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CHAPITRE 78, JÉSUS ARRIVE A BÉTHANIE.

152. Saint Matthieu continue: "Or il arriva que Jésus, ayant achevé tous ces discours, "dit à ses disciples: Vous savez que la Pâque se fera dans deux jours et que le Fils de l'homme sera livré pour être crucifié. (1)" Saint Mc et saint Luc se trouvent ici d'accord avec lui, et suivent exactement la même marche (2). Toutefois ils ne mettent point ces paroles dans la bouche du Seigneur; au lieu de les citer, ils parlent d'eux-mêmes. "Or c'était la Pâque, dit saint Mc et les azymes deux jours après." Et saint Luc: "Cependant approchait la fête des azymes qu'on appelle la Pâque." Elle approchait,puisque c'était deux jours après, comme le disent clairement les deux autres. Saint Jean à trois reprises différentes nous annonce que cette fête est proche: deux fois précédemment, en mentionnant d'autres faits; la troisième fois son récit parait être arrivé à l'époque où nous ont conduits les trois autres Evangélistes, c'est-à-dire aux approches de la passion de notre Seigneur (3).
153 Les moins attentifs pourraient voir ici une contradiction; car saint Matthieu et saint Mc ayant dit que la Pâque était deux jours après, font arriver Jésus à Béthanie, où ils parlent d'un parfum précieux: saint Jean dit au contraire que six jours avant la Pâque Jésus vint à Béthanie, puis il parle du même parfum (4). Comment donc, d'après les premiers, la Pâque pouvait-elle arriver deux jours après, puisqu'après l'avoir affirmé, ils se retrouvent avec saint Jean à Béthanie pour l'histoire du parfum, et que d'après ce dernier la fête devait seulement arriver dans six jours?
Nous ne ferons qu'une observation à ceux que cette difficulté pourrait arrêter. Saint Matthieu et saint Mc parlent du parfum de Béthanie, comme d'une chose passée; elle n'a point eu lieu après qu'ils ont annoncé que la Pâque arrivait dans deux jours, mais

1 Mt 26,1-2. - 2 Mc 14,1 Lc 22,1. - 3 Jn 11,55 Jn 12,1 Jn 13,1. - 4 Jn 12,1.

auparavant, lorsqu'il y avait encore six jours d'intervalle jusqu'à cette fête. Car ni l'un ni l'autre, après avoir annoncé la Pâque dans deux jours, ne donne comme la suite de ce qu'il vient de rapporter les événements de Béthanie. Ils ne disent point: Après cela, lorsqu'il était à Béthanie. On lit, il est vrai, dans saint Matthieu Comme Jésus était à Béthanie; n et en saint Marc: "Comme il était à Béthanie." Mais il y était déjà avant les événements qui précédèrent de deux jours la fête de Pâque. D'après le récit de saint Jn Jésus arriva donc à Béthanie six jours avant la Pâque. Là eut lieu le festin, où il est question du parfum précieux. Il se rendit ensuite à Jérusalem, monté sur un ânon; puis vient le récit des événements accomplis après son arrivée en cette ville. Par conséquent, depuis le jour où il arrive à Béthanie et où il est question du parfum,,jusqu'à celui où s'accomplissent les événements qui nous occupent, nous voyons, sans que les évangélistes nous le disent, qu'il s'écoule un intervalle de quatre jours alors nous arrivons au moment où ils écrivent que la Pâque arrive dans deux jours. Saint Lc en disant;: "Cependant la fête des azymes approchait" ne mentionne pas l'intervalle de deux jours, mais ses paroles touchant la proximité de la fête, ne peuvent s'entendre que de ce court intervalle. Quant à saint Jn lorsqu'il écrit que,la Pâque des Juifs était proche (1), il n'est point question de ces deux jours, mais bien de six jours avant la fête Aussi, après ces mots, il rapporte quelques événements; puis voulant fixer avec plus de précision cette proximité de la fête de Pâque, il ajoute: "Jésus donc, six jours avant la Pâque, vint à Béthanie, où était mort Lazare, que Jésus avait ressuscité. On lui prépara là un souper (2)." C'est cette dernière circonstance que saint Matthieu et saint Mc rappellent en passant, après avoir dit que la fête de Pâque arrivait dans deux jours. De cette manière, ils reviennent au moment où l'on était à Béthanie six jours avant cette fête, et rappellent en peu de mots le festin et le parfum mentionnés en saint Jean. De là Jésus devait venir à Jérusalem accomplir ce qui est ensuite raconté, puis arrivait le second jour avant la Pâque. C'est en ce jour qu'ils suspendent leur récit, pour dire brièvement ce qui s'est passé à Béthanie à l'occasion du parfum. Cela fait, ils reprennent le

1 Jn 11,66. - 2 Jn 12,1-2.

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cours un instant interrompu de. leur narration, et relatent le discours que prononça le Seigneur deux jours avant la fête de Pâque.
En effet, supprimons un instant les événements de Béthanie, rapportés comme en passant et rétablissons la suite du récit un moment suspendu; voici comment tout s'enchaîne dans saint Matthieu: "Vous savez que la Pâque se fera dans deux jours et que le Fils de l'homme sera livré pour être crucifié. Alors les princes des prêtres et les anciens du peuple s'assemblèrent dans la salle du grand-prêtre appelé Caïphe, et tinrent conseil pour se saisir de Jésus par ruse, et le faire mourir. Mais ils disaient que ce ne fût pas au jour de la fête, "de peur qu'il ne s'élevât du tumulte parmi le peuple. Alors un des douze, appelé Judas Iscariote, alla vers les princes des prêtres" etc. Entre ces mots: "De peur qu'il ne s'élevât du tumulte parmi le peuple", et les autres: "Alors un des douze, appelé Judas Iscariote, s'en alla," se trouvent rappelés, en passant, les faits accomplis à Béthanie; nous les avons supprimés dans ce nouveau récit, afin de prouver que la suite des événements ne présente rien de contradictoire. Si nous supprimons également dans saint Mc le même festin de Béthanie, qu'il reprend aussi de plus haut, nous aurons les faits dans le même ordre:
"Or, c'était la Pâque et les azymes deux jours après, et les princes des prêtres et les Scribes cherchaient comment ils se saisiraient de lui par ruse et le feraient mourir. Mais ils disaient que ce ne fût pas au jour de la fête, de peur qu'il ne s'élevât quelque tumulte parmi le peuple... Alors Judas Iscariote, un des douze, alla trouver les princes des prêtres (1)," etc. Et, après ces paroles: "De peur qu'il ne s'élevât quelque tumulte parmi le peuple," que nous faisons suivre de ces autres: "Alors Judas Iscariote, un des douze," se trouve également intercalée l'histoire de Béthanie, reprise de plus haut. Saint Luc ne dit rien de Béthanie.
Nous avons donné ces explications, parce que saint Jn en racontant ce qui s'est passé à Béthanie, dit que ce fut six jours avant la Pâque; tandis que saint Matthieu et saint Mc après avoir rapporté qu'on était au second jour avant la fête, rappellent cette histoire de Béthanie mentionnée en saint Jean.

1 Mc 14,1-10.


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CHAPITRE 79, FESTIN DE BÉTHANIE.

154. Saint Matthieu continue ainsi le passage déjà cité à la fin de l'examen que nous venons de faire: "Alors les princes des prêtres et les anciens du peuple s'assemblèrent dans la salle du grand-prêtre appelé Caïphe, et tinrent conseil pour se saisir de Jésus par ruse et le faire mourir. Mais ils disaient que ce ne fût pas au jour de la fête, de peur qu'il ne s'élevât du tumulte parmi le peuple. Or, comme Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, vint auprès de lui une femme ayant un vase d'albâtre plein d'un parfum de grand prix, et elle le répandit sur sa tète lorsqu'il était à table," etc, jusqu'à ces mots: "On dira même, en mémoire d'elle, ce qu'elle vient de faire (1)." Examinons maintenant l'histoire de cette femme qui vint à Béthanie, avec son parfum d'un grand priX,
Saint Luc raconte un fait semblable; c'est le même nom donné à celui chez qui vint manger le Seigneur, il l'appelle Simon. Mais s'il n'est point impossible ni contraire à l'usage que le même homme porte deux noms à la fois, il est moins étonnant encore que le même nom soit donné à deux hommes différents. Aussi me paraît-il plus probable que Simon, dont parle saint Lc n'est point le même que le lépreux chez qui eut lieu la scène de Béthanie. En effet, saint Luc ne dit nullement que ce qu'il raconte se passait en cette localité, et quoiqu'il ne désigne aucune autre ville, ni aucun autre bourg, son récit lui-même semble indiquer un endroit différent. C'est tout ce que je veux démontrer. Mais il ne faudrait pas voir une autre femme dans cette pécheresse qui vint aux pieds de Jésus, les baisa, les arrosa de ses larmes, les essuya avec ses cheveux, et y répandit son parfum, alors que le Seigneur, par la parabole des deux débiteurs, déclara que beaucoup de péchés lui avaient été remis, parce qu'elle avait beaucoup aimé. La même femme, Marie, répandit deux fois des parfums; la première fois, lorsque, comme saint Luc le raconte, son humilité et ses larmes lui méritèrent le pardon de ses péchés (2). Saint Jean ne rapporte point, comme saint Lc les circonstances de ce fait, mais il fait connaître également que cette femme était Marie. En commençant

1 Mt 26,3-13. - 2 Lc 7,36-50.

202

l'histoire de la résurrection de Lazare, et avant de nous faire arriver à Béthanie; il s'exprime ainsi: "Or, il y avait un certain malade; Lazare, de Béthanie, du, bourg où demeuraient Marie et Marthe sa soeur. Marie était celle qui oignit le Seigneur de parfums, et lui essuya les pieds avec ses cheveux; or, Lazare, alors malade, était son frère (1)." Saint Jean confirme ainsi le récit de saint Lc qui place le fait dans la maison d'un Pharisien nommé Simon. Ainsi donc Marie avait déjà répandu des parfums; elle en répandit de nouveau à Béthanie, et il n'y a rien de commun entre le récit de saint Luc et ce qui est ensuite raconté par les trois autres évangélistes, saint Jn saint Matthieu et saint Mc (2).

155. Examinons donc s'il règne un accord parfait entre ces trois différents récits de saint Matthieu, de saint Mc et de saint Jean; car c'est bien le même fait, qui eut lieu à Béthanie, où le: disciples, d'après les trois évangélistes, murmurèrent contre cette femme de ce qu'elle prodiguait inutilement un parfum d'un si grand pri10,Saint Matthieu et saint Mc font répandre ce parfum sur la tête du Seigneur, saint Jean sur ses pieds; mais une telle différence n'implique aucune contradiction, comme déjà nous l'avons démontré au sujet des cinq pains dont fut nourrie la multitude. De ce que dans l'un il est dit qu'on s'assit par groupes de cinquante et de cent, et dans l'autre par groupes de cinquante, les deux passages ne peuvent se contredire. L'un aurait dit qu'ils étaient par centaines, et l'autre par cinquantaines, qu'il eût encore fallu en` conclure qu'on avait formé ces deux sortes de groupes. Ce fait nous apprend, comme je l'ai fait observer alors, que si les évangélistes racontent, celui-ci un fait, celui-là un autre, nous devons en conclure que les deux faits ont eu lieu (3). Disons donc aussi que cette femme répandit son parfum, non seulement sur la tête du Seigneur, mais encore sur ses pieds.
Il est vrai que d'après saint Mc elle brisa son vase pour oindre la tête: voudra-t-on, pour ce motif, pousser l'absurdité jusqu'à nier que dans un vase brisé il puisse rester assez de parfum pour oindre les pieds? Si pourtant un soutenait, afin de mettre en défaut le récit évangélique, que le vase fut tellement brisé, qu'il n'en resta rien; un autre ne montrerait-il pas plus de logique,

1 Jn 11,1-2. - 2 Jn 12,1-8 Mc 14,3-9. - Ci-dessus XLVI,98,

et plus de vraie piété, en soutenant, pour appuyer la véracité des Evangiles, qu'après que le vase fut brisé tout ne fut pas immédiatement répandu? Enfin, si l'on s'opiniâtrait dans cette lutte aveugle et de mauvaise foi, et qu'on voulût en brisant le vase, briser l'accord des évangélistes, je répondrais L'onction des pieds eut lieu avant que le vase fut brisé, et il était encore intact, quand on répandit le parfum sur la tête; alors seulement le vase fut, brisé, et tout fut entièrement répandu. Sans doute il est dans l'ordre de commencer parla tète; mais c'est agir également avec ordre de monter des pieds à la tête.

156. Le reste de l'histoire ne peut soulever aucune difficulté. D'après les autres évangélistes, ce sont les disciples qui se plaignent de voir ainsi répandu un parfum d'aussi grand prix, tandis que saint Jean attribue cette plainte à Judas, parce qu'il était voleur. Or, il est évident, selon moi, que Judas se trouve désigné par ce nom de disciples au pluriel. C'est une manière de parler que nous avons déjà signalée dans l'histoire des cinq pains au sujet de l'apôtre Phi; lippe, où le pluriel est employé pour le singulier (1). On pourrait croire aussi que les autres Apôtres ont pensé ou parlé comme lui, ou bien encore se sont laissé persuader par Judas, et qu'ainsi saint Matthieu et saint Mc ont pu mettre cette réflexion dans la bouche de tous, comme l'expression de leur conviction; que Judas a parlé parce qu'il était voleur, et les autres, par compassion pour les pauvres, et que saint Jn en ne désignant que celui-là, a voulu faire connaître à cette occasion sa funeste habitude de dérober.

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CHAPITRE 80,DISCIPLES ENVOYÉS POUR PRÉPARER LA PÂQUE.

157. Saint Matthieu continue: "Alors un des douze, appelé Judas Iscariote, alla vers les princes des prêtres; et il leur dit: Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai? Et ceux-ci lui assurèrent trente pièces d'argent," etc, jusqu'à ces mots: "Et les disciples firent comme Jésus leur commanda, et ils préparèrent la Pâque (2)." Rien dans ce passage ne paraît contredire le récit de saint Mc ni celui de saint Lc qui contiennent tous deux le même fait (3). Quand saint Matthieu dit: "Allez dans la ville, "chez un tel, et dites-lui: Le Maître dit: Mon

1 Ci-dessus n. 96. - 2 Mt 26,14-19. - 3 Mc 14,10-16 Lc 22,3-13.

203

temps est proche; je veux faire chez toi la Pâque avec mes disciples," il désigne évidemment celui que saint Mc et saint Luc appellent le père de famille, le maître de la maison dans laquelle on leur montra une salle pour y préparer la Pâque. Si donc saint Matthieu dit chez un tel," c'est évidemment une expression qu'il emploie de lui-même pour abréger le récit. Car s'il eût fait ainsi parler le Seigneur: Allez à la ville, et dites-lui: Mon temps est proche, je veux faire la Pâque chez toi; on aurait certainement pu croire que ceci s'adressait à la ville même. Il ne prête donc point cette parole au Seigneur, en rapportant ses ordres, mais il dit de lui-même que le Seigneur ordonna l'aller vers un tel . Cette expression lui paraît suffisante pour faire connaître ce que Jésus commanda, sans répéter toutes ses paroles. En effet, on ne dit jamais réellement: Allez vers un tel; qui pourrait le contester? Si le Seigneur eût dit: Allez vers le premier venu, vers qui vous voudrez, ces mots auraient exprimé par eux-mêmes une idée complète, mais ils ne désignaient point vers qui il les envoyait; tandis que saint Mc et saint Luc font parfaitement connaître cet homme sans désigner son nom. Car le Seigneur savait bien vers qui il les envoyait; et afin qu'ils le pussent trouver eux-mêmes, il leur indique à quel signe ils le reconnaîtront. C'est un homme portant une cruche ou une amphore remplie d'eau: c'est lui qu'ils;doivent suivre jusqu'à la maison qu'il veut occuper: On ne pouvait donc pas dire ici: Allez vers le premier venu: le sens de la phrase eût été complet, mais la pensée ainsi exprimée n'était plus vraie; et en disant: Allez vers un tel, n'était-ce pas se servir d'une expression encore plus vague et moins admissible? Évidemment les disciples ne furent point envoyés vers le premier venu, mais vers tel homme, c'est-à-dire, vers un homme qui leur fut clairement désigné. L'Évangéliste pouvait donc, sans citer textuellement, faire ainsi connaître et en son nom, ce qui avait été dit: Il les. envoya vers un tel, pour lui dire: Je veux faire la Pâque chez to1,Il eût pu aussi écrire: Il les envoya vers un tel, en disant: Allez et dites-lui: Je veux faire la Pâque chez to1,Il fait donc parler le Sauveur, il cite ses paroles: "Allez dans la ville," puis il ajoute: "vers un tel;" non pas que le Seigneur ait dit ce mot, mais l'évangéliste nous fait entendre, par là, qu'il y avait dans la ville un homme dont il ne cite point le nom, vers qui furent envoyés les disciples du Seigneur, afin de préparer la Pâque. L'auteur écrit donc ici deux mots de lui-même, puis il reprend la suite des paroles du Seigneur: "Et dites-lui: Le Maître dit." Si quelqu'un voulait savoir à qui, on pourrait lui répondre: A un homme vers qui l'évangéliste indique clairement qu'ils furent envoyés, quand il dit: "Vers un tel." Cette manière de parler est peu usitée; mais elle a ici un sens complet: Peut-être la langue hébraïque, dans laquelle on prétend qu'écrivit saint Matthieu, permet-elle de mettre toutes ces expressions dans la bouche du Seigneur, sans violer les règles: ceux qui connaissent cette langue, peuvent s'en rendre compte. On eût encore pu s'exprimer ainsi en latin: Allez dans la ville, vers celui que vous désignera un homme venant à vous portant une cruche d'eau: car un ordre semblable pourrait s'exécuter sans embarras. Si l'on disait également: Allez dans la ville, vers tel homme, qui demeure à tel ou tel endroit, dans cette maison, ou dans une autre, la désignation du lieu ou de la maison ferait comprendre ces paroles; on pourrait faire ce qu'elles expriment. Mais si on ne donnait pas ces signes distinctifs, ou d'autres semblables, et qu'on dît: Allez vers un tel, et dites-lui; on ne pourrait être compris; car on voudrait, par ces mots: vers un tel, désigner quelqu'un en particulier sans rien exprimer qui le distingue. Si donc nous regardons cette expression comme venant de l'évangéliste lui même, elle pourra paraître un peu obscure, en énonçant plus brièvement la pensée; mais elle renfermera un seps complet. Si saint Mc appelle lagène ce que saint Luc nomme amphore, l'un indique l'espèce de vase, l'autre la manière de le porter; mais tous deux rendent exactement le fond de la pensée.

158. Saint Matthieu continue: "Le soir donc étant venu, il était à table avec ses douze disciples, et pendant qu'ils mangeaient, il dit: En vérité, je vous déclare qu'un de vous doit me trahir. Alors grandement contristés, ils commencèrent à lui demander chacun en particulier: Est-ce moi, Seigneur?" etc, jusqu'à ces mots: "Mais prenant la parole, Judas, qui le trahit, dit: Est-ce moi, Maître? Il lui répondit Tu l'as dit (1)." Si nous voulons examiner ce passage, nous n'y rencontrerons aucune difficulté, non plus que dans les trois autres évangélistes qui rapportent le même fait (2).

1 Mt 26,20-25. - 2 Mc 14,17-21 Lc 22,14-23 Jn 13,21-27.


300

LIVRE TROISIÈME.

De la Cène à l'Ascension.



PROLOGUE.


1. Dans cette dernière partie du récit des évangélistes, nous devons trouver, comme précédemment, l'accord le plus parfait, sauf certaines divergences qui consistent uniquement dans le silence gardé par tel auteur sur un événement ou une parole relatés par les autres. Afin de mieux faire ressortir cet accord; il m'a paru plus naturel et plus simple de fondre ces quatre narrés en un seul, où seront coordonnés les témoignages de chaque évangéliste. De cette manière on jutera mieux de l'ensemble et de l'harmonie générale.

301

CHAPITRE PREMIER. LA CÈNE ET LE TRAÎTRE DÉVOILÉ.

2. Voici d'abord les paroles de Saint Mathieu: "Pendant qu'ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit, le donna à ses disciples et dit: Prenez et mangez; ceci est mon corps (1)." Saint Mc et Saint Luc s'expriment de la même manière (2). Il est à remarquer cependant que saint Luc parle deux fois du calice; la première avant que le Sauveur donnât le pain, et la seconde après. La première fois qu'il en parle, c'est en intervertissant l'ordre,ce qui arrive fréquemment; la seconde fois, c'est en rapportant au moment où elles ont été prononcées les paroles qu'il n'avait point relatées d'abord; ces deux citations réunies présentent le même sens que chez les autres évangélistes. Saint Jean garde ici le silence le plus absolu sur le corps elle sang du Seigneur; mais il avait rapporté au long les paroles du Sauveur sur le même sujet, dans un autre endroit de son Evangile (3). Quand donc Il a raconté ici que le Seigneur s'est levé de table et a lavé les pieds à ses disciples; quand il a même formulé la raison de ce profond abaissement de son maître, sans oublier les passages de l'Écriture qui annonçaient la trahison de Judas, il arrive à cette circonstance, insinuée

1 Mt 26,20-26. - 2 Mc 14,17-22 Lc 22,14-23 - 3 Jn 6,32-64.

seulement par les trois autres évangélistes: "Jésus, dit-il, ayant ainsi parlé, fut troublé dans sors esprit, manifesta complètement sa pensée et dit: En vérité, je vous l'affirme, l'un d'entre vous me trahira. ' Or, "ajoute saint Jn les apôtres se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui Jésus parlait 1," Ou bien, comme le rapportent saint Matthieu et saint Marc: "Ils furent plongés dans la consternation et se mirent à dire.les uns après les autres: Est-ce que c'est moi? Jésus, "continue saint .Matthieu, laur répondit: Celui qui met avec moi la main dans le plat, celui là me trahira:" Le même évangéliste ajoute Pour ce qui est du Fils de l'homme, il s'en va, "selon ce qui a été écrit de lui; mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme sera trahi 11 eût été mieux pour lui de n'être pas né." Saint Mc présente ici avec saint Mathieu une similitude parfaite. Ce dernier ajoute: "Là dessus Judas, qui fut celui qui le trahit, s'écria: Maître, est-ce que c'est moi? C'est toi qui l'as dit, lui répondit Jésus.,, Mais ces dernières paroles ne révélaient pas clairement que Judas fut le traître. En effet, ne pouvait-on pas les interpréter comme si le Sauveur avait répondu: Je n'ai pas dit cela? Du reste il est permis de supposer que les autres Apôtres restèrent étrangers à cet échange de paroles, entre le Seigneur et Judas.

3. C'est après cela que saint Matthieu, comme saint Mc et saint Lc nous montre Jésus donnant à ses disciples son corps et son sang. A peine le Sauveur avait-il présenté le calice, qu'il parla de nouveau du traître qui devait le livrer; saint Luc s'exprime ainsi: "Voici que la main de celui qui me trahit est avec moi sur cette table. "Quant au Fils de l'homme, il s'en va, ainsi que cela a été décidé; mais malheur à l'homme u par qui il sera livré!" Il faut observer que ces paroles furent suivies de celles que saint Jean rapporte et qui sont omises par tes autres évangélistes. De son côté, saint Jean en omet quelques-unes qui nous sont rapportées par euX,

1 Jn 13,2-32.

204

Lors donc qu'après avoir donné le calice le Seigneur eut dit, comme le rapporte saint Luc Cependant voici que la main de celui qui me trahit est avec moi sur cette table, etc," il faut ajouter immédiatement ces paroles de saint Jean: "Cependant un des disciples était penché sur le sein de Jésus; c'était celui que Jésus aimait. Simon Pierre lui fit signe et lui dit: De qui veut-il donc parler? Ce disciple, étant penché sur le sein de Jésus, lui dit: Seigneur, qui est-ce? Jésus lui répondit: C'est celui à qui je présenterai le pain que j'aurai trempé. Et quand il eut trempé le pain, il le donna à Judas, fils de Simon Iscarioth. Et après qu'il eut pris une bouchée, Satan entra en luI,"

4. Il semble que ces dernières paroles sont en contradiction avec celles de saint Lc qui nous dit, que satan entra dans le coeur de Judas, quand il conclut son pacte avec les Juifs et s'engagea à leur livrer son maître pour de l'argent, Il y a plus, car dans ces mêmes paroles saint Jean semble se mettre en contradiction avec lui-même. En effet, quelques versets plus haut, avant que Judas eut pris ce pain qui lui était présenté, saint Jean avait déjà dit de lui: "Et le repas étant fini, quand déjà le démon s'était emparé du coeur de Judas pour le porter à livrer son maître." Comment, en effet, le démon entre-t-il dans le coeur des méchants, si ce n'est en les remplissant de desseins et de pensées criminelles? Pour concilier ces deux passages, il suffit de dire que cette seconde fois Judas fut complètement possédé du démon. N'est-il.pas vrai, de même que, après avoir reçu le Saint-Esprit à la suite de la résurrection, quand le Sauveur souffla sur eux en leur disant: "Recevez le Saint-Esprit (1)," les Apôtres plus tard le reçurent de nouveau le jour de la Pentecôte, dans toute sa plénitude? Donc après le repas, satan entre en Judas et, suivant le texte de saint Jn Jésus lui dit: "Ce que tu fais; fais-le au plus tôt,: Mais aucun de ceux qui étaient à table ne comprit pourquoi il lui avait ainsi parlé. Parce que Judas portait la bourse, quelques uns pensèrent que par ces paroles Jésus avait voulu lui dire: Achète ce dont nous avons besoin pour le jour de la fête, ou bien qu'il lui commandait de distribuer quelque chose aux pauvres. Pour Judas, il sortit aussitôt qu'il eut pris ce morceau, mais alors il faisait nuit. Et quand il fut sorti, Jésus leur dit: Voici que le Fils de l'homme va être

1 Jn 20,22.

glorifié et Dieu a été glorifié en lui,Et si Dieu a été glorifié en lui, Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et c'est de suite qu'il va le glorifier."

302

CHAPITRE 2,PRÉDICTION DU RENIEMENT DE SAINT PIERRE.

5. "Mes chers petits enfants, je ne suis plus que pour peu de temps avec vous. Vous me chercherez; et comme je l'ai dit aux Juifs, vous ne pouvez venir où je vaIs Je vous fais un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez réciproquement, et qu'ainsi que je vous ai aimés, vous vous aimiez les uns les autres. Simon Pierre lui dit: Seigneur, où allez-vous? Jésus lui répondit: Là où je vais, tu ne peux venir maintenant, mais tu y viendras plus tard. Pierre ajouta: Pourquoi ne pourrais-je vous suivre maintenant? je donnerai ma vie pour vous. Jésus lui répondit: Tu donneras ta vie pour moi? En vérité, en vérité je te le dis, le coq n'aura pas encore chanté que tu m'auras renié trois fois (1)." Cette prédiction du reniement de saint Pierre, formulée par saint Jean dans les termes que je viens de rapporter, est aussi mentionnée par les trois autres évangélistes (2). Il faut reconnaître, cependant, que dans tous ces auteurs, cette prédiction n'est pas faite dans la même circonstance. Ainsi, saint Matthieu et saint Mc qui se suivent ici absolument, ne font mention de cette prophétie que quand le Sauveur fut sorti du cénacle même. Mais on peut facilement tout concilier en supposant que saint Matthieu et saint Mc ne font que récapituler ce qui s'était dit précédemment. Ne pourrait-on pas supposer aussi, en voyant les protestations de Pierre précédées de paroles et de réflexions si diverses faites par le Sauveur, que frappé des prédictions de son maître, Pierre lui attesta, par trois fois différentes, qu'il était disposé à donner sa vie pour lui ou avec lui, et qu'à chacune de ses attestations présomptueuses, le Sauveur lui répondit, qu'avant le chant du coq il aurait trois fois renié son maître?

6. En effet tout porte à croire que dans trois moments différents, quoique peu séparés, Pierre fut victime de la présomption comme il devait par trois fois différentes, renier Jésus-Christ, et que, trois fois il reçut du Seigneur une réponse

1 Jn 13,33-38. - 2 Mt 26,30-35 Mc 14,26-31 Lc 22,21-34.

206

pareille; comme après la résurrection il s'entendit demander par trois fois s'il aimait, et par trois fois, sans qu'aucune autre parole fut échangée, il reçut l'ordre de paître les agneaux et les brebis (1). Dans cette interprétation, on s'explique parfaitement l'espèce de variété que l'on remarque dans les récits évangéliques, au sujet des paroles de saint Pierre et de celles du Sauveur, paroles citées assez diversement et dans des circonstances différentes.
Rappelons-nous la suite du récit, tel que nous le trouvons en saint Jean: "Mes chers petits enfants, je ne suis plus que pour peu de temps avec vous. Vous me chercherez; et comme j'ai déjà dit aux Juifs: vous ne pourrez venir où je vais, je vous le dis maintenant à vous-mêmes. Je vous fais un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez réciproquement, et qu'ainsi que je vous ai aimés, vous vous aimiez les uns les autres.Chacun pourra reconnaître que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres. Simon Pierre lui dit: Seigneur, où allez-vous?" Rien de si naturel que ce mouvement qui pousse saint Pierre à demander: "Seigneur, où allez vous?" puisqu'il venait d'entendre ces mots: "Où je vais, vous ne pouvez pas venir vous-mêmes." Jésus lui répondit: "Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard." Et Pierre de répliquer: "Pourquoi ne pourrais-je pas vous suivre maintenant? je donnerai ma vie pour vous." A cette présomption, le Sauveur répond en lui prédisant son- renoncement. Quant à saint Lc il rappelle d'abord ces paroles de Jésus-Christ: "Simon, voici que satan vous à convoités pour vous cribler, comme on crible le froment. Mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Lors donc que tu seras revenu, confirme tes frères." Puis, il ajoute que saint Pierre répondit: "Seigneur, je suis prêt à aller avec vous et en prison et à la mort. Jésus lui dit: Je t'affirme, Pierre, qu'avant que le coq ait chanté aujourd'hui, tu me renieras trois fois." On voit que ce qui a provoqué la présomption de Pierre, est bien différent dans le récit de saint Jean et dans celui de saint Luc. Voici maintenant le texte de saint Matthieu: "Et l'hymme étant achevée, ils se rendirent à la montagne des Oliviers. Alors Jésus leur dit: Cette nuit, vous serez tous scandalisés à mon sujet, car il est écrit: Je frapperai le pasteur

1 Jn 21,15-17.

et les brebis du troupeau seront dispersées. Mais lorsque je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée." C'est à peu près le texte de saint Mc Or qu'elle ressemblance trouver entre ce texte et le langage présomptueux de Pierre dans saint Jean ou dans saint Luc? Saint Matthieu continue: "Et Pierre répondit: Lors même que tous seraient scandalisés à votre sujet, pour moi, je ne le serai jamaIs Jésus lui répliqua: Je te dis, en vérité, que dans cette nuit même, avant que le coq chante, tu me renieras trois foIs Pierre lui répondit: Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renierai pas. Les autres disciples en dirent autant."


7. Saint Mc se sert à peu près des mêmes expressions, mais avec plus de précision encore sur la manière dont les choses devront se. passer: "En vérité je te déclare, dit le Seigneur, que toi même, aujourd'hui, dans cette nuit, avant que le coq ait chanté deux fois, tu m'auras renié trois fois." Les autres évangélistes avaient annoncé que Pierre renierait son maître avant le chant du coq, sans préciser combien de fois le coq chanterait. Saint Mc est le seul qui se soit montré aussi explicite. De là certains auteurs ont prétendu que . saint Mc était en désaccord avec les autres écrivains sacrés; mais cette prétention ne peut être que l'effet, ou d'une grande légèreté, ou d'un profond aveuglement, fruit de leur haine contre l'Evangile. En effet, il est certain que Pierre renia trois fois son Maître. Il resta sous la peur dont il était saisi, et dans sa résolution de nier jusqu'au moment où le Sauveur lui rappelant ce qui lui avait été prédit, il trouva sa guérison dans des larmes amères et dans le repentir du coeur. Or, si ce triple reniement n'eut lieu qu'après le premier chant du coq, les trois Évangélistes peuvent être accusés d'erreur. Saint Matthieu dit: "En vérité je te déclare que, dans cette nuit, avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois." Saint Luc: "Je te dis, Pierre, qu'avant que le coq chante aujourd'hui, tu me renieras trois fois;" et saint Jean: "En vérité, en vérité je t'affirme que le coq ne chantera pas que tu ne me renies trois fois." On voit que ce n'est pas dans les mêmes termes ni dans le même ordre, que les évangélistes rapportent cette sentence du Sauveur, annonçant qu'avant le chant du coq Pierre l'aurait renié trois foIs Or pourquoi préciser les deux chants du coq, si le triple reniement devait être accompli avant le premier, et, (207) par là même, avant le second, avant le troisième et avant tous les autres chants du coq durant cette nuit? Observons qu'avant le premier chant du coq, la série des reniements était commencée; or les trois évangélistes ne se sont pas proposé de nous dire à quel moment saint Pierre compléta cet acte de lâcheté; il leur a suffi de nous révéler l'heure avant laquelle il le commença, et le nombre de fois qu'il le renouvela. Il le renouvela trois fois et il le commença avant le chant du coq.
Bien plus, il est certain que dans sa pensée il consomma son crime avant le premier chant du coq; qu'importe alors qu'il ait commencé, avant le premier chant, sa triple négation, et qu'il ne l'ait achevée qu'avant le second chant? Sa faute était voulue et consommée avant le premier chant du coq. Qu'importe aussi que ses négations eussent été séparées par des intervalles plus ou moins longs? Avant le premier chant, il était tellement victime de la crainte et de la lâcheté, qu'il était disposé à renier son maître, une première, une seconde, une troisième fois si on l'interrogeait encore. Il réalisait une parole du Sauveur qui déclare que jeter, sur une femme, un regard adultère, c'est déjà avoir commis l'adultère dans son coeur (1). Par la même raison, quand Pierre exhalait dans ses paroles cette crainte étrange, à laquelle il était en proie, et dont il subit l'influence jusqu'à une seconde et une troisième négation, on peut dire que tout son crime lui devint imputable, au moment même où il se laissa dominer par cette frayeur qui devait le faire apostasier trois foIs En admettant dès lors, que ce ne fut qu'après le premier chant du coq, que tourmenté par les questions qui lui étaient faites, il commença cette triste série de dénégations, même alors serait-il donc si absurde de dire qu'il a renié trois fois avant le chant du coq, puisque avant ce chant du coq il était déjà tout entier sous le coup de cette crainte qui devait l'amener à un triple reniement? Or cette assertion est d'autant plus naturelle que ce reniement fut commencé réellement avant le premier chant du coq, quoiqu'il n'ait été complet qu'avant le second. Je dis à quelqu'un: cette nuit, avant que le coq chante, tu m'écriras une lettre dans laquelle tu m'insulteras trois foIs Aurai-je fait une fausse prophétie, parce que cette lettre, commencée avant le premier chant du coq, n'a été terminée qu'après? Toute la différence présentée par saint Mc vient

1 Mt 5,28.

donc de l'énonciation formelle des intervalles qui marquèrent les protestations de l'Apôtre infidèle: "Avant que le coq ait chanté deux fois, "tu me renieras trois fois." Du reste, quand nous serons en face du récit lui-même, nous montrerons le parfait accord des évangélistes.

8. Chercher à connaître toutes les paroles que le Seigneur adressa à Pierre, est une prétention vaine et inutile. Il suffit de connaître la pensée générale, qui fut comme le résumé de ces paroles; et cette pensée nous est révélée dans les différents récits des évangélistes. Soit donc qu'on admette que ce fut à diverses reprises, pendant les discours du Seigneur, que Pierre ému laissa échapper cette triple .et présomptueuse protestation qui provoqua la triple. prophétie de son reniement, et c'est là le plus . probable; soit que l'on coordonne le récit des Evangélistes, de telle manière, qu'il en résulte que le Seigneur ne prédit qu'une seule fois à Pierre, trop présomptueux, qu'il le renierait la nuit même; toujours est-il que l'on ne peut surprendre dans ces textes différents aucune contradiction; et en effet il n'y en a aucune.


Augustin acc. évangélistes 178