Augustin, Cité de Dieu 2007

2007

CHAPITRE VII.

CE QU'IL FAUT ENTENDRE RAISONNABLEMENT PAR LES DEUX RÉSURRECTIONS ET PAR LE RÈGNE DE MILLE ANS DONT SAINT JEAN PARLE DANS SON APOCALYPSE.

Le même évangéliste parle de ces deux résurrections dans son Apocalypse, mais de telle sorte que quelques-uns des nôtres, n'ayant pas compris la première, ont donné dans des visions ridicules. Voici ce que dit l'apôtre saint Jean: «Je vis descendre du ciel un ange qui avait la clef de l'abîme, et une chaîne en sa main: et il prit le dragon, cet ancien serpent qu'on appelle le diable et Satan, et le lia pour mille ans. Puis l'ayant précipité dans l'abîme, il ferma l'abîme et le scella sur lui, afin qu'il ne séduisît plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans fussent accomplis; après quoi il doit être lié pour un peu de temps. Je vis aussi des trônes et des personnes assises dessus, à qui la puissance de juger fut donnée; avec elles, les âmes de ceux qui ont été égorgés pour les témoignages qu'ils ont rendus à Jésus et pour la parole de Dieu, et tous ceux qui n'ont point adoré la bête ni son image, ni reçu son caractère sur le front ou dans leur main; et ils ont régné pendant mille ans avec Jésus. Les autres n'ont point vécu jusqu'à ce que mille ans soient accomplis. Voilà la première résurrection. Heureux et saint est celui qui y a part! La seconde mort n'aura point de pouvoir sur eux, mais ils seront prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, et ils régneront mille ans avec lui». Ceux à qui ces paroles ont donné lieu de croire que la première résurrection sera corporelle, ont surtout adopté cette opinion à cause du nombre de mille ans, dans la pensée que tout ce temps doit être comme le sabbat des saints, où ils se reposeront après les travaux de six mille ans qui seront écoulés depuis que l'homme a été créé et précipité de la félicité du paradis dans les misères de la vie mortelle, afin que, suivant

1. Ap 20,1-5

cette parole: «Devant Dieu un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour 1»,six mille ans s'étant écoulés comme six jours, le septième, c'est-à-dire les derniers mille ans, tienne lieu de sabbat aux saints qui ressusciteront pour le solenniser. Tout cela serait jusqu'à un certain point admissible, si l'on croyait que durant ce sabbat les saints jouiront de quelques délices spirituelles, à cause de la présence du Sauveur, et j'ai moi-même autrefois été de ce sentiment 2. Mais comme ceux qui l'adoptent disent que les saints seront dans des festins continuels, il n'y a que des âmes charnelles qui puissent être de leur avis.Aussi les spirituels leur ont-ils donné le nom de chiliastes 3,d'un mot grec qui peut se traduire littéralement par millénaires 4. Il serait trop long de les réfuter en détail; j'aime mieux montrer comme on doit entendre ces paroles de l'Apocalypse.Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit lui-même: «Personne ne peut entrer dans la maison du fort et lui enlever ses biens qu'il ne l'ait lié auparavant 5». Par le fort, il entend le diable, parce qu'il s'est assujéti le genre humain, et par ses biens, les fidèles qu'il tenait engagés dans l'impiété et dans le crime. C'était donc pour lier ce fort que saint Jean, selon l'Apocalypse, vit un ange descendre du ciel, qui tenait la clef de l'abîme et la chaîne. Et il prit, dit-il, le dragon, cet ancien serpent, que l'on nomme le diable et Satan, et il le lia pour mille ans; c'est-à-dire qu'il l'empêcha de séduire et de s'assujétir ceux qui devaient être délivrés. Pour les mille ans, on peut les entendre de deux manières: ou bien parce que ces choses se passent dans les derniers mille ans, c'est-à-dire au sixième millénaire, dont les dernières années s'écoulent présentement pour être suivies du sabbat qui n'a point de soir, c'est-à-dire du repos des saints qui ne finira jamais, de sorte que l'Ecriture appelle ici mille ans la dernière partie de ce temps, en prenant la partie pour le tout; - ou bien elle se sert de ce nombre pour toute la durée du monde, employant ainsi un nombre parfait pour marquer la plénitude du temps. Le nombre de mille est le cube de dix, dix fois dix faisant cent; mais c'est là une figure plane, et pour

1. 2P 3,8
2. Voyez les sermons de saint Augustin, Serm. CCLIX
3. Kiliastas.
4. C'est aussi le nom que leur donne saint Jérôme
5. Mc 3,27

(455)


la rendre solide, il faut multiplier cent par dix et cela fait mille. D'ailleurs, si I'Ecriture se sert de cent pour un nombre indéfini, comme lorsque Notre-Seigneur promet à celui qui quittera tout pour le suivre: «qu'il recevra le centuple dès cette vie 1», ce que l'Apôtre exprime en disant qu'un véritable chrétien possède toutes choses, bien qu'il semble qu'il n'ait rien 2,selon cette parole encore: «Le monde est le trésor du fidèle 3» combien plus le nombre de mille ans doit-il signifier l'universalité t Aussi est--ce le meilleur sens qu'on puisse donner à ces paroles du psaume: «Il s'est toujours souvenu de son «alliance et de la promesse qu'il a faite pour mille générations 4»; c'est-à-dire pour toutes les générations.Saint Jean poursuit: «Et il le précipita dans l'abîme»; par cet abîme est marquée la multitude innombrable des impies, dont le coeur est un gouffre de malignité contre l'Eglise de Dieu; non que le diable n'y fût déjà auparavant, mais parce qu'étant exclu de la Société des fidèles, il a commencé à posséder davantage les autres. Celui-là est plus possédé du diable, qui non-seulement est éloigné de Dieu, mais qui hait même les serviteurs de Dieu sans raison. «Et il le ferma, dit-il, et le scella sur lui, afin qu'il ne séduisît plus les nations jusqu'à ce que mille ans fussent accomplis». Il le ferma sur lui, c'est-à-dire il lui défendit d'en sortir. Ce qu'ajoute saint Jean, qu'il le scella, signifie, selon moi, que Dieu ne veut pas qu'on sache quels sont ceux qui appartiennent au démon ou ceux qui ne lui appartiennent pas, et c'est une chose tout à fait incertaine en cette vie, parce qu'il est incertain si celui qui semble être debout ne tombera point, et si celui qui semble être tombé ne se relèvera point. Or, le diable est ainsi lié et enfermé pour être incapable de séduire les nations qui appartiennent à Jésus-Christ et qu'il séduisait auparavant. «Dieu», comme dit l'Apôtre, «a résolu, avant la naissance du monde, de les délivrer de la puissance des ténèbres 5 et de les faire passer dans le royaume du Fils de son amour 6». Les fidèles ignorent-ils que maintenant même le démon séduit les nations et les entraîne avec lui au supplice éternel? mais ce ne sont pas celles qui sont prédestinées à la vie bienheureuse.

1. Mt 19,29 Mc 10,30 -2. 2Co 6,10 -3. Pr 17,7 suiv. LX10 -4. Ps 104,8 -5. Ep 1,4 -6. Col 1,13

Il ne faut pas s'arrêter à-ce que le diable séduit souvent ceux mêmes qui, régénérés en Jésus-Christ, marchent dans les voies de Dieu; car «le Seigneur connaît ceux qui sont à lui 1»; et de ceux-là, Satan n'en séduit aucun jusqu'à le faire tomber dans la dam nation éternelle. Le Seigneur les connaît comme Dieu, c'est-à-dire comme celui à qui rien de ce qui doit arriver n'est caché, et non comme un homme, qui ne voit un autre homme que quand il est présent, si toutefois on peut dire qu'il voit celui dont il ne voit pas le coeur, et dont il ne sait pas ce qu'il doit devenir ensuite, non plus que lui-même. Le diable est donc lié et enfermé dans l'abîme, afin qu'il ne séduise pas les nations qui composent l'Eglise et qu'il séduisait auparavant, lorsque l'Eglise n'était pas encore. Il n'était pas dit, en effet, «afin qu'il ne séduisît plus personne», mais: «afin qu'il ne séduisît plus les nations», par lesquelles l'Apôtre a voulu sans douce qu'on entendît l'Eglise. - «Jusqu'à ce que mille ans fussent accomplis», c'est-à-dire ce qui reste du sixième jour qui est de mille ans, ou bien ce qui reste de la durée du monde.Et ces mots: «Afin qu'il ne séduisît plus les nations, jusqu'à ce que mille ans fussent accomplis», il ne faut pas les entendre comme s'il devait plus tard séduire les nations qui composent. l'Eglise des prédestinés. Car ou bien cette expression est semblable à celle-ci: «Nos yeux sont arrêtés sur le Seigneur «notre Dieu, jusqu'à ce qu'il ait pitié de nous 2»; où il est clair que, lorsque Dieu aura pris pitié de ses serviteurs, ils ne laisseront pas de jeter les yeux sur lui; ou bien voici l'ordre de ces paroles: «Et il ferma l'abîme et il le scella sur lui, jusqu'à ce que mille ans fussent accomplis», de sorte que ce qu'il ajoute: «afin qu'il ne séduisît plus les nations», doit s'entendre, indépendamment du reste, comme si toute période était conçue ainsi: «Et il ferma l'abîme, et il le scella sur lui, jusqu'à ce que mille ans fussent accomplis, afin qu'il ne séduisît plus les nations». En d'autres termes, c'est afin qu'il cesse de séduire les nations que l'abîme est fermé jusqu'à la révolution de mille ans.

1. 2Tm 2,19 -2. Ps 122,2

(456)


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CHAPITRE VIII.

DU DIABLE ENCHAÎNÉ ET DÉLIÉ DE SES CHAÎNES.

«Après cela», dit saint Jean, «il doit être délié pour un peu de temps 1». Si le diable est lié et enfermé, afin qu'il ne puisse pas séduire l'Eglise, sa délivrance consistera-telle à le pouvoir? A Dieu ne plaise! Il ne séduira jamais l'Eglise prédestinée et élue avant la création du monde, dont il est dit que «Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui 2». Cependant il y aura ici-bas une Eglise, au temps que le diable doit être délié, comme il y en a toujours eu une depuis Jésus-Christ. Saint Jean dit un peu après, que le diable, une fois délié, portera les nations qu'il aura séduites dans le monde entier, à faire la guerre à l'Eglise, et que le nombre de ses ennemis égalera les sables de la mer: «Et ils se répandirent, dit-il, sur la terre, et ils environnèrent le camp des saints et la Cité bien-aimée de Dieu. Mais Dieu fit tomber un feu du ciel qui les dévora; et le diable, qui les séduisait, fut jeté dans un étang de feu et de soufre avec la bête et le faux prophète, pour y être tourmentés jours et nuit dans les siècles des siècles 3». Ce passage regarde le dernier jugement, et néanmoins j'ai été bien aise de le rapporter, de peur qu'on ne s'imagine que, dans le peu de temps que le diable doit être délié, il n'y aura point d'Eglise en ce monde, soit qu'il ne l'y trouve plus, soit qu'il la détruise par ses persécutions. Le diable n'a donc pas été lié dans tout ce temps que comprend l'Apocalypse, savoir: depuis le premier avénement de Jésus-Christ jusqu'à la fin du monde où se fera le second. Et c'est ce que saint Jean appelle mille ans, en sorte que l'Ecriture entend par là que le diable ne séduira pas l'Eglise pendant cet intervalle, puisqu'il ne la séduira pas non plus lorsqu'il sera délié. En effet, il est indubitable que si c'est être lié pour lui que de pouvoir séduire l'Eglise, il le pourra faire quand il sera délié. Etre lié par rapport au diable, c'est donc n'avoir pas permission de tenter les hommes autant qu'il peut, par adresse ou par violence, pour les faire passer à son parti. Si cela lui était permis pendant un si long espace de temps, la faiblesse des hommes est telle qu'il ferait tomber un grand nombre de fidèles et qu'il empêche. rait beaucoup d'hommes de le devenir, ce

1. Ap 20,3 -2. 2Tm 2,19 -3. Ap 20,8-10


que Dieu ne veut pas. Aussi est-ce pour l'en empêcher qu'il l'a lié.Mais il sera délié quand il ne restera que peu de temps. L'Ecriture nous apprend que le démon et ses complices tourneront toute leur rage contre l'Eglise pendant trois ans et demi; et ceux à qui il aura affaire seront tels qu'il ne les pourra surmonter ni par force, ni par artifice. Or, s'il n'était jamais délié, on ne connaîtrait pas si bien sa puissance et sa malignité, ni la patience de la cité sainte, non plus que la sagesse admirable avec laquelle le Tout-Puissant a su se servir de la malice du diable, soit en ne l'empêchant pas de séduire les saints, afin d'exercer leur vertu, soit en ne lui permettant pas d'user de toute sa fureur, de peur qu'il ne triomphât d'une infinité d'hommes faibles qui devaient grossir les rangs de l'Eglise. Il sera donc délié sur la fin des temps, afin que la Cité de Dieu reconnaisse, à la gloire de son Rédempteur et de son Libérateur, quel adversaire elle aura surmonté. Que sommes-nous en comparaison des chrétiens qui seront alors, puisqu'ils surmonteront un ennemi déchaîné, que nous avons bien de la peine à combattre, tout lié qu'il est? Néanmoins, il n'y a point de doute que pendant cet intervalle même, Dieu n'ait eu et n'ait encore des soldats si braves et si expérimentés que, fussent-ils vivants quand le diable sera délié, ils ne craindraient ni ses efforts, ni ses ruses.Or, le diable n'a pas seulement été lié lorsque l'Eglise a commencé de se répandre de la Judée parmi les nations; mais il l'est encore maintenant et le sera jusqu'à la fin des siècles, où il doit être délié. Nous voyons encore tous les jours des personnes quitter leur infidélité dans laquelle le démon les retenait, et embrasser la foi; et il y en aura toujours sans doute qui se convertiront jusqu'à la fin du monde. Le fort est lié de même à l'égard de chacun des fidèles, lorsqu'ils lui sont enlevés comme sa proie; comme, d'autre part, l'abîme où il a été enfermé n'a pas été détruit par la mort des premiers persécuteurs de l'Eglise; mais à ceux-là d'autres ont succédé et leur succéderont jusqu'à la fin des siècles, afin qu'il soit toujours enfermé dans ces coeurs pleins de passion et d'aveuglement, comme en un abîme profond. Or, c'est une question

1. Ce sont les quarante-deux mois de règne de l'Antéchrist annoncés par saint Jean (Ap 11,2)

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de savoir si, pendant ces trois dernières années et demie que le démon exercera toute sa fureur, il y aura encore quelques hommes, au milieu des fidèles, qui embrasseront la foi. Comment cette parole se justifierait-elle: «Personne ne peut entrer dans la maison du fort et lui «enlever ses biens, qu'il ne l'ait d'abord lié 1», si on les lui enlève lors même qu'il est délié? Il semble donc que cela nous oblige à croire qu'en ce peu de temps l'Eglise ne fera aucune nouvelle conquête, mais que le diable combattra seulement contre ceux qui se trouveront déjà chrétiens; et si quelques-uns de ceux-là sont vaincus, il faut dire qu'ils -n'étaient pas du nombre des prédestinés. Ce n'est pas en vain que le même saint Jean, qui a écrit l'Apocalypse, a dit de quelques-uns dans une de ses Epîtres: «Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas d'entre nous; car s'ils eussent été d'entre nous, ils y seraient demeurés 2». Mais que dirons-nous des petits enfants? Il n'est pas croyable que cette dernière persécution n'en trouve point parmi les chrétiens qui ne soient pas baptisés, et que même il ne leur en naisse pendant ce temps, et en ce cas que leurs parents ne les baptisent. Comment donc enlèvera-t-on ces biens à Satan, puisqu'il sera délié, et que, selon la parole du Seigneur: «Personne n'entre en sa maison et ne lui enlève ses biens, qu'il ne l'ait lié auparavant?». Croyons donc plutôt que, même pendant ce temps, les apostasies ne manqueront point, non plus que les conversions, et que les parents auront assez de courage pour baptiser leurs enfants, aussi bien que les nouveaux convertis, qu'ils vaincront ce fort, tout délié qu'il sera, c'est-à-dire quoiqu'il emploie contre eux des ruses et des manoeuvres qu'il n'avait point encore mises en usage, tellement qu'ils lui seront encore enlevés, quoiqu'il ne soit pas lié. Néanmoins, la parole de l'Evangile subsistera toujours «Que personne ne peut entrer dans la maison du fort, ni lui enlever ses biens, qu'il ne l'ait lié auparavant». Cet ordre a été, en effet, observé. On a lié d'abord le fort, et on lui a ensuite enlevé ses biens dans toutes les nations, pour en composer l'Eglise, qui s'est depuis accrue et fortifiée au point de devenir capable de dépouiller le démon, lors même qu'il sera délié. De même qu'il faut avouer que la charité de plusieurs se refroidira,

1. Mt 12,29 -2. Jn 2,19

parce que le crime sera triomphant s, et que plusieurs, qui ne sont pas écrits au livre de vie, succomberont sous les persécutions inouïes du diable déjà délié, de même il faut croire que non-seulement les véritables chrétiens, mais que quelques-uns de ceux mêmes qui seront hors de l'Eglise, aidés de la grâce de Dieu et de l'autorité des Ecritures, qui ont prédit la fin du monde qu'ils verront arriver, seront plus disposés à croire ce qu'ils ne croyaient pas, et plus forts pour vaincre le diable, tout déchaîné qu'il sera. Disons, dans cet état de choses, qu'il a été lié afin qu'on lui puisse enlever ses biens, lors même qu'il sera délié, suivant cette parole du Sauveur: «Comment peut-on entrer dans la maison du fort pour lui enlever ses biens, qu'on ne l'ait lié auparavant?»


2009

CHAPITRE IX.

EN QUOI CONSISTE LE RÈGNE DES SAINTS AVEC JÉSUS-CHRIST, PENDANT MILLE ANS, ET EN QUOI IL DIFFÈRE DU RÈGNE ÉTERNEL.

Pendant les mille ans que le diable est lié, c'est-à-dire pendant tout le temps qui s'écoule depuis le premier avénement du Sauveur jusqu'au second, les saints règnent avec lui. Et, en effet, si, outre le royaume dont il doit dire à la fin des siècles: «Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé 2»; ses saints, à qui il dit: «Je suis avec vous jusqu'à la fin du monde 3», n'en avaient, dès maintenant, un autre où ils règnent avec lui, certes l'Eglise ne serait pas appelée son royaume ou le royaume des cieux. Car c'est à cette heure que le docteur de la loi, dont parle l'Evangile, «qui tire de son trésor de nouvelles et de vieilles choses 4», est instruit dans le royaume de Dieu; et c'est de l'Eglise que les moissonneurs doivent arracher l'ivraie que le père de famille avait laissé croître parmi le bon grain jusqu'à la moisson. Notre-Seigneur explique ainsi cette parabole: «La moisson, c'est la fin du siècle. Comme donc on ramasse l'ivraie et on la jette au feu la même chose arrivera à la fin du monde. Le Fils de l'homme enverra ses anges, et ils arracheront de son royaume tous les scandales 5». Sera-ce du royaume où il n'y a pas de scandales?

1. Mt 25,12 –2. Mt 25,31 –3. Mt 28,20 –4. Mt 13,52 –5. Mt 39,41


Non, sans doute. Ce sera donc de celui d'ici-bas, qui est son Eglise. Il dit plus haut:«Celui qui violera l'un de ces moindres commandements et qui enseignera aux hommes à le suivre sera le dernier dans le royaume des cieux; mais celui qui l'accomplira et qui l'enseignera sera grand dans les cieux 1». Il les place tous deux dans le royaume des cieux, tant celui qui ne fait pas ce qu'il enseigne que celui qui le fait; mais l'un est très petit et l'autre très grand. Il ajoute aussitôt: «Car je vous dis que si votre justice n'est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens (c'est-à-dire que la justice de ceux qui ne font pas ce qu'ils enseignent, puisqu'il déclare d'eux dans un autre endroit: Qu'ils disent ce qu'il faut faire et qu'ils ne le font pas 2), vous n'entrerez point dans le royaume des cieux 3». Il faut donc entendre d'une autre manière le royaume des cieux où sont et celui qui ne pratique pas ce qu'il enseigne et celui qui le pratique, et le royaume où n'entre que celui qui pratique ce qu'il enseigne. Ainsi le premier, c'est l'Eglise d'ici-bas, et le second, c'est l'Eglise telle qu'elle sera, quand les méchants n'y seront plus. L'Eglise est donc maintenant le royaume de Jésus-Christ et le royaume des cieux, de sorte que dès à présent les saints de Dieu règnent avec lui, mais autrement qu'ils ne régneront plus tard. Néanmoins l'ivraie ne règne point avec lui, quoiqu'elle croisse dans l'Eglise avec le bon grain. Ceux-là seuls règnent avec lui qui font ce que dit l'Apôtre: «Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, goûtez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; cherchez les choses du ciel et non celles de la terre 4». Il dit d'eux encore que leur conversation est dans le ciel 5. Enfin, ceux-là règnent avec lui, qui sont tellement dans son royaume qu'ils sont eux-mêmes son royaume. Or, comment ceux-là sont-ils le royaume de Jésus-Christ, qui, bien qu'ils y soient jusqu'à la fin du monde et des scandales, y cherchent leurs intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ 6?Voilà comment l'Apocalypse parle de ce royaume, où l'on a encore des ennemis à combattre ou à retenir dans le devoir, jusqu'à ce qu'on arrive dans le royaume paisible où l'on régnera sans trouble et sans traverses.

1. Mt 5,19 –2. Mt 23,3 –3. Mt 5,20 –4 Col 3,1-2 –5. Ph 3,20 – 6. Ph 2,21

Voilà comment elle s'explique sur cette première résurrection qui se fait maintenant. Après avoir dit que le diable demeurera lié pendant mille ans, et qu'ensuite il doit être délié pour un peu de temps, aussitôt reprenant ce que l'Eglise fait pendant ces mille ans ou ce qui se passe dans l'Eglise: «Et je vis, dit-il, des trônes et des hommes assis sur ces trônes; et on leur donna le pouvoir de juger». Il ne faut pas s'imaginer que ceci soit dit du dernier jugement, mais il s'agit des trônes des chefs et des chefs qui gouvernent maintenant même l'Eglise. Quant au pouvoir de juger qui leur est donné, il semble qu'on ne le puisse mieux entendre que de cette promesse: «Ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel 1». Ce qui fait dire à l'Apôtre: «Qu'ai-je affaire de juger ceux qui sont hors de l'Eglise? N'êtes-vous pas juges de ceux qui sont dedans 2?» -«Et les âmes», continue saint Jean, «de ceux qui ont été mis à mort pour avoir rendu témoignage à Jésus». Il faut sous-entendre ce qu'il dit ensuite: «Ont régné mille ans avec Jésus 3»; c'est-à-dire: Les âmes des martyrs encore séparées de leur corps. Eu effet, les âmes des justes trépassés ne sont point séparées de l'Eglise, qui maintenant même est le royaume de Jésus-Christ. Autrement on n'en ferait point mémoire à l'autel dans la communion du corps de Jésus-Christ; et il ne servirait de rien dans le danger de recourir à son baptême, pour ne pas sortir du monde sans l'avoir reçu, ou à la réconciliation, lorsqu'on a été séparé de ce même corps par la pénitence ou par la mauvaise vie. Pourquoi ces saintes pratiques, sinon parce que les fidèles, tout morts qu'ils sont, ne laissent pas d'être membres de l'Eglise? Dès lors leurs âmes, quoique séparées de leurs corps, règnent déjà avec Jésus-Christ pendant ces mille ans; d'où vient qu'on lit dans le même livre de l'Apocalypse: «Bienheureux sont les morts qui meurent dans le Seigneur! l'Esprit leur dit déjà qu'ils se reposent de leurs travaux, car leurs oeuvres les suivent 4». L'Eglise commence donc par régner ici avec Jésus-Christ dans les vivants et dans les morts; car, comme dit l'Apôtre: «Jésus-Christ est mort afin d'avoir empire sur les vivants et sur les

1. Mt 18,18 –2. 1Co 5,12 –3. Ap 20,4 –4. Ap 14,13

(459)

morts 1». Mais saint Jean ne fait mention que des âmes des martyrs, parce que ceux-là règnent principalement avec Jésus-Christ après leur mort, qui ont combattu jusqu'à la mort pour la vérité; ce qui n'empêche point qu'en prenant la partie pour le tout, nous ne devions entendre que les autres morts appartiennent aussi à l'Eglise, qui est le royaume de Jésus-Christ.Les paroles qui suivent: «Et tous ceux qui n'ont point adoré la bête ni son image, ni reçu son caractère sur le front ou dans leur main», doivent être entendues des vivants et des morts. Pour cette bête, quoique cela demande un plus long examen, on peut fort bien l'expliquer par la cité impie et par le peuple infidèle, contraires au peuple fidèle et à la Cité de Dieu. J'entends par son image le déguisement de ceux qui, faisant profession de foi, vivent comme des infidèles. ils feignent d'être ce qu'ils ne sont pas, et ne sont chrétiens que de nom. En effet, non-seulement les ennemis déclarés de Jésus-Christ et de sa cité appartiennent à la bête, mais encore l'ivraie qui doit être ôtée à la fin du monde de son royaume, qui est l'Eglise. Et qui sont ceux qui n'adorent ni la bête ni son image, sinon ceux qui font ce que dit l'Apôtre, et qui ne sont point attachés à un même joug avec les infidèles 2? Ils n'adorent point, c'est-à-dire ils ne consentent point; ils ne se soumettent point et ne reçoivent point le caractère, c'est-à-dire le sceau du crime, ni sur le front par leur profession, ni dans leurs mains par leurs actions. Ceux qui sont exempts de cette profanation, qu'ils vivent encore dans cette chair mortelle ou qu'ils soient morts, règnent dès maintenant avec Jésus-Christ pendant tout le temps désigné par mille ans.«Les autres», dit saint Jean», n'ont point «vécu; car c'est maintenant le temps que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l'entendront vivront; mais, pour les autres, ils ne vivront point». Et quant à ce qu'il ajoute: «Jusqu'à ce que mille ans soient accomplis», il faut entendre par là qu'ils n'ont point vécu pendant le temps où ils devaient vivre, «en passant de la mort à la vies. Ainsi, quand le temps de la résurrection des corps sera arrivé, ils ne sortiront point de leurs tombeaux pour vivre, mais pour être jugés et condamnés, ce qui

1. Rm 14,9 -2. 2Co 6,14


constitue la seconde mort. Car, jusqu'à ce que les mille ans soient accomplis, quiconque, pendant tout ce temps où se fait la première résurrection, n'aura point vécu, c'est-à-dire n'aura point entendu la voix du Fils de Dieu, ni passé de la mort à la vie, passera infailliblement à la seconde mort avec son corps dans la seconde résurrection, qui est celle des corps. Saint Jean ajoute: «Voilà la première résurrection. Heureux et saint est celui qui y participe 1!» Or, celui-là seul y participe qui non-seulement ressuscitera en sortant du péché, mais qui encore persévérera dans cet état de résurrection. «La seconde mort, dit-il, n'a point de pouvoir sur ceux-là»; mais elle en a sur les autres, dont il a dit auparavant: «Les autres n'ont pas vécu, jusqu'à ce que mille ans soient accomplis». Encore que dans cet espace qu'il nomme mille ans, ils aient vécu de la vie du corps, ils n'ont pas vécu de celle de l'âme en ressuscitant et en sortant de la mort du péché, afin d'avoir part à la première résurrection et de ne pas tomber sous l'empire de la seconde mort.


2010

CHAPITRE X.

CE QU'IL FAUT RÉPONDRE A CEUX QUI PENSENT QUE LA RÉSURRECTION REGARDE SEULEMENT LES CORPS, ET NON LES ÂMES.

Il en est qui croient qu'on ne peut parler de résurrection qu'à l'égard des corps, et qui soutiennent que cette première résurrection dont parle saint Jean doit s'entendre de la résurrection des corps. Il n'appartient, disent-ils, de se relever qu'à ce qui tombe; or, les corps tombent en mourant, d'où vient qu'on les appelle des cadavres 2; donc ce ne sont pas les âmes qui ressuscitent, mais les corps. Mais que répondront-ils à l'Apôtre qui admet aussi une résurrection de l'âme? Ceux-là étaient ressuscites selon l'homme intérieur, et non pas selon l'homme extérieur, à qui il dit «Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, ne goûtez plus que les choses du ciel 3». C'est la même pensée qu'il exprime ailleurs en d'autres termes: «Afin, dit-il, qu'à l'exemple de Jésus-Christ qui est ressuscité des morts

1. Ap 20,56
2. Saint Augustin fait venir cadaver de cadere, tomber. Isidore, en ses Origines (lib. 2,cap. 2,§ 35), donne anse cette étymologie très hasardée. Comp. saint Augustin, Serm. CCXLI1,n. 2. On peut voir aussi les Soirées de Saint-Pétersbourg, où cadaver est ingénieusement dérivé de caro daga vermibus
3. Col 3,1

(460)

pour la gloire du Père, nous marchions aussi dans la vie nouvelle1». De là encorecette parole: «Levez-vous, vous qui dormez, levez-vous d'entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera 2». Quand ces interprètes disent qu'il n'appartient qu'aux corps de tomber, ils n'entendent pas cette parole: «Ne vous éloignez point de lui, de peur que vous ne tombiez 3»; ni celle-ci: «S'il tombe ou s'il demeure debout, c'est pour son maître 4»; ni celle-ci encore: «Que celui qui se croit debout prenne garde de tomber 5». Assurément cette chute s'entend de l'âme et non du corps.Si donc c'est à ce qui tombe à ressusciter, et si les âmes tombent comme les corps, il faut convenir qu'elles ressuscitent aussi. Ce que saint Jean ajoute, après avoir dit que la seconde mort n'a point de pouvoir sur ceux- là, savoir, qu'ils seront prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, et qu'ils régneront avec lui l'espace de mille ans, cela ne doit pas s'entendre des seuls évêques ou des seuls prêtres, mais de tous les fidèles qu'il nomme prêtres, parce qu'ils sont tous membres d'un seul grand-prêtre, de même qu'on les appelle tous chrétiens, à cause du chrême mystique auquel ils ont tous part. Aussi est-ce d'eux que l'apôtre saint Pierre a dit: «Le peuple saint et le sacerdoce royal 6». Il est à remarquer d'ailleurs que saint Jean déclare, bien qu'en peu de mots et en passant, que Jésus-Christ est Dieu, lorsqu'il appelle les chrétiens les prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, c'est-à-dire du Père et du Fils. Et de plus, Jésus-Christ, bien qu'il soit fils de l'homme, à cause de la forme d'esclave qu'il a prise, a été aussi fait prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédech 7,comme nous l'avons dit plusieurs fois.


2011

CHAPITRE 11.

DE GOG ET DE MAGOG QUE LE DIABLE, DÉLIÉ A L'APPROCHE DE LA FIN DES SIÈCLES, SUSCITERA CONTRE L'ÉGLISE.

«Et quand les mille ans seront révolus, Satan sera délivré de sa prison, et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog; et il les portera à faire la guerre, et leur nombre égalera les grains de sable de la mer». Il

1. Rm 6,4 –2. Ep 5,14 –3. Si 2,7 –4. Rm 14,4 –5. 1Co 5,12 –6. 1P 2,9 –7. Ps 109,4

les séduira donc alors, pour les attirer dans cette guerre; car auparavant il les séduisait aussi tant qu'il pouvait par une infinité d'artifices. Mais alors il sortira, c'est-à-dire qu'il fera éclater sa haine et persécutera ouvertement. Cette persécution sera la dernière que l'Eglise souffrira, mais dans toute la terre, c'est-à-dire que toute la cité de Dieu sera persécutée à travers toute la cité des impies. Il ne faut pas entendre par Gog et Magog des peuples barbares d'une certaine contrée du monde, comme ont fait ceux qui pensent que ce sont les Gètes elles Massagètes, à cause des premières lettres de ces noms. En effet, l'Ecriture marque clairement qu'ils seront répandus dans tout l'univers, quand elle dit: «Les «nations qui sont aux quatre coins de la u terre»; et elle ajoute que c'est Gog et Magog. Or, nous avons acquis la certitude que Gog signifie toit, et Magog, du toit; comme qui dirait «la maison et celui qui en sort 1». Ces nations sont donc, comme nous disions un peu plus haut, l'abîme où le diable est enfermé; et c'est lui-même qui en sort de sorte qu'elles sont «la maison», et lui «celui qui sort de la maison». Ou bien, si par ces deux mots nous voulons entendre les nations, «elles sont la maison», parce que le diable y est enfermé maintenant, et comme à couvert, et «elles sortiront de la maison», lorsqu'elles feront éclater la haine qu'elles couvent. Quant à ces paroles: «Et ils se répandirent sur la terre et environnèrent le camp des saints et la Cité bien-aimée 2», il ne faut pas les entendre comme si les ennemis étaient venus ou devaient venir en un lieu particulier et déterminé, puisque le camp des saints et la Cité bien-aimée ne sont autre chose que l'Eglise qui sera répandue sur toute la terre. C'est là qu'elle sera assiégée et pressée par ses ennemis, qui exciteront contre elle une cruelle persécution, et mettront en usage tout ce qu'ils auront de rage et de malice, sans pouvoir triompher de son courage, ni lui faire abandonner, comme le marque le texte sacré, son camp et ses étendards.

1. Saint Augustin emprunte cette interprétation à saint Jérôme (In Ezech. cap. XXXVIII). Au surplus, rien de plus divers que l'opinion des docteurs sur Gog et Magog. Eusèbe voit dans Gog un empereur romain et dans Magog l'empire romain en général (Demonstr. Evang., lib. 9,cap. 3); saint Ambroise (De fide, lib. 2,cap. ult) croit que Gog et Magog désignent les Goths, et il y a ainsi une foule de conjectures également arbitraires.
2. Ap 20,7-8

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Augustin, Cité de Dieu 2007