Augustin, De la Genèse 1412

1412

CHAPITRE 12.

POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS QUE LA TENTATION SE FIT PAR L'ORGANE DU SERPENT?

16. On se demandera peut être pourquoi il a été permis au démon de tenter l'homme par l'entremise du serpent. Qu'il y ait là un symbole, l'Écriture ne le révèle-t-elle pas avec son autorité imposante, et avec toutes les preuves de la divinité de ses prophéties qui remplissent l'univers? Je ne veux pas dire que le démon ait songé à nous offrir un symbole pour notre instruction; mais puisqu'il ne pouvait entreprendre de tenter l'homme qu'avec la permission de Dieu, pouvait-il employer un autre moyen que celui qui lui était permis? Par conséquent, quels que soient les enseignements que le serpent figure, il faut y voir un dessein de la Providence, qui domine jusqu'à la passion que le démon a de nuire. Quant au pouvoir de faire le mal, il ne lui est accordé que pour briser et perdre les vases de colère, ou pour humilier et mettre à l'épreuve les vases de miséricorde. Nous savons déjà quelle est l'origine du serpent; la terre produisit, au commandement de Dieu, les animaux domestiques, les bêtes et les reptiles; or toute créature, ayant la vie sans la raison, a été subordonnée par une loi de l'ordre divin aux créatures intelligentes, que leur volonté soit bonne ou mauvaise (1). Pourquoi dès lors s'étonner que Dieu ait permis au démon d'agir par l'intermédiaire du serpent? Le Christ lui-même n'a-t-il pas permis aux démons d'entrer dans le corps des pourceaux (2).

1. Gn 1,20-26 - 2. Mt 8,32

1413

CHAPITRE 13.

ERREUR DES MANICHÉENS SUR L'ORIGINE DU DÉMON.

17. Qu'est-ce que le démon? C'est une question qu'on approfondit d'ordinaire, parce que certains hérétiques, ne pouvant s'expliquer sa volonté perverse, l'isolent des créations du Dieu suprême et véritable, pour le rattacher à un autre principe en opposition avec Dieu lui-même. Ils sont donc incapables de comprendre que tout être, en tant qu'être, est un bien, et par conséquent né peut exister que par la puissance du vrai Dieu, source de toit bien; ils ne voient pas que la malice de la volonté est un mouvement désordonné qui lui fait préférer les biens secondaires au souverain bien, et qu'ainsi la créature intelligente, ayant pris plaisir à considérer ses forces dans leur degré éminent, s'est enflée d'orgueil et par là même a perdu le bonheur du paradis spirituel et a séché de dépit. Cette condition n'exclut pas la bonté du principe qui la fait vivre et animer soit un corps aérien, comme l'esprit de Satan et des démons, soit un corps de boue, comme l'âme humaine, quelle que soit d'ailleurs sa malice et sa perversité. Ainsi, en refusant d'admettre qu'une créature de Dieu puisse pécher par sa volonté personnelle; ils en viennent à soutenir que l'essence même de Dieu se corrompt et se pervertit d'abord par une dégradation fatale, ensuite par une volonté livrée au mal sans retour. Mais nous avons réfuté ailleurs ce monstrueux système.


1414

CHAPITRE 14.

CAUSE DE LA CHUTE DES ANGES. DE L'ORGUEIL ET DE L'ENVIE.

18. Ici nous devons nous borner à interroger l'Écriture pour savoir ce qu'il faut penser du démon. Et d'abord, est-ce à l'origine même du inonde qu'il se complut dans l'idée de sa force et se vit exclu de cette société et de cet amour, qui fait le bonheur des anges en possession de Dieu? Ou bien a-t-il vécu quelque temps avec les bons anges, partageant leur sainteté et leur bonheur? On a prétendu que la cause de sa chute. fut la jalousie que lui inspira la vire de l'homme créé à l'image de Dieu. Mais la jalousie est la suite et non le principe de l'orgueil; on ne devient pas orgueilleux par jalousie, on devient jaloux par orgueil; pour s'en convaincre, il suffit de voir que l'orgueil est l'amour de sa propre élévation, tandis que l'envie est la haine du bonheur d'autrui. Or, l'amour-propre porte envie à ses égaux, parce qu'ils lui sont égaux; à ses inférieurs, parce qu'il craint d'en être égalé; à ses supérieurs, parce qu'il n'est pas leur égal. L'orgueil enfante donc la jalousie au lieu d'en sortir.


1415

CHAPITRE 15.

L'ORGUEIL ET L'AMOUR-PROPRE, PRINCIPE DE TOUS LES MAUX. DEUX AMOURS. DEUX CITÉS. L'AUTEUR ANNONCE SON OUVRAGE SUR LA CITÉ DE DIEU.

19. L'Écriture donne avec raison l'orgueil pour le principe de tous les péchés : " Le commencement de tout péché, dit-elle, c'est l'orgueil (1). " On peut rapprocher sans inconvénient ce passage de celui-ci de l'Apôtre : " L'avarice est la racine de tous les maux (2), " en prenant l'avarice dans son acception générale, je veux dire comme le penchant à étendre ses aspirations au-delà de leurs bornes, par un désir secret de sa grandeur et par un certain amour pour son bien privé. Le mot privé est ici fort significatif, si l'on remonte à son étymologie latine : il indique évidemment que l'on perd plus qu'on n'acquiert : tout ce qui devient privé, décroît (privatio omnis minuit.) Ainsi, en voulant s'élever, l'orguei1 retombe dans la détresse et la misère, parce qu'un fatal amour-propre l'isole de la société commune et le réduit à lui-même. L'avarice, qu'on appelle plus communément l'amour de l'argent, est une variété de l'orgueil. L'Apôtre, prenant l'espèce pour le genre, entendait le mot avarice dans toute sa portée, lorsqu'il disait " qu'elle est la racine de tous les maux. " C'est elle qui a fait tomber Satan, quoiqu'il ait aimé sa propre force et non l'argent. Par conséquent, l'amour-propre isole de la société sainte l'âme orgueilleuse; il la renferme dans le cercle de sa misère, malgré tout son désir de trouver dans l'iniquité une pâture à ses passions. Delà vient que l'Apôtre après avoir dit ailleurs: " Il s'élèvera des hommes pleins d'amour-propre, " ajoute : " et avides d'argent (3); " il descend de cette avarice générale dont l'orgueil est la racine, à cette avarice spéciale qui est un travers propre à l'humanité. En effet, les hommes n'aimeraient pas l'argent s'ils ne croyaient que leur grandeur est proportionnée à leurs richesses. C'est à cette maladie qu'est opposée la charité : " elle ne cherche point ses intérêts propres, " en d'autres termes, elle ne s'enivre point de sa grandeur, et conséquemment " ne s'enfle point d'orgueil (4). "

1. Si 10,16. -2. 1Tm 6,10. -3. 1Tm 3,2 - 4. 1Co 13,4-6

20. Ainsi il existe deux amours; l'un saint, l'autre impur; l'un dé charité, l'autre d'égoïsme; l'un concourt à l'utilité commune, en vue de la société céleste, l'autre fait plier l'intérêt général sous sa puissance particulière, en vue d'exercer une orgueilleuse tyrannie; l'un est calme et paisible, l'autre bruyant et séditieux. Le premier préfère la vérité à une fausse louange ;le second aime la louange quelle qu'elle soit : le premier, plein de sympathie, désire à son prochain ce qu'il souhaité pour lui-même; le second, plein de jalousie, ne veut que se soumettre son prochain: enfin, l'un gouverne le prochain pour le prochain, l'autre, pour soi. Ces deux amours ont d'abord paru chez les anges, l'un chez les bons, l'autre chez les mauvais : de là deux cités fondées parmi les hommes, sous le gouvernement merveilleux et ineffable de la Providence qui ordonne et régit la création universelle, la cité des justes et celle des méchants. Elles se mêlent ici-bas à travers les siècles, jusqu'au dernier jugement qui les séparera sans retour. Alors l'une sera réunie aux bons anges et trouvera dans son Roi l'éternelle vie, l'autre sera réunie au mauvais anges et précipitée avec son roi dans le feu éternel. Telles sont les deux cités; nous pourrons les décrire avec quelque développement ailleurs, s'il plaît à Dieu.


1416

CHAPITRE 16.

A QUEL MOMENT S'EST ACCOMPLIE LA CHUTE DE SATAN.

21. L'Écriture ne dit pas à quelle époque Satan tomba victime de son orgueil et corrompit par sa mauvaise volonté les magnifiques dons de sa nature. Cependant il est trop clair qu'il a d'abord cédé à son orgueil et qu'ensuite il a conçu sa jalousie pour l'homme : car, aux yeux de quiconque examine ces deux passions, la jalousie ne produit pas l'orgueil, mais elle en vient. Ce n'est pas non plus sans raison qu'on peut croire qu'il tomba victime de son orgueil à l'origine même du temps et qu'il ne vécut jamais avec les saints anges dans la paix et le bonheur. Son renoncement au Créateur suivit de près sa création; et quand le Seigneur dit " qu'il a été homicide dès " le commencement et qu'il n'est point resté fidèle à la vérité (1), " on peut faire remonter jusqu'au commencement et son caractère homicide et soi infidélité. Sans doute il ne fut homicide qu'à l'époque où l'homme put être tué et par conséquent eut été créé: mais il a été homicide dès le commencement, en ce sens qu'il a tué le premier homme ; et s'il ne resta pas dans la vérité, ce fut dès le principe de sa création, parce qu'il y serait resté, s'il l'avait voulu.

1. Jn 8,44

1417

CHAPITRE 17.

LE DÉMON A-T-IL ÉTÉ HEUREUX AVANT SON PÉCHÉ

22. Comment croire en effet qu'il aurait vécu heureux dans la bienheureuse société des Anges, puisqu'il ne connut à l'avance ni sa faute ni son châtiment, ni sa rébellion ni son supplice parle feu éternel? On pourrait se demander pourquoi il n'en fut pas instruit. En effet, les saints anges n'ont aucun doute sur leur existence et leur bonheur éternels : le doute serait-il compatible avec leur félicité? Faut-il dire que Dieu n'a pas voulu lui révéler et son crime et sa punition, à l'époque où il était encore un bon ange, tandis qu'il avait découvert aux autres leur éternelle fidélité?Alors son bonheur, loin d'être égal à celui des autres, aurait été imparfait, puisque la souveraine félicité pour les anges consiste à la posséder avec une certitude qui exclut la plus légère inquiétude. Mais quelle faute avait-il commise pour que Dieu le mit à part et lui cachât son sort? Loin de nous l'idée que Dieu eût puni Satan avant son péché: il n'a jamais condamné l'innocence. Aurait-il appartenu à un ordre d'Anges moins élevé, auxquels Dieu n'aurait pas révélé ce qu'ils deviendraient? Je ne vois pas, je l'avoue, ce que peut être une félicité dont on n'est pas assuré. On a dit que Satan n'appartenait pas à la hiérarchie des Anges placés au-dessus du ciel, et qu'il avait été créé parmi ceux qui occupent les régions inférieures, selon le rôle qui leur est assigné. De tels Anges, en effet,. auraient. pu éprouver des émotions illégitimes, tout en ayant la liberté d'y résister, s'ils l'avaient voulu : ils auraient ressemblé au premier homme, avant que la peine de sa faute se fût glissée dans tout son corps, peine dont la grâce fait triompher les saints à force de piété, lorsqu'ils restent humblement soumis à Dieu.

1418

CHAPITRE 18.

DU BONHEUR DE L'HOMME AVANT LE PÉCHÉ.

23. Du reste la condition du premier homme soulève également la question de savoir si le bonheur peut se concilier avec l'incertitude où l'on serait de le voir durable ou susceptible de se changer en misère. Supposez que le premier homme connût d'avance et sa faute et la vengeance divine, comment pouvait-il être heureux? Il aurait été malheureux dans l'Eden. N'avait-il aucun pressentiment de sa faute? Celte ignorance devait le faire douter de son bonheur, ce qui lui enlevait tout bonheur véritable, et il se berçait d'une fausse espérance sans avoir de certitude absolue.

24. Si l'on songe toutefois que l'homme avec son corps animal, avait l'espérance de se réunir aux Anges et de voir ce corps animal changé en corps spirituel, s'il vivait soumis à Dieu; on comprendra que son existence était relativement heureuse, quoiqu'il n'eût aucun pressentiment de sa faute. Il n'y avait sans- doute aucun pressentiment de ce genre chez ceux à qui l'Apôtre adresse ce tangage : " Vous qui êtes spirituels, recevez-le dans l'esprit de douceur, regardant à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté (1). " Cependant nous pouvons dire sans inconséquence ni exagération qu'ils étaient heureux par cela seul qu'ils, étaient spirituels, non par le corps mais par la justice de la foi, goûtant la joie de l'espérance et pratiquant la patience dans les adversités (2). Quel n'était donc pas le bonheur de l'homme dans le Paradis, avant son péché, puisque sans être assuré de son sort, il avait le doux espoir de voir une transformation glorieuse couronner sa vie, sans être obligé de lutter avec patience contre l'adversité? Sans pousser la présomption jusqu'à se croire follement assuré d'un avenir encore incertain, il pouvait espérer avec foi " et se réjouir avec crainte, " comme il est écrit (3), avant d'avoir conquis le séjour, où il serait sûr de vivre à jamais; cette joie, plus vive dans le Paradis qu'elle ne saurait l'être ici-bas pour les saints, pouvait lui procurer un bonheur réel, quoique inférieur à celui des saints Anges dans la vie éternelle au-dessus des cieux.

1. Ga 6,1 - 2. Rm 12,12 - 3. Ps 2,11

1419

CHAPITRE 19.

HYPOTHÈSE SUR LA CONDITION DES ANGES.

25. Que certains Anges auraient pu être naturellement heureux, sans connaître leur faute et leur punition futures, ou du moins leur salut éternel, et sans avoir d'ailleurs l'espérance de voir enfin leur condition s'améliorer pour ton jours, c'est une hypothèse qui n'est guère vraisemblable : tout au plus pourrait-on avancer que certains Anges furent créés pour remplir. différents emplois dans la création, sous le commandement d'autres Anges plus élevés et plus heureux, et pour recevoir, à proportion de leurs services, une existence plus fortunée et plus haute qui aurait pu leur être révélée, et dont l'espoir, en les charmant, aurait été pour eux un titre sérieux au bonheur. Si Satan avec ses complices est tombé de ce rang, on peut comparer sa chute à celle des hommes qui abandonnent la justice de la foi, soit parce qu'ils se laissent comme lui entraîner par l'orgueil, soit parce qu'ils s'égarent eux-mêmes ou cèdent aux séductions du tentateur.

26. Assurez, si vous le pouvez, l'existence de ces deux ordres de saints Anges : l'un, au-dessus du ciel, qui ne compta jamais parmi ses membres l'Ange transformé en démon à la suite de sa chute ; l'autre, établi dans le monde et auquel le démon appartenait. Je ne trouve aucun passage dans l'Écriture pour appuyer cette opinion, je l'avoue : mais comme la question de savoir si le démon a eu le pressentiment de sa chute me semblait embarrassante, et que je ne saurais me résoudre à dire qu'il ait pu exister, même un moment, des Anges qui n'avaient pas la certitude de leur bonheur, j'ai avoué qu'on avait quelque raison de croire que le démon tomba à l'origine du temps ou à la suite de la création, et qu'il ne demeura jamais dans la vérité.


1420

CHAPITRE 20.

LE DÉMON A-T-IL ÉTÉ CRÉÉ MÉCHANT.

27. De là vient une autre opinion : on a prétendu que le démon ne s'était point tourné au mal par un libre choix de sa volonté, mais qu'il était né méchant, quoiqu'il fût sorti des mains du Créateur véritable et souverain de tous les êtres. A l'appui on cite un passage du livre de Job où il est dit en parlant du diable : " C'est le premier être créé parle Seigneur pour servir de jouet à ses Anges (1). " On trouve dans les Psaumes une pensée tout-à-fait analogue : " Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet (2). " La seule différence c'est que le mot premier (initium) n'est pas dans le Psalmiste; il semblerait donc qu'il a été créé primitivement malin, envieux, séducteur, enfin avec tous le vices qui le distinguent, ad lieu de s'être corrompu librement.

1. Jb 40,4 - 2. Ps 103,2-6


1421

CHAPITRE 21.

RÉFUTATION DE CETTE OPINION.

28. Je sais bien qu'on essaie de concilier cette opinion avec le passage de la Genèse : " Dieu fit toutes ses oeuvres excellentes (1); " on assure avec quelque apparence de justesse et de logique, que dans la création primitive aussi bien que dans le monde actuel où tant de volontés se sont perverties, la nature en général est excellente; non que les méchants soient bons, mais c'est que leur malice ne peut ni altérer ni troubler le magnifique concert de la création sous le gouvernement plein de sagesse et de force du Dieu qui y règne. Car, ajoute-t-on, les volontés même mauvaises ont un pouvoir renfermé dans des limites si nettement déterminées, leurs actes ont des suites si justes, qu'elles s'ordonnent. harmonieusement dans l'ensemble et lui laissent toute sa beauté. Cependant, comme c'est un principe aussi simple qu'incontestable que Dieu ne pourrait avec justice condamner, sans une faute intérieure, le caractère même qu'il aurait donné à un être, et qu'il n'y a d'autre part rien de plus certain, de plus infaillible que la damnation du diable avec ses Anges, puisque d'après l'Évangile le Seigneur dira aux pécheurs placés à sa gauche : " Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses Anges (2); " il faut absolument renoncer à l'idée que Dieu doit châtier en lui par le supplice du feu éternel la nature qui est son ouvrage, et non des fautes personnelles.

1. Gn 1,31 - 2. Mt 15,41

1422

CHAPITRE 22.

SUITE DU MÊME SUJET : ANALYSE DU TEXTE PRÉCITÉ.

29. Dans le passage de Job : " Il est le premier être créé par Dieu pour servir de jouet à ses anges, " il ne faut pas voir la nature même de Satan, mais le corps aérien que Dieu lui donna dans un juste rapport avec son caractère, ou le rôle qu'il lui. assigna, en l'obligeant à rendre malgré lui service aux justes; on peut encore dire qu'il prévoyait sa malice et sa chute, mais qu'il eut la bonté de ne pas refuser l'être et la vie à une volonté qui devait tourner au mal, en sachant d'avance tout le bien que sa bonté et sa puissance infinie tireraient de ce fléau. Par conséquent ces paroles n'indiquent pas que Dieu créa Satan avec ses vices, en d'autres termes qu'il le fit originairement mauvais, non ; prévoyant qu'il se tournerait volontairement au mal pour nuire aux justes, il le créa afin de le faire concourir au bien des justes. C'est en ce sens qu'il fut créé " pour servir de jouet aux Anges. " Il devient en effet un objet de risée, quand ses séductions tournent au profit des saints qu'il voulait pervertir, et que la malice, où son choix l'a fixé, devient malgré lui utile aux serviteurs du Dieu qui ne l'a créé que dans ce but. Il fut encore " créé dès le principe pour servir de jouet, " parce que les méchants eux-mêmes, ces instruments de Satan, ce corps dont-il forme la tête, et qui, comme luis furent créés en vue de concourir au salut des justes, malgré la prescience que. Dieu avait de leur perversité, deviennent comme lui un Objet de risée, quand leur dessein de nuire aux justes rencontre comme un écueil, la défiance où les jettent leurs exemples, la pieuse soumission aux ordres de Dieu, dont ils comprennent mieux la grâce, enfin l'épreuve douloureuse qui leur apprend à supporter les méchants et à aimer leurs ennemis. " Il est le premier être créé pour servir de jouet aux Anges, " en ce sens qu'il est le premier représentant du mal en date comme en puissance. Or, Dieu lui fait jouer ce rôle par l'entremise des saints Anges, conformément aux lois que suit sa providence dans le gouvernement du monde : en d'autres termes, il subordonne les mauvais anges aux bons, afin que la malice des méchants ait pour limites sa volonté et non leur énergie : j'entends par méchants, et les anges. et les hommes qui font le mal, jusqu'au moment " où la justice qui vit de la foi (1), " qui s'exerce ici-bas dans la patience, " se changera en jugement (2) " et donnera aux bons le droit de juger non-seulement les douze tribus (3), mais encore les Anges eux-mêmes (4).

1. Rm 1,17 - 2 Ps 94,15 - 3. Mt 19,28 - 4. 1Co 6,3

1423

CHAPITRE 23.

LE DÉMON N'EST PAS RESTÉ DANS LA VÉRITÉ.

30. Ainsi quand on dit que le démon n'est jamais resté dans la vérité, qu'il n'a jamais vécu heureusement dans la société des Anges, et que sa chute a suivi immédiatement son origine, il ne faut pas entendre par là qu'il est sorti méchant des mains de Dieu, au lieu de s'être dégradé par sa faute; autrement on ne pourrait plus dire qu'il est tombé au commencement, car il n'est pas tombé s'il a été créé en bas. Mais à peine créé, il renonça aussitôt à la lumière de la vérité, en se ; laissant aller à l'orgueil et en se complaisant dans l'idée de sa propre puissance. Par conséquent, il n'a pu goûter les délices de la vie angélique; je ne dis pas qu'il les ait dédaignés après y avoir été associé : il n'a: pas voulu s'y associer et c'est à ce titre qu'il les a perdues ou plutôt sacrifiées. Il a donc été incapable de prévoir sa déchéance : car la sagesse est un fruit de la piété. Ennemi de la piété dès l'origine et par suite aveuglé, il est déchu, non du rang qu'il avait reçu, mais du rang qu'il aurait pu recevoir, s'il était demeuré fidèle à Dieu. Mais il ne l'a pas voulu, et il s'est vu ainsi précipité des hauteurs qu'il aurait pu atteindre, sans toutefois échapper à la puissance à laquelle il a refusé de se soumettre: il a été condamné par un châtiment sagement mesuré à ne pouvoir plus ni jouir des clartés de la justice ni éviter ses arrêts.

1424

CHAPITRE 24.

PASSAGE D'ISAIE QUI S'APPLIQUE AU CORPS DONT LE DÉMON EST LA TÊTE.

31. Le prophète Isaïe a dit du démon : " Comment es tu tombé des cieux, Lucifer, étoile du matin? Toi qui foulais les nations, tu t'es brisé contre la terre. Tu disais en ton coeur : Je monterai aux cieux, j'élèverai mon trône au-dessus des étoiles; je m'assiérai au haut de la montagne, par-delà les hautes montagnes qui sont du côté de l'Aquilon; je monterai par"dessus les plus hautes nuées et je serai semblable au Très-Haut. Et toutefois te voilà plongé dans les enfers (1). " Il y a dans cette peinture du démon, représenté sous la figure du roi de Babylone, une foule de traits qui conviennent au corps que Satan se forme dans le genre humain, principalement à ceux qui s'attachent à lui par orgueil et renoncent aux commandements de Dieu. En effet dans l'Evangile le démon est appelé un homme : " C'est l'homme ennemi qui a fait cela (2), " et réciproquement l'homme est appelé démon : " Ne vous ai-je pas choisis vous douze? Et néanmoins un de vous est un démon ; (3). " Le corps du Christ, ou l'Eglise, est souvent aussi appelé le Christ; par exemple, l'Apôtre dit aux Galates : " Vous êtes la race d'Abraham, ";: après avoir dit plus haut : " Dieu 'a fait une promesse à Abraham et à sa postérité, et l'Ecriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle avait voulu en marquer plusieurs; mais elle dit en parlant d'un seul : et à Celui qui naîtra de toi, c'est-à-dire au Christ (4). " Et ailleurs : " Comme notre corps qui n'est qu'un est composé de plusieurs membres, et qu'encore qu'il y ait plusieurs membres dans le corps ils ne sont tous néanmoins qu'un seul corps; il en est de même du Christ (5). " C'est de la même manière que le corps dont le diable forme la tête, en d'autres termes, la multitude des impies et surtout des apostats qui tombent des hauteurs de l'Eglise et du Christ comme il est tombé du ciel, est appelé le diable et qu'on applique au corps une foule de traits qui conviennent aux membres mieux qu'à la tête. Par conséquent, on peut voir dans Lucifer, se levant le matin et tombant des cieux, la race des apostats qui renoncent au Christ ou à l'Eglise : en effet, ils se tournent vers les ténèbres, après avoir perdu la lumière qu'ils portaient, de la même manière que ceux qui reviennent à Dieu se tournent à la lumière, en d'autres termes, deviennent lumière, de ténèbres qu'ils étaient.

1. Is 14,12-14 - 2. Mt 13,28 - 3. 1Jn 6,71 - 4. Ga 3,29 Ga 3,16 - 5. 1Co 12,12

1425

CHAPITRE 25.

PASSAGE D'ÉZÉCHIEL : QU'IL S'APPLIQUE AU CORPS DE SATAN. L'EGLISE EST LE PARADIS.

32. Les expressions suivantes que le Prophète Ezéchiel adresse au roi de Tyr, s'appliquent également au démon : " Toi qui es plein de sagesse et couronné de beauté; tu as été au sein des délices du paradis de Dieu, couvert de toutes sortes de pierres précieuses (1). " Ces paroles et celles qui les suivent conviennent mieux au corps dont Satan forme la tête qu'au prince du mal. Le Paradis devient alors l'Eglise, " le jardin fermé, la source close, la fontaine scellée, le jardin avec ses fruits, " comme dit le Cantique des cantiques (2). C'est de là que les hérétiques sont tombés, tantôt en consommant ouvertement leur rupture, tantôt en restant attachés à l'Eglise de corps et non d'esprit, hypocrites " qui retournent à ce qu'ils ont vomi, qui après avoir reçu le pardon de leurs péchés et avoir quelque temps marché dans le sentier de la justice, se sont laissé vaincre : leur dernier état est devenu pire que le premier; il eût mieux valu pour eux qu'ils n'eussent point connu la voie " de la justice que de retourner en arrière après l'avoir connue et d'abandonner la loi sainte qui leur avait été donnée (3). " Voilà cette race criminelle que le Seigneur dépeint quand il dit que l'esprit immonde sort d'un homme, et que trouvant a son retour la maison nettoyée et parée, il l'habite avec sept autres démons, si bien que le dernier état de cet homme devient pire que le premier (4). C'est à elle, c'est au corps du démon, que peuvent s'appliquer les paroles d'Ezéchiel : " Tu étais dès la création un Chérubin, " c'est-à-dire le trône de Dieu, plein de science, " et Dieu t'avait établi sur sa montagne sainte, " c'est-à-dire dans son Eglise; expression que l'on retrouve dans les Psaumes : " Vous m'avez écouté du haut de votre montagne sainte (5); " - " tu marchais au milieu des pierreries étincelantes comme le feu, " c'est-à-dire, au milieu des justes que l'Esprit embrase et qui sont des pierres précieuses toutes vivantes; " tu étais parfait dans tes voies depuis le jour où tu fus créé jusqu'au jour ou la perversité a été trouvée en toi (6). " On pourrait analyser ce passage avec plus de soin et montrer peut-être que ce sens est non-seulement exact mais le seul exact.

1. Ez 28,12-13 - 2. Ct 4,12-13 - 3. Pr 26,11 2P 2,21-22 - 4. Mt 12,43-46 - 5. Ps 3,6 - 6. Ez 28,14-16

1426

CHAPITRE 26.

DE LA CRÉATION ET DE LA CHUTE DU DÉMON EN GÉNÉRAL.

33. Abrégeons ; une question aussi vaste exigerait un développement considérable et il suffira d'en résumer les points principaux ; le démon s'est vu immédiatement après sa création déchoir, par l'effet de son orgueil infini, du bonheur qu'il aurait pu goûter s'il rayait voulu ; ou bien il y aurait des Anges d'un ordre inférieur, chargé des fonctions subalternes dans l'univers, parmi lesquels il aurait vécu sans avoir la certitude de son éternelle félicité, et des rangs desquels son orgueil insensé l'aurait fait tomber avec les anges dont il était le chef, et comme l'archange, opinion qui ne saurait être avancée sans paraître étrange ; d'autre part, si l'on veut que le démon ait partagé quelque temps avec les siens le bonheur. des saints anges, il faut chercher par quel secret les saints anges n'auraient acquis la certitude d'être éternellement heureux qu'après la chute du démon, ou par quelle exception, antérieurement à sa faute, le démon avec ses compagnons n'aurait point été instruit de sa chute, tandis que les saints Anges l'auraient été de leur fidélité immuable. Quoiqu'il en soit, il doit être pour nous hors de doute que : les anges prévaricateurs ont été précipités dans la lourde atmosphère qui environne ce globe, comme dans une prison, pour y être tenus en réserve jusqu'au jour du jugement, selon la parole expresse de l'Apôtre (1); que le bonheur surnaturel des saints anges est accompagné d'une certitude absolue de vivre éternellement; et qu'enfin nous serons également certains de ce bonheur éternel, en vertu de la bonté, de la grâce et des promesses infaillibles de Dieu, lorsque nous aurons été réunis à la société céleste après la résurrection et la transformation de nos corps. C'est dans cette espérance que nous vivons ; c'est au bienfait de cette promesse que nous devons notre joie. Quant aux motifs qui ont conduit Dieu à créer le diable, quoiqu'il prévît sa malice; et qui l'empêchent malgré sa toute-puissance, de tourner au bien sa volonté rebelle, nous les avons exposés, en discutant la même question à propos des hommes corrompus: qu'on cherche à les comprendre, à y croire, ou du moins à en découvrir de plus élevés, s'il en existe.

1. 2P 2,4

1427

CHAPITRE 27.

DE LA TENTATION PAR L'ORGANE DU SERPENT ET DE LA FEMME.

34. Celui qui a tout créé et qui étend sur tout son empire, par l'entremise des saints Anges qui se font un ;jouet du diable, dont la malice même tourne au bien de l'Eglise, a donc permis qu'il employât le serpent pour tenter la femme, la femme pour tenter l'homme, sans lui laisser d'autres moyens. Cependant le démon a parlé par l'organe du serpent ; il a communiqué à cet animal les mouvements que sa puissance pouvait en tirer naturellement pour exprimer les paroles et les gestes propres à faire entendre ses conseils à la femme : mais quant à celle-ci, comme si elle était un être intelligent qui pouvait produire des paroles en vertu de ses facultés, il n'a point parlé par sa bouche; il a fait agir la persuasion dans son coeur, tout en développant par une impulsion secrète au dedans l'effet qu'il avait produit au dehors, par l'entremise du serpent. S'il n'avait fait jouer que les ressorts secrets du coeur, comme il le fit pour résoudre Judas à trahir le Christ (1), il aurait pu atteindre ses fins avec une âme égarée par un vain et orgueilleux amour de sa forces;, mais, comme je l'ai déjà remarqué, le diable a le désir de tenter sans pouvoir disposer des moyens ni régler les suites de cet acte. Il a tenté quand et comme on le lui a permis. Mais il ne savait ni ne voulait rendre ainsi service à une certaine classe d'hommes. C'est en cela qu'il sert de jouet aux Anges.

1. Jn 13,2

1428

CHAPITRE 28.

LE SERPENT A-T-IL COMPRIS LE SENS DES PAROLES QU'IL PRONONÇAIT?

35. Ainsi donc le serpent n'entendait rien aux paroles qui sortaient de lui et s'adressaient à la femme. Il ne faudrait pas croire en effet qu'il fut alors transformé en un être intelligent. Les hommes-mêmes, qui sont naturellement raisonnables, ne savent pas ce qu'ils disent quand ils sont possédés du démon ; à plus forte raison le serpent était-il incapable de comprendre les paroles dont le diable formait les sons en lui et par son organe, lui qui serait incapable de comprendre les paroles d'un homme, s'il venait à l'écouter sans être possédé. On se figure que les serpents écoutent et comprennent les formules magiques des Marses, qui réussissent par leur enchantement à les faire sortir de leurs retraites; mais tous ces mouvements ont le diable pour cause et font reconnaître tout ensemble le rôle naturel que la Providence a assigné aux êtres et celui que peut leur faire jouer, avec sa permission très sage, une volonté malicieuse. C'est ainsi que le serpent est devenu le plus sensible de tous les animaux aux opérations de la magie. Ce fait est une preuve considérable que l'espèce humaine a été primitivement séduite par un entretien avec le serpent. Les démons s'applaudissent d'être assez puissants pour faire mouvoir les serpents dans les incantations; c est un moyen pour eux de tromper.Mais, si Dieu leur donne ce pouvoir, c'est pour rappeler la tentation primitive par le commerce même qu'ils continuent d'entretenir avec cette espèce d'animaux. Si même la tentation primitive fut permise, ce fut pour offrir à l'homme, à qui cet événement devait être raconté pour son instruction, une image de toutes les séductions du diable sous la figure du serpent: ce point s'éclaircira quand nous arriverons à la malédiction que Dieu fit tomber sur cette bête.


1429

CHAPITRE 29.

DE LA PRUDENCE DU SERPENT.

36. Si le serpent a été appelé le plus prudent, c'est-à-dire, le plus rusé de tous les animaux, il doit cette épithète À la ruse même du démon qui s'en était fait un instrument pour triompher on appelle, au même titre, fine et rusée la langue dont se sert un esprit fin et rusé pour séduire. Ces qualités, en effet, n'appartient point à l'organe qu'on nomme langue, mais à l'intelligence qui la fait mouvoir. C'est par la même figure qu'on qualifie de menteuse la plume d'un écrivain; le mensonge suppose un être animé et raisonnable, mais, comme la plume est l'instrument du mensonge, on la qualifie de menteuse. On pourrait de la même façon appeler menteur le serpent, devenu entre les mains du diable, comme la plume entre les mains d'un écrivain sans foi, un instrument de mensonge.

37. J'ai cru devoir taire ces observations, afin d'empêcher les esprits de croire que les animaux sans raison puissent jamais acquérir le don de la raison humaine, ou réciproquement qu'un être raisonnable puisse tout-à-coup se métamorphoser en bête; et de les soustraire ainsi à l'opinion aussi criminelle que ridicule selon laquelle les âmes des bêtes passent dans le corps des hommes ou les âmes des hommes dans le corps des bêtes. Le serpent parla à l'homme, comme fit l'âne sur lequel était monté Balaam (1); avec cette différence que l'un fut l'organe du diable et l'autre d'un Ange. Les oeuvres des bons et des mauvais Anges se ressemblent quelquefois, comme celles de Moise et des magiciens de Pharaon (2), Mais là encore les bons Anges ont une puissance supérieure, ou plutôt les mauvais Anges ne peuvent produire ces effets, qu'autant que Dieu le leur permet par l'intermédiaire des bons Anges, afin que chacun reçoive un salaire proportionné à ses intentions ou à la grâce de Dieu, toujours juste, toujours bon, " dans l'abîme des trésors de sa sagesse (3). "

1. Nb 22,28 - 2. Ex 7,10-11 - 3. Rm 11,33


Augustin, De la Genèse 1412