Augustin, Confessions 1112

CHAPITRE XII. CE QUE DIEU FAISAIT AVANT LA CRÉATION DU MONDE.

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14. Et je réponds à cette demande: Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre? Je réponds, non comme celui qui éluda, dit on, les assauts d'une telle question par cette plaisanterie: Dieu préparait des supplices aux sondeurs de mystères. Rire n'est pas répondre. Et je ne réponds pas ainsi. Et j'aimerais mieux confesser mon ignorance, que d'appeler la raillerie sur une demande profonde, et l'éloge sur une réponse ridicule.Mais je dis, ô mon Dieu, que vous êtes le père de toute créature, et s'il faut entendre toute créature par ces noms du ciel et de la terre, je le déclare hautement: avant de créer le ciel et la terre, Dieu ne faisait rien. Car ce qu'il eût pu faire alors, ne saurait être que créature. Oh! que n'ai-je la connaissance de tout ce qu'il m'importe de connaître, comme je sais que la créature n'était pas avant la création!

CHAPITRE XIII. POINT DE TEMPS AVANT LA CRÉATION.

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15. Un esprit léger s'élance déjà peut-être dans un passé de siècles imaginaires, et s'étonne que le Tout-Puissant, créateur et conservateur du monde, l'architecte du ciel et de la terre, ait laissé couler un océan d'âges infinis sans entreprendre ce grand ouvrage. Qu'il sorte de son sommeil, et considère l'inanité de son étonnement! Car d'où serait venu ce cours de siècles sans nombre dont vous n'eussiez pas été l'auteur, vous, l'auteur et le fondateur des siècles? Quel temps eût pu être, sans votre institution? Et comment se fût-il écoulé, ce temps qui n'eût pu être? Puisque vous êtes l'artisan de tous les temps, si l'on suppose quelque temps avant que vous eussiez créé le ciel et la terre, pourquoi donc prétendre que vous demeuriez dans l'inaction? Car ce temps même était votre ouvrage, et nul temps n'a pu courir avant que vous eussiez fait le temps. Que si avant le ciel et la terre il n'était point de temps, pourquoi demander ce que vous faisiez ALORS? Car, où le TEMPS n'était pas, ALORS ne pouvait être.

16. Et ce n'est point par le temps que vous précédez les temps, autrement vous ne seriez (478) pas avant tous les temps. Mais vous précédez les temps passés par l'éminence de votre éternité toujours présente; vous dominez les temps à venir, parce qu'ils sont à venir, et qu'aussitôt venus, ils seront passés. «Et vous, vous «êtes toujours le même, et vos années ne s'évanouissent point (
Ps 101,28).» Vos années ne vont ni ne viennent, et les nôtres vont et viennent afin d'arriver toutes. Vos années demeurent toutes à la fois, parce qu'elles demeurent. Elles ne se chassent pas pour se succéder, parce qu'elles ne passent pas. Et les nôtres ne seront toutes, que lorsque toutes auront cessé d'être. Vos années ne sont qu'un jour; et ce jour est sans semaine, il est aujourd'hui; et votre aujourd'hui ne cède pas au lendemain, il ne succède pas à la veille. Votre aujourd'hui, c'est l'éternité. Ainsi vous avez engendré coéternel à vous-même Celui à qui vous avez dit: «Je t'ai engendré aujourd'hui (Ps 2,7 He 5,7).» Vous avez fait tous les temps, et vous êtes avant tous les temps, et il ne fut pas de temps où le temps n'était pas.


CHAPITRE XIV. QU'EST-CE QUE LE TEMPS?

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17. Il n'y a donc pas eu de temps où vous n'ayez rien fait, puisque vous aviez déjà fait le temps. Et nul temps ne vous est coéternel, car vous demeurez; et si le temps demeurait, il cesserait d'être temps. Qu'est-ce donc que le temps? Qui pourra le dire clairement et en peu de mots? Qui pourra le saisir même par la pensée, pour traduire cette conception en paroles? Quoi de plus connu, quoi de plus familièrement présent à nos entretiens, que le temps? Et quand nous en parlons, nous concevons ce que nous disons; et nous concevons ce qu'on nous dit quand on nous en parle. Qu'est-ce donc que le temps? Si personne ne m'interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l'ignore. Et pourtant j'affirme hardiment, que si rien ne passait, il n'y aurait point de temps passé; que si rien n'advenait, il n'y aurait point de temps à venir, et que si rien n'était, il n'y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l'avenir, comment sont-ils, puisque le passé n'est plus, et que l'avenir n'est pas encore? Pour le présent, s'il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps; il serait l'éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s'en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu'une chose soit, qui ne peut être qu'à la condition de n'être plus? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu'il tend à n'être pas?

CHAPITRE XV. QUELLE EST LA MESURE DU TEMPS?

1115 18. Et cependant nous disons qu'un temps est long et qu'un temps est court, et nous ne le disons que du passé et de l'avenir; ainsi, par exemple, cent ans passés, cent ans à venir, voilà ce que nous appelons longtemps; et, peu de temps: dix jours écoulés, dix jours à attendre. Mais comment peut être long ou court ce qui n'est pas? car le passé n'est plus, et l'avenir n'est pas encore. Cessons donc de dire: Ce temps est long; disons du passé: il a été long; et: il sera long, de l'avenir. Seigneur mon Dieu, ma lumière, votre vérité ne se moquera-t-elle pas de l'homme qui parle ainsi? Car ce long passé, est-ce quand il était déjà passé qu'il a été long, ou quand il était encore présent? En effet, il n'a pu être long que tant qu'il fut quelque chose qui pût être long. Mais, passé, il n'était déjà plus; et comment pouvait-il être long, lui qui n'avait plus d'être? Ne disons plus donc: Le passé a été long: car nous ne retrouverons pas ce qui a été long, puisque du moment où il passe, il n'est plus. Disons: Ce temps présenta été long, car il était long en tant que présent. Il ne s'était pas encore écoulé au non-être, il était donc quelque chose qui pouvait être long. Mais aussitôt qu'il a passé, aussitôt il a cessé d'être long, en cessant d'être.

19. Voyons donc, ô âme de l'homme, si le temps présent peut être long; car tu as reçu la faculté de concevoir et de mesurer ses pauses. Que vas-tu me répondre? Est-ce un long temps que cent années présentes? Vois d'abord si cent années peuvent être présentes. Est-ce la première qui s'accomplit? elle seule est présente; les quatre-vingt-dix--neuf autres sont à venir; et, partant, ne sont pas encore. Est-ce la seconde? il en est une déjà passée; une pré-sente; le reste est futur. Ainsi de toute année que nous fixerons comme présente dans la révolution d'un siècle; tout ce qui la devance est passé; tout ce qui la suit est futur. Cent années ne sauraient donc être présentes. (479) Mais vois si du moins l'année actuelle est elle-même présente. Est-ce son premier mois qui court? les autres sont à venir. Est-ce le second? le premier est déjà passé; le reste n'est pas encore; ainsi l'année actuelle n'est pas tout entiére présente: et, partant, ce n'est pas une année présente; car l'année, c'est douze mois, dont chacun à Son tour est présent; le reste, passé ou futur. Et le moie courant, même, n'est pas présent, mais un seul de ses jours. Est-il le premier? le reste est dans l'avenir. Est-il le dernier? le reste est dans le passé. Est-il intermédiaire? il est entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore.

20. Voilà donc ce temps présent que nous avons trouvé le seul qu'on pût appeler long; le voilà réduit à peine à l'espace d'un jour. Et ce jour même, encore, discutons-le; non, ce seul jour n'est pas tout entier présent: car il s'accomplit en vingt-quatre heures, douze de jour, douze de nuit, dont la première précède, et la dernière suit toutes les autres, l'intermédiaire suit et précède. Et cette même heure se compose elle-même de parcelles fugitives. Tout ce qui s'en détache, s'envole dans le passé; ce qui en reste est avenir. Que si l'on conçoit un point dans le temps sans division possible de moment, c'est ce point-là seul qu'on peut nommer présent. Et ce point vole, rapide, de l'avenir au passé, durée sans étendue; car s'il est étendu, il se divise en passé et avenir. Ainsi, le présent est sans étendue. Où donc est le temps que nous puissions appeler long? Est-ce l'avenir! Non: car il ne peut être long sans être. Nous disons donc: Il sera long. Mais quand le sera-t-il? Non sans doute tant qu'il sera avenir, n'étant pas encore, pour être long. Que s'il ne doit être long qu'au moment où, de futur, il commencera d'être ce qu'il n'est pas encore, c'est-à-dire présent, ayant un être, et de quoi être long, n'oublions pas que le présent nous a crié à haute voix: Non, je ne saurais être long.

CHAPITRE XVI. COMMENT SE MESURE LE TEMPS?

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21. Et pourtant, Seigneur, nous apercevons bien les intervalles des temps, nous les comparons entre eux, et nous disons les uns plus longs, les autres plus courts; nous mesurons encore la différence; nous constatons qu'elle est double, triple, etc., ou nous affirmons l'égalité. Mais notre aperception qui mesure les temps ne mesure que leur passage: car le passé, qui n'est plus, l'avenir, qui n'est pas encore, peuvent-ils se mesurer, à moins que l'on ne prétende que le néant soit mesurable? Ce n'est donc que dans sa fuite que le temps s'aperçoit et se mesure. Est-il passé? il n'est point mesurable, car il n'est plus,


CHAPITRE XVII. OU EST LE PASSÉ, OU EST L'AVENIR?

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22. Je cherche, ô Père, je n'affirme rien; mon Dieu, soyez l'arbitre et le guide de mes efforts. Qui oserait me dire qu'il n'existe pas trois temps, comme notre enfance l'a appris, comme nous l'enseignons à l'enfance: le passé, le présent et l'avenir, mais que le présent seul existe, les deux autres n'étant point? Ou bien faut-il dire qu'ils sont; et que le temps sort d'une retraite inconnue, quand, de futur, il devient présent, et qu'il rentre dans une autre, également inconnue, quand, de présent, il devient passé? Car si l'avenir n'est pas encore, où donc l'ont vu ceux qui l'ont prédit? Ce qui n'est pas peut-il se voir? Et les narrateurs du passé seraient-ils vrais, si ce passé n'était -visible à leur esprit? Et pourraient-ils se voir, l'un et l'autre, s'ils n'étaient que pur néant? Il faut donc que le passé et l'avenir aient un être.

CHAPITRE XVIII. COMMENT LE PASSÉ ET L'AVENIR SONT PRÉSENTS.

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23. Permettez-moi, Seigneur, de chercher encore. O mon espérance, éloignez le trouble de mes efforts. S'il est vrai que l'avenir et le passé soient, où sont-ils? Si cette connaissance est encore au-dessus de moi, je sais pourtant que, où qu'ils soient, ils n'y sont ni passé, ni futur, mais présent: le futur, comme tel, n'y est pas encore; le passé, comme tel, n'y est déjà plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils ne sont qu'en tant que présent. Ainsi dans un récit véritable d'événements passés, la mémoire ne reproduit pas les réalités qui ne sont plus, mais les mots nés des images qu'elles ont laissées en passant par nos sens, comme les tracs de leurs pas. Mon enfance évanouie est dans le passé, évanoui comme elle. Mais quand j'y pense, quand j'en parle, je revois son (480) image dans le temps présent, parce qu'elle es encore dans ma mémoire. Est-ce ainsi que se prédit l'avenir? Est-ce eu présence d'images, messagères de ce qui n'es pas encore? Mon Dieu, je confesse ici mou ignorance. Mais ce dont je suis certain, c'es que d'ordinaire nous préméditons nos actes futurs; que cette préméditation est présente, tandis que l'acte prémédité, en tant que futur, n'est pas encore. Notre préméditation commençant à se réaliser, l'acte sera, non plus à venir muais présent.

24. Quel que soit donc ce secret pressentiment de l'avenir, on ne saurait voir que ce qui est. Or, ce qui est déjà, n'est point à venir, mais présent. Ainsi voit l'avenir, ce n'est pas voir ces réalités futures qui ne sont pas encore, mais peut-être les causes et les symptômes qui existent déjà; prémices de l'avenir déjà présentes aux regards de la pensée qui, le conçoit; et cette conception est déjà dans l'esprit, et elle est présente à la vision prophétique. Une preuve éloquente entre tant de témoignages. Je vois l'aurore et je prédis le lever du soleil. Ce que je vois est présent, ce que je prédis est futur; non pas le soleil qui est déjà, mais son lever qui n'est pas encore: et si mon esprit ne se l'imaginait, comme au moment où j'en parle, cette prédiction serait impossible. Or, cette aurore, que je vois dans le ciel, n'est pas le lever du soleil, quoiqu'elle le devance, non plus que cette image que je vois dans mon esprit, mais leur présence coïncidente me fait augurer le phénomène futur. Ainsi, l'avenir n'est pas encore; donc il n'est pas, donc il ne peut se voir; mais il se peut prédire d'après des circonstances déjà présentes et visibles.

CHAPITRE XIX. DE LA PRESCIENCE DE L'AVENIR.

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25. Mais dites, Monarque souverain de votre création, comment enseignez-vous aux âmes les événements futurs? Ne les avez-vous pas révélés à vos prophètes? Dites, comment enseignez-vous l'avenir, vous pour qui rien n'est avenir; ou plutôt comment enseignez-vous ce qui de l'avenir est déjà présent? Car le néant pourrait. il s'enseigner? C'est un secret, je le sens, supérieur à mon intelligence; faible par elle-même, ma vue n'y saurait atteindre (
Ps 128,6); mais vous serez sa force, si vous voulez, ô douce lumière des yeux de mon âme!


CHAPITRE XX. QUEL NOM DONNER AUX DIFFÉRENCES DU TEMPS?

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26. Or, ce qui devient évident et clair, c'est que le futur et le passé ne sont point; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps: passé, présent et futur; mais peut-être dira-t-on avec vérité: Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l'avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l'esprit; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'attention actuelle; le présent de l'avenir, c'est son attente. Si l'on m'accorde de l'entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps; et que l'on dise encore, par un abus de l'usage: Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir; qu'on le dise, peu m'importe; je ne m'y oppose pas: j'y consens, pourvu qu'on entende ce qu'on dit, et que l'on ne pense point que l'avenir soit déjà, que le passé soit encore. Nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d'inexactes; mais on ne laisse pas d'en comprendre l'intention.


CHAPITRE XXI. COMMENT MESURER LE TEMPS?

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27. Nous mesurons le temps à son passage, ai-je dit plus haut; en sorte que nous pouvons affirmer qu'un temps est double d'un autre, ou égal à un autre, ou tel autre rapport que cette mesure exprime. Ainsi donc c'est à son passage que nous mesurons le temps. D'où le sais-tu? dira-t-on peut-être. Je sais, répondrai-je, que nous le mesurons; que nous ne saurions mesurer ce qui n'est pas, et que le passé ou l'avenir n'est qu'un néant. Or, comment mesurons-nous le temps présent, puisqu'il est sans étendue? Il ne se mesure qu'à son passage; passé, il ne se mesure plus; car il n'est plus rien de mesurable. Mais d'où vient, par où passe, où va le temps, quand on le mesure? D'où, sinon de l'avenir? Par où, sinon par le présent? Où, sinon dans le passé? Sorti de ce qui n'est pas encore, il passe par l'inétendue pour arriver à ce qui n'est plus. Comment donc mesurer le temps, si ce n'est pas certains espaces? Ces distinctions des temps simples, doubles, triples ou égaux, (481) qu'est-ce autre chose que des espaces de temps Quel espace est donc pour nous la mesure du temps qui passe? Est-ce l'avenir d'où il vient Mais mesure-t-on ce qui n'est pas encore? Est-ce le présent par où il passe? Mais l'inétendu se mesure-t-il? Est-ce le passé où il entre? Mais comment mesurer ce qui n'est plus?

CHAPITRE XXII. IL DEMANDE A DIEU LA CONNAISSANCE DE CE MYSTÈRE.

1122 28. Mon esprit brûle de connaître cette énigme profonde. Je vous en conjure, Seigneur mon Dieu, mon bon père., je vous en conjure au nom du Christ, ne fermez pas à mon désir l'accès d'une question si ordinaire et si mystérieuse. Laissez-moi pénétrer dans ses replis; que la lumière de votre miséricorde les éclaire, Seigneur! A qui m'adresser? à quel autre confesser plus utilement mon ignorance qu'à vous, ô Dieu, qui ne désapprouvez pas le zèle ardent où m'emporte l'étude de vos Ecritures? Donnez- moi ce que j'aime. Car j'aime, et vous m'avez donné d'aimer. Donnez-moi mon amour, ô Père qui savez ne donner que de vrais biens à vos fils (Mt 7,2) Donnez-moi de connaître cette, vérité que je poursuis. C'est une porte fermée à tous mes labeurs, si vous ne l'ouvrez vous-même. Par le Christ, au nom du Saint des saints, je vous en conjure, que nul ne me trouble ici. Je crois, «et ma foi inspire ma parole (Ps 115,1).» J'espère et je ne vis qu'à l'espérance de contempler les délices du Seigneur. Et vous avez fait mes jours périssables, et ils passent (Ps 38,6). Et comment? je l'ignore. Et nous avons sans cesse à la bouche ces mots: époque et temps. Combien de temps a-t-il mis à ce discours, à cette oeuvre? Qu'il y a longtemps que je n'ai vu cela! Et, cette syllabe longue est le double de temps de cette brève. Nous parlons et on nous parle tous les jours ainsi; nous comprenons et sommes compris. Rien de plus clair et de plus usité; rien en même temps de plus caché; rien, jusqu'ici, de plus impénétrable.

CHAPITRE XXIII. NATURE DU TEMPS.

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29. J'ai entendu dire à un savant que le temps, c'est le mouvement du soleil, de la lune et des astres; je ne suis pas de cet avis; car, pourquoi le mouvement de tout autre corps ne serait-il pas le temps? Quoi! le cours des astres demeurant suspendu, si la roue d'un potier continuait à tourner, n'y aurait-il plus de temps pour mesurer ses tours? Ne nous serait-il plus possible d'exprimer l'égalité de leurs intervalles ou la différence de leurs mouvements, si les vitesses sont différentes? Et en énonçant ces rapports, ne serait-ce pas dans le temps que nous parlerions? N'y aurait-il dans nos paroles ni longues, ni brèves? Et comment les reconnaître, sinon à l'inégale durée de leur son? O Dieu! accordez à l'homme de trouver en un point la lumière- qui lui découvre toute grandeur et toute petitesse! Il est, je le sais, des astres et dès flambeaux célestes qui mesurent les saisons, les temps, les années et les jours (
Gn 1,14). C'est une vérité, et je ne prétendrais jamais que le mouvement de cette roue du potier fût notre jour, sans lui refuser toutefois d'être un temps, n'en déplaise à ce philosophe.

30. Ce que je veux savoir, moi, c'est la puissance et la nature du temps, qui nous sert de mesure aux mouvements des corps, et nous permet de dire, par exemple: Tel mouvement dure une fois plus que tel autre; car enfin le jour n'est pas seulement la présence rapide du soleil sur l'horizon, mais encore le cercle qu'il décrit de l'orient à l'orient, et qui règle le nombre des jours écoulés, les nuits mêmes comprises, dont le compte n'est jamais séparé. Ainsi le jour n'étant accompli que par le mouvement du soleil et sa révolution d'orient en orient, est-ce le mouvement, est-ce la durée du mouvement, est-ce l'un et l'autre ensemble qui forment le jour? Est-ce le mouvement? Alors, une heure serait le jour, si cet espace de temps suffisait au soleil pour achever sa carrière: Est-ce le jour entier? Alors il n'y aurait point de jour si, d'un lever à l'autre, il ne s'écoulait pas plus d'une heure, et s'il fallait vingt-quatre révolutions solaires pour former le jour. Est-ce à la fois le mouvement et le temps? Alors le soleil accomplirait son tour en une heure, et, supposé qu'il s'arrêtât, le même intervalle que sa course mesure d'un matin à l'autre se serait écoulé, qu'il n'y aurait pas eu de véritable jour. Ainsi, je ne me demande plus, qu'est-ce qu'on nomme le jour, mais qu'est-ce que le temps? ce temps, mesure du mouvement solaire, que nous dirions moindre de moitié, si (482) douze heures avaient suffi au parcours de l'espace accoutumé. En comparant cette différence de temps, ne dirions-nous pas que l'un est double de l'autre, tors même que la course du soleil d'orient en orient serait tantôt plus longue, tantôt plus courte de moitié? Qu'on ne vienne donc plus me dire: Le temps, c'est le mouvement des corps célestes. Quand le soleil s'arrêta à la prière d'un homme (Josué, 10,13), pour lui laisser le loisir d'achever sa victoire, le temps s'arrêta-t-il avec le soleil? Et n'est-ce point dans l'espace de temps nécessaire que le combat se continua et finit? Je vois donc enfin que le temps est une sorte d'étendue. Mais n'est-ce pas une illusion? suis-je bien certain de. le voir? Q vérité, ô lumière! éclairez-moi.

CHAPITRE XXIV. LE TEMPS EST-IL LA MESURE DU MOUVEMENT?

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31. Si l'on me dit: Le temps, c'est le mouvement des corps, m'ordonnez-vous de le croire? Non, vous ne l'ordonnez pas. Nul corps ne saurait se mouvoir que dans le temps. Vous le dites, et je l'entends; mais que ce mouvement soit le temps, c'est ce que je n'entends pas; ce n'est pas vous qui le dites. Lorsqu'en effet un corps se meut, c'est par le temps que je mesure la durée de ce mouvement, depuis son origine jusqu'à sa fin. Si je ne l'ai pas vu commencer, et si sa durée ne me permet pas de le voir finir, il n'est point en ma puissance de le mesurer, si ce n'est peut-être du moment où j'ai commencé à celui où j'ai cessé de le voir. Si je l'ai vu longtemps, j'affirme la longueur du temps sans la déterminer; car cette détermination suppose un rapport de différence ou d'égalité. Si, supposé un mouvement circulaire, nous pouvions remarquer le point de l'espace où prend sa course et où la termine le corps mobile, ou l'une de ses parties, nous pourrions dire en combien de temps s'est accompli de tel point à tel autre, le mouvement de ce corps ou de l'une de ses parties. Ainsi le mouvement d'un corps étant distinct de la mesure de sa durée, peut-on chercher encore à qui appartient le nom de temps? Souvent ce corps se meut d'un mouvement inégal, souvent il demeure en repos, et le temps n'est pas moins la mesure de son repos que de son mouvement. Et nous disons: Son immobilité a duré autant, deux ou trois fois plus, deux ou trois fois moins que son mouvement; et, nous le disons, d'après une mesure exacte ou approximative. Donc le mouvement des corps n'est pas le temps.


CHAPITRE XXV. ALLUMEZ MA LAMPE, SEIGNEUR, ÉCLAIREZ MES TÉNÈBRES.

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32. Et je vous le confesse, Seigneur, j'ignore encore ce que c'est que le temps; et pourtant, Seigneur, je vous le confesse aussi, je n'ignore point que c'est dans le temps que je parle, et qu'il y a déjà longtemps que je parle du temps, et que ce longtemps est une certaine teneur de durée. Eh! comment donc puis-je le savoir, ignorant ce que c'est que le temps? Ne serait-ce point que je ne sais peut-être comment exprimer ce que je sais? Malheureux que je suis, j'ignore même ce que j'ignore! Mais vous êtes témoin, Seigneur, que le mensonge est loin de moi. Mon coeur est comme ma parole. «Allumez ma lampe, Seigneur mon Dieu, éclairez mes ténèbres (
Ps 17,25).»


CHAPITRE 26. LE TEMPS N'EST PAS LA MESURE DU TEMPS.

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33. Mon âme ne vous fait-elle pas un aveu sincère quand elle déclare en votre présence qu'elle mesure le temps? Est-il donc vrai, mon Dieu, que je le mesure, sans connaître ce que je mesure? Je mesure le mouvement des corps par le temps, et le temps lui-même, ne saurais-je le mesurer? Et me serait-i! possible de mesurer la durée et l'étendue d'un mouvement, sans mesurer le temps où il s'accomplit? Mais sur quelle mesure puis-je apprécier le temps même? Un temps plus long est-il la mesure d'un plus court, comme la coudée est la mesure d'une solive? comme une syllabe longue nous paraît être la mesure d'une brève, quand nous disons que l'une est double de l'autre; comme la longueur d'un poème s'évalue sur la longueur des vers, la longueur des vers sur celle des pieds, la longueur des pieds sur celle des syllabes, et les syllabes longues sur les brèves: évaluation qui ne repose pas sur l'étendue des pages, car elle serait alors mesure d'espace; et non plus mesure de temps. Mais lorsque les paroles passent, en les prononçant, nous disons: Ce poème est long, il se (483) compose de tant de vers; ces vers sont longs, ils se tiennent sur tant de pieds; ces pieds sont longs, ils renferment tant de syllabes; cette syllabe est longue, car elle est double d'une brève. Toutefois, ce n'est pas encore là une mesure certaine du temps; car un vers plus court prononcé lentement peut avoir plus de durée qu'un long débité plus vite; ainsi d'un poème, d'un pied, d'une syllabe. D'où j'infère que le temps n'est qu'une étendue. Mais quelle est la substance de cette étendue? Je l'ignore. Et ne serait-ce pas mon esprit même? Car, ô mon Dieu! qu'est-ce que je mesure, quand je dis indéfiniment: tel temps est plus long que tel autre; ou définiment ce temps est double de celui-là? C'est bien le temps que je mesure, j'en suis certain; mais ce n'est point l'avenir, qui n'est pas encore; ce n'est point le présent, qui est inétendu; ce n'est point le passé, qui n'est plus. Qu'est-ce donc que je mesure? Je l'ai dit; ce n'est point le temps passé, c'est le passage du temps.

CHAPITRE 27. COMMENT NOUS MESURONS LE TEMPS.

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34. Courage, mon esprit; redouble d'attention et d'efforts! Dieu est notre aide: «nous sommes son ouvrage et non pas le nôtre1(Ps. XC9,3)» attention où l'aube de la vérité commence à poindre. Une voix corporelle se fait entendre; le son continue; et puis il cesse. Et voilà le silence; et la voix est passée; et il n'y a plus rien: avant le son elle était à venir, et ne pouvait se mesurer, n'étant pas encore; elle ne le peut plus, n'étant plus. Elle le pouvait donc, quand elle vibrait, puisqu'elle était; sans stabilité, toutefois; car elle venait et passait. Et n'est-ce. point cette instabilité même qui la rendait mesurable? Son passage ne lui donnait-il pas une étendue dans certain espace de temps, qui formait sa mesure, le présent étant sans espace? S'il en est ainsi, écoute; voici une nouvelle voix: elle commence, se soutient et continue sans interruption: mesurons-la, pendant qu'elle se fait entendre; le son expiré, elle sera passée, elle ne sera plus. Mesurons-la donc; évaluons son étendue. Mais elle dure encore; et sa mesure ne peut se prendre que de son commencement à sa fin: car c'est l'intervalle même de ces deux termes, quels qu'ils soient, que nous mesurons. Ainsi, la voix qui dure encore n'est pas mesurable. Peut-on apprécier son étendue? sa différence ou son égalité avec une autre? Et, quand elle aura cessé de vibrer, elle aura cessé d'être. Comment donc la mesurer? Toutefois le temps se mesure; mais ce n'est ni celui qui doit être, ni celui qui n'est déjà plus, ni celui qui est sans étendue, ni celui qui est sans limites; ce n'est donc ni le temps à venir, ni le passé, ni le temps présent, ni celui qui passe que nous mesurons; et toutefois nous mesurons le temps.

35. Ce vers: «DEUS CREATOR OMNIUM» est de huit syllabes, alternativement brèves et longues; quatre brèves, la première, la troisième, la cinquième et la septième, simples par rapport aux seconde, quatrième, sixième et huitième, qui durent le double de temps. Je le sens bien en les prononçant: et il en est ainsi, au rapport de l'évidence sensible. Autant que j'en puis croire ce témoignage, je mesure une longue par une brève, et je la sens double de celle-ci. Mais elles ne résonnent que l'une après l'autre, et si la brève précède la longue, comment retenir la brève pour l'appliquer comme mesure à la longue, puisque la longue ne commence que lorsque la brève a fini? Et cette longue même, je ne la mesure pas tant qu'elle est présente; puisque je ne saurais la mesurer avant sa fin: cette fin, c'est sa fuite. Qu'est-ce donc que je mesure? où est la brève, qui mesure? où est la longue, à mesurer? Leur son rendu, envolées, passées toutes deux, et elles ne sont plus! et pourtant je les mesure, et je réponds hardiment, sur la foi de mes sens, que l'une est simple, l'autre double en durée; ce que j e ne puis assurer, qu'elles ne soient passées et finies. Ce n'est donc pas elles que je mesure, puisqu'elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure dans ma mémoire, profondément imprimé.

36. C'est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne laisse pas bourdonner à ton oreille: Comment? comment? et ne laisse pas bourdonner autour de toi l'essaim de tes impressions; oui, c'est en toi que je mesure l'impression qu'y laissent les réalités qui passent; impression survivante à leur passage. Elle seule demeure présente; je la mesure, et non les objets qui l'ont fait naître par leur passage. C'est elle que je mesure quand je mesure le temps: donc, le temps n'est autre chose que cette impression, ou il échappe à ma mesure. (484) Mais quoi! ne mesurons-nous pas le silence? Ne disons-nous pas: Ce silence a autant de durée que cette parole? Et notre pensée ne se représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s'il régnait encore; et cet espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l'étendue silencieuse? Ainsi, la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des vers, des discours, quels qu'en soient le mouvement et les proportions; et nous apprécions la durée, le rapport successif des mots, des syllabes, comme si notre bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée préméditée de mes paroles est un espace, déjà franchi en silence, et confié à la garde de ma mémoire. Je commence, ma voix résonne jusqu'à ce qu'elle arrive au but déterminé. Que dis-je? elle a résonné, et résonnera. Ce qui s'est écoulé d'elle, son évanoui; le reste, son futur. Et la durée s'accomplit par l'action présente de l'esprit, poussant l'avenir au passé, qui grossit du déchet de l'avenir, jusqu'au moment où, l'avenir étant épuisé, tout n'est plus que passé.

CHAPITRE 28. L'ESPRIT EST LA MESURE DU TEMPS.

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37. Mais qu'est-ce donc que la diminution ou l'épuisement de l'avenir qui n'est pas encore? Qu'est-ce que l'accroissement du passé qui n'est plus, si ce n'est que dans l'esprit, où cet effet s'opère, il se rencontre trois termes l'attente, l'attention et le souvenir? L'objet de l'attente passe par l'attention, pour tourner en souvenir. L'avenir n'est pas encore; qui le nie? et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n'est plus, qui en doute? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n'est qu'un point fugitif; qui l'ignore? et pourtant l'attention est durable; elle par qui doit passer ce qui court à l'absence: ainsi, ce n'est pas le temps à venir, le temps absent; ce n'est pas le temps passé, le temps évanoui qui est long un long avenir, c'est une longue attente de l'avenir; un long passé, c'est un long souvenir du passé.

38. Je veux réciter un cantique; je l'ai retenu. Avant de commencer, c'est une attente intérieure qui s'étend à l'ensemble. Ai-je commencé? tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine de ma mémoire: alors, toute la vie de ma pensée n'est que mémoire: par rapport à ce que j'ai dit; qu'attente, par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n'est pas encore à n'être déjà plus. Et, à mesure que je continue ce récit, l'attente s'abrége, le souvenir s'étend jusqu'au moment où l'attente étant toute consommée, mon attention sera tout entière passée dans ma mémoire. Et il en est ainsi, non-seulement du cantique lui-même, mais de chacune de ses parties, de chacune de ses syllabes: ainsi d'une hymne plus longue, dont ce cantique n'est peut-être qu'un verset; ainsi de la vie entière de l'homme, dont les actions de l'homme sont autant de parties; ainsi de cette mer des générations humaines, dont chaque vie est un flot.


CHAPITRE XXIX. DE L'UNION AVEC DIEU.

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39. Mais «votre miséricorde vaut mieux que toutes les vies (
Ps 62,4);» et toute ma vie à moi n'est qu'une dissipation; et votre main m'a rassemblé en mon Seigneur, fils de l'homme, médiateur en votre unité et nous, multitude, multiplicité et division, «afin qu'en lui j'appréhende celui qui m'a appréhendé par lui;»et que ralliant mon être dissipé au caprice de mes anciens jours, je demeure à la suite de votre unité, sans souvenance de ce qui n'est plus, sans aspiration inquiète vers ce qui doit venir et passer, mais recueilli «dans l'immutabilité toujours présente,» et ravi par un attrait sans distraction à la poursuite de cette «palme que votre voix me promet dans la «gloire (Ph 3,12-14)» où j'entendrai l'hymne de vos louanges, où je contemplerai votre joie sans avenir et sans passé. Maintenant «mes années s'écoulent dans les «gémissements (Ps 30,2),» et vous, ô ma consolation, ô Seigneur, ô mon Père! vous êtes éternel. Et moi je suis devenu la proie des temps, dont l'ordre m'est inconnu; et ils m'ont partagé; et les tourmentes de la vicissitude déchirent mes pensées, ces entrailles de mon âme, tant que le jour n'est pas venu où, purifié de mes souillures et fondu au feu de votre amour, je m'écoulerai tout en vous.


Augustin, Confessions 1112