient les démons, et qui n'appartenaient pas au royaume de Dieu, et il en a été ainsi par un conseil particulier de la Providence, afin que ceux qui croiraient en elle ne désirassent (114) pas ces biens temporels comme l'objet suprême de la félicité. Nous appelons les princes heureux quand ils font régner la justice, quand, au milieu des louanges qu'on leur prodigue ou des respects qu'on leur rend, ils ne s'enorgueillissent pas, mais se souviennent qu'ils sont hommes; quand ils soumettent leur puissance à la puissance souveraine de Dieu ou la font servir à la propagation du vrai culte, craignant Dieu, l'aimant, l'adorant et préférant à leur royaume celui où ils ne craignent pas d'avoir des égaux; quand ils sont lents à punir et prompts à pardonner, ne punissant que dans l'intérêt de l'Etat et non dans celui de leur vengeance, ne pardonnant qu'avec l'espoir que les coupables se corrigeront, et non pour assurer l'impunité aux crimes, tempérant leur sévérité par des actes de clémence et par des bienfaits, quand des actes de rigueur sont nécessaires; d'autant plus retenus dans leurs plaisirs qu'ils sont plus libres de s'y abandonner à leur gré; aimant mieux commander à leurs passions qu'à tous les peuples de la terre; faisant tout cela, non pour la vaine gloire, mais pour la félicité éternelle, et offrant enfin au vrai Dieu pour leurs péchés le sacrifice de l'humilité, de la miséricorde et de la prière. Voilà les princes chrétiens que nous appelons heureux, heureux par l'espérance dès ce monde, heureux en réalité quand ce que nous espérons sera accompli.


525

CHAPITRE XXV.

DES PROSPÉRITÉS QUE DIEU A RÉPANDUES SUR L'EMPEREUR CHRÉTIEN CONSTANTIN.

Le bon Dieu, voulant empêcher ceux qui l'adorent en vue de la vie éternelle de se persuader qu'il est impossible d'obtenir les royaumes et les grandeurs de la terre sans la faveur toute-puissante des démons, a voulu favoriser avec éclat l'empereur Constantin, qui, loin d'avoir recours aux fausses divinités, n'adorait que la véritable, et le combler de plus de biens qu'un autre n'en eût seulement osé souhaiter. Il a même permis que ce prince fondât une ville, compagne de l'empire, fille de Rome, mais où il n'y a pas un seul temple de faux dieux ni une seule idole. Son règne a été long 1; il a soutenu, seul, le poids

1. Constantin a régné trente et un ans. Voyez Orose, lib. 7,cap. 26immense de tout l'empire, victorieux dans toutes ses guerres et fortuné dans sa lutte contre les tyrans 1. Il est mort dans son lit, chargé d'années, et a laissé l'empire à ses enfants 2. Et maintenant, afin que les empereurs n'adoptassent pas le christianisme par la seule ambition de posséder la félicité de Constantin, au lieu de l'embrasser comme on le doit pour obtenir la vie éternelle, Dieu a voulu que le règne de Jovien fût plus court encore que celui de Julien 3,et il a même permis que Gratien tombât sous le fer d'un usurpateur 4: plus heureux néanmoins dans sa disgrâce que le grand Pompée, qui adorait les dieux de Rome, puisque Pompée ne put être vengé par Caton, qu'il avait laissé pour ainsi dire comme son héritier dans la guerre civile. Gratien, au contraire, par une de ces consolations de la Providence dont les âmes pieuses n'ont pas besoin, Gratien fut vengé par Théodose, qu'il avait associé à l'empire, de préférence à son propre frère 5,se montrant ainsi plus jaloux de former une association fidèle que de garder une autorité plus étendue.



Augustin, Cité de Dieu 518