Augustin, De la Genèse


COMMENTAIRES SUR L'ANCIEN TESTAMENT



Ouvrages tirés des Oeuvres complètes de Saint Augustin, traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Raulx, Bar-Le-Duc, 1866, tome Quatrième p. 88-322

DE LA GENÈSE CONTRE LES MANICHÉENS.

Traduction de M. l'abbé Tassin.

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LIVRE PREMIER.

Réfutation des calomnies des Manichéens contre le commencement de la Genèse, depuis ce verset du chapitre premier : " Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre ", jusqu'au verset deuxième du chapitre second, où il est dit que Dieu se reposa le septième jour.

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CHAPITRE PREMIER.

POUR DÉFENDRE L'ANCIENNE LOI CONTRE LES MANICHÉENS, LE SAINT DOCTEUR ÉCRIRA D'UN STYLE QUI SOIT A LA PORTÉE DES MOINS HABILES.

1. Si les Manichéens faisaient choix de ceux qu'ils veulent séduire, nous-mêmes, pour leur répondre, nous choisirions nos paroles : mais comme ils poursuivent également de leur erreur et les hommes lettrés et ceux qui ne le sont pas, et qu'ils s'efforcent d'éloigner de la vérité en promettant de la faire connaître, il faut confondre leur fourberie non par un discours élégant et orné, mais par des preuves claires et que tout le monde saisisse. Aussi bien j'ai goûté le sentiment de quelques hommes véritablement Chrétiens et fort versés dans la connaissance des belles-lettres. Ils ont remarqué, après les avoir lus, que mes livres précédemment écrits contre les Manichéens n'étaient pas ou étaient difficilement compris par les ignorants. Ils m'ont averti avec une extrême bienveillance de me servir du langage ordinaire, si j'avais à coeur de bannir des esprits même grossiers de si funestes erreurs. Un tel langage pour être simple et commun ne laisse pas d'être compris des savants, tandis que l'autre dépasse l'intelligence des ignorants.

2. C'est l'usage des Manichéens de censurer les Ecritures de l'ancien Testament qu'ils n'entendent pas, de tourner ainsi en dérision et de tromper les faibles et les petits d'entre les nôtres qui ne trouvent pas comment leur répondre. Il n'est point d'Écriture en effet que ne puissent facilement critiquer ceux qui n'en ont pas l'intelligence. Si la divine Providence permet qu'il y ait beaucoup d'hérétiques différents dans leurs erreurs, c'est afin que quand ils s'élèvent contre nous avec insulte et nous demandent ce que nous ignorons, il nous vienne au moins dans cette circonstance la volonté de secouer notre paresse et le désir d'apprendre les divines lettres. C'est pourquoi l'Apôtre lui-même nous dit : " Il faut qu'il y ait des hérésies, afin que ceux qui sont éprouvés soient connus parmi vous (1). " Ceux-là en effet sont éprouvés devant Dieu qui sont capables de bien enseigner, mais ils ne sont connus dés hommes qu'autant qu'ils enseignent ; or ils ne veulent enseigner que ceux qui cherchent à s'instruire. Malheureusement il en est beaucoup que la paresse détourne d'un tel soin. Il faut les tracasseries et les insultes des hérétiques pour les faire sortir de cette espèce de sommeil, rougir de leur ignorance et voir le péril où elle les met. S'ils ont une foi saine, ils ne se laissent point ébranler parles discours des hérétiques, mais ils cherchent avec soin ce qu'ils doivent leur répondre. Et Dieu de son côté ne les abandonne pas, de sorte qu'en demandant ils reçoivent, en cherchant ils trouvent et en frappant ils se font ouvrir (2). Pour ceux qui désespèrent de pouvoir trouver ce qu'ils cherchent, dans les enseignements de la doctrine catholique, ils sont d'abord écrasés par l'erreur ; mais, s'ils cherchent avec persévérance, ils reviennent ensuite après bien des travaux, excédés de fatigue, dévorés par la soit' et presque morts, aux sources qu'ils ont quittées.

1. 1Co 11,19 - 2. Mt 7,4

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CHAPITRE 2.

QUE FAISAIT DIEU AVANT LA CRÉATION DU MONDE, ET D'OU LUI EST VENUE SOUDAINEMENT LA VOLONTÉ DE LE CRÉER?

3. Voici de quelle manière les Manichéens ont coutume de censurer le premier livre de l'ancien Testament, intitulé : la Genèse. A propos de ces mots : " Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre (1), " ils demandent de quel principe il s'agit. Si c'est dans quelque principe de temps que Dieu a fait le ciel et la terre, disent-ils, de quoi s'occupait-il avant qu'il fit le ciel et la terre, et pourquoi lui a-t-il plu tout-à-coup de faire ce qu'il n'avait jamais fait dans les siècles éternels? A cela nous répondons que par le principe dans lequel Dieu a fait le ciel et la terre, il faut entendre non le principe du temps, mais le Christ, puisque en Dieu le Père était le Verbe par qui et eu qui tout a été fait (2). En effet lorsque les Juifs lui demandèrent qui il était, Notre-Seigneur Jésus-Christ répondit. "Je suis le principe, moi-même qui vous parle (3). " Et quand nous croirions que Dieu a fait le Ciel et la terre dans le principe du temps ; ne devrions-nous pas comprendre qu'avant le principe du temps, il n'y avait point de temps? Car Dieu a fait les temps eux-mêmes ; ainsi avant que Dieu les eût faits il n'y en avait pas, et nous ne pouvons dire qu'il y a eu un certain temps où Dieu n'avait encore rien fait. Comment en effet pouvait-il y avoir un temps que Dieu n'avait point fait, puisqu'il est lui-même l'auteur de tous les temps? D'ailleurs si le temps a commencé avec le ciel et la terre, on ne peut trouver de temps où Dieu n'aurait pas encore créé le ciel et la terre. Or quand on dit : pourquoi la volonté lui est-elle venue tout-à-coup? on le dit comme si déjà s'étaient écoulés des temps où Dieu n'eût rien fait. Mais il ne pouvait s'écouler un temps que Dieu n'avait pas encore fait, car celui-là seul peut être l'auteur du temps qui existe avant les temps. Sans aucun doute les Manichéens lisent l'Apôtre saint Paul, ils le citent et l'ont en grande estime. Qu'ils nous disent donc ce que signifient ces paroles du même Apôtre : " La connaissance de la vérité, qui est selon la piété envers Dieu et qui donne l'espérance de la vie éternelle, que Dieu incapable de mentir a promise avant tous les siècles (4). " Qu'ils s'obligent à exposer ce passage et ils comprendront qu'ils ne comprennent pas, quand ils veulent reprendre témérairement ce qu'ils auraient dû étudier avec soin.

1. Gn 1,1 - 2. Jn 1,1-3 - 34. Jn 8,26 - 4. Tt 1,42

4. Mais au lieu de dire : Pourquoi a-t-il plu à Dieu tout-à-coup de faire le ciel et la terre? il en est peut-être qui ôtent le mot " tout-à-coup " et disent seulement : Pourquoi a-t-il plu à Dieu de faire le ciel et la terre? Car nous ne disons pas que ce monde est aussi ancien que Dieu n'ayant pas la même éternité que lui. En effet Dieu a fait le monde, et si les temps ont commencé avec cette création qui est l'oeuvre de Dieu, c'est pour cela qu'ils sont appelés temps éternels. Ils ne sont point cependant éternels comme Dieu l'est, puisque Dieu est avant eux, lui qui en est l'auteur. Ainsi toutes les choses que Dieu a faites sont très bonnes, sans être aussi bonnes que lui, car il est Créateur et elles sont créatures. Il ne les a pas non plus engendrées de lui-même pour leur donner son être, mais il les a tirées du néant polar qu'elles ne fiassent égales ni à Celui par qui elles ont été faites, ni à son Fils par le moyen de qui elles ont été faites : ce qui est de toute raison. Si donc ces hérétiques viennent nous dire : Pourquoi a-t-il plu à Dieu de créer le Ciel et la terre? il faut leur répondre qu'avant de chercher à connaître ce qui regarde la volonté de Dieu, ils doivent d'abord s'instruire des propriétés de la volonté humaine : Ils veulent savoir les causes de la volonté de Dieu, quand la volonté de Dieu est elle-même la cause de tout ce qui existe ! Si la volonté de Dieu a une cause, il y a donc quelque chose qui précède la volonté de Dieu, ce qu'il est impossible de croire ; et à qui demande : Pourquoi Dieu a fait le ciel et terre, il faut répondre : parce qu'il l'a voulu. La volonté de Dieu est en effet la cause du ciel et de la terre. C'est pourquoi elle est supérieure au ciel et à la terre. Or demander en vertu de quelle cause Dieu a voulu créer le ciel et la terre, c'est chercher un objet plus grand que la volonté de Dieu. Où le trouver? Que l'homme sache donc réprimer en soi une curiosité téméraire ; qu'il s'abstienne de rechercher ce qui n'est point, s'il veut trouver ce qui est. Et si on désire connaître la volonté de Dieu qu'on devienne l'ami de Dieu. Car qui prétendrait savoir la volonté d'un homme s'il n'en était l'ami? Tous riraient de cette impudence, de cette folie. Mais, pour devenir l'ami de Dieu, il faut des moeurs très pures et être arrivé à cette fin dont l'Apôtre dit : " La fin du précepte est la charité qui vient d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (1). " Avec ce trésor les malheureux que nous combattons ne seraient pas hérétiques.

1. 1Tm 1,5

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CHAPITRE 3.

LE CHAOS ET LA LUMIÈRE.

5. Les paroles suivantes du livre de la Genèse : " Or la terre était invisible et informe (1), " sont ainsi critiquées par les Manichéens. Comment, disent-ils, Dieu a-t-il fait dans le principe le ciel et la terre, si déjà la terre existait quoiqu'invisible et informe? Ainsi en voulant blâmer les divines Ecritures avant de les connaître, ils ne comprennent pas même les choses les plus claires. Se peut-il rien de plus clair que ces paroles " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre ; or la terre était invisible et informe? " C'est-à-dire Dieu dans le principe fit le ciel et la terre ; et cette terre faite par Dieu était invisible et informe, avant que pieu donnât des formes déterminées à toutes choses et réglât leurs rapports en mettant chacune à la place qu'elle devait occuper ; avant qu'il dise : " Que la lumière soit faite : Que le firmament soit fait : Que les eaux se rassemblent : Que la partie aride se montre ; " enfin avant qu'il fit ce qui est exposé dans le même livre avec tant d'ordre que les enfants peuvent le saisir. Et il y a là de si grands mystères que quiconque en sera instruit, ou bien aura pitié de la vanité de tous les hérétiques parce qu'ils sont hommes, ou bien s'en rira parce qu'ils sont superbes.

1. Gn 1,2

6. Viennent ensuite ces paroles : " Et les ténèbres étaient sur l'abîme. " Ce que les Manichéens reprennent en disant : Dieu était donc dans les ténèbres avant qu'il ne fit la lumière? Ils sont vraiment eux-mêmes dans les ténèbres de l'ignorance. C'est pourquoi ils n'ont point l'intelligence de la lumière où Dieu était avant qu'il fit cette lumière. Ils ne connaissent en effet d'autre lumière que celle qu'ils voient des yeux du corps. Aussi leur vénération est si grande pour ce soleil dont la vue nous est commune, non seulement avec les plus grands animaux, mais encore avec les moucherons et les vers, qu'ils y voient une partie de la lumière où Dieu habite. Pour nous regardons comme bien différente la lumière où Dieu habite. C'est celle dont on lit dans l'Évangile : " C'était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (1). " D'ailleurs la lumière de ce soleil n'éclaire pas tout homme, mais le corps de l'homme et ses yeux mortels, inférieurs à ceux de l'aigle qui, dit-on, fixe le soleil beaucoup mieux que nous. Cette autre lumière au contraire n'agit pas sur les yeux des oiseaux sans raison : elle brille dans les cœurs purs de ceux qui croient à Dieu et qui de l'amour des choses visibles et temporelles passent à l'accomplissement des préceptes divins. Ce que peuvent tous les hommes s'ils le veulent (2), parce que cette lumière incréée éclaire tout homme venant en ce monde. Ainsi les ténèbres étaient sur l'abîme avant que Dieu fit la lumière sensible, dont nous allons parler.

1. Jn 1,9 - 2. 1 Rétr. ch. 10,n. 2

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CHAPITRE 4.

LES TÉNÈBRES NE SONT RIEN.

7. " Et Dieu dit : que la lumière soit faite (1) ". Où n'est pas la lumière sont les ténèbres ; cependant les ténèbres ne sont rien de positif ; c'est l'absence de la lumière qui prend le nom de ténèbres. Le silence n'est rien non plus ; mais on dit qu'il `a silence parce qu'il n'y a pas de bruit. La nudité n'est rien ; mais l'on dit d'un corps qu'il est nu parce qu'il n'est pas couvert. Le vide n'est rien non plus ; mais on dit d'un lieu qu'il est vide parce qu'il ne s'y trouve aucun corps. Ainsi les ténèbres ne sont pas une Substance ; c'est le défaut de lumière qu'on appelle ténèbres. Nous disons ceci pour répondre à une objection que les Manichéens ont coutume d'élever. D'où venaient, demandent-ils, les ténèbres qui couvraient l'abîme avant que Dieu créât la lumière? Qui les avait faites ou en engendrées? Et si personne ne les avait faites ni engendrées, elles étaient donc éternelles? Ils parlent comme si les ténèbres étaient quelque chose ; mais nous l'avons dit : c'est l'absence de la lumière qui a été appelée ainsi. Parce que, déçus eux-mêmes par leurs fables, ils ont cru à l'existence d'un peuple de ténèbres, où ils s'imaginent qu'étaient les corps avec leurs formes et leurs âmes, ils pensent que les ténèbres sont quelque chose ; et ils ne comprennent pas que l'on ne perçoit les ténèbres que, quand on ne voit point, comme on ne perçoit le silence que quand aucun bruit ne frappe les oreilles. Or, de même que le silence n'est rien, les ténèbres non plus ne sont rien. Et de la même manière que ces hérétiques prétendent que la race des ténèbres a lutté contre la lumière de Dieu, on peut dire, avec aussi peu de raison, que la nation des silences a lutté contre la parole de Dieu. Mais nous n'avons pas entrepris de réfuter ici et dé convaincre d'erreur ces rêveries. Notre but est seulement de détendre, autant que Dieu daignera nous en donner la force, ce que les Manichéens attaquent dans l'ancien Testament, et d'y montrer que les ténèbres de l'homme ne peuvent rien contre la vérité de Dieu.

1. Gn 1,3

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CHAPITRE 5.

L'ESPRIT DE DIEU PORTÉ SUR LES EAUX.

8. Ces paroles écrites au verset deuxième : " Et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, " sont ainsi critiquées parles Manichéens. L'eau, disent-ils, était donc l'habitation de l'Esprit de Dieu, et contenait elle-même l'Esprit de Dieu? Leur esprit perverti s'efforce de tout pervertir et ils sont aveuglés parleur malice. Quand nous disons que le soleil s'élève sur la terre, voulons-nous faire entendre que le siège du soleil est la terre, et que la terre contient le soleil? Cependant l'Esprit de Dieu n'était point porté sur les eaux comme le soleil est porté sur la terre, mais d'une autre manière que peu d'hommes comprennent. Ce n'était point dans l'espace que l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux comme le soleil est porté sur la terre, mais par la puissance de son invisible nature. Dites-nous, hérétiques, comment la volonté de l'ouvrier est portée sur ce qu'il doit faire? S'ils ne comprennent pas ces choses qui sont de l'homme et qui arrivent tous les jours, qu'ils craignent Dieu et cherchent avec simplicité de coeur ce qu'ils n'entendent pas ; autrement en cherchant à abattre par leurs paroles sacrilèges la vérité qu'ils ne peuvent voir, ils sentiraient la cognée se retourner sur eux-mêmes. Car la vérité ne peut être renversée, puisqu'elle est immuable, et tous les coups qu'on veut lui porter sont repoussés et retombent avec plus de violence sur ceux qui osent l'attaquer en frappant ce qu'ils devraient croire, pour mériter ale le comprendre.

9. Ils font une autre question et demandent avec fierté : D'où venait l'eau sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu? Est-il écrit précédemment que Dieu ait créé l'eau? S'ils cherchaient avec religion la réponse à cette difficulté, ils la trouveraient. L'eau dont il est parlé en ce lieu n'est pas celle que nous pouvons maintenant voir et toucher : comme la terre appelée invisible et informe n'était point la terre que nous voyons et foulons aujourd'hui. Quand donc il est dit : " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, " sous le nom de ciel et de terre on désigne tout l'ensemble des créatures sorties des mains de Dieu. Et si les noms des choses visibles ont servi à tout indiquer, c'est à cause de la faiblesse des petits, peu propres à se faire une idée des choses invisibles. Ainsi donc a été faite d'abord, confuse et informe, la matière de laquelle devaient être faits tous les êtres qui ont paru ensuite avec leurs formes déterminées. C'est, je crois, ce que les Grecs appellent Chaos. Aussi bien dans un autre endroit nous lisons ces mots à la louange de Dieu : " Vous qui avez fait le monde d'une matière informe (1). " D'autres copies portent : D'une matière invisible.

1. Sg 11,18

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CHAPITRE 6.

LA MATIÈRE INFORME TIRÉE DU NÉANT.

10. Nous croyons donc, à très bon droit, que Dieu a fait tout de rien. Car bien que toutes les choses aient été formées de cette matière, cette matière elle-même cependant a été faite de rien. Ne ressemblons pas à ces hommes qui en voyant le charpentier et tous les artisans incapables de fabriquer aucune chose sans avoir d'abord de quoi la fabriquer, ne veulent pas croire que le Tout-Puissant puisse faire quelque chose de rien. Il est vrai, le charpentier a besoin de bois ; l'argenteur, d'argent ; l'orfèvre, d'or ; le potier, d'argile, pour être capables d'exécuter leurs ouvrages ; et s'ils ne sont aidés par la matière d'où ils font quelque chose, ils ne peuvent rien faire, ne faisant pas eux-mêmes cette matière ; car le charpentier ne fait pas le bois, mais avec le bois il fait quelque chose ; de même tous les autres ouvriers de ce genre. Mais le Tout-Puissant pour être en état de faire ce qu'il voulait, n'avait besoin d'être aidé par rien qu'il n'eût pas fait ; et, si pour faire ce qu'il voulait faire il avait dû recevoir le secours d'une chose qu'il n'aurait pas faite, il ne serait pas tout-puissant, ce que l'on ne peut croire sans impiété.

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CHAPITRE 7.

LA MATIÈRE INFORME DÉSIGNÉE SOUS DIFFÉRENTS NOMS.

11. Cette matière informe que Dieu fit de rien a été tout d'abord appelée le ciel et la terre. Le texte porte : " Dans le principe Dieu fit le ciel " et la terre, " non que cela fût déjà, mais parce que cela devait être : car il est écrit que le ciel fut fait ensuite. En considérant la semence d'un arbre, nous disons que là sont les racines, le tronc, les branches, les fruits et les feuilles, quoique ces parties n'existent pas encore, mais parce qu'elles doivent sortir de là. De la même manière il a été dit : " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre ; " c'était comme la semence du ciel et de la terre, puisque la matière du ciel et de la terre était encore à l'état de confusion : mais parce qu'il était certain que de là devaient se former le ciel et la terre, la matière elle-même a pris le nom de ciel et de terre. Notre-Seigneur emploie cette manière, de parler quand il dit : " Désormais je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ignore ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que toutes les choses que j'ai apprises de mon Père, je vous les ai fait connaître (1). " Ce qui n'était pas encore, mais devait arriver très certainement. Un peu après il leur dit en effet : " J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant (2). " Pourquoi leur avait-il dit : " Tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître, " si ce n'est parce qu'il savait devoir le faire? Ainsi a pu être appelée ciel et terre la matière dont le ciel et la terre n'avaient pas encore été faits, mais de laquelle ils devaient l'être. Nous trouvons en grand nombre de pareilles expressions dans les divines Ecritures ; expressions conformes à notre façon ordinaire de parler, lorsque nous disons d'une chose que nous attendons avec une entière certitude : Tenez-là pour arrivée.

1. Jn 15,15 - 2. Jn 16,12

12. Dieu a voulu que cette matière première tilt aussi appelée terre invisible et informe, parce que de tous les éléments qui composent le monde, la terre paraît être le moins remarquable. Il l'a appelée terre invisible, à cause des ténèbres où elle était ; terre informe, à cause de son défaut de forme. Il a aussi appelé cette même matière l'eau sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu, comme la volonté de l'ouvrier est portée sur les choses qu'il doit façonner ; ce que peu d'hommes peuvent comprendre, et je ne sais s'il en est même quelques-uns qui soient capables de l'exposer avec les ressources de la parole humaine. Mais ce n'est pas contrairement à la raison que cette matière a été appelée eau ; car tout ce qui croit sur la terre, animaux, arbres, plantes et autres choses semblables, tire d'abord de l'élément liquide de quoi se former et se nourrir. Ainsi donc tous ces noms de ciel et de terre, de terre invisible et informe, d'abîme couvert de ténèbres, d'eau sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu, sont des noms de la matière première : ils ont été employés afin que des termes connus fissent entrer dans l'esprit des ignorants l'idée d'une chose inconnue ; et au lieu d'un nom il y en a eu plusieurs, parce qu'un seul aurait pu donner occasion de croire qu'il s'agissait de l'objet que les hommes avaient l'usage de comprendre sous ce terme. Cette matière est donc appelée ciel et terre, parce que de là devaient sortir le ciel et la terre. Elle est nommée terre invisible, informe, et ténèbres sur l'abîme, parce qu'elle était sans forme ni figure, et qu'elle ne pouvait d'aucune manière être vue ni touchée quand même il y aurait eu là un homme capable de voir et de toucher. On l'appelle eau, parce qu'elle était souple et traitable sous la main du grand architecte qui en voulait former toutes choses. Mais, encore une fois, tous ces différents noms désignent la matière informe et insaisissable de laquelle Dieu a fait le monde.

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CHAPITRE 8.

DIEU APPROUVE LA LUMIÈRE.

13. " Et Dieu dit : Que la lumière soit faite. Et la lumière fut faite. " Ce n'est point cela que censurent les Manichéens, mais ce qui vient ensuite : " Et Dieu vit que la lumière était bonne (1). " Ils disent en effet : Dieu ne connaissait donc pas la lumière, ou il ne connaissait donc pas le bien? Misérables à qui il déplaît que Dieu se soit complu dans ses ouvrages, quand parmi les hommes ils voient l'artisan, par exemple le charpentier, tout nul qu'il soit en comparaison de la sagesse et de la puissance de Dieu, tailler néanmoins si longtemps, travailler sa matière avec la hache, la scie, la plane et le tour, la polir pour l'amener à la perfection des règles de l'art et faire que l'ouvrage plaise à son auteur. Et parce que son oeuvre lui plaît, en conclurez-vous qu'il n'avait pas l'idée de ce qui est bien? Sans aucun doute il l'avait dans son esprit, où l'art est en lui-même plus beau que les formes qu'il produit. Or ce que l'ouvrier voit intérieurement dans l'art, il le réalise au dehors dans l'oeuvre qu'il exécute, et c'est l'exécution de cette oeuvre qui lui plaît. " Dieu " donc," vit que la lumière était bonne. " Ces paroles ne veulent pas dire que Dieu vit un bien dont il n'avait pas encore connaissance, mais que l'accomplissement de son ouvrage lui plut.

1. Gn 1,4

14. Que serait-ce donc s'il était dit : Dieu vit avec admiration que la lumière était bonne Comme ils se récrieraient ! Quel procès ils nous feraient ! En effet ce sont ordinairement les choses inattendues qui font naître l'admiration ; et cependant ils lisent dans l'Evangile et relèvent avec éloge que Notre-Seigneur Jésus-Christ admirait la foi des croyants (1). Eh ! qui avait formé en eux cette foi, sinon Celui qui l'admirait? En supposant même qu'elle, eût été l'ouvrage d'un autre, pourquoi l'admirait-il, lui qui l'avait prévue? Si les Manichéens répondent à cette question, qu'ils reconnaissent aussi qu'on peut répondre à la leur. Et s'ils ne sont point capables de la résoudre, pourquoi censurer ce qu'ils repoussent comme ne les regardant pas, quand ils ignorent ce qu'ils disent leur appartenir? En admirant une chose, Notre-Seigneur nous marque qu'elle doit être un objet d'admiration pour nous, qui avons encore besoin d'être remués par ce sentiment. Tous les mouvements semblables qu'on remarque en lui, ne sont donc pas les signes d'un esprit agité, mais ceux d'un maître qui enseigne. Ainsi en est-il de certaines paroles de l'ancien Testament elles ne révèlent en Dieu aucune faiblesse, mais elles s'accommodent à la nôtre. Car au sujet de Dieu rien ne peut être exprimé en termes convenables ; et c'est pour nous faire croître dans la foi et parvenir à ce que nulle parole humaine ne saurait exprimer, que les choses nous sont présentées dans des termes que nous pouvons entendre.

1. Mt 8,10


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CHAPITRE 9.

NOMS DONNÉS PAR DIEU A LA LUMIÈRE ET AUX TÉNÈBRES.

15. " Et Dieu fit la division entre la lumière et les ténèbres, et Dieu donna à la lumière le nom de jour et aux ténèbres le nom de nuit (1). " Il n'est point dit ici : Dieu fit les ténèbres, parce que les ténèbres, comme nous l'avons montré plus haut, ne sont que l'absence de la lumière. Il y a eu cependant une division entre la lumière et les ténèbres. C'est ainsi que nous-mêmes en criant nous produisons le bruit de la voix, et en n'exprimant aucun son, le silence, parce que dans la cessation de la voix consiste le silence. Néanmoins nous distinguons de quelque manière entre la voix et le silence, et les deux noms désignent pour nous des objets différents. Comme donc l'on dit avec raison que le silence est fait par nous, ainsi dans plusieurs endroits de l'Ecriture il est dit à juste titre que Dieu fait les ténèbres, parce qu'il refuse ou retire la lumière aux temps et aux lieux qu'il lui plaît. Toutes ces expressions se prêtent aux besoins de notre intelligence : De quelle langue Dieu s'est-il servi pour donner à la lumière le nom de jour et aux ténèbres le nom de nuit? Est-ce de la langue hébraïque, de la langue grecque, de la langue latine ou de quelqu'autre? De même pour toutes les choses qu'il a nommées. Mais en Dieu il n'y a qu'intelligence sans bruit de paroles ni diversité de langues. Ce terme, " il donna le nom, " est mis pour : il fit donner le nom ; car il distingua et ordonna toutes choses de manière qu'elles pussent être discernées et recevoir leurs noms. Plus tard, quand le moment sera venu, nous examinerons si l'on peut avec vérité prendre ce terme dans le sens que nous lui donnons. Car plus nous avançons dans les Ecritures et nous les rendons familières, plus aussi nous deviennent connues les expressions qu'elles renferment. Nous disons en effet : Ce père de famille a bâti cette maison, pour dire qu'il l'a fait bâtir; et en parcourant tous les livres divins des Ecritures, on trouve beaucoup d'expressions semblables.

1. Gn 1,4-5



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CHAPITRE 10.

LE MATIN ET LE SOIR.

16. " Alors se fit le soir, et puis le matin, et il y eut un premier jour (1). " Nouvelle calomnie des Manichéens : ils imaginent que d'après ces paroles le jour aurait commencé par le soir. Ils ne comprennent pas que faire la lumière, la séparer des ténèbres, et l'appeler jour, et donner aux ténèbres le nom de nuit, est une opération qui tout entière appartient au jour. Or ce fut après cette opération et comme après le jour que le soir se fit. Mais parce que la nuit elle-même appartient à son jour, il n'est dit du premier jour qu'il fut écoulé, que quand la nuit étant également passée, le matin parut. Et c'est ainsi que sont calculés du matin jusqu'au matin tous les autres jours suivants. Car lorsque le matin a surgi et qu'un jour s'est écoulé, commence une seconde opération dont le point de départ est ce même matin qui vient de paraître ; après cette opération se fait de nouveau le soir, puis le matin : alors un second jour est passé ; de la même manière s'écoulent ensuite tous les autres.

1. Gn 1,6.

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CHAPITRE 11.

LES EAUX DIVISÉES PAR LE FIRMAMENT.

17. " Et Dieu dit : Qu'un firmament soit fait au milieu de l'eau et qu'il y ait séparation entre l'eau et l'eau. Et il en fut ainsi. Et Dieu fit le firmament et il sépara, l'eau qui est au-dessus du firmament, de celle qui est au-dessous ; et il donna au firmament le nom de ciel et il vit que cela était bon (1). " Je ne sache pas que les Manichéens reprennent ce passage. Cependant, comme nous le disions tout-à-l'heure, la matière informe ayant été désignée sous le nom d'eau, cette division des eaux, qui met les unes au-dessus du firmament et les autres au-dessous, n'est, je crois, que la séparation opérée par le firmament du ciel entre la matière corporelle des choses visibles et cette autre matière incorporelle des choses invisibles. Car si le ciel est le plus beau des corps, toute créature invisible l'emporte en beauté sur le ciel : et peut-être est-ce pour cela que l'Ecriture nous montre, au-dessus du ciel, des eaux invisibles dont peu d'hommes comprennent qu'elles le dépassent, non par leur position locale, mais parla dignité de leur nature encore ne doit-on rien affirmer témérairement sur ce point, car c'est une question obscure et en dehors de la portée des sens l'homme : mais quelle qu'elle soit, il faut croire avant de comprendre. " Et alors se fit le soir, puis le matin, et il y eut un second jour " Tout ceci n'est qu'une répétition et doit être entendu et traité comme précédemment.

1. Gn 1,6-8

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CHAPITRE 12.

RÉUNION OU FORMATION DES EAUX.

18. " Et Dieu dit : Qu'en une seule masse soit réunie l'eau qui est sous le ciel, et qu'apparaisse 'élément aride. Et cela fut fait ainsi. Et l'eau qui est sous le ciel fut réunie en une seule masse, et l'élément aride se montra. Et Dieu appela terre l'élément aride et il appela, mer la " réunion des eaux. Et Dieu vit que cela était bon (1). " Si tout était rempli par l'eau, disent ici les Manichéens, comment les eaux pouvaient-elles se réunir en un seul lieu? Mais nous avons déjà observé précédemment, que le nom d'eau désigne la matière sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu et dont Dieu allait faire toutes choses Or maintenant, quand il est dit : " Que l'eau de dessous le ciel se réunisse en une seule masse, " c'est pour annoncer l'apparition de cette matière corporelle sous la forme qu'offrent à nos regards ces eaux visibles. Car la réunion des eaux est la formation même de ces eaux que nous voyons et que nous touchons. En effet toute forme se ramène nécessairement à la règle de l'unité. Ces autres paroles : " Que l'élément aride apparaisse, " dans quel sens doit-on les entendre? Ne désignent-elles pas l'apparition de la même matière sous la forme sensible dont est maintenant douée cette terre que nous voyons et touchons? Donc ce qui était nommé plus haut terre invisible et informe, c'était la confusion et l'obscurité de la matière, et ce que désignait le nom de l'eau sur laquelle était porté l'Esprit de Dieu, c'était encore la même matière. Or maintenant l'eau et la terre sont formées de cette matière, qui était ainsi appelée avant qu'elle ne prit les formes que nous lui voyons présentement. On doit savoir que dans la langue hébraïque, toute réunion d'eaux soit douces, soit salées reçoit le nom de mer.

1. Gn 1,9-10

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CHAPITRE 13.

POURQUOI LA TERRE PRODUIT-ELLE DES PLANTES STÉRILES ET DES CHOSES NUISIBLES?

19. " Et Dieu dit : Que de la terre sortent des herbes propres à la nourriture des animaux, portant leurs semences chacune selon son espèce et sa forme, et des arbres fertiles produisant du fruit qui ait en lui-même sa semence selon sa nature. Et cela fut fait ainsi. Et la terre se couvrit d'herbes propres au pâturage, portant sa semence chacune selon son espèce, et du bois fertile donnant du fruit qui renfermait en lui sa semence, selon sa forme et son espèce sur la terre. Et Dieu vit que cela était bon. Alors se fit le soir, puis le matin, et il y eut un troisième jour (1). " Ici les Manichéens s'écrient : Si Dieu a fait naître de la terre les herbes propres au pâturage, et les arbres fruitiers, qui donc a fait naître tant d'herbes ou vénéneuses ou hérissées d'épines qui ne servent pas au pâturage, et tant d'arbres qui ne portent aucun fruit? Il faut leur répondre de façon à ne découvrir aucun mystère à des indignes, ni à leur montrer ce qu'il y a de figuré pour l'avenir dans de telles paroles. Il faut donc leur dire que par suite du péché de l'homme la terre a été maudite et contrainte à produire des épines ; non pour en sentir elle-même l'aiguillon puisqu'elle est privée de sentiment, mais pour mettre sans cesse devant les yeux de l'homme l'horreur de son péché, et l'avertir d'abandonner enfin les voies de l'iniquité pour s'attacher à l'observation des commandements de Dieu. Quant aux herbes vénéneuses, elles ont été créées pour la punition ou l'épreuve des mortels et tout cela à cause du péché, puisque c'est après le péché que nous sommes devenus mortels. S'il y a des arbres stériles c'est pour instruire et humilier les hommes en leur faisant comprendre combien il est honteux de vivre sans fruit de bonnes oeuvres dans le champ de Dieu, c'est-à-dire l'Eglise, et en leur faisant craindre que Dieu ne les abandonne, puisqu'eux-mêmes négligent dans leurs champs les arbres infructueux, et ne se mettent nullement en peine de les cultiver. Avant donc le péché de l'homme, il n'est pas écrit que la terre ait porté autre chose que l'herbe de pâture et les arbres fruitiers ; mais après le péché nous voyons beaucoup de plantes qui font l'horreur et beaucoup d'arbres infructueux, pour la cause, je crois, que nous venons d'énoncer. Car écoutons ce qui fut dit à l'homme après son péché : " La terre pour toi sera maudite à raison de ce que tu as fait : tous les jours de ta vie, tu tireras d'elle dans la tristesse et les gémissements de quoi te nourrir. Elle te produira des épines et des ronces, et tu mangeras l'herbe de ton champ ; tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu rentres dans la terre de laquelle tu as été tiré, car tu es terre et tu retourneras en terre (2)."

1. Gn 1,11-13 - 2. Gn 3,17-11


Augustin, De la Genèse