Augustin, Cité de Dieu 2102

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CHAPITRE II. SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENTDANS LE FEU.

Que dirai-je pour prouver aux incrédules que des corps humains vivants et animés peuvent non-seulement ne jamais mourir, mais encore subsister éternellement au milieu des flammes et des tourments? Car ils ne veulent pas que notre démonstration se fonde sur la toute-puissance de Dieu, mais sur des exemples. Nous leur répondrons donc qu'il y a des animaux qui certainement sont corruptibles, puisqu'ils sont mortels, et qui ne laissent pas de vivre au milieu du feu 1, et de plus, que dans des sources d'eau chaude où on ne saurait porter la main sans se brûler, il se trouve une certaine sorte de vers qui non-seulement y vivent, mais qui ne peuvent vivre ailleurs. Mais nos adversaires refusent de croire le fait, à moins de le voir; ou si on le leur montre, du moins si on le leur prouve par des témoins dignes de foi, ils prétendent que cela ne suffit pas encore, sous prétexte que les animaux en question, d'une part, ne vivent pas toujours, et de l'autre, que, vivant dans le feu sans douleur, parce que cet élément est conforme à leur nature, ils s'y fortifient, bien loin d'y être tourmentés. Comme si le contraire n'était pas plus vraisemblable! Car c'est assurément une chose merveilleuse d'être tourmenté par le feu, et néanmoins d'y vivre; mais il est bien plus surprenant de vivre dans le feu et de n'y pas souffrir. Si donc on croit la première de ces choses, pourquoi ne croirait-on pas l'autre?

1. Saint Augustin revient un peu plus bas (au ch. IV) sur les animaux qui vivent au milieu du feu, et il cite la salamandre en invoquant l'autorité des naturalistes; mais la vérité est que les naturalistes les plus célèbres de l'antiquité n'affirment rien à cet égard et se bornent à rapporter une croyance populaire

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CHAPITRE 3. LA SOUFFRANCE CORPORELLE N'ABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À LA DISSOLUTION DES CORPS.

Mais, disent-ils, il n'y a point de corps qui puisse souffrir sans pouvoir mourir 1. Qu'en savent-ils? Car qui peut assurer que les démons ne souffrent pas en leur corps, quand ils avouent eux-mêmes qu'ils sont extrêmement tourmentés? Que si l'on réplique qu'il n'y a point du moins de corps solide ou palpable, en un mot, qu'il n'y a point de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, il est vrai que l'expérience favorise cette assertion, car nous ne connaissons point de chair qui ne soit mortelle; mais à quoi se réduit l'argumentation de nos adversaires? à prétendre que ce qu'ils n'ont point expérimenté est impossible. Cependant, si l'on prend les choses en elles-mêmes, comment la douleur serait-elle une présomption de mort, puisqu'elle est plutôt une marque de vie? Car l'on peut demander si ce qui souffre peut toujours vivre; mais il est certain que tout ce qui souffre vit, et que la douleur ne se peut trouver qu'en ce qui a vie. Il est donc nécessaire que celui qui souffre vive; et il n'est pas nécessaire que la douleur donne la mort, puisque toute douleur ne tue pas même nos corps, qui sont mortels et doivent mourir. Or, ce qui fait que la douleur tue en ce monde, c'est que l'âme est unie au corps de manière à ne pas résister aux grandes douleurs; elle se retire donc, parce que la liaison des membres est si délicate que l'âme ne peut soutenir l'effort des douleurs aiguès. Mais, dans l'autre monde, l'âme sera tellement jointe au corps et le corps sera tel que cette union ne pourra être dissoute par aucun écoulement de temps, ni par quelque douleur que ce soit. Il est donc vrai qu'il n'y a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; mais la chair ne sera pas alors telle qu'elle est, comme aussi la mort sera bien différente de celle que nous connaissons. Car il y aura bien toujours une mort, mais elle sera éternelle, parce que l'âme ne pourra, ni vivre étant séparée de Dieu, ni être délivrée par la mort des douleurs du corps. La première mort chasse l'âme du corps, malgré elle, et

1. Les adversaires du christianisme empruntaient cette thèse aux écoles de philosophie. Voyez Cicéron, De nat. Deor., lib. 3,cap. 13


la seconde l'y retient malgré elle. L'une et l'autre néanmoins ont cela de commun que le corps fait souffrir à l'âme ce qu'elle ne veut pas.
Nos adversaires ont soin de remarquer qu'il n'y a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; et ils ne prennent pas garde qu'il en arrive tout autrement dans une nature bien plus noble que la chair. Car l'esprit, qui par sa présence fait vivre et gouverne le corps, peut souffrir et ne pas mourir. Voilà un être qui a le sentiment de la douleur et qui est immortel. Or, ce que nous voyons maintenant se produire dans l'âme de chacun des hommes se produira alors dans le corps de tous les damnés. D'ailleurs, si nous voulons y regarder de plus près, nous trouvons que la douleur, qu'on appelle corporelle, appartient moins au corps qu'à l'âme; car c'est l'âme qui souffre et non le corps, lors même que la douleur vient du corps, comme, par exemple, quand l'âme souffre à l'endroit où le corps est blessé. Et de même que nous disons que les corps sentent et vivent, quoique le sentiment et la vie du corps viennent de l'âme, de même nous disons que les corps souffrent, quoique la douleur du corps soit originairement dans l'âme. L'âme donc souffre avec le corps à l'endroit du corps où il se passe quelque chose qui la fait souffrir; mais elle souffre seule aussi, bien qu'elle soit dans le corps, quand, par exemple, c'est une cause invisible qui l'afflige, le corps étant sain. Elle souffre même quelquefois hors du corps. Car le mauvais riche souffrait dans les enfers, quand il disait: «Je suis torturé dans cette flamme1», Au contraire, le corps ne souffre point sans être animé, et du moment qu'il est animé, il ne souffre point sans avoir une âme, Si donc de la douleur à la mort, la conséquence était bonne, ce serait plutôt à l'âme de mourir, puisque c'est elle principalement qui souffre. Or, souffrant plus que le Corps, elle ne peut mourir; comment donc conclure que les corps des damnés mourront, de ce qu'ils doivent être dans les souffrances? Les Platoniciens ont cru que c'est de nos corps terrestres et de nos membres moribonds que les passions tirent leur origine: «Et de là, dit Virgile 2,nos craintes et nos désirs, nos douleurs et nos joies». Mais nous avons établi, au

1. Lc 16,24 -2. Enéide, livre 6,v. 733,

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quatorzième livre de cet ouvrage 1, que, du propre aveu des Platoniciens, les âmes, même purifiées de toute souillure, gardent un désir étrange de retourner dans des corps 2. Or, il est certain que ce qui est capable de désir est aussi capable de douleur, puisque le désir se tourne en douleur, lorsqu'il est frustré de son attente ou qu'il perd le bien qu'il avait acquis. Si donc l'âme ne laisse pas d'être immortelle, quoique ce soit elle qui souffre seule dans l'homme, ou du moins qui souffre le plus, il ne s'ensuit pas, de ce que les corps des damnés souffriront, qu'ils puissent mourir. Enfin, si les corps sont cause que les âmes souffrent, pourquoi ne leur causent-ils pas la mort aussi bien que la douleur, sinon parce qu'il est faux de conclure que ce qui fait souffrir doit faire mourir. Il n'y a donc rien d'incroyable à,ce que ce feu puisse causer de la douleur aux corps des damnés sans leur donner la mort, puisque nous voyons que les corps mêmes font souffrir les âmes sans les tuer. Evidemment, la douleur n'est pas une présomption nécessaire de la mort.

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CHAPITRE IV. EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.

Si donc la salamandre vit dans le feu, comme l'ont affirmé les naturalistes 3,si certaines montagnes célèbres de la Sicile, qui subsistent depuis tant de siècles 4 au milieu des flammes qu'elles vomissent, sont une preuve suffisante que tout ce qui brûle ne se consume pas, comme d'ailleurs l'âme fait assez voir que tout ce qui est susceptible de souffrir ne l'est pas de mourir, pourquoi nous demande-t-on encore des exemples qui prouvent que les corps des hommes condamnés au supplice éternel pourront conserver leur âme au milieu des flammes; brûler sans être consumés, et souffrir éternellement sans mourir? Nous devons croire que la substance de la chair recevra cette propriété nouvelle de celui qui en a donné à tous les autres corps de si merveilleuses et que leur multitude seule nous empêche d'admirer. Car quel autre que le Dieu créateur de toutes choses a donné

1. Aux chap. 3,V et VI
2. Enéide, livre 6,v. 720, 721
3. Aristote n'a point affirmé cela comme un fait constaté par lui, mais comme une tradition populaire (Hist. anim., lib. 5,cap. 19).- Pline n'est pas moine réservé ( Hist. nat., lib. 29,cap. 23). - Dioscoride déclare la chose impossible (lib. 2,cap. 68)
4. Voyez Pline l'Ancien, livre 2,ch. 110


à la chair du paon la propriété de ne point se corrompre après la mort? Cela m'avait d'abord paru incroyable; mais il arriva qu'on me servit à Carthage un oiseau de cette espèce. J'en fis garder quelques tranches prises sur la poitrine, et quand on me les rapporta après le temps suffisant pour corrompre toute autre viande, je trouvai celle-ci parfaitement saine; un mois après, je la vis dans le même état; au bout de l'année, elle était seulement un peu plus sèche et plus réduite 1. Je demande aussi qui a donné à la paille une qualité si froide qu'elle conserve la neige, et si chaude qu'elle mûrit les fruits vers.
Mais qui peut expliquer les merveilles du feu lui-même 2,qui noircit tout ce qu'il brûle, quoiqu'il soit lui-même du plus pur éclat, et qui, avec la plus belle couleur du inonde, décolore la plupart des objets qu'il touche, et transforme en noir charbon une braise étincelante? Et encore cet effet n'est-il pas régulier; car les pierres cuites au feu blanchissent, et, bien que le feu soit rouge, il les rend blanches, tandis que le blanc s'accorde naturellement avec la lumière, comme le noir avec les ténèbres. Mais de ce que le feu brûle le bois et calcine la pierre, il ne faut pas conclure que ces effets contraires s'exercent sur des éléments contraires. Car le bois et la pierre sont des éléments différents, à la vérité, mais non pas contraires, comme le blanc et le noir. Et cependant le blanc est produit dans la pierre elle noir dans le bois par cette même cause, savoir le feu, qui rend le bois éclatant et la pierre sombre, et qui ne pourrait agir sur la pierre, s'il n'était lui-même alimenté par le bois. Que dirai-je du charbon lui-même? N'est-ce pas une chose merveilleuse qu'il soit si fragile que le moindre choc suffit pour l'écraser, et si fort que l'humidité ne le peut corrompre, ni le temps le détruire? C'est pourquoi ceux qui plantent des bornes mettent d'ordinaire du charbon dessous, pour le faire servir au besoin à prouver en justice à un plaideur de mauvaise foi, même après une longue suite d'années, que la borne est restée à la place convenue. Qui a pu préserver ce charbon de la corruption, dans une

1. La viande cuite peut se conserver longtemps, particulièrement dans les pays chauds. Tout dépend du milieu qu'on choisit et des circonstances atmosphériques, Plusieurs momies d'Egypte sont des cadavres humains enterrés dans du sable et qui ont échappé en se desséchant à la putréfaction
2. Comp. Pline, Hist. nat,, lib. 2,cap. 111, et livre 36,cap.68


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terre où le bois pourrit, sinon ce feu même, qui pourtant corrompt toute chose 1?
Considérons maintenant les effets prodigieux de la chaux. Sans répéter ce que j'ai déjà dit, que le feu la blanchit, lui qui noircit tout, n'a-t-elle pas la vertu de nourrir intérieurement le feu? et lors même qu'elle ne nous Semble qu'une masse froide, ne voyons-nous pas que le feu est caché et comme assoupi en elle? Voilà pourquoi nous lui donnons le nom de chaux vive, comme si le feu qu'elle recèle était l'âme invisible de ce corps. Mais ce qui est admirable, c'est qu'on l'allume quand on l'éteint. Car, pour en dégager le feu latent 2,on le couvre d'eau, et alors elle s'échauffe par le moyen même qui fait refroidir tout ce qui est chaud. Comme s'il abandonnait la chaux expirante, le feu caché en elle paraît et s'en va, et elle devient ensuite si froide par cette espèce de mort, que l'eau cesse de l'allumer, et qu'au lieu de l'appeler chaux vive, nous l'appelons chaux éteinte. Peut-on imaginer une chose plus étrange? et néanmoins en voici une plus étonnante encore: au lieu d'eau, versez de l'huile sur la chaux, elle ne s'allumera point, bien que l'huile soit l'aliment du feu. Certes, si l'on nous racontait de pareils effets de quelque pierre de l'Inde, sans que nous en pussions faire l'expérience, nous n'en voudrions rien croire, ou nous serions étrangement surpris. Mais nous n'admirons pas les prodiges qui se font chaque jour sous nos yeux, non pas qu'ils soient moins admirables, mais parce que l'habitude leur ôte leur prix, comme il arrive de certaines raretés des Indes, qui, venues du bout du monde, ont cessé d'être admirées, dès qu'on a pu les admirer à loisir.
Bien des personnes, parmi nous, possèdent des diamants, et on en peut voir chez les orfèvres et les lapidaires. Or, on assure que cette pierre ne peut être entamée ni par le fer ni par le feu 3, mais seulement par du sang de bouc 4. Ceux qui possèdent et connaissent

1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. 2,cap. 111; lib. 36,cap. 68
2. Les physiciens modernes appellent ce feu, comme saint Augustin, chaleur latente, et ils n'en ont pas encore expliqué l'origine. Tout au moins reconnaissent-ils dans le fait dont saint Augustin s'étonne un cas particulier d'une loi générale de la nature
3. Le diamant est en effet plus dur que le fer, en ce sens qu'il le raye et n'en peut être rayé; mais il est si peu incombustible qu'il est chimiquement identique au charbon. Au surplus, saint Augustin ne se donne pas pour chimiste, et c'est d'hier que datent les découvertes de Lavoisier
4. Tradition populaire que saint Augustin rapporte sans l'avoir, à coup sûr, vérifiée et qui n'a aucun fondement


cette pierre l'admirent-ils comme les personnes à qui on en montre la vertu pour la première fois? et celles qui n'ont pas vu l'expérience sont-elles bien convaincues du fait? Si elles y croient, elles l'admirent comme une chose qu'on n'a jamais vue. Viennent-elles à faire l'expérience, l'habitude leur fait perdre insensiblement de leur admiration. Nous savons que l'aimant attire le fer, et la première fois que je fus témoin de ce phénomène, j'en demeurai vraiment stupéfait. Je voyais un anneau de fer enlevé par la pierre d'aimant, et puis, comme si elle eût communiqué sa vertu au fer, cet anneau en enleva un autre, celui-ci un troisième, de sorte qu'il y avait une chaîne d'anneaux suspendus en l'air, sans être intérieurement entrelacés. Qui ne serait épouvanté de la vertu de cette pierre, vertu qui n'était pas seulement en elle, mais qui passait d'anneau en anneau, et les attachait l'un à l'autre par un lien invisible? Mais ce que j'ai appris par mon frère et collègue dans l'épiscopat, Sévère 1, évêque de Milévis, est bien étonnant. Il m'a raconté que, dînant un jour chez Bathanarius, autrefois comte d'Afrique, il le vit prendre une pierre d'aimant, et, après l'avoir placée sous une assiette d'argent où était un morceau de fer, communiquer au fer tous les mouvements que sa main imprimait à l'aimant et le faire aller et venir à son gré, sans que d'ailleurs l'assiette d'argent en reçut aucune impression. Je raconte ce que j'ai vu ou ce que j'ai entendu dire à une personne dont le témoignage est pour moi aussi certain que celui de mes propres yeux. J'ai lu aussi d'autres effets de la même pierre. Quand en place un diamant auprès, elle n'enlève plus le fer, et si déjà elle l'avait enlevé, à l'approche du diamant. elle le laisse tomber 2. L'aimant nous vient des Indes; or, si nous cessons déjà de l'admirer, parce qu'il nous est connu, que sera-ce des peuples qui nous l'envoient, eux qui se le procurent aisément? Peut-être est-il chez eux aussi commun que l'est ici la chaux, que nous voyons sans étonnement s'allumer par l'action de l'eau, qui éteint le feu, et ne pas s'enflammer sous l'action de l'huile qui excite la flamme: tant ces effets nous sont devenus familiers par l'habitude!

1. Sévère, ami et disciple de saint Augustin,. Milévis, où il était évêque, est une petite ville d'Afrique qui a donné son nom à un concile tenu contre les Pélagiens (Concilium Mélevitanum). Voyez les Lettres de saint Augustin (Ep 62, LXII1,109, C10,CLXXVI). -
2. Rien de moins vrai que ce prétendu phénomène dont parle aussi Pline en son Histoire naturelle, livre 37,ch. 15

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CHAPITRE V. IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI N'EN SONT PAS MOINS TRÈS-CERTAINES.

Et cependant, lorsque nous parlons aux infidèles des miracles de Dieu, passés ou futurs, dont nous ne pouvons leur prouver la vérité par des exemples, ils nous en demandent la raison; et comme nous ne saurions la leur donner, les miracles étant au-dessus de la portée de l'esprit humain, ils les traitent de fables. Qu'ils nous rendent donc raison eux-mêmes de tant de merveilles dont nous sommes ou dont nous pouvons être témoins! S'ils avouent que cela leur est impossible, ils doivent convenir aussi qu'il ne faut pas conclure qu'une chose n'a point été ou ne saurait être, de ce qu'on n'en peut rendre raison. Sans m'arrêter à une foule de choses passées dont l'histoire fait foi, je veux seulement rapporter ici quelques faits dont on peut s'assurer sur les lieux mêmes. On dit que le sel d'Agrigente, en Sicile, fond dans le feu et pétille dans l'eau; que chez les Garamantès 1 il y a une fontaine si froide, le jour, qu'on n'en saurait boire, et si chaude, la nuit, qu'on n'y peut toucher. Oh en trouve une aussi dans l'Epire, où les flambeaux allumés s'éteignent et où les flambeaux éteints se rallument. En Arcadie, il y a une pierre qui, une fois échauffée, demeure toujours chaude, sans qu'on la puisse refroidir, et qu'on appelle pour cela asbeste 2. En Egypte, le bois d'un certain figuier ne surnage pas comme les autres bois, mais coule au fond de l'eau; et, ce qui est plus étrange, c'est qu'après y avoir séjourné quelque temps, il remonte à la surface, bien qu'une fois pénétré par l'eau il dût être plus pesant. Aux environs de Sodome, la terre produit des fruits que leur apparente maturité invite à cueillir, et qui tombent en cendre sous la main ou sous la dent qui les touche 3. En Perse, il y a une pierre appelée

1. Peuple de l'Afrique
2. Asbeste, d' asbestos, inextinguible.- La vérité est que la pierre d'amianthe, minéral filamenteux dont on peut faire une espèce de toile, résiste à un feu très intense, comme font d'ailleurs tous les autres silicates
3. Voyez l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome 2,pag. 176 et suiv. - Comparez avec le récit du plus récent voyageur, M. de Sauley, en son livre sur la mer Morte

pyrite, ainsi appelée parce qu'elle s'enflamme si on la presse fortement 1, et une autre nommée sélénite, dont la blancheur intérieure croît et diminue avec la lune 2. Les cavales de Cappadoce sont fécondées par le vent, et leurs poulains ne vivent pas plus de trois années. Dans l'Inde, le sol de l'île de Tylos est préféré à tous les autres, parce que les arbres n'y sont jamais dépouillés de leur feuillage 3.
Que ces incrédules qui ne veulent pas ajouter foi à l'Ecriture sainte, sous prétexte qu'elle contient des choses incroyables, rendent raison, s'ils le peuvent, de toutes ces merveilles. Il n'y a aucune raison, disent-ils, qui fasse comprendre que la chair brûle sans être consumée, qu'elle souffre sans mourir. Grands raisonneurs, qui peuvent rendre raison de tout ce qu'il y a de merveilleux dans le monde! qu'ils rendent donc raison de ce peu que je viens de rapporter. Je ne doute point que si les faits cités plus haut leur étaient restés inconnus et qu'on vînt leur dire qu'ils doivent arriver un jour, ils n'y crussent bien moins encore qu'ils ne font aux peines futures que nous leur annonçons. En effet, qui d'entre eux voudrait nous croire, si, au lieu d'affirmer que les corps des damnés vivront et souffriront éternellement dans les flammes, nous leur disions qu'il y aura un sel qui fondra au feu et qui pétillera dans l'eau, une fontaine si chaude, pendant la fraîcheur de la nuit, qu'on n'osera y toucher, et si froide, dans la grande chaleur du jour, que personne n'y voudra boire; une pierre qui brûlera ceux qui la presseront, et une autre, qui, une fois enflammée, ne pourra s'éteindre? Si nous annoncions toutes ces merveilles pour le siècle futur, les incrédules nous répondraient: Voulez-vous que nous y croyions? rendez-nous-en raison. Ne faudrait-il pas alors avouer que cela n'est point en notre pouvoir, et que l'intelligence humaine est trop bornée pour pénétrer les causes de ces merveilleux ouvrages de Dieu? Mais nous n'en sommes pas moins assurés que Dieu ne fait rien sans raison, que rien de ce qu'il veut ne lui est impossible, et nous croyons tout ce qu'il annonce, parce que nous ne pouvons croire qu'il soit menteur ou impuissant. Que répondent cependant ces détracteurs de notre foi,

1.Il serait plus exact de dire: si on la frappe fortement
2. Il est inutile d'avertir que ce préjugé populaire ne s'appuie sur aucune observation sérieuse.
3. Tylos est une lie du golfe Persique et non de l'Inde

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ces grands chercheurs de raisons, quand nous leur demandons raison des merveilles qui existent sous nos yeux et de ces prodiges que la raison naturelle ne peut comprendre, puisqu'ils semblent contraires à la nature même des choses? Si nous les annoncions comme devant arriver, ne nous défieraient-ils pas d'en rendre raison, comme de tous les miracles que nous annonçons pour l'avenir? Donc, puisque la raison détaille et que la parole expire devant ces ouvrages de Dieu, que nos adversaires cessent de dire qu'une chose n'est pas ou ne peut pas être parce que la raison de l'homme ne peut l'expliquer. Cela n'empêche pas les faits que nous avons cités de se produire: cela n'empêchera pas les prodiges annoncés par la foi de s'accomplir un jour.

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CHAPITRE VI. TOUS LES MIRACLES QU'ON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE L'HOMME OU DES ARTIFICES DES DÉMONS.

Mais je les entends s'écrier: Tout cela n'est pas, nous n'en croyons rien; ce qu'on a dit, ce qu'on a écrit sont autant de faussetés. S'il fallait y croire, il faudrait croire aussi les récits des mêmes auteurs: qu'il y a eu, par exemple, ou qu'il y a un certain temple de Vénus où l'on voit un candélabre surmonté d'une lampe qui brûle en plein air et que les vents ni les pluies ne peuvent éteindre, ce qui lui a valu, comme à la pierre dont nous parlions tout à l'heure, le nom d'asbeste, c'est-à-dire lumière inextinguible. - Je ne serais pas surpris que nos adversaires crussent par ce discours nous avoir fermé la bouche; car si nous déclarons qu'il ne faut point croire à la lampe de Vénus, nous infirmons les autres merveilles que nous avons rapportées, et si nous admettons, au contraire, ce récit comme véritable, nous autorisons les divinités du paganisme. Mais, ainsi que je l'ai dit au dix-huitième livre de cet ouvrage, nous ne sommes pas obligés de croire tout ce que renferme l'histoire profane, les auteurs eux-mêmes qui l'ont écrite n'étant pas toujours d'accord, et, comme dit Varron, semblant conspirer à se contredire. Nous n'en croyons donc (et encore, si nous le jugeons à propos) que ce qui, n'est point contraire aux livres que nous devons croire, Et quant à ces merveilles de la nature dont nous nous servons pour persuader aux incrédules la vérité des merveilles à venir que la foi nous annonce, nous nous contentons de croire à celles dont nous pouvons nous-mêmes faire l'expérience, ou qu'il n'est pas difficile de justifier par de bons témoignages. Ce temple de Vénus, cette lampe qui ne peut s'éteindre, loin de nous embarrasser, nous donnerait beau jeu contre nos adversaires; car nous la rangeons parmi tous les miracles de la magie, tant ceux que les démons opèrent par eux-mêmes que ceux qu'ils font par l'entremise des hommes. Et nous ne saurions nier ces miracles sans aller contre les témoignages de l'Ecriture. Or, de trois choses l'une: ou l'industrie des hommes s'est servie de la pierre asbeste pour allumer cette lampe, ou c'est un ouvrage de la magie, ou quelque démon, sous le nom de Vénus, a produit cette merveille. En effet, les malins esprits sont attirés en certains lieux, non par des viandes, comme les animaux, mais par certains signes appropriés à leur goût, comme diverses sortes de pierres, d'herbes, de bois, d'animaux, de charmes et de cérémonies. Or, pour être ainsi attirés par les hommes, ils les séduisent d'abord, soit en leur glissant un poison secret dans le coeur, soit en nouant avec eux de fausses amitiés; et ils font quelques disciples, qu'ils établissent maîtres de plusieurs. On n'aurait pu savoir au juste, si eux-mêmes ne l'avaient appris, quelles sont les choses qu'ils aiment ou qu'ils abhorrent, ce qui les attire ou les contraint de venir, en un mot, tout ce qui fait la science de la magie. Mais ils travaillent surtout à se rendre maîtres des coeurs, et c'est ce dont ils se glorifient le plus, .quand ils essaient de se transformer en anges de lumière 1. Ils font donc beaucoup de choses, j'en conviens, et des choses dont nous devons d'autant plus nous défier que nous avouons qu'elles sont plus merveilleuses. Au surplus, elles-mêmes nous servent à prouver notre foi; car si les démons impurs sont si puissants, combien plus puissants sont les saints anges! combien aussi Dieu, qui a donné aux anges le pouvoir d'opérer tant de merveilles, est-il encore plus puissant qu'eux!Qu'il soit donc admis que les créatures de Dieu produisent, par le moyen des arts mécaniques, tous ces prodiges, assez surprenants

1. 2Co 11,14

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pour que ceux qui n'en ont pas le secret les croient divins, comme cette statue de fer suspendue en l'air dans un temple par des pierres d'aimant, ou comme cette lampe de Vénus citée tout à l'heure et dont peut-être tout le miracle consistait en une asbesce qu'on y avait adroitement adaptée. Si tout cela est admis comme vrai; et si les ouvrages des magiciens, que l'Ecriture appelle sorciers et enchanteurs, ont pu donner une telle renommée aux démons qu'un grand poète n'a pas hésité à dire d'une magicienne:

«Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré délivrer les âmes ou leur envoyer de cruels soucis, arrêter le coure des fleuves et faire rétrograder les astres; elle invoque tes mânes ténébreux; la terre va mugir sous ses pieds et on verra les arbres descendre des montagnes 1 ...»


combien est-il plus aisé à Dieu de faire des merveilles qui paraissent incroyables aux infidèles, lui qui a donné leur vertu aux pierres comme à tout le reste, lui qui a départi aux hommes le génie qui leur sert à modifier la nature en mille façons merveilleuses, lui qui a fait les anges, créatures plus puissantes que toutes les forces de la terre! Son pouvoir est une merveille qui surpasse toutes les autres, et sa sagesse, qui agit, ordonne et permet, n'éclate pas moins dans l'usage qu'il fait de toutes choses que dans la création de l'univers.


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CHAPITRE VII. LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.

Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire que les corps des morts ressuscitent et que ceux des damnés soient éternellement tourmentés, lui qui a créé le ciel, la terre, l'air, les eaux et toutes les merveilles innombrables qui remplissent l'univers? L'univers lui-même n'est-il point la plus grande et la plus étonnante des merveilles? Mais nos adversaires, qui croient à un Dieu créateur de l'univers et qui le gouverne par le ministère des dieux inférieurs également créés de sa main, nos adversaires, dis-je, tout en se plaisant à exalter, bien loin de les méconnaître, les puissances qui opèrent divers effets surprenants (soit qu'elles agissent de heur propre gré, soit qu'on les contraigne d'agir par le moyen de certains rites ou même des invocations magiques), quand nous leur parlons de la vertu

1. Enéide, livre IV, v. 487-491

merveilleuse de plusieurs objets naturels, qui ne sont ni des animaux raisonnables, ni des esprits, ceux, par exemple, dont nous venons de faire mention, ils nous répondent: C'est leur nature; la nature leur a donné cette propriété: ce ne sont là que les vertus naturelles des choses. Ainsi la seule raison pour laquelle le sel d'Agrigente fond dans le feu et pétille dans l'eau, c'est que telle est sa nature. Or, il semble plutôt que ce soit là un effet contre nature, puisque la nature a donné au feu, et non à l'eau, la propriété de faire pétiller le sel; à l'eau, et non au feu, celle de le dissoudre. Mais, disent-ils, la nature de ce sel est d'être contraire au sel ordinaire. Voilà donc encore apparemment la belle explication qu'ils nous réservent de la fontaine des Garamantes, glacée dans le jour et bouillante pendant la nuit, et de cette source extraordinaire qui, froide à la main et éteignant comme toutes les autres les flambeaux allumés, allume les flambeaux éteints; il en sera de même de la pierre asbeste, qui, sans avoir une chaleur propre, une fois enflammée, ne petit plus s'éteindre, et enfin, de tant d'autres phénomènes qu'il serait fastidieux de rappeler. Ils ont beau être contre nature, on les expliquera toujours en disant que telle est la nature des choses. Explication très courte, j'en conviens, et réponse très satisfaisante. Mais puisque Dieu est l'auteur de toutes les natures, d'où vient que nos adversaires, quand ils refusent de croire une chose que nous affirmons, sous prétexte qu'elle est impossible, ne veulent pas convenir que nous-en donnions une explication meilleure que la leur, en disant que telle est la volonté du Tout-Puissant? car enfin Dieu n'est appelé de ce nom que parce qu'il peut faire tout ce qu'il veut. N'est-ce point lui qui a créé tant de merveilles surprenantes que j'ai rapportées, et qu'on croirait sans doute impossibles, si on ne les voyait de ses yeux, ou du moins s'il n'y en avait des preuves et des témoignages dignes de foi? Car pour celles qui n'ont d'autres témoins que les auteurs qui les rapportent, lesquels; n'étant pas inspirés des lumières divines, ont pu, comme. tous les hommes, être induits en erreur, il est permis à chacun d'en croire ce qu'il lui plaît.Pour moi, je ne veux pas qu'on croie légèrement les prodiges que j'ai rapportés, parce que je ne suis pas moi-même assure (490) de leur existence, excepté ceux dont j'ai fait et dont chacun peut aisément faire l'expérience: ainsi, la chaux qui boue dans l'eau et demeure froide dans l'huile; la pierre d'aimant, qui ne saurait remuer un fétu et qui enlève le fer; la chair du paon, inaccessible à la corruption qui n'a pas épargné le corps de Platon; la paille, si froide qu'elle conserve la neige, et si chaude qu'elle fait mûrir les fruits; enfin le feu qui blanchit les pierres et noircit tous les autres objets. Il en est de même de l'huile qui fait. des taches noires, quoiqu'elle soit claire et luisante, et de l'argent qui noircit ce qu'il touche, bien qu'il soit blanc. C'est encore un fait certain que la transformation du bois en charbon: brillant, il devient noir; dur, il devient fragile; sujet à corruption, il devient incorruptible. J'ai vu tous ces effets et un grand nombre d'autres qu'il est inutile de rappeler. Quant à ceux que je n'ai pas vus, et que j'ai trouvés dans les livres, j'avoue que je n'ai pu les contrôler par des témoignages certains, excepté pourtant cette fontaine où les flambeaux allumés s'éteignent et les flambeaux éteints se rallument, et aussi ces fruits de Sodome, non-seulement des historiens dignes de foi, mais une foule de voyageurs l'assurent si fermement que je n'en puis douter.Je laisse les autres prodiges pour ce qu'ils sont; je les ai-rapportés sur la foi des historiens de nos adversaires, afin de montrer avec quelle facilité on s'en rapporte à leur parole en l'absence de toute bonne raison, tandis qu'on ne daigne pas nous croire nous-mêmes quand nous annonçons des merveilles que Dieu doit accomplir, sous prétexte qu'elles sont au-dessus de l'expérience. Nous rendons pourtant, nous, raison de notre foi; car quelle raison meilleure donner de ces merveilles qu'en disant: Le Tout-Puissant les a prédites dans les mêmes livres où il en a prédit beaucoup d'autres que nous avons vues s'accomplir? Celui-là saura faire, selon ce qu'il a promis, des choses qu'on juge impossibles, qui a déjà promis et qui a fait que les nations incrédules croiraient des choses impossibles.



Augustin, Cité de Dieu 2102