Augustin, Cité de Dieu 825

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CHAPITRE XXV.

DE CE QU'IL PEUT Y AVOIR DE COMMUN ENTRE LES SAINTS ANGES ET LES HOMMES.

Ce n'est donc point par la médiation des démons que nous devons aspirer à la bienveillance et aux bienfaits des dieux, ou plutôt des bons anges, mais par l'imitation de leur bonne volonté; de la sorte, en effet, nous sommes avec eux, nous vivons avec eux et nous adorons avec eux le Dieu qu'ils adorent, bien que nous ne puissions le voir avec les yeux du corps. Aussi bien, la distance des lieux n'est pas tant ce qui nous sépare des anges, que l'égarement de notre volonté et la défaillance de notre misérable nature. Et si nous ne sommes point unis avec eux, la raison n'en est pas dans notre condition charnelle et terrestre, mais dans l'impureté de notre coeur, qui nous attache à la terre et à la chair. Mais, quand arrive pour nous la guérison, quand nous devenons semblables aux anges, alors la foi nous rapproche d'eux, pourvu que nous ne doutions pas que par leur assistance Celui qui les a rendus bienheureux fera aussi notre bonheur.

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CHAPITRE 26.

TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT A ADORER DES hOMMES MORTS.

Quand il déplore la ruine future de ce culte, qui pourtant, de son propre aveu, ne doit son existence qu'à des hommes pleins d'erreurs, d'incrédulité et d'irréligion, notre égyptien écrit ces mots dignes de remarque: «Alors cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera remplie de sépulcres et de morts». Comme si les hommes ne devaient pas toujours être sujets à mourir, alors même que l'idolâtrie n'eût pas succombé! comme si on pouvait donner aux morts une autre place que la terre! comme si le progrès du temps et des siècles, en multipliant le nombre des morts, ne devait pas accroître celui des tombeaux! Mais le véritable sujet de sa douleur, c'est qu'il prévoyait sans doute que les monuments de nos martyrs devaient succéder à leurs temples et à leurs autels; et peut-être, en lisant ceci, nos adversaires vont-ils se persuader, dans leur aversion pour les chrétiens et dans leur perversité, que nous adorons les morts dans les tombeaux comme les païens adoraient leurs dieux dans les temples. Car tel est l'aveuglement de ces impies, qu'ils se heurtent, pour ainsi dire, contre des mensonges, et ne veulent pas voir des choses qui leur crèvent les yeux. Ils ne considèrent pas que, de tous les dieux dont il est parlé dans les livres des païens, à peine s'en trouve-t-il qui n'aient été des hommes, ce qui ne les empêche pas de leur rendre les honneurs divins. Je ne veux pas m'appuyer ici du témoignage de Varron, qui assure que tous les morts étaient regardés comme des dieux (176) mânes, et qui en donne pour preuve les sacrifices qu'on leur offrait, notamment les jeux funèbres, marque évidente, suivant lui, de leur caractère divin, puisque la coutume réservait cet honneur aux dieux; mais pour citer Hermès lui-même, qui nous occupe présentement, dans le même livre où il déplore l'avenir en ces termes: «Cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera rem plie de sépulcres et de morts r, il avoue que les dieux des Egyptiens n'étaient que des hommes morts. Il vient, en effet, de rappeler que ses ancêtres, aveuglés par l'erreur, l'incrédulité et l'oubli de la religion divine, trouvèrent le secret de faire des dieux, et, cet art une fois inventé, y joignirent une vertu mystérieuse empruntée à la nature universelle; après quoi, dans l'impuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons et des anges, et, les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, donnèrent ainsi à leurs idoles le pouvoir de faire du bien et du mal»; puis, il poursuit, comme pour confirmer cette assertion par des exemples, et s'exprime ainsi: «Votre aïeul, Esculape, a été l'inventeur de la médecine, et on lui a consacré sur la montagne de Libye, près du rivage des Crocodiles, un temple où repose son humanité terrestre, c'est-à-dire son corps; car ce qui reste de lui, ou plutôt l'homme tout entier, si l'homme est tout entier dans le sentiment de la vie, est remonté meilleur au ciel; et maintenant il rend aux malades, par sa puissance divine, les mêmes services qu'il leur rendait autrefois par la science médicale». Peut-on avouer plus clairement que l'on adorait comme un dieu un homme mort, au lieu même où était son tombeau? Et, quant au retour d'Esculape au ciel, Trismégiste, en l'affirmant, trompe les autres et se trompe lui-même. «Mon aïeul Hermès», ajoute-t-il, «ne fait-il pas sa demeure dans une ville qui porte son nom, où il assiste et protége tous les hommes qui s'y rendent de «toutes parts?» On rapporte, en effet, que le grand Hermès, c'est-à-dire Mercure, que Trismégiste appelle son aïeul, a son tombeau dans Hermopolis. Voilà donc des dieux qui, de son propre aveu, ont été des hommes, Esculape et Mercure. Pour Esculape, les Grecs et les Latins en conviennent; mais à l'égard de Mercure, plusieurs refusent d'y voir un mortel, ce qui n'empêche pas Trismégiste de l'appeler son aïeul. A ce compte le Mercure de Trismégiste ne serait pas le Mercure des Grecs, bien que portant le même nom. Pour moi, qu'il y en ait deux ou un seul, peu m'importe. Il me suffit d'un Esculape qui d'homme soit devenu dieu, suivant Trismégiste, son petit-fils, dont l'autorité est si grande parmi les païens.Il poursuit, et nous apprend encore «qu'Isis, femme d'Osiris, fait autant de bien quand elle est propice, que de mal quand elle est irritée». Puis il veut montrer que tous les dieux de fabrique humaine sont de la même nature qu'Isis, ce qui nous fait voir que les démons se faisaient passer pour des âmes de morts attachées aux statues des temples par cet art mystérieux dont Hermès nous a raconté l'origine. C'est dans ce sens qu'après avoir parlé du mal que fait Isis quand elle est irritée, il ajoute: «Les dieux de la terre et du monde sont sujets à s'irriter, ayant reçu des hommes qui les ont formés l'une et l'autre nature»; ce qui signifie que ces dieux ont une âme et un corps: l'âme, c'est le démon; le corps, c'est la statue. «Voilà pourquoi, dit-il, les Egyptiens les appellent de saints animaux; voilà aussi pourquoi chaque ville honore l'âme de celui qui l'a sanctifiée de son vivant, obéit à ses lois, et porte son nom». Que dire maintenant de ces plaintes lamentables de Trismégiste, s'écriant que la terre, sanctifiée par les temples et les autels, va se remplir de sépulcres et de morts? Evidemment, l'esprit séducteur qui inspirait Hermès se sentait contraint d'avouer par sa bouche que déjà la terre d'Egypte était pleine en effet de sépulcres et de morts, puisque ces morts y étaient adorés comme des dieux. Et de là cette douleur des démons, qui prévoient les supplices qui les attendent sur les tombeaux des martyrs; car c'est dans ces lieux vénérables qu'on les a vus plusieurs fois souffrir des tortures, confesser leur nom et sortir des corps des possédés.


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CHAPITRE 26I.

DE L'ESPÈCE D'HONNEURS QUE LES CHRÉTIENS RENDENT AUX MARTYRS.

Et toutefois, nous n'avons en l'honneur des martyrs, ni temples, ni prêtres, ni cérémonies, parce qu'ils ne sont pas des dieux pour (177) nous, et que leur Dieu est notre seul Dieu. Nous honorons, il est vrai, leurs tombeaux comme ceux de bons serviteurs de Dieu, qui ont combattu jusqu'à la mort pour le triomphe de la vérité et de la religion, pour la chute de l'erreur et du mensonge; courage admirable que n'ont pas eu les sages qui avant eux avaient soupçonné la vérité! Mais, qui d'entre les fidèles a jamais entendu un prêtre devant l'autel consacré à Dieu, sur les saintes reliques d'un martyr, dire dans les prières Pierre, Paul ou Cyprien, je vous offre ce sacrifice? C'est à Dieu seul qu'est offert le sacrifice célébré en leur mémoire; à Dieu, qui les a faits hommes et martyrs, et qui a daigné les associer à la gloire de ses saints anges. On ne veut donc par ces solennités que rendre grâce au vrai Dieu des victoires des martyrs, et exciter les fidèles à partager un jour, avec l'assistance du Seigneur, leurs palmes et leurs couronnes. Voilà le véritable objet de tous ces actes de piété qui se pratiquent aux tombeaux des saints martyrs: ce sont des honneurs rendus à des mémoires vénérables, et non des sacrifices offerts à des morts comme à des dieux 1. Ceux mêmes qui y portent des mets, coutume qui n'est d'ailleurs reçue qu'en fort peu d'endroits, et que les meilleurs chrétiens n'observent pas, les emportent après quelques prières, soit pour s'en nourrir, soit pour les distribuer aux pauvres, et les tiennent seulement pour sanctifiés par les mérites des martyrs, au nom du Seigneur des martyrs 2 . Mais, pour voir là des sacrifices, il faudrait ne pas connaître l'unique sacrifice des chrétiens, celui-là même qui s'offre en effet sur ces tombeaux.Ce n'est donc ni par des honneurs divins, ni par des crimes humains que nous rendons hommage à nos martyrs, comme font les païens à leurs dieux; nous ne leur offrons pas des sacrifices, et nous ne travestissons pas leurs crimes en choses sacrées. Parlerai-je d'Isis, femme d'Osiris, déesse égyptienne, et

1. Saint Augustin a traité à fond cette question dans son écrit Contre Fauste, ch. 21
2. Comp. Confessions, livre 6,ch. 2

de ses ancêtres qui sont tous inscrits au nombre des rois? Un jour qu'elle leur offrait un sacrifice, elle trouva, dit-on, une moisson d'orge dont elle montra quelques épis au roi Osiris, son mari, et à Mercure, conseiller de ce prince; et c'est pourquoi on a prétendu l'identifier avec Cérès. Si l'on veut savoir tout le mal qu'elle a fait, qu'on lise, non les poètes, mais les livres mystiques, ceux dont parla Alexandre 1 à sa mère Olympias, quand il eut reçu les révélations du pontife Léon, et l'on verra à quels hommes et à quelles actions on a consacré le culte divin. A Dieu ne plaise qu'on ose comparer ces dieux, tout dieux qu'on les appelle, à nos saints martyrs, dont nous ne faisons pourtant pas des dieux! Nous n'avons institué en leur honneur ni prêtres, ni sacrifices, parce que tout cela serait inconvenant, illicite, impie, étant offert à tout autre qu'à Dieu; nous ne cherchons pas non plus à les divertir en leur attribuant des actions honteuses ou en leur consacrant des jeux infâmes, comme on fait à ces dieux dont on célèbre les crimes sur la scène, soit qu'ils les aient commis, en effet, quand ils étaient hommes, soit qu'on les invente à plaisir pour le divertissement de ces esprits pervers. Certes, ce n'est pas un dieu de cette espèce que Socrate aurait eu pour inspirateur, s'il avait été véritablement inspiré par un Dieu; mais peut-être est-ce un conte imaginé après coup par des hommes qui ont voulu avoir pour complice dans l'art de faire des dieux un philosophe vertueux, fort innocent, à coup sûr, de pareilles oeuvres. Pourquoi donc nous arrêter plus longtemps à démontrer qu'on ne doit point honorer les démons en vue du bonheur de la vie future? Il suffit d'un sens médiocre pour n'avoir plus aucun doute à cet égard. Mais on dira peut-être que si tous les dieux sont bons, il y a parmi les démons les bons et les mauvais, et que c'est aux bons qu'il faut adresser un culte pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse; c'est ce que nous allons examiner au livre suivant.

1. Sur cette prétendue lettre d'Alexandre à Olympias, voyez plus haut, ch. 5. Comp. Diodore de Sicile, livre 1,ch. 13 et suiv

(178)




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LIVRE NEUVIÈME

DEUX ESPÈCES DE DÉMONS.

Argument. - Après avoir établi dans le livre précédent qu'il ne faut point adorer les démons, cent fois convaincus par leurs propres aveux d'être des esprits pervers, saint Augustin prend à partie ceux d'entre ses adversaires qui font une différence entre deux sortes de démons, les uns bons, les autres mauvais; il démontre que cette différence n'existe pas et qu'il n'appartient à aucun démon, mais au seul Jésus-Christ, d'être le médiateur des hommes en ce qui regarde l'éternelle félicité


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CHAPITRE PREMIER.

DU POINT OU EN EST LA DISCUSSION ET DE CE QUI RESTE A EXAMINER.

Quelques-uns ont avancé qu'il y a de bons et de mauvais dieux: d'autres, qui se sont fait de ces êtres une meilleure idée, les ont placés à un si haut degré d'excellence et d'honneur, qu'ils n'ont pas osé croire à de mauvais dieux. Les premiers donnent aux démons le titre de dieux, et quelquefois, mais plus rarement, ils ont appelé les dieux du nom de démons. Ainsi ils avouent que Jupiter lui-même, dont ils font le roi et le premier de tous les dieux, a été appelé démon par Homère. Quant à ceux qui ne reconnaissent que des dieux bons et qui les regardent comme très supérieurs aux plus vertueux des hommes, ne pouvant nier les actions des démons, ni les regarder avec indifférence, ni les imputer à des dieux bons, ils sont forcés d'admettre une différence entre les démons et les dieux; et lorsqu'ils trouvent la marque des affections déréglées dans les oeuvres où se manifeste la puissance des esprits invisibles, ils les attribuent non pas aux dieux, mais aux démons. D'un autre côté, comme dans leur système aucun dieu n'entre en communication directe avec l'homme, il a fallu faire de ces mêmes démons les médiateurs entre les hommes et les dieux, chargés de porter les voeux et de rapporter les grâces. Telle est l'opinion des Platoniciens, que nous avons choisis pour contradicteurs, comme les plus illustres et les plus excellents entre les philosophes, quand nous avons discuté la question de savoir si le culte de plusieurs dieux est nécessaire pour obtenir la félicité de la vie future. Et c'est ainsi que nous avons été conduit à rechercher, dans le livre précédent, comment il est possible que les démons, qui se plaisent aux crimes réprouvés par les hommes sages et vertueux, à tous ces sacriléges, à tous ces attentats que les poètes racontent, non-seulement des hommes, mais aussi des dieux, enfin à ces manoeuvres violentes et impies des arts magiques, soient regardés comme plus voisins et plus amis des dieux que les hommes, et capables à ce titre d'appeler les faveurs de la bonté divine sur les gens de bien. Or, c'est ce qui a été démontré absolument impossible.


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CHAPITRE II.

SI PARMI LES DÉMONS, TOUS RECONNUS POUR INFÉRIEURS AUX DIEUX, IL EN EST DE BONS DONT L'ASSISTANCE PUISSE CONDUIRE LES ROMMES A LA BÉATITUDE VÉRITABLE.

Le présent livre roulera donc, comme je l'ai annoncé à la fin du précédent, non pas sur la différence qui existe entre les dieux, que les Platoniciens disent être tous bons, ni sur celle qu'ils imaginent entre les dieux et les démons, ceux-là séparés des hommes, à leur avis, par un intervalle immense, ceux-ci placés entre les hommes et les dieux, mais sur la différence, s'il y en a une, qui est entre les démons. La plupart, en effet, ont coutume de dire qu'il y a de bons et de mauvais démons, et cette opinion, qu'elle soit professée par les Platoniciens ou par toute autre secte, mérite un sérieux examen; car quelque esprit mal éclairé pourrait s'imaginer qu'il doit servir les bons démons, afin de se concilier la faveur des dieux, qu'il croit aussi tous bons, et de se réunir à eux après la mort, tandis que, enlacé dans les artifices de ces esprits malins et trompeurs, il s'éloignerait infiniment du vrai Dieu, avec qui seul, en qui seul et par qui seul l'âme de l'homme, c'est-à-dire l'âme raisonnable et intellectuelle, possède la félicité. (179)


CHAPITRE 3.DES ATTRIBUTIONS DES DÉMONS, SUIVANT APULÉE, QUI, SANS LEUR REFUSER LA RAISON, NE LEUR ACCORDE CEPENDANT AUCUNE VERTU.

Quelle est donc la différence des bons et des mauvais démons? Le platonicien Apulée, dans un traité général sur la matière 1, où il s'étend longuement sur leurs corps aériens, ne dit pas un mot des vertus dont ils ne manqueraient pas d'être doués, s'ils étaient bons. Il a donc gardé le silence sur ce qui peut les rendre heureux, mais il n'a pu taire ce qui prouve qu'ils sont misérables; car il avoue que leur esprit, qui en fait des êtres raisonnables, non-seulement n'est pas armé par la vertu contre les passions contraires à la raison, mais qu'il est agité en quelque façon par des émotions orageuses, comme il arrive aux âmes insensées. Voici à ce sujet ses propres paroles «C'est cette espèce de démons dont parlent les poètes, quand ils nous disent, sans trop s'éloigner de la vérité, que les dieux ont de l'amitié ou de la haine pour certains hommes, favorisant et élevant ceux-ci, abaissant et persécutant ceux-là. Aussi, compassion, colère, douleur, joie, toutes les passions de l'âme humaine, ces dieux les éprouvent, et leur coeur est agité comme celui des hommes par ces tempêtes et ces orages qui n'approchent jamais de la sérénité des dieux du ciel 2». N'est-il pas clair, par ce tableau de l'âme des démons, agitée comme une mer orageuse, qu'il ne s'agit point de quelque partie inférieure de leur nature, mais de leur esprit même, qui en fait des êtres raisonnables? A ce compte ils ne souffrent pas la comparaison avec les hommes sages qui, sans rester étrangers à ces troubles de l'âme, partage inévitable de notre faible condition, savent du moins y résister avec une force inébranlable, et ne rien approuver, ne rien faire qui s'écarte des lois de la sagesse et des sentiers de la justice. Les démons ressemblent bien plutôt, sinon par le corps, au moins par les moeurs, aux hommes insensés et injustes, et ils sont même plus méprisables, parce que, ayant vieilli dans le mal et devenus incorrigibles par le châtiment, leur esprit est, suivant l'image d'Apulée, une mer battue par la tempête, incapables qu'ils sont de s'appuyer, par aucune partie de leur âme, sur la vérité et sur la vertu, qui donnent la force de résister aux passions turbulentes et déréglées.

1. C'est toujours le petit ouvrage De deo Socratis
2. Apulée, De deo Socratis, p. 48





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CHAPITRE IV.

SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS TOUCHANT LES PASSIONS.

Il y a deux opinions parmi les philosophes touchant ces mouvements de l'âme que les Grecs nomment pate,et qui s'appellent, dans notre langue, chez Cicéron 1, par exemple, perturbations, ou chez d'autres écrivains, affections, ou encore, pour mieux rendre l'expression grecque, passions. Les uns disent qu'elles se rencontrent même dans l'âme du sage, mais modérées et soumises à la raison, qui leur impose des lois et les contient dans de justes bornes. Tel est le sentiment des Platoniciens ou des Aristotéliciens; car Aristote, fondateur du péripatétisme, est un disciple de Platon. Les autres, comme les Stoïciens, soutiennent que l'âme du sage reste étrangère aux passions. Mais Cicéron, dans son traité Des biens et des maux 2,démontre que le combat des Stoïciens contre les Platoniciens et les Péripatéticiens se réduit à une querelle de mots. Les Stoïciens, en effet, refusent le nom de biens aux avantages corporels et extérieurs, parce qu'à leur avis le bien de l'homme est tout entier dans la vertu, qui est l'art de bien vivre et ne réside que dans l'âme. Or, les autres philosophes, en appelant biens les avantages corporels pour parler simplement et se conformer à l'usage, déclarent que ces biens n'ont qu'une valeur fort minime et ne sont pas considérables en comparaison de la vertu. D'où il suit que des deux côtés ces objets sont estimés au même prix, soit qu'on leur donne, soit qu'on leur refuse le nom de biens; de sorte que la nouveauté du stoïcisme se réduit au plaisir de changer les mots. Pour moi, il me semble que, dans la controverse sur les passions du sage, c'est encore des mots qu'il s'agit plutôt que des choses, et que les Stoïciens ne diffèrent pas au fond des disciples de Platon et d'Aristote.Entre autres preuves que je pourrais alléguer à l'appui de mon sentiment, je n'en apporterai

1. De Fin., lib. 3,ch. 20. - Comp. Tuscul., qu., lib. 3,cap. 4; lib. 4,cap. 5 et 6
2. C'est le traité bleu connu De finibus bonorum et malorum. Voyez le livre 3,ch. 12, et le livre IV. - Comp. Tuscul. qu., lib. 4,cap. 15-26

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qu'une que je crois péremptoire. Aulu Gelle, écrivain non moins recommandable par l'élégance de son style que par l'étendue et l'abondance de son érudition, rapporte dans ses Nuits attiques 1 que, dans un voyage qu'il faisait sur mer avec un célèbre stoïcien, ils furent assaillis par une furieuse tempête qui menaçait d'engloutir leur vaisseau; le philosophe en pâlit d'effroi. Ce mouvement fut remarqué des autres passagers qui, bien qu'aux portes de la mort, le considéraient attentivement pour voir si un philosophe aurait peur comme les autres. Aussitôt que la tempête fut passée et que l'on se fut un peu rassuré, un riche et voluptueux asiatique de la compagnie se mit à railler le stoïcien de ce qu'il avait changé de couleur, tandis qu'il était resté, lui, parfaitement impassible. Mais le philosophe lui répliqua ce que Aristippe, disciple de Socrate, avait dit à un autre en pareille rencontre: «Vous avez eu raison de ne pas vous inquiéter pour l'âme d'un vil débauché, mais moi je devais craindre pour l'âme d'Aristippe 2». Cette réponse ayant dégoûté le riche voluptueux de revenir à la charge, Aulu-Gelle demanda au philosophe, non pour le railler, mais pour s'instruire, quelle avait été la cause de sa peur. Celui-ci, s'empressant de satisfaire un homme si jaloux d'acquérir des connaissances, tira de sa cassette un livre d'Epictète 3,où était exposée la doctrine de ce philosophe, en tout conforme aux principes de Zénon 4 et de Chrysippe, chefs de l'école stoïcienne. Aulu-Gelle dit avoir lu dans ce livre que les Stoïciens admettent certaines perceptions de l'âme, qu'ils nomment fantaisies 5,et qui se produisent en nous indépendamment de la volonté. Quand ces images sensibles viennent d'objets terribles et formidables, il est impossible que l'âme du sage n'en soit pas remuée: elle ressent donc quelque impression de crainte quelque émotion de tristesse, ces passions prévenant en elle l'usage de la raison; mais

1. Au livre 19,ch. 1
2. Voyez Diogène Laerce, livre 2,§ 71
3. Epictète, philosophe stoïcien, florissait à la fin du premier siècle de l'ère chrétienne. Il n'a probablement rien écrit; mais son disciple Arrien a fait un recueil de ses maximes sous le nom de Manuel, et a composé en outre suc la morale d'Epictète un ouvrage étendu dont il nous reste quatre livres
4. Zénon de Cittium, fondateur de l'école stoïcienne, maître de Cléanthe et de Chrysippe. Il florissait environ 300 ans avant Jésus- Christ
5. De phantasia, image, représentation. Voyez Cicéron, Acad. qu., lib, 1,cap. 11


elle ne les approuve pas, elle n'y cède pas, elle ne convient pas qu'elle soit menacée d'un mal véritable. Tout cela, en effet, dépend de la volonté, et il y a cette différence entre l'âme du sage et celle des autres hommes, que celle-ci cède aux passions et y conforme le jugement de son esprit, tandis que l'âme du sage, tout en subissant les passions, garde en son esprit inébranlable un jugement stable et vrai, touchant les objets qu'il est raisonnable de fuir ou de rechercher. J'ai rapporté ceci de mon mieux, non sans doute avec plus d'élégance qu'Aulu-Gelle, qui dit l'avoir lu dans Epictète, mais avec plus de précision, ce me semble, et plus de clarté.S'il en est ainsi, la différence entre les Stoïciens et les autres philosophes, touchant les passions, est nulle ou peu s'en faut, puisque tous s'accordent à dire qu'elles ne dominent pas sur l'esprit et la raison du sage; et quand les Stoïciens soutiennent que le sage n'est point sujet aux passions, ils veulent dire seulement que sa sagesse n'en reçoit aucune atteinte, aucune souillure. Or, si elles se rencontrent en effet dans son âme, quoique sans dommage pour sa sagesse et sa sérénité, c'est à la suite de ces avantages et de ces inconvénients qu'ils se refusent à nommer des biens et des maux. Car enfin, si ce philosophe dont parle Aulu-Gelle n'avait tenu aucun compte de sa vie et des autres choses qu'il était menacé de perdre en faisant naufrage, le danger qu'il courait ne l'aurait point fait pâlir. Il pouvait en effet subir l'impression de la tempête et maintenir son esprit ferme dans cette pensée que la vie et le salut du corps, menacés par le naufrage, ne sont pas de ces biens dont la possession rend l'homme bon, comme fait celle de la justice. Quant à la distinction des noms qu'il faut leur donner, c'est une pure querelle de mots. Qu'importe enfin qu'on donne ou qu'on refuse le nom de biens aux avantages corporels? La crainte d'en être privé effraie et fait pâlir le stoïcien tout autant que le péripatéticien; s'ils ne les appellent pas du même nom, ils les estiment au même prix. Aussi bien tous deux assurent que si on leur lin posait un crime sans qu'ils pussent l'éviter autrement que par la perte de tels objets, ils aimeraient mieux renoncer à des avantages qui ne regardent que la santé et le bien-être du corps, que de se charger d'une action qui viole la justice. C'est ainsi qu'un (181) esprit où restent gravés les principes de la sagesse a beau sentir le trouble des passions qui agitent les parties inférieures de l'Ame, il ne les laisse pas prévaloir contre la raison; loin d'y céder, il les domine, et, sur cette résistance victorieuse il fonde le règne de la vertu. Tel Virgile a représenté son héros, quand il a dit d'Enée:

«Son esprit reste inébranlable, tandis que ses yeux versent inutilement des pleurs1».


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CHAPITRE V.

LES PASSIONS QUI ASSIÉGENT LES AMES CHRÉTIENNES, LOIN DE LES PORTER AU VICE, LES EXERCENT A LA VERTU.

Il n'est pas nécessaire présentement d'exposer avec étendue ce qu'enseigne touchant les passions, la sainte Ecriture, source de la science chrétienne. Qu'il nous suffise de dire en général qu'elle soumet l'âme à Dieu pour en être gouvernée et secourue, et les passions à la raison pour en être modérées, tenues en bride et tournées à un usage avoué par la vertu. Dans notre religion on ne se demande pas si une âme pieuse se met en colère, mais pourquoi elle s'y met; si elle est triste, mais d'où vient sa tristesse; si elle craint, mais ce qui fait l'objet de ses craintes. Aussi bien je doute qu'une personne douée de sens puisse trouver mauvais qu'on s'irrite contre un pécheur pour le corriger, qu'on s'attriste des souffrances d'un malheureux pour les soulager, qu'on s'effraie à la vue d'un homme en péril pour l'en arracher. C'est une maxime habituelle du stoïcien, je le sais, de condamner la pitié 2,mais combien n'eût-il pas été plus honorable au stoïcien d'Aulu-Gelle d'être ému de pitié pour un homme à tirer du danger que d'avoir peur du naufrage! Et que Cicéron est mieux inspiré, plus humain, plus conforme aux sentiments des âmes pieuses, quand il dit dans son éloge de César: «Parmi vos vertus, la plus admirable et la plus touchante c'est la miséricorde 3!» Mais qu'est-ce que la miséricorde, sinon la sympathie qui nous associe à la misère d'autrui et nous porte à la soulager? Or, ce .mouvement de l'âme sert la raison toutes les fois qu'il est

1. Enéide, livre 4,vers 449. -
2. Voyez Sénèque, De Clem., lib. 2,cap. 4 et 5
3. Cicéron, Pro Ligar., cap. 13


d'accord avec la justice, soit qu'il nous dispose à secourir l'indigence, soit qu'il nous rende indulgents au repentir. C'est pourquoi Cicéron, si judicieux dans son éloquent langage, donne sans hésiter le nom de vertu à un sentiment que les Stoïciens ne rougissent pas de mettre au nombre des vices. Et remarquez que ces mêmes philosophes conviennent que les passions de cette espèce trouvent place dans l'âme du sage, où aucun vice ne peut pénétrer; c'est ce qui résulte du livre d'Epictète, éminent stoïcien, qui d'ailleurs écrivait selon les principes des chefs de l'école, Zénon et Chrysippe. Il en faut conclure qu'au fond, ces passions qui ne peuvent rien dans l'âme du sage contre la raison et la vertu, ne sont pas pour les Stoïciens de véritables vices, et dès lors que leur doctrine, celle des Péripatéticiens et celle enfin des Platoniciens se confondent entièrement. Cicéron avait donc bien raison de dire que ce n'est pas d'aujourd'hui que les disputes de mots mettent à la torture la subtilité puérile des Grecs, plus amoureux de la dispute que de la vérité 1. Il y aurait pourtant ici une question sérieuse à traiter, c'est de savoir si ce n'est point un effet de la faiblesse inhérente à notre condition passagère de subir ces passions, alors même que nous pratiquons le bien. Ainsi les saints anges punissent sans colère ceux que la loi éternelle de Dieu leur ordonne de punir, comme ils assistent les misérables sans éprouver la compassion, et secourent ceux qu'ils aiment dans leurs périls sans ressentir la crainte; et cependant, le langage ordinaire leur attribue ces passions humaines à cause d'une certaine ressemblance qui se rencontre entre nos actions et les leurs, malgré l'infirmité de notre nature, C'est ainsi que Dieu lui-même s'irrite, selon l'Ecriture, bien qu'aucune passion ne puisse atteindre son essence immuable. Il faut entendre par cette expression biblique l'effet de la vengeance de Dieu et non l'agitation turbulente de la passion.

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CHAPITRE VI.

DES PASSIONS QUI AGITENT LES DÉMONS, DE L'AVEU D'APULÉE QUI LEUR ATTRIBUE LE PRIVILÈGE D'ASSISTER LES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.

Laissons de côté, pour le moment, la question des saints anges, et examinons cette

1. Cicéron, De orat., lib. 1,cap. 11,§ 17

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opinion platonicienne que les démons, qui tiennent le milieu entre les dieux et les hommes, sont livrés au mouvement tumultueux des passions. En effet, si leur esprit, tout en les subissant, restait libre et maître de soi, Apulée ne nous le peindrait pas agité comme le nôtre par le souffle des passions et semblable à une mer orageuse 1. Cet esprit donc, cette partie supérieure de leur âme qui en fait des êtres raisonnables, et qui soumettrait les passions turbulentes de la région inférieure aux lois de la vertu et de la sagesse, si les démons pouvaient être sages et vertueux, c'est cet esprit même qui, de l'aveu du philosophe platonicien, est agité par l'orage des passions. J'en conclus que l'esprit des démons est sujet à la convoitise, à la crainte, à la colère et à toutes les affections semblables. Où est donc cette partie d'eux-mêmes, libre, capable de sagesse, qui les rend agréables aux dieux et utiles aux hommes de bien? Je vois des âmes livrées tout entières au joug des passions et qui ne font servir la partie raisonnable de leur être qu'à séduire et à tromper, d'autant plus ardentes à l'oeuvre qu'elles sont animées d'un plus violent désir de faire du mal.


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CHAPITRE VII.

LES PLATONICIENS CROIENT LES DIEUX OUTRAGÉS PAR LES FICTIONS DES POËTES, QUI LES REPRÉSENTENT COMBATTUS PAR DES AFFECTIONS CONTRAIRES, CE QUI N'APPARTIENT QU'AUX DÉMONS.

On dira peut-être que les poëtes, en nous peignant les dieux comme amis ou ennemis de certains hommes, ont voulu parler, non de tous les démons, mais seulement des mauvais, de ceux-là mêmes qu'Apulée croit agités par l'orage des passions. Mais comment admettre cette interprétation, quand Apulée, en attribuant les passions aux démons, ne fait entre eux aucune distinction et nous les représente en général comme tenant le milieu entre les dieux et les hommes à cause de leurs corps aériens? Suivant ce philosophe, la fiction des poètes consiste à transformer les démons en dieux, et, grâce à l'impunité de la licence poétique, à les partager à leur gré entre les hommes, coin me protecteurs ou comme ennemis, tandis que les dieux sont infiniment au-dessus de ces faiblesses des démons, et par l'élévation de leur séjour et par la plénitude

1. De deo Socr., p. 48.

de leur félicité. Celle fiction se réduit donc à donner le nom de dieux À des êtres qui ne sont pas dieux, et Apulée ajoute qu'elle n'est pas très éloignée de la vérité, attendu que, au nom près, ces êtres sont représentés selon leur véritable nature, qui est celle des démons. Telle est, à son avis, cette Minerve d'Homère qui intervient au milieu des Grecs pour empêcher Achille d'outrager Agamemnon. Que Minerve ait apparu aux Grecs, voilà la fiction poétique, selon Apulée, pour qui Minerve est une déesse qui habite loin du commerce des mortels, dans la région éthérée, eu compagnie des dieux, qui sont tous des êtres heureux et bons, Mais qu'il y ait eu un démon favorable aux Grecs et ennemi des Troyens, qu'un autre démon, auquel le même poète a donné le nom d'un des dieux qui habitent paisiblement le ciel, comme Mars et Vénus, ait favorisé au contraire les Troyens en haine des Grecs; enfin, qu'une lutte se soit engagée entre ces divers démons, animés de sentiments opposés, voilà ce qui, pour Apulée, n'est pas un récit très éloigné de la vérité. Les poëtes, en effet, n'ont attrIbué ces passions qu'à des êtres qui sont en effet sujets aux mêmes passions que les hommes, aux mêmes tempêtes des émotions contraires, capables, par conséquent, d'éprouver de l'amour et de la haine, non selon la justice, mais à la manière du peuple qui, dans les chasses et les courses du cirque, se partage entre les adversaires au gré de ses aveugles préférences. Le grand souci du philosophe platonicien, c'est uniquement qu'au lieu de rapporter ces fictions aux démons, on ne prenne les poètes à la lettre en les attribuant aux dieux.



Augustin, Cité de Dieu 825