Augustin conf. avec Félix

12. Félix. Si nous jouissons du libre arbitre, que personne ne me fasse violence; quand je voudrai, je serai chrétien. Il doit dépendre de notre volonté, d'être chrétien ou de ne pas l'être.

Augustin. Oui, la volonté nous appartient et nous est soumise, je l'ai clairement prouvé par les saintes Ecritures; l'auteur même de votre hérésie en est convenu, forcé par l'évidence. Vous ajoutez: «Que personne ne me fasse violence, je serai chrétien quand je voudrai». Personne, assurément, ne vous fait violence; quand vous voudrez, soyez chrétien; si vous êtes ici, c'est que vous l'avez voulu; vous avez également consenti à la discussion qui s'est engagée. Toutefois, malheur à la volonté mauvaise, si elle est mauvaise; et paix à la bonne volonté, si elle est bonne. Qu'elle soit bonne, qu'elle soit mauvaise, elle n'en reste pas moins la volonté. La couronne attend la bonne volonté, et le châtiment la mauvaise. Dieu est donc tout à la fois le Juge des volontés et le Créateur des natures. Si vous pensez que l'on vous fait violence pour vous rendre chrétien, sachez que jamais nous n'avons usé de coaction envers vous. Tout ce que nous vous demandons, c'est de peser et d'examiner ce que nous vous disons, et cela ne dépend que de votre volonté. Si la prudence vous dirige, fût-elle une prudence tout humaine, appliquez-la tout entière à examiner si nous vous disons la vérité, si vous êtes impuissant à justifier la doctrine de votre Manès, et ici l'évidence s'impose d'elle-même. Et quand cela vous plaira, soyez ce que vous n'êtes pas encore, et cessez d'être ce que vous êtes.


13. Félix. Résumons, suivant le désir formulé par votre sainteté. Si vous y consentez, laissons de côté tous ces écrits; me voici, montrez-moi la vérité, prouvez-moi que je ne suis pas dans la vérité, et croyez-moi tout disposé à accepter la foi.

Augustin. Il est d'abord suffisamment prouvé que vous êtes dans l'erreur. En effet, il répugne à la foi véritable du croire que Dieu s'est vu dans la nécessité de mêler sa substance à la nature des démons, pour l'y enchaîner et la souiller. Il répugne à la foi de croire que Dieu, pour délivrer sa substance, soulève toute l'ardeur des concupiscences charnelles entre mâles et femelles. Il répugne à la foi que Dieu damne éternellement sa propre substance mêlée aux démons. Il est évident que tous ces points de votre doctrine sont autant d'erreurs grossières. Si donc, après avoir renoncé à ces mensonges, vous désirez connaître la vérité, si vous éprouvez quelque attrait pour la foi catholique, vous pouvez remonter aux principes. Ce qui surtout rend facile la perception de l'immuable vérité, c'est une foi pieuse; rejeter cette foi, c'est se condamner pour toujours à l'orgueil, et se rendre incapable de parvenir jamais au but auquel on aspire. Si donc la fausseté de votre doctrine vous paraît évidente, anathématisez cette doctrine; alors seulement vous serez apte à connaître la vérité.


14. Félix. Je lancerai l'anathème contre cette doctrine quand elle me sera démontrée fausse; jusque-là, je ne le puis.

Augustin. Une erreur qui fait de Dieu un être corruptible, doit-elle, oui ou non, être anathématisée?

Félix. Répétez.

Augustin. Une erreur qui fait de Dieu un être corruptible, doit-elle, oui ou non, être anathématisée?

Félix. Il faut prouver qu'il enseigne cette erreur.

Augustin. Voici ma question: Celui qui enseigne que Dieu est un être corruptible, doit-il, oui ou non, être anathématisé?

Félix. Vous me demandez si l'on doit anathématiser celui qui enseigne que Dieu est corruptible?

Augustin. C'est ma question.

Félix. Pourquoi ne dites-vous plus, comme précédemment, que Dieu est corruptible, parce qu'il a mêlé sa substance à ses adversaires?

Augustin. Voici la question à laquelle le vous prie de répondre: Celui qui affirme la corruptibilité de Dieu, doit-il, oui ou non, être anathématisé?

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Félix. Sans aucun doute.

Augustin. Celui qui soutient la possibilité pour la nature et la substance de Dieu d'être corrompues, doit-il, oui ou non, être anathématisé?

Félix. Je n'ai pas compris.

Augustin. Ce que je dis, tout homme le comprend, pourvu qu'il n'affecte point de ne pas comprendre: celui qui soutient la possibilité pour la nature et la substance de Dieu, c'est-à-dire pour l'être même de Dieu, d'être corrompu, mérite-t-il, oui ou non, l'anathème?

Félix. Il le mérite, pourvu qu'il soit prouvé qu'il l'a soutenu réellement.

Augustin. Je ne vous ai pas dit que Manès enseignât la corruptibilité de Dieu; je déclare seulement que celui qui avance une semblable proposition mérite l'anathème.

Félix. J'ai répondu affirmativement.


15. Augustin. Cette substance, qui a été mêlée à la nation des ténèbres, faisait-elle partie de la nature de Dieu ou d'une autre nature?

Félix. De la nature de Dieu.

Augustin. Ce qui fait partie de la nature même de Dieu, participe-t-il à l'être divin, ou est-il quelque chose d'étranger à Dieu

Félix. Ce qui est de la nature de Dieu; est Dieu, selon ce qui est écrit: «La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne a l'ont point comprise (1)». - «Car Dieu est la lumière, et en lui il n'y a point de ténèbres (2)».

Augustin. Vous avez dit la vérité: Ce qui est de la nature de Dieu, est Dieu, et Dieu est la lumière; en lui il n'y a point de ténèbres, et cette lumière a brillé dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise. Reste à savoir ce que Manès fait de la substance de Dieu: ne dit-il pas que la lumière a été renfermée dans les ténèbres, qu'elle y a été retenue dans l'esclavage, souillée, corrompue, à tel point qu'elle a eu besoin de la miséricorde d'un Libérateur? Si c'est là sa doctrine, vous en avez fait l'aveu, il mérite anathème; car, en disant que la nature de Dieu, ou Dieu lui-même, a été enchaînée et souillée dans les ténèbres, il est en contradiction formelle avec vous, qui avez dit vrai en citant cette parole de l'Evangile: «La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise». Vous devez donc anathématiser Manès, puisqu'il ose affirmer que la lumière


1. Jn 1,5 - 2. 1Jn 1,5

a été obscurcie dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l'ont point comprise.

Félix. Mais celui qui était enchaîné et souillé, a été délivré; nous qui avons été souillés, nous sommes purifiés.

Augustin. Ce langage ne peut pas s'appliquer à la nature de Dieu, mais uniquement à toute nature corruptible; celle-ci peut être souillée et purifiée. Mais quand il s'agit d'une nature incorruptible, ne sentez-vous pas que c'est un horrible sacrilège de dire qu'elle est souillée et purifiée? Et n'est-ce pas y mettre le comble que d'ajouter qu'une certaine partie de Dieu a été tellement souillée que, ne pouvant être purifiée, elle est damnée pour l'éternité? Ne pas anathématiser une telle doctrine, c'est s'obstiner dans l'erreur; car, vous l'avez dit vous-même, celui qui fait de Dieu un être corruptible, mérite l'anathème.


16. Félix. Vous parlez de cette partie qui ne s'est pas purifiée des souillures contractées au contact de la nation des ténèbres. Or, Manès déclare que ceux qui possédaient cette nature ne sont pas entrés dans le royaume de Dieu. Vous affirmez, vous, qu'ils ont été damnés; Manès ne dit pas qu'ils ont été damnés, il affirme uniquement qu'ils ont été placés à la garde: de cette nation des ténèbres.

Augustin. Je traite en ce moment avec vous de cette partie que vous dites avoir été purifiée de ses souillures. Plus tard, s'il en est besoin, je parlerai de celle qui est retenue dans les ténèbres. Constatons seulement que celle qui est purifiée, avait été souillée.

Félix. Elle est souillée et purifiée.

Augustin. Celui qui affirme que la nature et la substance même de Dieu peuvent être souillées, enchaînées par la nation des ténèbres, ne mérite-t-il pas l'anathème?

Félix. De quoi Jésus-Christ nous a-t-il purifiés? de quoi nous a-t-il délivrés?

Augustin. Ce n'est pas la partie, la nature de Dieu que Jésus-Christ a délivrée; ce qu'il a délivré, dans son infinie miséricorde, c'est sa créature, l'oeuvre de ses mains, tombée dans le péché par son libre arbitre. Il a purifié cette créature qui pouvait être souillée; il a délivré cette créature qui pouvait tomber dans l'esclavage; il a guéri cette créature qui pouvait être malade. Mais il ne s'agit en ce moment que de la nature, de la substance même de Dieu; cette substance pouvait-elle, oui ou non, être souillée?

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17. Félix. Notre âme, qui a été souillée, vient-elle de Dieu? Si elle ne vient pas de Dieu, comment Jésus-Christ a-t-il été crucifié pour elle? Cependant il est certain que Jésus-Christ a été crucifié pour notre âme, et que cette âme vient de Dieu, qu'elle a été souillée et purifiée.

Augustin. Je dis que Dieu est le Créateur, non-seulement de notre âme, mais aussi de notre corps et de toute nature spirituelle et corporelle; cette vérité est de foi catholique. Mais entre ce que Dieu a engendré et ce qu'il a créé, n'y a-t-il pas une distance infinie? Ce que Dieu a engendré est égal au Père; ce que Dieu a créé ne peut être égal au Créateur. Ainsi nous mettons une distinction essentielle entre ce qui procède de la nature de Dieu, comme le Fils unique ou le Verbe, par qui tout a été fait et qui est Dieu lui-même (1), et ce qui est sorti des mains de Dieu, qui a dit. et tout a été fait, qui a commandé et tout a été établi (2). Or, notre âme n'est qu'une simple créature de Dieu, sans être nullement engendrée de sa nature. Voilà pourquoi nous disons que ce qui a été engendré par le Verbe n'a pu, ne peut et ne pourra être souillé. Au contraire, notre âme constituée maîtresse du corps, avec mission d'obéir à son Supérieur et de commander à son inférieur, c'est-à-dire de servir Dieu et de régner sur le corps, s'est rendue coupable de péché en méprisant la loi divine; et Dieu, touché de miséricorde pour sa créature, a envoyé son Fils unique pour refaire ce qu'il avait fait. Quand il s'est agi de donner l'être à ce qui n'était pas, c'est le . Verbe qui a été la parole créatrice; quand il s'est agi de refaire ce qui s'était laissé corrompre, c'est le Verbe encore qui a revêtu notre humanité dans le sein de la Vierge Marie, afin que dans ce corps qui nous était commun, il montrât à l'homme ce qu'il devait souffrir et ce qu'il devait espérer. Il suit de là que la nature même du Verbe, en tant que substance du Fils unique de Dieu, ne put rien souffrir des persécutions des Juifs ni de la haine du démon. Mais en se revêtant de la chair il revêtit la mortalité, la souffrance, le changement; et dans cette chair il souffrit ce qu'il voulut pour nous donner l'exemple de la patience, et il nous reforma sur le modèle de la justice. Dites-moi donc si cette partie de Dieu peut être souillée, oui ou non. Si


1. Jn 1,3 - 2. Ps 148,5

elle peut l'être, Dieu n'est donc pas incorruptible, et un tel langage mérite assurément l'anathème. Si elle ne peut être souillée, vous voyez que vous devez anathématiser Manès, puisqu'il assure que la partie ou la nature de Dieu a été mêlée à la nation des ténèbres, et qu'elle y a été tellement enchaînée et souillée, qu'elle a eu besoin d'être purifiée et délivrée.


18. Félix. Vous avez dit de l'âme qu'elle n'est pas de Dieu.

Augustin. J'ai dit que l'âme n'est pas de Dieu, en ce sens qu'elle soit née de la substance même de Dieu, mais qu'elle est de Dieu en tant qu'elle est son oeuvre.

Félix. Vous avez dit de l'âme qu'elle n'est pas de Dieu, mais qu'elle est la créature de Dieu, parce que Dieu est l'auteur de tout ce qui existe; pourquoi donc ne pas dire que l'âme est de Dieu?

Augustin. Elle est par Dieu, parce qu'elle a été créée par lui.

Félix. Qu'elle soit faite, envoyée ou donnée, elle est de Dieu. Si elle est de Dieu, si elle a été souillée, et si c'est pour la délivrer de cette souillure que Jésus-Christ est venu sur la terre, qu'avez-vous à reprocher à Manès?

Augustin. Je dis que l'âme n'est pas de la nature de Dieu, qu'elle en est une simple créature, tombée dans le péché par son libre arbitre, souillée par le péché et purifiée parla miséricorde de Dieu. De votre côté, vous soutenez que la nature même de Dieu, Dieu lui-même, a été enchaînée et souillée dans la nation des ténèbres. N'y a-t-il donc aucune différente entre ce qui est né de la substance, même de Dieu, et ce qui a été par lui créé du néant?

Félix. Donc l'âme est une partie de Dieu.

Augustin. Je vous ai déjà prouvé qu'elle n'est pas une partie de Dieu, et comprenez enfin ce que nous entendons quand nous disons que Dieu est le Créateur tout-puissant, Faire quelque chose, c'est ou le tirer de soi. même, ou le tirer d'un autre, ou le tirer du néant. Parce que l'homme n'est pas tout-puissant, c'est de lui-même qu'il tire son fils; d'un autre côté, pour former une arche, l'artiste doit se servir de bois, et d'argent pour former un vase. Il a pu faire le vase, mais il n'a pu faire l'argent; il a pu faire l'arche, mais il n'a pu f faire le bois. Quant à faire quelque chose de rien, l'homme en est incapable. Au contraire, voyez Dieu avec sa toute-puissance: il a

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engendré son Fils de lui-même, il a créé le monde de rien, et il a fait l'homme du limon de la terre; ces trois opérations ne prouvent-elles pas qu'il possède en lui-même une toute-puissance universelle? Tirer quelque chose de soi-même, cela ne s'appelle pas créer, mais engendrer. Pour faire l'homme, Dieu s'est servi du limon de la terre, mais ce n'est pas en ce sens qu'un autre lui ait fourni la terre, comme c'est lui qui fournit l'argent à l'ouvrier pour en faire un vase; cette terre, c'est Dieu lui-même qui l'avait créée, c'est-à-dire qu'il l'avait tirée du néant. Ce que nous disons du corps, disons-le de l'âme, disons-le de toute créature; elle est sortie des mains de Dieu, mais elle n'est pas née de Dieu ou de sa substance. Maintenant, je vous laisse le choix nous avons sous les yeux une multitude de choses muables, qui cependant sont bonnes quoique muables; beaucoup de choses caduques et mortelles, qui cependant sont bonnes malgré leur caducité; quant à Dieu, il est le bien immuable; choisissez donc: est-ce Dieu qui est muable, ou bien la créature qui est sortie de ses mains? Il faut absolument que vous choisissiez l'une ou l'autre de ces deux alternatives. Si vous n'admettez pas la mutabilité de ce que Dieu a créé, il faut que vous disiez que Dieu lui-même est muable. Et ne croyez pas échapper à ce blasphème sacrilège, en disant que la substance de Dieu peut changer, parce que vous n'admettez pas que Dieu, qui est essentiellement immuable, comme il l'a prouvé lui-même dans ces paroles: «Je suis celui qui suis (1)», ait créé tout ce qui est bien en diversifiant les degrés de bonté. Puisque Dieu est immuable, il n'est pas étonnant que les choses créées soient essentiellement changeantes, car elles ne peuvent être égales à leur Créateur. L'homme, par son libre arbitre, a donc pu tomber dans le péché, y contracter une souillure et en être délivré par la miséricorde de Dieu.


19. Félix. Vous avez dit que l'homme engendre de lui-même son fils: or, le fils est semblable à son père; de là je conclus qu'entre Dieu et ses oeuvres il y a aussi égalité.

Augustin. Vous ne voulez pas comprendre que la naissance d'un enfant n'est pas, à proprement parler, une création, mais une simple génération: voilà pourquoi je vous ai dit que Dieu engendre son Fils et ne le crée pas. Ce


1. Ex 3,14

qu'il a créé ne lui est pas égal; mais ce qu'il engendre lui est égal. Je reviens donc à mon dilemme: est-ce la créature que vous croyez muable, ou bien la nature de Dieu?

Félix. Ce que Dieu a engendré est immuable, comme Dieu lui-même est immuable; de même, si ce qu'il a fait est de la même nature que lui, on doit dire que la créature est immuable. (Il l'a faite de rien, car son oeuvre ne change pas (1))

Augustin. Je vous ai déjà prouvé que l'oeuvre de Dieu n'est pas de la nature de Dieu; tout a été créé de rien, parce que Dieu est tout-puissant. Rien n'existait, et Dieu a tout fait de rien, et non pas de sa propre nature ou de quelque chose de préexistant.

Félix. Vous supposez ce que je n'ai pas dit; j'ai seulement affirmé que Dieu est immuable aussi bien que ce qu'il a engendré et que ce qu'il a créé. Je ne me suis pas occupé de savoir d'où il avait tiré ce qu'il a fait.

Augustin. Ce que vous ne demandiez pas à savoir, je vous l'ai enseigné pour mettre un terme à votre langage insensé. Dieu, tout-puissant par nature, a pu engendrer de lui-même, créer de rien, et former quelque chose avec ce qu'il avait créé. De lui-même.il a engendré son Fils qui lui est égal en tout; de rien il a fait le monde et tout ce qui existe; de la terre qu'il avait créée, il a formé l'homme; et tout cela parce qu'il est tout-puissant. Ce qui vient de sa nature, n'a pu être souillé, pas plus que lui-même; ce qu'il a fait de rien a pu être souillé par le libre arbitre, et purifié par sa miséricorde, pourvu que la créature réprouvât son péché et reconnût son Créateur. Maintenant, vous n'oubliez pas que vous avez dit précédemment que celui qui soutient qu'une partie de Dieu peut être corrompue et souillée, mérite l'anathème; pouvez-vous donc nier que Manès affirme qu'une partie de Dieu a été captive et souillée dans la nation des ténèbres? pouvez-vous imaginer un blasphème plus criminel que celui-là? Donc, ou bien anathématisez Manès, ou vous serez avec lui frappé d'anathème et de honte.


20. Félix. Manès soutient qu'une partie de Dieu a été souillée; et Jésus-Christ affirme que l'âme a été souillée et qu'il est venu la délivrer.

Augustin. C'est vrai, mais l'âme n'est pas une partie de Dieu. Vous en avez- fait l'aveu Manès soutient qu'une partie de Dieu a été


1. Ces derniers mots ne sont pas dans beaucoup de manuscrits

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souillée; pour nous, nous affirmons que l'âme a été souillée par le consentement qu'elle a donné au péché; mais en même temps nous déclarons sans hésiter qu'elle n'est point une partie de Dieu, qu'elle n'a pas été engendrée de Dieu, et qu'elle est une simple créature. Quand donc nous disons: l'âme est de Dieu, nous donnons à ces paroles le même sens que quand nous disons que telle oeuvre est de tel ouvrier ou qu'elle a été faite par lui, ce qui ne signifie pas, assurément, qu'elle ait été engendrée de lui ou qu'elle soit son fils. En avouant que Manès enseigne la corruptibilité d'une partie de Dieu; en déclarant, d'un autre côté, qu'il faut frapper d'anathème celui qui soutient la corruptibilité de Dieu en lui-même ou dans sa nature, c'est Manès que vous avez anathématisé, quoique vous refusiez d'en convenir. Epiloguez si vous voulez sur le mot souillure, car du moment que vous soutenez qu'une partie de Dieu a été purifiée, vous affirmez qu'elle a été souillée; Manès et vous, vous soutenez donc qu'une partie de Dieu a été souillée. Anathématisez donc Manès, ou vous serez avec lui frappé d'anathème.

Félix. Je n'ai vu nulle part, dans la doctrine de Manès, qu'une partie de Dieu ait été souillée; mais j'ai appris de Jésus-Christ qu'il est venu pour purifier l'âme de ses souillures.

Augustin. Jésus-Christ ne vous a pas enseigné que l'âme est une partie de Dieu.

Félix. Il m'a enseigné que l'âme est de Dieu.Augustin. Nous aussi nous avons appris que l'âme est de Dieu, mais qu'elle n'est pas une partie de Dieu. L'âme est de Dieu, comme l'ouvrage est l'oeuvre de l'ouvrier; elle n'est pas de Dieu, comme un fils est de son père.Félix. II s'agit entre nous de la souillure. Si donc l'âme, qui est de Dieu, a été souillée, si elle a pu être purifiée par Jésus-Christ venu pour elle sur la terre, je dis que cette partie de Dieu, dont parle Manès, a pu être souillée et purifiée par l'ordre de Dieu même.

Augustin. Voici que de nouveau vous affirmez qu'une partie de Dieu a été souillée et purifiée, et tout à l'heure vous disiez que celui qui croit à la corruptibilité d'une partie ou de la nature de Dieu, mérite anathème. Comment donc vous tirerez-vous de cette évidente contradiction? Pour nous, nous proclamons l'incorruptibilité de Dieu et la corruptibilité de l'âme; la preuve que nous en donnons, c'est que l'âme a été créée et non engendrée par Dieu. Mettez en face les unes des autres vos affirmations et les nôtres. Nous enseignons que l'âme n'est ni Dieu ni une partie de Dieu; de votre côté, vous avouez que Manès soutient qu'une partie de Dieu a pu être souillée et purifiée. Jetez-lui l'anathème, ou vous serez vous-même anathématisé si vous partagez ses erreurs.


21. Félix. L'âme souillée par le péché appartient-elle à Dieu, oui ou non?

Augustin. Elle lui appartient, mais elle n'est pas une portion de Dieu.

Félix. Ce n'est pas là ma question.

Augustin. Quelle est-elle donc?

Félix. Appartient-elle à Dieu ou ne lui appartient-elle pas?

Augustin. Je viens de vous dire qu'elle lui appartient et comment elle lui appartient. Félix. Je demande si véritablement elle est de Dieu.

Augustin. Oui, elle est de Dieu, en ce sens seulement qu'elle a été créée par lui.

Félix. Quoique aucun péché n'ait été commis, si l'âme est de Dieu, si elle a été souillée, si Jésus-Christ venu pour la délivrer l'a réellement délivrée du péché, pourquoi faire un crime à Manès d'avoir dit qu'une partie de Dieu a été souillée, mais que par la suite elle a été purifiée?

Augustin. Vous avouez que Manès enseigne, qu'une partie de Dieu a été souillée, et vous soutenez que ce n'est pas un péché de lancer contre Dieu un semblable blasphème 1 Pour nous, nous soutenons que l'âme a abusé de son libre arbitre pour pécher, et qu'en se repentant elle a été purifiée par la miséricorde de son Créateur. En effet, l'âme n'est point une partie de Dieu, elle n'a pas été engendrée de lui; elle est de Dieu, parce qu'elle est son oeuvre et sa créature. Cela suffit pour rendre évidente la différence qui sépare notre foi de votre perfidie. Je reviens donc à votre premier aveu: vous avez déclaré digne d'anathème celui qui enseigne la corruptibilité de la nature de Dieu; or, cette erreur est évidemment celle de Manès; dès lors l'anathème, dont vous refusez de le frapper, retombe sur vous de tout son poids.


22. Cette discussion fut suivie d'un long échange de paroles, après quoi

Félix. Dites-moi, que voulez-vous que je fasse?

437

Augustin. Jetez l'anathème à Manès et à tous ses blasphèmes. Pourtant un tel acte doit être sérieux de votre part, car personne ne prétend vous y forcer.

Félix. Dieu sait si j'agis dans toute la sincérité de mon âme; l'homme ne peut voir le fond du coeur; mais je vous demande de venir à mon aide.

Augustin. Quel secours me demandez-vous?

Félix. Formulez d'abord l'anathème; je vous imiterai.

Augustin. Voici que je l'écris de ma propre main, car je veux que vous l'écriviez aussi. Félix. Faites en sorte que l'anathème frappe en même temps l'esprit qui s'était emparé de Manès et qui parla par sa bouche.

Augustin prit le parchemin et traça ces paroles:

Augustin, évêque de l'église catholique, j'ai anathématisé Manès, sa doctrine et l'esprit qui par son organe a prononcé ces exécrables blasphèmes, car c'était là un esprit séducteur, le père du mensonge et non de la vérité; de nouveau j'anathématise ce même Manès et l'esprit de son erreur.

Ensuite il présenta le parchemin à Félix qui écrivit de sa propre main: Moi Félix, qui avais d'abord cru à Manès, j'anathématise aujourd'hui ce même Manès, sa doctrine et l'esprit séducteur qui fut en lui; je lui jette l'anathème pour avoir dit que Dieu a mêlé une partie de lui-même à la nation des ténèbres, et que pour la délivrer de ce honteux état, il use de moyens plus honteux encore, le soulèvement de toutes les plus sales passions de la volupté, sauf à enchaîner éternellement dans le globe des ténèbres ce qui n'aura pas été évacué par ces voies criminelles. J'anathématise ces blasphèmes et tous les autres sortis des lèvres de Manès.

Augustin, évêque, déclare que tout ceci s'est passé dans l'église en présence du peuple, en foi de quoi j'ai signé.

Moi, Félix, j'ai souscrit à ces actes.

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX


Augustin conf. avec Félix