Augustin acc. évangélistes 222

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CHAPITRE 22,AUTRES GUÉRISONS.


53. Saint Matthieu poursuit en ces termes: "Or, le soir étant venu, on lui présenta plusieurs possédés, et d'une parole il chassait les démons; et il guérit tous ceux qui étaient malades; de sorte que s'accomplit cet oracle du prophète: Isaie: Lui-même a pris nos infirmités et il s'est chargé de nos langueurs (2)." Quand il dit: "Le soir étant venu," l'évangéliste montre assez clairement que les choses dont il parle ont eu lieu le même jour que la guérison dont il vient de parler. Saint Mc également, après avoir dit de la belle-mère de Pierre, guérie par le Sauveur,

1 1Co 12,11. - 2 Mt 8,16-18.

qu'elle se mit à les servir," continue ainsi Le soir venu, lorsque le soleil fut couché, on lui amena tous les malades et tous les possédés; "et toute la ville était assemblée à la porte; et il guérit beaucoup de malades affligés de diverses infirmités, et il chassait beaucoup de démons mais il ne leur permettait pas de parler, parce qu'ils le connaissaient. Et s'étant levé de grand matin, il sortit et s'en alla dans un lieu désert (1). Comme après avoir dit: "Le soir venu," il ajoute Et s'étant levé de grand mâtin," saint Mc parait avoir en cet endroit gardé l'ordre chronologique. Sans doute il n'est pas nécessaire, lorsqu'il est parlé du soir, d'entendre le soir du même jour; ni, lorsqu'il . est parlé du matin, d'entendre le matin de la même nuit: cependant l'ordre chronologique peut avoir été conservé ici, puisque l'évangéliste a soin de le marquer. Saint Luc de son côté, après avoir écrit ce qui regarde la belle-mère de Pierre ne dit pas: "Le soir venu;" mais, ce qui exprime la même idée: "Quand le soleil fut couché, tous ceux qui avaient des malades atteints de diverses infirmités, les lui amenèrent, et imposant les mains sur chacun de ces malades, il les guérissait. Les démons sortaient aussi de plusieurs, criant et disant: Vous êtes le Fils de Dieu. Mais il les menaçait et, les empêchait de dire qu'ils le reconnaissaient pour le Christ. Lorsque le jour fut venu, il sortit et s'en alla dans un lieu désert (2)." L'ordre des temps est présenté tout-à-fait de la même manière que dans saint Mc Quant à saint Matthieu, qui semble avoir raconté la guérison de la belle-mère de Pierre, non dans l'ordre où le fait a eu lieu, mais suivant l'ordre de ses souvenirs et comme une chose d'abord oubliée; après le récit des événements qui ont encore signalé le soir du même jour, il ne parle pas du matin suivant, mais sa narration continue ainsi: "Jésus se voyant environné d'une grande multitude de peuple, commanda de passer à l'autre bord du lac." Ce n'est plus ce que nous offrent après les mêmes détails le texte de saint Luc et celui de saint Mc où est exprimée cette succession du soir et du matin. Quand donc saint Matthieu dit: "Jésus se voyant entouré d'une grande multitude de peuple, commanda de passer à l'autre bord du lac;" nous devons entendre que c'est encore un autre fait dont le souvenir lui revient et qui s'est accompli un jour quelconque.

1 Mc 1,31-35. - 2 Lc 4,40-42.

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CHAPITRE 23,JE VOUS SUIVRAI PARTOUT OU VOUS IREZ .


54. On lit ensuite dans saint Matthieu: "Or, un docteur de la loi s'étant approché, lui dit: Maître, je vous suivrai en quelque lieu que vous alliez;" et le reste, jusqu'à la réponse du Seigneur: "Laisse les morts ensevelir leurs morts (1)." C'est ce que raconte également saint Luc; toutefois .après beaucoup d'autres détails et, sans exprimer l'ordre des temps, mais à la manière d'un homme qui suit la marche de ses souvenirs, et sans qu'on voie s'il reprend ce qu'il avait d'abord omis, ou s'il expose d'avance un événement postérieur à ceux qu'il rapporte ensuite . Voici comme il parle: "Tandis qu'ils marchaient sur le chemin, un homme dit à Jésus: Je vous suivrai partout ou vous irez ." La réponse du Seigneur à cet homme est tout-à-fait la même que dans saint Matthieu . Il est vrai que selon celui-ci la chose arrive quand Jésus vient de dire qu'il faut passer à l'autre bord du lac; et que d'après saint Luc c'est quand Jésus et ses disciples marchent sur le chemin . Mais il n'y a pas de contradiction; car il fallut marcher sans doute pour venir au lac .
De même, à l'égard de celui qui demande la permission d'aller d'abord ensevelir son père, les deux évangélistes s'accordent parfaitement . Qu'importe en effet, pour le sens, que saint Matthieu place la demande de cet homme avant ces paroles de Jésus . "Suis-moi;" et que saint Luc nous fasse lire les mêmes paroles du Sauveur: "Suis-moi;" avant cette même demande? Au rapport de saint Luc un autre vient encore dire à Jésus: "Seigneur, je vous suivrai; mais permettez-moi d'aller auparavant renoncer à ce qui est dans ma maison ." Saint Matthieu n'en parle pas . Dès lors saint Luc passe à autre chose que ce qui viendrait selon l'ordre du temPs "Après cela, dit-il, le Seigneur choisit encore soixante-douze nouveaux disciples (2)." Il déclare que c'est après -cela: mais il n'indique pas le temps qui s'est écoulé jusqu'à l'élection dont il s'agit. Durant l'intervalle cependant ont eu lieu les faits que rapporte ensuite saint Matthieu. Car cet évangéliste, qui continue ici sa narration suivant l'ordre des temps, ajoute

1 Mt 8,19-22. - 2 Lc 9,67 Lc 10,1.

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CHAPITRE 24,TEMPÊTE APAISÉE. - DÉMONIAQUES DÉLIVRÉS.

55 . "Jésus entra dans la barque, suivi de ses disciples . Et aussitôt s'éleva sur la mer une grande tempête;" et le reste, jusqu'à l'endroit où il est dit que "Jésus repassa le lac et vint dans sa ville ." Les deux faits que saint Matthieu raconte à la suite l'un de l'autre, le miracle de la tempête apaisée tout-à-coup sur l'ordre de Jésus éveillé par les disciples, et la délivrance de ces hommes que; possédait un démon cruel, qui brisaient leurs liens et fuyaient au désert, se trouvent racontés semblablement dans saint Mc et dans saint Luc (1). Quelques pensées sont rendues en termes différents, mais elles ne laissent pas d'être les mêmes . Ainsi quand saint Matthieu rapporte que le Seigneur dit aux disciples: "Pourquoi craignez-vous, hommes de peu de foi?" nous lisons dans saint Luc: "Où est votre foi?" et dans saint Marc: "Pourquoi craignez-vous? n'avez-vous pas encore la foi?" cette foi parfaite, semblable au grain de sénevé? C'est une autre manière de dire: "Hommes de peu de foi ." Du reste le Seigneur put bien prononcer toutes ces paroles: "Pourquoi craignez-vous? Où est votre foi? Hommes de peu de foi;" et alors chacun des trois évangélistes en rapporte ce que nous voyons dans son récit . Quant aux disciples qui éveillaient le divin Maître, saint Matthieu les fait ainsi parler: "Seigneur, sauvez-nous; nous périssions;" et saint Marc: "Maître, n'avez-vous point souci que nous périssions?" et saint Luc: "Maître, nous périssons." C'est encore ici une seule et même pensée; c'est le cri d'hommes qui éveillent le Seigneur et qui veulent être sauvés. Il est inutile de rechercher quelle leçon doit être préférée comme reproduction littérale da langage des disciples . Que ce soit en effet l'une ou l'autre, ou bien que ce ne soit ni l'une ni l'autre, mais des paroles équivalentes pour le sens et qu'aucun évangéliste n'a citées, cela peut-il nuire à la vérité des récits? D'ailleurs il est encore permis de supposer que, venant tous ensemble éveiller Jésus, les uns lui dirent: Seigneur, sauvez-nous, nous périssons," d'autres: "N'avez-vous point souci que nous périssions?" d'autres enfin: "Maître, nous

1 Mt 8,23-34 Mc 4,36 Mc 5,17 Lc 8,23-37.

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périssons ." Que saint Matthieu leur fasse dire ensuite, quand la tempête fut apaisée: "Quel est celui-ci, puisque les vents et la mer lui obéissent?" et saint Marc: "Qui, pensez-vous, "est celui-ci, puisque les vents et la mer lui obéissent?" et saint Luc: "Qui, pensez-vous, est celui-ci, qui commande aux vents et à la mer et qui s'en fait obéir?" tout le monde ne voit-il pas dans les trois textes un seul et même sens? "Qui, pensez-vous, est celui-ci" et "quel est celui-ci," sont des exclamations tout-à-fait semblables; et si l'idée de commandement n'est pas formellement exprimée dans saint Matthieu ni dans saint Mc elle se révèle par une conséquence nécessaire; car obéir c'est exécuter un commandement.
56 . Mais d'après saint Matthieu il y avait deux hommes possédés de cette légion infernale à laquelle il fut permis d'entrer dans les pourceaux; tandis que saint Mc et saint Luc ne parlent que d'un seul. Comprenons que l'un des deux était un personnage plus fameux et plus renommé, dont le pays déplorait extrêmement le malheur, et au salut duquel chacun s'intéressait beaucoup . Pour faire connaître cette circonstance saint Mc et saint Luc auront jugé à propos de ne,faire mention que de celui des deux malades dont on parlait davantage et bien plus au soin . Si les paroles des démons se trouvent encore diversement rapportées par les évangélistes, il n'y a pas non plus matière à difficulté, car elles peuvent être dans chaque récit ramenées au même sens; il est même permis d'admettre que toutes ont été prononcées . Il ne faut pas se préoccuper de ce que, d'après saint Matthieu, le possédé parle au pluriel, et au singulier d'après saint Mc et saint Luc . Car ces derniers nous disent eux-mêmes qu'interrogé par le Sauveur il déclara s'appeler légion, parce qu'il y avait avec lui un grand nombre de démons . Enfin si saint Mc dit que les pourceaux paissaient aux environs de la montagne, et saint Luc sur la montagne, il n'y a pas non plus contradiction . Le troupeau était considérable; au rapport de saint Marc; il comprenait jusqu'à deux mille pourceaux . Une partie alors était sur, la montagne et une autre dans la plaine environnante .

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CHAPITRE 25, PARALYTIQUE GUÉRI,


57. On lit donc ensuite dans saint Matthieu, qui en cet endroit continue à garder l'ordre des temps: "Jésus montant sur une barque repassa le lac et vint dans sa cité. Et voilà qu'on lui présenta un paralytique," et le reste, jusqu'à ces mots. "Or le peuple, témoin du fait, fut rempli de crainte et rendit gloire à Dieu de ce qu'il avait donné unetelle puissance aux hommes (1)." Saint Mc et saint Luc ont également raconté l'histoire de ce paralytique. Si le Seigneur, d'après saint Matthieu, dit: "Aie confiance, mon fils, tes péchés te sont remis," et si d'après saint Lc au lieu de dire: mon fils, il dit ô homme," c'est pour faire mieux ressortir sa pensée, car c'était à l'homme qu'il remettait les péchés, et cet homme ne pouvait dire comme homme: Je n'ai point péché; c'était aussi pour faire entendre que celui qui remettait les péchés à cet homme était Dieu même. Saint Mc a écrit comme saint Matthieu: "Mon fils, tes péchés te sont remis;" mais on ne trouve pas dans son récit: "Aie confiance." Il se peut encore que le Seigneur ait dit en même temps Aie confiance, ô homme; tes péchés te sont remis, mon fils; ou bien: Aie confiance, mon fils; tes péchés te sont remis, ô homme; ou enfin que ses paroles se soient suivies autrement .

58. Mais voici certainement matière à une difficulté. Au sujet du paralytique, nous lisons dans saint Matthieu: "Jésus montant sur une barque repassa le lac et vint dans sa cité. Et voilà qu'on lui présenta un paralytique couché sur un lit." Si par la cité de Jésus on doit entendre Nazareth, d'après saint Mc cependant, le fait dont il s'agit eut lieu à Capharnaüm. "Après quelques jours, dit-il, Jésus revint à Capharnaüm; et quand on eut appris qu'il était dans la maison, il s'y assembla une telle quantité de monde, que l'espace même en dehors de la porte ne pouvait contenir la multitude, et il leur prêchait la parole de Dieu . Alors on vint lui amener un paralytique qui était porté par quatre hommes. Et comme ils ne pouvaient le lui présenter à cause de la foule, ils découvrirent le toit à l'endroit où il était; et par l'ouverture ils descendirent le lit sur lequel le paralytique était couché . Or Jésus, voyant leur foi," etc. (2). Saint Luc ne parle pas du lieu de l'événement: "Un jour, dit-il, comme Jésus était assis pour enseigner, étaient assis aussi des Pharisiens et des docteurs de la loi, venus de tous les

1 Mt 9,1-8. - 2 Mc 2,1-12.

villages de la Galilée et de la Judée ainsi que de la ville de Jérusalem et la vertu du Seigneur agissait pour la guérison des malades. En ce même temps quelques personnes, portant. sur un lit un homme qui était paralytique, tâchaient de le faire entrer et de le déposer devant lui. Mais ne trouvant point de passage à cause de la foule du peuple, ils montèrent sur le toit et le descendirent par les tuiles au milieu de l'assemblée devant Jésus; qui, voyant leur foi dit: O homme, tes péchés te sont. remis (1)." Reste donc à voir comment on peut concilier saint Mc et saint Matthieu; puisque saint Matthieu dit que le fait se passa dans la cité de Jésus et que d'après saint Mc ce fut à Capharnaüm . La difficulté serait autrement grave si saint Matthieu avait nommé Nazareth . Mais il a bien pu appeler cité de Jésus la Galilée elle-même où Nazareth était située. En effet, on appelle cité Romaine tout l'empire, qui comprend tant de villes . De plus, lin prophète donne le nom de cité à l'Eglise répandue par toutes les nations, quand il dit: "On a publié de toi des choses admirables, cité de Dieu (2)." L'Ecriture même nomme maison d'Israël le premier peuple de Dieu, qui habitait cependant un si grand nombre de villes (3). Ne voit-on pas alors que ce fut dans sa cité même que Jésus opéra le miracle dont il s'agit, quand il l'opéra à Capharnaüm ville de Galilée, où il était revenu du pays des Géraséniens lorsqu'il repassa le lac? Quelle que fût la ville de son séjour en Galilée, on pouvait justement dire qu'il était dans sa cité; à plus forte raison quand il se trouvait à Capharnaüm, qui dominait les autres villes de la province ail point d'en être comme la métropole . Si cependant rien n'autorisait à prendre pour la cité de Jésus-Christ, soit la Galilée elle-même, où était située Nazareth, soit la ville de Capharnaüm, qui était comme la capitale des villes de Galilée; nous dirions que saint Matthieu a omis le récit de ce qui se passa depuis le retour de Jésus dans sa cité jusqu'à son arrivée à Capharnaüm, et qu'il a rapporté aussitôt la guérison du paralytique; comme font souvent les évangélistes qui négligent, sans en avertir, certains faits intermédiaires, et semblent laisser croire que les autres ont suivi immédiatement.

1 Lc 5,17-26. - 2 Ps 86,3. - 3 Is 5,7 Jr 3,20 Ez 3,4.


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CHAPITRE 26, VOCATION DE SAINT MATTHIEU.


59. Saint Matthieu continue ainsi: "Jésus sortant de là vit un homme nommé Matthieu, qui était assis au bureau des impôts, et il lui dit: Suis-mo1,Aussitôt il se leva et le suivit (1)." Saint Mc gardant le même ordre raconte aussi ce fait après la guérison du paralytique: "Jésus, dit-il, étant sorti pour aller du côté de la mer, tout le peuple venait à lui; et il les instruisait. Et lorsqu'il passait, il vit Lévi, fils d'Alphée, assis au bureau des impôts et il lui dit: Suis-mo1,Cet homme se leva aussitôt et le suivit (2)." Point contradictoire; le même homme s'appelle à la fois Matthieu et Lév1,C'est encore après la guérison du paralytique que saint Luc expose le même fait: "Après cela, "dit-il, Jésus sortit et voyant un publicain nommé Lévi assis au bureau des impôts, il lui dit Suis-mo1,Et quittant tout Lévi se leva et le suivit (3)." Ce qui porte à croire que saint Matthieu rapporte ce t'ait comme un fait omis précédemment, c'est qu'on doit regarder sa vocation comme antérieure au discours prononcé sur la montagne. Car au dire de saint Lc les douze que Jésus avait choisis dans le nombre de ses disciples et qu'il avait appelés Apôtres, se trouvaient tous avec lui sur cette montagne (4).

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CHAPITRE 27, FESTIN DONNÉ PAR SAINT MATTHIEU.


60. Saint Matthieu poursuit ainsi: "Or il arriva que Jésus étant à table dans la maison, beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie vinrent s'y asseoir avec lui et avec ses disciples," etc, jusqu'à l'endroit où nous lisons: "Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et tous deux se conservent (5)." Ici l'évangéliste ne dit pas dans la maison dé qui Jésus mangeait avec des publicains et des pécheurs. On pourrait croire alors que son récit ne présente pas ce fait dans l'ordre chronologique et qu'il s'agit d'un fait arrivé dans un autre temps et dont le souvenir lui revient. Mais saint Mc et saint Lc qui le racontent absolument de même, déclarent que Jésus était à table chez Lévi ou Matthieu, le nouveau disciple, et que là fut dit tout ce qui suit. Car à ce sujet, voici en

1 Mt 9,9. - 2 Mc 2,13-14. - 3 Lc 5,27-28. - 4 Lc 6,13. - 5 Mt 9,10-17.

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effet le texte de saint Marc: "Et il arriva, dit-il, en gardant le même ordre, que Jésus étant à table dans la maison de cet homme beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie y étaient avec lui et avec ses disciples (1)." Quand il dit "dans la maison de cet homme," il désigne évidemment celui dont il vient de parler, c'est-à-dire Lév1,Ainsi encore, saint Lc après ces mots: "Jésus lui dit: Suis-moi; et quittant tout, il se leva et le suivit;" ajoute aussitôt: "Et Lévi lui lit un grand festin dans sa maison, où il se trouva un grand nombre de publicains et d'autres gens qui étaient avec eux à table (2)." On sait donc clairement dans quelle maison tout cela se passa.

61. Voyons maintenant, rapportées d'après les trois évangélistes, les paroles qui furent adressées au Seigneur et les réponses qu'il y fit: "Témoins de tout cela, dit saint Matthieu, les Pharisiens disaient à ses disciples: Pourquoi votre maître mange-t-il avec des publicains et des pécheurs?" Sauf deux mots de plus, cette question a été rapportée de la même manière par saint Marc: "Pourquoi votre maître mange-t-il et boit-il avec des publicains et des pécheurs?" Saint Matthieu n'a donc pas reproduit les mots: "et boit-il," que nous trouvons dans le texte de saint Marc; mais qu'importe, puisque dans saint Matthieu le sens est complet et donne pareillement l'idée de convives? Le récit de saint Luc parait offrir un peu plus de différence: "Or, dit-il, les Pharisiens et leurs Scribes murmuraient, et ils disaient aux disciples de Jésus: D'où vient que vous mangez et buvez avec des publicains et des pécheurs?" Il ne veut pas sans doute nous faire entendre que ce discours ne regardait pas le divin Maître, mais il veut montrer que le reproche était en même temps dirigé contre le maître et contre les disciples; que cependant les.paroles n'étaient directement adressées qu'aux seuls disciples. Aussi bien, cet évangéliste rapporte lui-même que le Seigneur répondit: "Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence." Une pareille réponse n'aurait pas eu de raison, si les mots "vous mangez et vous buvez," n'eussent principalement regardé le Sauveur. Si donc, d'après saint Matthieu et saint Mc on formule devant les disciples un reproche qui s'adresse au Maître, c'est parce qu'en s'appliquant aux disciples on le fait tomber plus vivement sur

1 Mc 2,15-82. - 2 Lc 5,27-89.

le maître dont la vie était la règle de la leur. Ainsi la pensée est la même, et d'autant mieux exprimée, qu'il y a, sans préjudice de la vérité, certaines différences dans les termes. Ainsi encore, quand saint Matthieu rapporte que le Seigneur répondit: "Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais ce sont les malades qui ont besoin de médecin; allez donc et apprenez ce que veut dire ceci: J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice; car ce sont les pécheurs et non les justes que je suis venu appeler;" saint Mc et saint Luc exposent la même pensée à-peu-près dans les mêmes termes, sauf que ni l'un ni l'autre ne relèvent ce témoignage emprunté au prophète: "J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice." Saint Lc après avoir écrit: "Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs," ajoute les mots: "à la pénitence." Ce qui sert à faire mieux ressortir la pensée et empêche de supposer que les pécheurs soient, comme pécheurs, aimés de Jésus-Christ. Car la comparaison même, établie entr'eux et les malades, montre bien que Dieu veut, en les appelant comme un médecin appellerait des malades, les guérir de leur iniquité comme d'une maladie, et c'est ce qui a lieu par la pénitence.

62. Saint Matthieu dit ensuite: "Alors des disciples de. Jean s'approchèrent et lui dirent Pourquoi les Pharisiens et nous jeûnons-nous fréquemment, tandis que vos disciples ne jeûnent point?" Saint Mc dit pareillement: "Or les disciples de Jean et les Pharisiens étaient dans l'usage de jeûner. Plusieurs donc vinrent dire à Jésus Pourquoi les disciples de Jean et ceux des Pharisiens jeûnent-ils, tandis que les vôtres ne jeûnent pas?" Il n'y a point de différence; seulement saint Matthieu fait parler uniquement les disciples de Jn au lieu que d'après saint Mc les Pharisiens étaient avec eux pour adresser à Jésus la même question. Mais les paroles que nous lisons dans le texte de saint Mc paraissent plutôt avoir été prononcées par d'autres que par ceux qu'elles concernent. Ainsi, quelques uns des convives s'approchant du Sauveur lui auraient objecté que les disciples de Jean et les Pharisiens avaient coutume de pratiquer le jeûne. Alors ceux dont l'évangéliste dit: "Plusieurs vinrent," ne seraient plus ceux dont il a parlé en disant: "Or les disciples de Jean et les Pharisiens jeûnaient;" mais des hommes qui, frappés de l'opposition qu'ils voyaient entre l'usage de ceux-ci (167) et la conduite des disciples de Jésus, se mirent à dire: "Pourquoi les disciples de Jean et ceux des Pharisiens jeûnent-ils, tandis que les vôtres ne jeûnent pas?" C'est ce que nous fait mieux comprendre encore le récit de saint Luc. Car, après avoir reproduit les réponses du Seigneur aux Scribes et aux Pharisiens sur la vocation des pécheurs comparés à des malades, il ajoute: "Mais alors ils lui dirent: Pourquoi les disciples de Jean aussi bien que ceux des Pharisiens font-ils des jeûnes fréquents et de longues prières, tandis que les vôtres boivent et mangent?" On voit que, comme saint Mc cet évangéliste rapporte ce discours comme prononcé par d'autres que ceux dont il fait mention. D'où vient donc que nous lisons dans saint Matthieu: "Alors des disciples de Jean s'approchèrent et lui dirent: Pourquoi observons-nous des jeûnes fréquents, les Pharisiens et nous?" sinon parce qu'il y avait là des disciples de Jn et que tous à l'envi, et chacun selon son pouvoir, faisaient au Seigneur la même objection? Les trois évangélistes ont énoncé la pensée commune dans un langage différent, mais toujours conforme à la vérité.

63. Saint Matthieu et saint Mc ont aussi l'un comme l'autre parlé des fils de l'époux qui ne jeûneront pas, tant que l'époux est avec eux. Seulement au lieu de dire comme saint Matthieu les fils de l'époux," saint Mc dit: "les enfant, des noces." Mais qu'importe au sens, puisque les enfants des noces sont à la fois les fils de l'époux et ceux de l'épouse? Ce n'est donc pas chez lui une pensée contraire, mais c'est la même pensée qu'il exprime plus amplement. Saint Luc ne dit pas: "Est-ce que vous pouvez faire jeûner les fils de l'époux, tandis que l'époux est avec eux?" Ici donc lui aussi exprime avec justesse la même pensée; mais il fait de plus entendre autre chose. On entrevoit en effet qu'en mettant eux-mêmes l'époux à mort, les interlocuteurs devaient plonger les amis dans le jeûne et dans les larmes. Le mot pleurer dans le texte de saint Matthieu a le même sens que le terme jeûner dans saint Mc et dans saint Lc puisque saint Matthieu écrit un peu après: "Alors ils jeûneront," et non pas: "Alors ils pleureront." Mais par ce mot, il a fait entendre que le Seigneur parlait du jeûne spécial qu'inspirent l'humiliation et L'affliction, et que les comparaisons suivantes, empruntées à l'étoffe neuve et au vin nouveau et reproduites également par saint Mc et par saint Lc désignent cet autre jeûne auquel porte la joie de l'esprit attaché aux choses spirituelles, dont la douceur lui imprime une sorte d'aversion pour les aliments corporels; jeûne qui ne convient pas à l'homme animal et charnel, tout occupé de son corps, par là même toujours esclave de ses anciennes passions. Il est inutile, sans doute, de redire ici que deux évangélistes ne sont pas en contradiction, si l'on trouve dans l'un certaines expressions ou même certains détails que l'autre a négligés, du moment que le fond est le même ou qu'une pensée n'est pas opposée à l'autre.

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CHAPITRE 28,. RÉSURRECTION DE LA FILLE DE JAÏRE.

64. Saint Matthieu gardant toujours l'ordre chronologique continue ainsi: "Comme il leur disait ces choses, un prince de la synagogue l'aborda et l'adora en disant: Seigneur, ma fille vient de mourir; mais venez, imposez- lui les mains, et elle vivra;" et le reste, jusqu'à l'endroit où l'évangéliste nous fait lire: "Et la petite se leva, et le bruit de cet événement se répandit aussitôt dans tout le pays (1)." Le fait est également raconté par saint Mc et saint Lc mais non dans le même ordre. Ils s'en souviennent et l'exposent dans un autre endroit, c'est-à-dire après nous avoir montré Jésus repassant le lac et revenant du pays des Géraséniens, où il avait chassé les démons et leur avait permis d'entrer dans des pourceaux. En effet, saint Mc rapporte ce fait après avoir relaté ce miracle opéré chez les Géraséniens: "Lorsque Jésus, dit-il, eut repassé le lac sur une barque, et qu'il a était encore auprès de la mer, une grande a multitude de peuple s'assembla autour de lui. Et un chef de synagogue nommé Jaïre vint le trouver et le voyant il se jeta à ses pieds," etc (2). On doit voir ici que ce qui regarde la fille du chef de synagogue arriva quand Jésus sortant du pays des Géraséniens eut repassé le lac: mais l'évangéliste ne dit pas combien de temps après. S'il n'y avait pas eu d'intervalle, on ne trouverait plus où.placer ce que vient de raconter saint Matthieu sur le repas donné dans sa maison. Car après ce qui arriva chez lui et à son occasion, quoiqu'il en ait parlé, suivant l'usage des évangélistes, comme d'événements étrangers à sa personne; il n'est d'autre fait que celui de la fille

1 Mt 9,18-26. - 2 Mc 5,21-43.

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du chef de synagogue, pour se présenter immédiatement. Aussi la transition de saint Matthieu montre clairement par elle-même que ce qu'il va raconter fait suite à ce qu'il a raconté. Il vient de rapporter les paroles du Sauveur au sujet de l'étoffe neuve et du vin nouveau, puis il ajoute aussitôt: "Tandis qu'il leur disait ces choses, un prince de la synagogue l'aborda." Mais si cet homme l'aborda quand il disait ces paroles, il n'y eut pas d'intervalle pour d'autres discours ni pour d'autres actions. Au contraire dans le récit de saint Mc comme déjà nous l'avons montré, il y a place pour des événements intermédiaires. De même saint Lc en passant du miracle opéré chez les Géraséniens à ce qui regarde la fille du chef de synagogue, ne le fait pas de manière à contredire saint Matthieu, qui présente ce dernier fait comme ayant suivi les comparaisons de l'étoffe neuve et du vin nouveau, en disant: "Comme Jésus parlait ainsI," En effet, quand saint Luc a fini de raconter ce qui eut lieu chez les Géraséniens, il aborde de cette manière l'autre sujet: "Jésus, dit-il, étant revenu dans la Galilée, le peuple le reçut avec joie parce qu'ils l'attendaient tous. Et un homme appelé Jaïre, qui était chef de synagogue, vint à lui, et tombant à ses pieds, il le priait, etc (1);"De ce texte on conclut qu'à la vérité le peuple reçut alors avec joie le Seigneur dont il attendait impatiemment le retour; mais ce qu'ajoute l'évangéliste: "Et un homme appelé Jaïre, etc" ne doit pas être pris comme une chose qui suivit immédiatement. Il faut faire précéder ce fait du festin où parurent les publicains et dont le texte de saint Matthieu rie permet pas de le séparer.

65. Au sujet de cette femme qui était affligée d'une perte de sang et dont l'histoire nous est présentée au milieu de le narration qui maintenant nous occupe, l'accord des trois évangélistes ne donne lieu à aucune question. Peu importé à la vérité que tel détail relevé par l'un, ne le soit point par l'autre; que saint Mc fasse dire à Jésus: "Qui a touché mes vêtements?" et saint Luc: "Qui m'a touché?" L'un a usé du langage ordinaire, et l'autre a employé les termes propres. Car nous disons plus ordinairement: Vous me déchirez, que: Vous déchirez mes vêtements; et il est hors de doute que tout le monde comprend alors notre pensée.

66. Mais d'après saint Matthieu le prince de la synagogue vint dire au Seigneur non pas que sa

1 Lc 7,40-56.

fille était en danger de mort, ou quelle était mourante, ou qu'elle rendait le dernier soupir, mais bien qu'elle était déjà morte; et suivant les deux autres elle était à l'article de la mort, mais encore vivante cependant; au point que leurs récits nous parlent des gens qui arrivèrent ensuite pour annoncer qu'elle était morte, et dire qu'il ne fallait pas davantage tourmenter le Maître, comme s'il fût venu non avec le pouvoir de la rendre à la vie du moment qu'elle serait morte, mais pour l'empêcher de mourir en lui imposant les mains. Afin d'écarter toute apparence de contradiction, il faut comprendre que saint Matthieu pour abréger a mieux aimé dire que le prince de synagogue pria le Seigneur de faire ce qu'il fit en effet lorsqu'il ressuscita sa fille. L'évangéliste ne considère pas tant les paroles que l'intention de ce père; et il lui prête un langage conforme à ses pensées. Jaïre aussi bien avait tellement désespéré de sa fille, qu'il avait plutôt dessein de demander une résurrection qu'une guérison; ne croyant pas la retrouver en vie après l'avoir laissée mourante. Saint Mc et saint Luc ont donc reproduit ses paroles; saint Matthieu a exprimé sa .pensée et sa volonté. Ainsi demanda-t-il également au Seigneur ou de guérir sa fille mourante ou de la rendre à la vie si elle était morte; mais saint Matthieu se proposant de tout dire en peu de mots, fait demander au père ce qu'il voulait certainement, et ce que fit le Christ. Sans aucun doute, si, d'après les deux autres évangélistes ou l'un des deux, le père avait dit lui-même, ce que les gens de sa maison vinrent lui représenter, qu'il ne fallait plus importuner Jésus, parce que la fille était morte, le texte de saint Matthieu contredirait la pensée de Jaïre; mais on ne lit pas qu'il se soit rendu aux observations de ceux qui en venant lui apporter la triste nouvelle, lui disaient de ne plus faire d'instance près du Maître. On voit encore par là que quand le Seigneur dit à Jaïre: "Ne crains pas; crois seulement, et elle sera sauvée;" il ne lui reprochait pas de défiance; mais voulait affermir sa fo1,La foi chez lui était la même que chez cet autre qui, en demandant la délivrance de son fils, dit à Jésus: "Je crois Seigneur, mais suppléez vous-même ce qui manque à ma foi (1)."

67. Puisqu'il en est ainsi; ces différentes manières,de parler, qui n'empêchent pas les évangélistes d'être d'accord entr'eux, donnent lieu à une observation bien utile et bien nécessaire.

1 Mc 9,23.

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C'est que dans le langage de qui que ce soit, il faut considérer seulement l'intention, que les mots sont destinés à exprimer, et qu'on n'est pas menteur pour rendre en d'autres termes ce qu'a voulu dire quelqu'un dont on n'emploie pas les expressions. Il est certain que, non-seulement dans les paroles, mais dans tous les autres signes des pensées, on ne doit chercher que la pensée elle-même; et c'est être misérable que de tendre pour ainsi dire aux mots et de se représenter la vérité comme enchaînée à des accents.

68. On lit dans plusieurs exemplaires de saint Matthieu: "Cette femme n'est point; morte, mais elle dort." Comme saint Mc et saint Luc déclarent que la fille dont il s'agit avait douze ans, il faut voir dans l'expression employée par saint Matthieu une locution hébraïque. Aussi bien, dans d'autres passages de l'Écriture ce terme désigne, non-seulement celles qui ont eu commerce avec un homme mais les vierges elles-mêmes. Il est dit d'Eve: "Et de la côte qu'il avait tirée d'Adam, le Seigneur Dieu bâtit la femme (1)." Au livre des Nombres il est ordonné d'épargner les femmes, mulieres, qui n'ont point connu d'homme, c'est-à-dire les vierges (2); et saint Paul donne le même sens à ce mot quand il dit que Jésus-Christ est né d'une femme, Ex muliere (3). Mieux vaut comprendre ainsi la variante de saint Matthieu que de regarder cette fille de douze ans comme étant déjà mariée, ou n'étant plus vierge.


Augustin acc. évangélistes 222