Augustin, Cité de Dieu 709

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CHAPITRE IX.

DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU COMPARÉ A JANUS.

Je voudrais encore savoir quel est ce Jovis qu'ils nomment aussi Jupiter. C'est, disent-ils, le dieu de qui dépendent les causes de tout ce qui se fait dans le monde. Voilà une fonction admirable et dont Virgile exprime fort bien la grandeur dans ce vers célèbre

«Heureux qui a pu connaître les causes des choses 2!»

Mais d'où vient qu'on place Jupiter après Janus? Que le docte et pénétrant Varron nous réponde là-dessus: «C'est, dit-il, que Janus gouverne le commencement des choses, et Jupiter leur accomplissement. Il est donc juste que Jupiter soit estimé le roi des dieux; car si l'accomplissement a la seconde place dans l'ordre du temps, il a la première dans l'ordre de l'importance». Cela serait vrai s'il s'agissait ici de distinguer dans les choses l'origine et le terme de leur développement. Ainsi, partir est l'origine d'une action, arriver en est le terme; l'étude est une action qui commence et qui-se termine à la science; or partout, en général, le commencement n'est le premier qu'en date et la perfection est dans la fin. C'est un procès déjà vidé entre Janus et Terme 3 mais les causes dont on donne le gouvernement à Jupiter sont des principes efficients et non des effets; et il est impossible, même dans l'ordre du temps, que les effets et les commencements des effets soient avant les causes; car ce qui fait une chose est toujours antérieur à la chose qui est faite. Qu'importe donc que les commencements soient gouvernés par Jan us? ils n'en sont pas pour cela

1 (Jn 10,9
2. Géorg. liv. 2,V. 490
3. Voyez plus haut le chap. VII

antérieurs aux causes efficientes gouvernées par Jupiter; car de même que rien n'arrive, rien aussi ne commence qui ne soit précédé d'une cause. Si donc c'est ce dieu, arbitre de toutes les causes et de tout ce qui existe et arrive dans la nature, que l'on salue du nom de Jupiter et que l'on adore par tant d'opprobres et d'infamies, je, dis qu'il y a là une impiété plus grande qu'à ne reconnaître aucun dieu, Ne serait-il pas, en effet, préférable d'appeler Jupiter quelque objet digne de ces adorations honteuses, quelque fantôme, par exemple, comme celui qu'on présenta, dit-on, à Saturne à la place de son enfant, plutôt que de se figurer un dieu tout à la fois tonnant et adultère, maître du monde et asservi à l'impudicité, disposant de toutes les causes des actions naturelles et ne sachant pas donner des causes légitimes à ses propres actions?Je demanderai ensuite, en supposant que Janus soit le monde, quel sera le rôle de Jupiter parmi les dieux? Varron n'a-t-il pas déclaré que les vrais dieux sont l'âme du monde et ses parties? par conséquent tout ce qui n'est pas cela n'est pas vraiment dieu. Dira-t-on que Jupiter est l'âme du monde et que Janus. en est le corps, c'est-à-dire qu'il est le monde visible? Mais à ce compte Janus n'est pas vraiment dieu, puisqu'il est accordé par nos adversaires que la divinité consiste, non dans le corps du monde, mais dans l'âme du monde et dans ses parties; et c'est ce qui a fait dire nettement à Varron que Dieu, pour lui, n'est autre chose que l'âme du monde, et que si le monde lui-même est appelé Dieu, c'est au même sens où un homme est appelé sage à cause de son âme, bien qu'il soit composé d'une âme et d'un corps; ainsi le monde, quoique formé d'une âme et d'un corps, doit à son âme seule d'être appelé dieu. D'où il suit que le corps du monde, pris isolément, n'est pas dieu; il n'y a de divin que l'âme toute seule, ou la réunion de l'âme et du corps, de telle façon pourtant que dans cette réunion même, la divinité vienne de l'âme et non pas du corps. Si donc Janus est le monde, et si Janus est dieu, comment Jupiter sera-t-il dieu, à moins d'être une partie de Janus? Or, on a coutume, au contraire, d'attribuer l'univers entier à Jupiter, d'où vient ce mot du poète:

«…Tout est plein de Jupiter 1».
1. Virgile, Eglogues, 3,5, 60

(139)

Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien plus qu'il soit le roi des dieux, il faut nécessairement qu'il soit le monde, afin de pouvoir régner sur les autres dieux, c'est-à-dire sur ses propres parties. Voilà sans doute en quel sens Varron, dans cet autre ouvrage qu'il a composé sur le culte des dieux, rapporte les deux vers suivants de Valérius Soranus 1:

«Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux».


Varron explique en son traité que le mâle est ici le principe qui répand la semence, et la femelle celui qui la reçoit; or, Jupiter étant le monde, toute semence vient de lui et rentre en lui: «C'est pourquoi, ajoute Varron, Soranus appelle Jupiter père et mère, et fait de lui tout ensemble l'unité et le tout; car «le monde est un et cet un comprend tout 2».


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CHAPITRE X.

S'IL ÉTAIT RAISONNABLE DE DISTINGUER JANUS DE JUPITER.

Si donc Janus est le monde, et si Jupiter l'est aussi, pourquoi, n'y ayant qu'un seul monde, Janus et Jupiter sont-ils deux dieux? pourquoi ont-ils chacun son temple et ses autels, ses sacrifices et ses statues? Dira-t-on qu'autre chose est la vertu des commencements, autre chose celle des causes, et que c'est pour cela qu'on a nommé l'une Janus et l'autre Jupiter? Je demanderai à mon tour si parce qu'un homme est revêtu d'un double pouvoir ou parce qu'il exerce une double profession, on est autorisé à voir en lui deux magistrats ou deux artisans? Pourquoi donc d'un seul Dieu, qui gouverne les commencements et les causes, ferait-on deux dieux distincts, sous prétexte que les commencements et les causes sont deux choses distinctes? A ce compte, il faudrait dire aussi que Jupiter est à lui seul autant de dieux qu'on lui a donné de noms différents à cause de ses attributions différentes, puisque les objets qui sont l'origine de ces noms sont différents. Je vais en citer quelques exemples.


1. Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont parle Cicéron dans le De orat., lib. 3, cap, II. Pline lui attribue (Hist. nat.., Praefat., et lib. 3,cap. 5-9) un ouvrage intitulé Epoptidon sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron et saint Augustin
2 . Jupiter est également appelé mâle et femelle dans un vers orphique cité par l'auteur du De mundo (cap. 7) et par Éusèbe (Praepar. Evang., lib. 3,cap. 9


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CHAPITRE 11.

DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS A PLUSIEURS DIEUX, MAIS A UN SEUL.

Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opitulus,Iimpulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms qu'il serait trop long d'énumérer; tous ces titres sont fondés sur la diversité des puissances d'un même dieu, et non sur la diversité de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor, parce qu'il est toujours vainqueur; Invictus, parce qu'il est invincible; Opitulus, parce qu'il est secourable aux faibles; Propulsor et Stator, Centipeda et Supinalis, parce qu'il donne et arrête le mouvement, parce qu'il soutient et renverse tout; Tigillus 1, parce qu'il est l'appui du monde; Almus 2,parce qu'il nourrit les êtres; Ruminus 3,parce qu'il allaite les animaux. De toutes ces fonctions, il est assez clair que les unes sont grandes, les autres mesquines, et cependant on les attribue au même dieu. De plus, n'y a-t-il pas plus de rapport entre les causes et les commencements des choses, qu'entre soutenir le monde et donner la mamelle aux animaux? Et cependant on a voulu, pour les commencements et les causes, admettre deux dieux, Janus et Jupiter, en dépit de l'unité du monde, au lieu que pour deux fonctions bien différentes en importance et en dignité on s'est contenté du seul Jupiter, en l'appelant tour à tour Tigillus et Ruminus. Je pourrais ajouter qu'il eût été plus à propos de faire donner la mamelle aux animaux par Junon que par Jupiter, du moment surtout qu'il y avait là une autre déesse, Rumina, toute prête à l'aider dans cet office; mais on me répondrait que Junon elle-même n'est autre que Jupiter, comme cela résulte des vers de Valérius. Soranus déjà cités:

«Jupiter tout-puissant, père et mère des roi!, des choses et des dieux».

Mais alors pourquoi l'appeler Ruminus, du moment, qu'à y regarder de près, il est aussi la déesse Rumina? Si, en effet, c'est une chose indigne de la majesté des dieux, comme nous l'avons montré plus haut, que pour un même

1. Tigillum signifie soliveau.2. Almus, nourricier.3. De ruma, mamelle.

(140)

épi de blé, un dieu soit chargé des noeuds du tuyau et un autre de l'enveloppe des grains, combien n'est-il pas plus indigne encore qu'une fonction aussi misérable que l'allaitement des animaux soit partagée entre deux dieux, dont l'un est Jupiter même, le roi de tous les dieux, et qu'il la remplisse, non pas avec sa femme Junon, mais avec je ne sais quelle absurde Rumina? à moins qu'il ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour les mâles et Rumina pour les femelles. Dirai-je qu'ils n'ont pas voulu donner à Jupiter un nom féminin? mais il est appelé père et mère dans les vers qu'on vient de lire, et d'ailleurs je rencontre sur la liste de ses noms celui d'une de ces petites déesses que nous avons mentionnées au quatrième livre1, la déesse Pecunia. Sur quoi je demande pour quel motif on n'a pas admis Pecunius avec Pecunia, comme on a fait Ruminus avec Rumina; car enfin, mâles et femelles, tous les hommes regardent à l'argent.


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CHAPITRE XII.

JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA.

Mais quoi! ne faut-il pas admirer la raison ingénieuse qu'on donne de ce surnom? Jupiter, dit-on, s'appelle Pecunia, parce que tout est à lui. O la belle raison d'un nom divin! et n'est-ce pas plutôt avilir et insulter celui à qui tout appartient que de le nommer Pecunia? car au prix de ce qu'enferment le ciel et la terre, que vaut la richesse des hommes? C'est l'avarice qui seule a donné ce nom à Jupiter, pour fournir à ceux qui aiment l'argent le prétexte d'aimer une divinité, et non pas quelque déesse obscure, mais le roi même des dieux. Il n'en serait pas de même si on l'appelait Richesse. Car autre chose est la richesse, autre chose est l'argent. Nous appelons riches ceux qui sont sages, justes, gens de bien quoique n'ayant pas d'argent ou en ayant peu; car ils sont effectivement riches en vertus qui leur enseignent à se contenter de ce qu'ils ont, alors même qu'ils sont privés des commodités de la vie; nous disons au contraire que les avares sont pauvres, parce que, si grands que soient leurs trésors, comme ils en désirent toujours davantage, ils sont toujours dans l'indigence. Nous disons encore fort bien que le vrai Dieu est riche, non certes en argent, mais en toute-puissance. Je sais que les hommes pécunieux sont aussi appelés riches, mais ils sont pauvres au dedans, s'ils sont cupides. Je sais aussi qu'un homme sans argent est réputé pauvre, mais il est riche au dedans, s'il est sage. Quel cas peut donc faire un homme sage d'une théologie qui donne au roi des dieux le nom d'une chose qu'aucun sage n'a jamais désirée 1? n'eût-il pas été plus simple, sans la radicale impuissance du paganisme à rien enseigner d'utile à la vie éternelle, de donner au souverain Maître du monde le nom de Sagesse plutôt que celui de Pecunia? car c'est l'amour de la sagesse qui purifie le coeur des souillures de l'avarice, c'est-à-dire de l'amour de l'argent.

1. Chap. 21


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CHAPITRE XIII.

SATURNE ET GÉNIUS NE SONT AUTRES QUE JUPITER.

Mais à quoi bon parler davantage de ce Jupiter, à qui peut-être il convient de rapporter toutes les autres divinités? Et dès lors la pluralité des dieux ne subsiste plus, du moment que Jupiter les comprend tous, soit qu'on les regarde comme ses parties ou ses puissances, soit qu'on donne à l'âme du monde partout répandue le nom de plusieurs dieux à cause des différentes parties de l'univers ou des différentes opérations de la nature. Qu'est-ce, en effet, que Saturne? «C'est, dit Varron, un des principaux dieux, dont le pouvoir s'étend sur toutes les semences». Or, n'a-t-il pas expliqué tout à l'heure les vers de Valénus Soranus en soutenant que Jupiter est le monde, qu'il répand hors de soi toutes les semences et les absorbe toutes en soi? Jupiter ne diffère donc pas du dieu dont le pouvoir s'étend sur toutes les semences. Qu'est-ce maintenant que Génius? «Un dieu, dit Varron, qui a autorité et pouvoir sur toute génération». Mais le dieu qui a ce pouvoir, qu'est-il autre chose que le monde, invoqué par Valérius sous le nom de «Jupiter père et mère de toutes choses?» Et quand Varron soutient ailleurs que Génius est l'âme raisonnable de chaque homme, assurant d'autre part que c'est l'âme raisonnable du monde qui est Dieu, ne donne-t-il pas à entendre que l'âme du monde est une sorte de Génie universel? C'est donc ce Génie que l'on nomme Jupiter;car si vous entendez que tout Génie soit un dieu et que l'âme de chaque homme soit un Génie, il en résultera que l'âme de chaque homme sera un dieu, conséquence tellement absurde que les païens eux-mêmes sont obligés de la-rejeter; d'où il suit qu'il ne leur reste plus qu'à nommer proprement et par excellence Génius le dieu, qui est, suivant eux, l'âme du monde, c'est-à-dire Jupiter.

1. Allusion à un passage de Salluste, De conj. Catil., cap. 11

(141)




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CHAPITRE XIV.

DES FONCTIONS DE MERCURE ET DE MARS.

Quant à Mercure et à Mars, ne sachant comment les rapporter à aucune partie du monde ni à aucune opération divine sur les éléments, ils se sont contentés de les faire présider à quelques autres actions humaines et de leur donner puissance sur la parole et sur la guerre. Or, si le pouvoir de Mercure s'étend aussi sur la parole des dieux, il s'ensuit que le roi même des dieux lui est soumis, puisque Jupiter ne peut prendre la parole qu'avec le consentement de Mercure, ce qui est absurde. Dira-t-on qu'il n'est maître que du discours des hommes? mais il est incroyable que Jupiter, qui a pu s'abaisser jusqu'à allaiter non-seulement les enfants, mais encore les bêtes, d'où lui est venu le nom de Ruminus, n'ait pas voulu prendre soin de la parole, laquelle élève l'homme au-dessus des bêtes? Donc Mercure n'est autre que Jupiter. Que si l'on veut identifier Mercure avec la parole (comme font ceux qui dérivent Mercure de medius currens 1, parce que la parole court au milieu des hommes; et c'est pourquoi, selon eux, Mercure s'appelle en grec Ermes, parce que la parole ou l'interprétation de la pensée se dit ermeneia 2, d'où vient encore que Mercure préside au commerce, où la parole sert de médiatrice entre les vendeurs et les acheteurs; et si ce dieu a des ailes à la tête et aux pieds, c'est que la parole est un son qui s'envole; et enfin le nom de messager qu'on lui donne vient de ce que la parole est la messagère de nos pensées), tout cela posé, que s'ensuit-il, sinon que Mercure, n'étant autre que le langage, n'est pas vraiment un dieu? Et voilà comment il arrive que les païens, en se faisant

1. Qui court au milieu. Arnobe et Servius dérivent Mercurius de medicurrius. (Voyez Arnobe, Contra Gent., lib. 3,p. 112, 113, et Servius, ad Georg., lib. 3,5, 302)2. Cette étymologie est une de celles que donne Platon dans le Cratyle (trad. fr., tome 11,page 70)
(142)

des dieux qui ne sont pas même des démons, et en adressant leurs supplications à des esprits immondes, sont sous l'empire, non des dieux, mais des démons. Même conclusion pour ce qui regarde Mars: dans l'impossibilité de lui assigner aucun élément, aucune partie du monde où il pût contribuer à quelque action de la nature, ils en ont fait le dieu de la guerre, laquelle est le triste ouvrage des hommes. D'où il résulte que si la déesse Félicité donnait aux hommes la paix perpétuelle, le dieu Mars n'aurait rien à faire. Veut-on dire que la guerre même fait la réalité de Mars comme la parole fait celle de Mercure? plût au ciel alors que la guerre ne fût pas plus réelle qu'une telle divinité!


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CHAPITRE XV.

DE QUELQUES ÉTOILES QUE LES PAÏENS ONT DÉSIGNÉES PAR LES NOMS DE LEURS DIEUX.

On dira, peut-être que ces dieux ne sont autre chose que les étoiles auxquelles les païens ont donné leurs noms; et, en effet, il y a une étoile qu'on appelle Mercure et une autre qu'on appelle Mars; mais il y en a une aussi qu'on appelle Jupiter, et cependant les païens soutiennent que Jupiter est le monde. Ce n'est pas tout, il y en a une qu'on appelle Saturne, et cependant Saturne est déjà pourvu d'une fonction considérable, celle de présider à toutes les semences; il y en a une enfin, et la plus éclatante de toutes, qu'on appelle Vénus, et cependant on veut que Vénus soit aussi la lune, bien qu'au surplus les païens ne tombent pas plus d'accord au sujet de cet astre que ne firent Vénus et Junon au sujet de la pomme d'or. Les uns, en effet, donnent l'étoile du matin à Vénus, les autres à- Junon; mais, ici comme toujours, c'est Vénus qui l'emporte, et presque toutes les voix sont en sa faveur. Or, qui ne rirait d'entendre appeler Jupiter le roi des dieux, quand on voit son étoile si pâle à côté de celle de Vénus? L'étoile de ce dieu souverain ne devrait-elle pas être d'autant plus brillante qu'il est lui-même plus puissant? On répond qu'elle paraît moins lumineuse parce qu'elle est plus haute et plus éloignée de la terre; mais si elle est plus haute parce qu'elle appartient À un plus grand dieu, pourquoi l'étoile de Saturne est-elle placée plus haut que Jupiter? Est-ce donc que le mensonge de la fable, qui a fait roi Jupiter, (142) n'a pu monter jusqu'aux astres, et que Saturne a obtenu dans le ciel ce qu'il n'a pu obtenir ni dans son royaume ni dans le Capitole 1? Et puis, pourquoi Janus n'a-t-il pas son étoile? Est-ce parce qu'il est le monde et qu'à ce titre il embrasse toutes les étoiles? mais Jupiter est le monde aussi, et cependant il y a une étoile qui porte son nom. Janus se serait-il arrangé de son mieux, et, au lieu d'une étoile qu'il devait avoir dans le ciel, se serait-il contenté d'avoir plusieurs visages sur la terre? Enfin, si c'est seulement à cause de leurs étoiles qu'on regarde Mercure et Mars comme des parties du monde, afin d'en pouvoir faire des dieux, le langage et la guerre n'étant point des parties du monde, mais des actes de l'humanité, pourquoi n'a-t-on pas dressé des temples et des autels au Bélier, au Taureau, au Cancer, au Scorpion et autres signes célestes, lesquels ne sont pas composés d'une seule étoile, mais de plusieurs, et sont placés au plus haut des cieux avec des mouvements si justes et si réglés? Pourquoi ne pas les mettre, sinon au rang des dieux choisis, au moins parmi les dieux de l'ordre plébéien 2.


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CHAPITRE XVI.

D'APOLLON, DE DIANE ET DES AUTRES DIEUX CHOISIS.

Ils veulent qu'Apollon soit devin et médecin; et cependant, pour lui donner une place dans l'univers, ils disent qu'il est aussi le soleil, et que sa soeur Diane est la lune et tout ensemble la déesse des chemins. De là vient qu'ils la font vierge, les chemins étant stériles; et s'ils donnent des flèches au frère et à la soeur, c'est comme symbole des rayons qu'ils lancent du ciel sur la terre. Vulcain est le feu, Neptune l'eau, Dis ou Orcus l'élément inférieur et terrestre. Liber et Cérès président aux semences: le premier à celle des mâles, la seconde à celle des femelles, ou encore l'un à ce qu'elles ont de liquide, et l'autre à ce qu'elles ont de sec. Et ils rapportent tout cela au monde, c'est-à-dire à Jupiter, qui est appelé père et mère, comme répandant hors de soi toutes les semences et les recevant

1. Il faut rappeler ici deux choses; d'abord, que, selon la mythologie païenne, Saturne fut chassé de son royaume de Crète par Jupiter, son fils, puis, que la colline du Capitole était consacrée à Saturne, avant de l'être à Jupiter
2. Cette argumentation rappelle trait pour trait celle de Cotta contre le stoïcien Balbus, dans le De natura deorum de Cicéron (livre 3,chap. 20

toutes en soi. Ils veulent encore que la grande mère des dieux soit Cérès, laquelle n'est autre chose que la terre, et qu'elle soit aussi Junon. C'est pourquoi on la fait présider aux causes secondes, quoique Jupiter, en tant qu'il est le monde entier, soit appelé, comme nous l'avons vu, père et mère des dieux. Pour Minerve, dont ils ont fait la déesse des arts, ne trouvant pas une étoile où la placer, ils ont dit qu'elle était l'éther, ou encore la lune. Vesta passe aussi pour la plus grande des déesses, en tant qu'elle est la terre, ce qui n'a pas empêché de lui lui départir ce feu léger mis au service de l'homme, et qui n'est pas le feu violent dont l'intendance est à Vulcain1. Ainsi tous les dieux choisis ne sont que le monde; les uns le monde entier, les autres, quelques-unes de ses parties: le monde entier, comme Jupiter; ses parties, comme Génius, la grande Mère, le Soleil et la Lune, ou plutôt Apollon et Diane; tantôt un seul dieu en plusieurs choses, tantôt une seule chose en plusieurs dieux: un dieu en plusieurs choses, comme Jupiter, par exemple, qui est le monde entier et qui est aussi le ciel et une étoile. De même, Junon est la déesse des causes secondes, et elle est encore l'air et la terre, et elle serait en outre une étoile, si elle l'eût emporté sur Vénus. Minerve, elle aussi, est la plus haute région de l'air, ce qui ne l'empêche pas d'être en même temps la lune, qui est pourtant située dans la région la plus basse. Voici enfin qu'une seule et même chose est plusieurs dieux: le monde est Jupiter, et il est aussi Janus; la terre est Junon, et elle est aussi la grande Mère et Cérès.


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CHAPITRE XVII.

VARRON LUI-MÊME A DONNÉ COMME DOUTEUSES SES OPINIONS TOUCHANT LES DIEUX.

On peut juger, par ce qui précède, de tout le reste de la théologie des païens: ils embrouillent toutes choses en essayant de les débrouiller et courent à l'aventure, selon que les pousse ou les ramène le flux ou le reflux de l'erreur; c'est au point que Varron a mieux aimé douter de tout que de rien affirmer sans réserve. Après avoir achevé le premier de ses trois derniers livres, celui où il traite des dieux certains, voici ce qu'il dit sur les dieux1. Même argument dans la bouche de Balbus chez Cicéron (De nat. Dor., lib. 2,cap. 27).

(143)

incertains au commencement du second livre: «Si j'émets dans ce livre des opinions douteuses touchant les dieux, on ne doit point le trouver mauvais. Libre à tout autre, s'il croit la chose possible et nécessaire, de trancher ces questions avec assurance; pour moi, on m'amènerait plus aisément à révoquer en doute ce que j'ai dit dans le premier livre, qu'à donner pour certain tout ce que je dirai dans celui-ci». C'est ainsi que Varron a rendu également incertain, et ce qu'il avance des dieux incertains, et ce qu'il affirme des dieux certains. Bien plus, dans le troisième livre, qui traite des dieux choisis, passant de quelques vues préliminaires sur la théologie naturelle aux folies et aux mensonges de la théologie civile, où, loin d'être conduit par la vérité des choses, il est pressé par l'autorité de la coutume: «Je vais parler, dit-il, des dieux publics du peuple romain, de ces dieux à qui on a élevé des temples et des statues; mais, pour me servir des ex pressions de Xénophane de Colophon 1 je dirai plutôt ce que je pense que ce que j'affirme; car l'homme a sur de tels objets des opinions, Dieu a la science».Ce n'est donc qu'en tremblant qu'il promet de parler de ces choses, qui ne sont point à ses yeux l'objet d'une claire compréhension et d'une ferme croyance, mais d'une opinion incertaine, étant l'ouvrage de la main des hommes. Il savait bien, dans le fait, qu'il y a au monde un ciel et une terre; que le ciel est orné d'astres étincelants, que la terre est riche en semences, et ainsi du reste; il croyait également que toute nature est conduite et gouvernée par une force invisible et supérieure qui est l'âme de ce grand corps; mais que Janus soit le monde, que Saturne, père de Jupiter, devienne son sujet, et autres choses semblables, c'est ce que Varron ne pouvait pas aussi positivement affirmer


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CHAPITRE XVIII.

QUELLE EST. LA CAUSE LA PLUS VRAISEMBLABLE DE LA PROPAGATION DES ERREURS DU PAGANISME.

Ce qu'on peut dire de plus vraisemblable sur ce sujet, c'est que les dieux du paganisme ont été des hommes à qui leurs flatteurs ont

1. Philosophe grec du sixième siècle avant l'ère chrétienne, fondateur de l'école d'Elée. Voyez Aristote, Metaphys., livre 1,ch. 4, et Cicéron, Acad., livre 2,ch. 3
offert des fêtes et des sacrifices selon leurs moeurs, leurs actions et les accidents de leur vie, et que ce culte sacrilége s'est glissé peu à peu dans l'âme des hommes, semblable à celle des démons et amoureuse de frivolités, pour être bientôt propagé par les ingénieux mensonges des poëtes et par les séductions des malins esprits. En effet, qu'un fils impie, poussé par l'ambition ou par la crainte d'un père impie, ait chassé son père de son royaume, cela est plus aisé à croire que de s'imaginer Saturne vaincu par son fils Jupiter, sous prétexte que la cause des êtres est antérieure à leur semence; car si cette explication était bonne, jamais Saturne n'eût existé avant Jupiter, puisque la cause précède toujours la semence et n'en est jamais engendrée. Mais quoi! dès que nos adversaires s'efforcent de relever de vaines fables et des actions purement humaines par des explications tirées de la nature, les plus habiles se trouvent réduits à de telles extrémités, que nous sommes forcés de les plaindre.

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CHAPITRE XIX.

DES EXPLICATIONS QU'ON DONNE DU CULTE DE SATURNE.

«Quand on raconte (c'est Varron qui parle) que Saturne avait coutume de dévorer ses enfants, cela veut dire que les semences rentrent au même lieu où elles ont pris naissance. Quant à la motte de terre substituée à Jupiter, elle signifie qu'avant l'invention du labourage, les hommes recouvraient les blés de terre avec leurs mains». A ce compte, il fallait dire que Saturne était la terre, et non pas la semence, puisqu'en effet la terre dévore en quelque sorte ce qu'elle a engendré, quand les semences sorties de son sein y rentrent de nouveau. Et cette motte de terre, que Saturne prit pour Jupiter, quel rapport a-t-elle avec l'usage de jeter de la terre sur les grains de blé? Est-ce que la semence, ainsi recouverte de terre, en était moins dévorée pour cela? Il semblerait, à entendre cette explication, que celui qui jetait de la terre emportait le grain, comme on emporta, dit-on, Jupiter, tandis qu'au contraire, en jetant de la terre sur le grain, cela ne servait qu'à le faire dévorer plus vite. D'ailleurs, de cette façon, Jupiter est la semence, et non, comme Varron le disait tout à l'heure, la (144) cause de la semence. Aussi bien, que peuvent dire de raisonnable des gens qui veulent expliquer des folies?«Saturne a une faux, poursuit Varron, comme symbole de l'agriculture». Mais l'agriculture n'existait pas sous le règne de Saturne, puisqu'on fait remonter ce règne aux temps primitifs, ce qui signifie, suivant Varron, que les hommes de cette époque vivaient de ce que la terre produisait sans culture. Serait-ce qu'après avoir perdu son sceptre, Saturne aurait pris une faux, afin de devenir sous le règne de son fils un laborieux mercenaire, après avoir été aux anciens jours un prince oisif? Varron ajoute que dans certains pays, à Carthage par exemple, on immolait des enfants à Saturne, et que les Gaulois lui sacrifiaient même des hommes faits, parce que, de toutes les semences, celle de l'homme est la plus excellente. Mais qu'est-il besoin d'insister sur une folie si cruelle? Il nous suffit de remarquer et de tenir pour certain que toutes ces explications ne se rapportent point au vrai Dieu, à cette nature vivante, immuable, incorporelle, à qui l'on doit demander la vie éternellement heureuse, mais qu'elles se terminent à des objets temporels, corruptibles, sujets au changement et à la mort. «Quand on dit que Saturne a mutilé le Ciel, son père, cela signifie, dit encore Varron, que la semence divine n'appartient pas au Ciel, mais à Saturne, et cela parce que rien au Ciel, autant qu'on en peut juger, ne provient d'une semence». Mais si Saturne est fils du Ciel, il est fils de Jupiter; car on reconnaît d'un commun accord que le Ciel est Jupiter. Et voilà comme ce qui ne vient pas de la vérité se ruine de soi-même, sans que personne y mette la main. Varron dit aussi que Saturne est appelé Cronos, mot grec qui signifie le Temps, parce que sans le temps les semences ne sauraient devenir fécondes; et il y a encore sur Saturne une foule de récits que les théologiens ramènent tous à l'idée de semence. Il semble tout au moins que Saturne, avec une puissance si étendue, aurait dû suffire à lui tout seul pour ce qui regarde la semence; pourquoi donc lui adjoindre d'autres divinités, comme Liber et Libera, c'est-à-dire Cérès? pourquoi entrer, comme fait Varron, dans mille détails sur les attributions de ces divinités relativement à la semence, comme s'il n'avait pas déjà été question de Saturne?


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CHAPITRE XX.

DES MYSTÈRES DE CÉRÈS ÉLEUSINE.

Entre les mystères de Cérès, les plus fameux sont ceux qui se célébraient à Eleusis, ville del'Attique. Tout ce que Varron en dit ne regarde que l'invention du blé attribuée à Cérès,et l'enlèvement de sa fille Proserpine par Pluton. Il voit dans ce dernier récit le symbole de la fécondité des femmes: «La terre, dit-il, ayant été stérile pendant quelque temps, cela fit dire que Pluton avait enlevé et retenu aux enfers la fille de Cérès, c'est-à-dire la fécondité même, appelée Proserpine, de proserpere (pousser, lever). Et comme après cette calamité qui avait causé un deuil public on vit la fécondité revenir, on dit que Pluton avait rendu Proserpine,et on institua des fêtes solennelles en l'honneur de Cérès». Varron ajoute que les mystères d'Eleusis renferment plusieurs autres traditions, qui toutes se rapportent à l'invention du blé.


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CHAPITRE XXI.

DE L'INFAMIE DES MYSTÈRES DE LIBER OU BACCHUS.

Quant aux mystères du dieu Liber, qui préside aux semences liquides, c'est-à-dire non-seulement à la liqueur des fruits, parmi lesquels le vin tient le premier rang, mais aussi aux semences des animaux, j'hésite à prolonger mon discours par le récit de ces turpitudes; il le faut néanmoins pour confondre l'orgueilleuse stupidité de nos adversaires. Entre autres rites que je suis forcé d'omettre, parce qu'il y en a trop, Varron rapporte qu'en certains lieux 1 de l'Italie, aux fêtes de Liber, la licence était poussée au point d'adorer, en l'honneur de ce dieu, les parties viriles de l'homme, non dans le secret pour épargner la pudeur, mais en public pour étaler l'impudicité. On plaçait en triomphe ce membre honteux sur un char que l'on conduisait dans la ville, après l'avoir d'abord promené à travers la campagne. A Lavinium, on consacrait à Liber un mois entier, pendant lequel chacun se donnait carrière en discours

1. Saint Augustin se sert du mot compita, ce qui a fait conjecturer qu'il s'agissait ici des fétos nommées Compitalia

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scandaleux, jusqu'au moment où le membre obscène, après avoir traversé la place publique, était mis en repos dans le lieu destiné à le recevoir. Là il fallait que la mère de famille la plus honnête allât couronner et déshonnête objet devant tous les spectateurs. C'est ainsi qu'on rendait le dieu Liber favorable aux semences, et qu'on détournait de la terre tout sortilége en obligeant une matrone à faire en public ce qui ne serait pas permis sur le théâtre à une courtisane, si les matrones étaient présentes. On voit maintenant pourquoi Saturne n'a pas été jugé suffisant pour ce qui regarde les semences; c'est afin que l'âme corrompue eût occasion de multiplier les dieux, et qu'abandonnée du Dieu véritable en punition de son impureté, de jour en jour plus impure et plus misérablement prostituée à une multitude de divinités fausses, elle couvrît ces sacriléges du nom de mystères sacrés et s'abandonnât aux embrassements et aux turpitudes de cette foule obscène de démons.


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CHAPITRE XXII

DE NEPTUNE, DE SALACIE ET DE VÈNILIE.

Neptune avait pour femme Salacie, qui figure, dit-on, la région inférieure des eaux de la mer: à quoi bon lui donner encore Vénilie1? Je ne vois là que le goût dépravé de l'âme corrompue qui veut se prostituer à un plus grand nombre de démons. Mais écoutons les interprétations de cette belle théologie et les raisons secrètes qui vont la mettre à couvert de notre censure: «Vénilie, dit Varron, est l'eau qui vient battre le rivage 2,Salacie l'eau qui rentre dans la pleine mer (salum.)». Pourquoi faire ici deux déesses, puisque l'eau qui vient et l'eau qui s'en va ne sont qu'une seule et même eau? En vérité, cette fureur de multiplier les dieux ressemble elle-même à l'agitation tumultueuse des flots. Car bien que l'eau du flux et celle du reflux ne soient pas deux eaux différentes, toutefois, sous le vain prétexte de ces deux mouvements, l'âme «qui s'en va et qui ne revient plus 3» se plonge plus avant dans la fange en invoquant

1. Cette Vénilie n'est pas la même dont saint Augustin a parlé au livre 105, ch. II. Dans Virgile (Enéide, livre 10,vers 76), il est question d'une déesse Vénilie, qui parait n'être qu'une nymphe. (Voyez Servius, ad Aeneid., 1,1)
2. Il y a ici entre Venilia et venire, Salacia et salum des rapporta supposés d'étymologie presque intraduisibles.
3. Allusion à ces paroles du psaume L27,44: Spiritus vadens et non rediensdeux démons. Je t'en prie, Varron, et je vous en conjure aussi, vous tous qui avez lu les écrits de tant de savants hommes, et vous vantez d'y avoir appris de grandes choses, de grâce expliquez-moi ce point, je ne dis pas en partant de cette nature éternelle et immuable qui est Dieu seul, mais du moins selon la doctrine de l'âme du monde et de ses parties qui sont pour vous des dieux véritables. Que vous ayez fait le dieu Neptune de cette partie de l'âme du monde qui pénètre la mer, c'est une erreur supportable; mais l'eau qui vient battre contre le rivage et qui retourne dans la pleine mer, voyez-vous là deux parties du monde ou deux parties de l'âme du monde, et y a-t-il quelqu'un parmi vous d'assez extravagant pour le supposer? Pourquoi donc vous en a-t-on fait deux déesses, sinon parce que vos ancêtres, ces hommes pleins de sagesse, ont pris soin, non pas que vous fussiez conduits par plusieurs dieux, mais possédés par plusieurs démons amis de ces vanités et de ces mensonges? Je demande en outre de quel droit cette explication théologique exile Salacie de cette partie inférieure de la mer où elle vivait soumise à son mari; car, identifier Salacie avec le reflux, c'est la faire monter à la surface de la mer. Serait-ce qu'elle a chassé son mari de la partie supérieure pour le punir d'avoir fait sa concubine de Vénilie?



Augustin, Cité de Dieu 709