Augustin, De la Genèse 1514

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CHAPITRE 14.

LA VISION RATIONNELLE N'EST JAMAIS UN LEURRE. L'ILLUSION DANS LES DEUX AUTRES N'EST PAS TOUJOURS DANGEREUSE.

Il n'est pas difficile en effet de reconnaître Satan quand il en vient à donner des conseils et des inspirations contraires soit à la morale soit aux dogmes: bien des gens alors distinguent ses pièges. Le don de Dieu consiste à le reconnaître dès l'instant où la plupart le prennent encore pour un bon ange.

29. Cependant les visions sensibles, comme la vision spirituelle, sont pour les bons, un moyen d'édification et pour les méchants une source d'illusions. Quant à la vision rationnelle, elle n'est jamais un leurre. En effet, on ne la comprend pas, lorsqu'on y découvre un sens qu'elle n'a pas, et si on la comprend, on est en possession de la vérité. Les yeux n'en peuvent mais, quand ils voient un objet tout semblable à un autre, sans pouvoir distinguer le fantôme de la réalité; l'esprit est également réduit à l'impuissance, quand il se forme en lui une image qu'il est incapable de distinguer d'avec les corps eux-mêmes. La raison au contraire cherche l'idée ou la leçon utile que la vision peut offrir ; la découvre-t-elle? c'est un heureux profit; ne réussit-elle pas? elle reste dans le doute, afin de n'être pas entraînée à quelque erreur fatale par une dangereuse témérité.

30. La raison maîtresse d'elle-même et éclairée d'en haut distingue vite les cas où l'on peut se tromper sans danger, et même le degré où l'erreur est innocente. Il n'y a aucun péril à prendre pour un homme de bien un méchant hypocrite, quand on ne. se trompe pas sur les principes mêmes qui font le véritable homme de bien. S'il était dangereux dé prendre pendant son sommeil l'image d'un corps pour le corps même, il n'eût pas été sans péril pour Pierre de se figurer qu'au moment où un Ange le délivrait de ses fers et marchait devant lui, il était dupe d'une vision (1), ou de s'écrier dans l'extase dont nous avons parlé : " Seigneur, je n'ai jamais rien mangé d'impur ni de souillé, " en prenant pour de véritables animaux les images représentées sur la nappe (2). Ainsi, quand on s'est trompé sur les objets qu'on avait cru voir, cette illusion ne doit inspirer aucun remords, si on n'a point à se reprocher une opiniâtre incrédulité, une interprétation orgueilleuse ou impie. Quand donc le démon nous trompe par des visions sensibles, les yeux peuvent être dupes sans péril, à condition qu'on ne s'écarte ni des vérités de la foi, ni de cette rectitude d'esprit dont Dieu se sert pour instruire ceux qui lui sont soumis. De même encore, quand il fait illusion à l'âme en lui offrant, dans une vision spirituelle, une image si ressemblante de la réalité qu'on la prend pour la réalité même, l'âme ne court d'autre danger que de s'abandonner à ses perfides insinuations.

1. Ac 12,7-9 - 2. Ac 10,11-14

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CHAPITRE 15.

DES SONGES IMPURS : QU'ILS PEUVENT ÊTRE INNOCENTS.

31. On se demande quelquefois si la volonté intervient dans un songe où des images obscènes viennent vous assaillir en dehors même de vos habitudes. Il arrive en effet qu'après avoir pensé dans la veille à des obscénités, non pour s'y complaire, mais pour remplir un devoir sérieux, on les voit reparaître dans le sommeil, prendre une forme dans l'imagination, exercer même sur les organes un honteux empire. C'est ainsi qu'en ce moment je suis obligé de penser à ces détails pour en parler. Or, si les impuretés auxquelles j'ai dû penser pour les exprimer, produisent en songe les mêmes effets que sur un homme éveillé qui s'y livre, il est évident qu'un acte qui serait criminel dans la veille, ne l'est plus dans un songe. Car comment parler de ces dérèglements lorsqu'un pareil sujet s'impose, sans penser à ce que l'on dit? Or, si l'image qu'on s'est faite vient à se reproduire en songe avec tant de vivacité qu'on ne distingue plus entre l'apparence et la réalité, les sens sont nécessairement agités, sans que l'acte soit plus criminel que ne l'a été la pensée même, à l'état de veille, lorsqu'on réfléchissait à ce qu'on allait dire. Mais l'âme, purifiée par des désirs plus élevés, sait mortifier une foule de passions quine se rattachent pas aux mouvements grossiers de la chair; les personnes chastes savent, pendant la veille, mettre un frein à ces désordres, sur lesquels elles sont impuissantes pendant leur sommeil, par cela seul que le fantôme qui reproduit la réalité et fait la même impression, est hors de leur pouvoir; et ces nobles habitudes ont naturellement pour conséquence de faire éclater le mérite de ces âmes jusqu'au sein du sommeil. C'est pendant son (309) sommeil que Salomon vit dans la sagesse un trésor inestimable et la demanda à Dieu au mépris de tout le reste. Cette prière fut agréable aux yeux du Seigneur, dit l'Ecriture, et, comme le désir était pur il fut immédiatement rempli (1).

1. 1R 3,5 1R 3,15

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CHAPITRE 16.

LES IMAGES DES CORPS SE FORMENT DANS L'ESPRIT EN VERTU DE SA PROPRE ACTIVITÉ.

32. Il y a donc un rapport entre les visions sensibles et cet appareil de la sensation qui se décompose en cinq organes d'une énergie plus ou moins puissante. D'abord l'élément le plus subtil et par suite le plus rapproché de l'âme, la lumière, inonde les yeux et brille dans le regard, quand il se fixe sur les objets : ensuite, grâce à l'action successive de l'âme sur l'air pur, sur les vapeurs, sur les humidités, enfin sur la masse argileuse du corps, se forment quatre sens qui s'ajoutent au cinquième, celui de la vue, le seul où éclate la supériorité de l'âme. Nous avons, je m'en souviens, développé cette théorie au quatrième et au septième livre de cet ouvrage. Le ciel, où brillent les luminaires et les étoiles, est perçu par les yeux : c'est l'élément principal qui se découvre au sens le plus élevé. Mais, comme l'esprit est sans exception et sans aucun doute supérieur à tout être matériel, il faut en conclure que toute substance spirituelle, même celle où les objets gravent leur empreinte, a une dignité naturelle qui l'élève infiniment au-dessus même du ciel physique.

33. Delà une singulière conséquence: quoique l'esprit précède le corps, et que l'image soit postérieure au corps qu'elle reproduit, la représentation que le corps laisse dans l'esprit est supérieure au corps lui-même, par cela seul que le phénomène, quoique antérieur en date, se produit dans une faculté naturellement plus haute. N'allons pas croire que le corps opère sur l'esprit, comme un être actif sur la matière qu'il pétrit : car la matière reste toujours au-dessous de la cause qui la façonne; or, loin d'être au dessous du corps, l'esprit lui est évidemment supérieur. Ainsi, quoiqu'il faille avoir vu préalablement un corps, resté jusque-là inconnu, pour qu'il se l'orme dans l'esprit une image, destinée à le rappeler à la mémoire malgré son absence, cependant le corps ne produit pas une image dans l'esprit ; c'est l'esprit seul qui la crée en soi-même avec une facilité incroyable laquelle forme avec la pesanteur des sens un étrange contraste; à peine l'objet est-il vu, que sa représentation se produit pour ainsi dire instantanément dans l'esprit. Il en est de même des phénomènes de l'ouïe : si l'esprit était incapable de se représenter et la mémoire de conserver un son perçu par l'oreille, on ne saurait même pas quelle est la seconde syllabe d'un mot, puisque la première se serait évanouie avec le son fugitif qui aurait frappé l'air: dès lors on verrait disparaître l'agrément de la conversation, le charme de la musique et tout mouvement suivi dans les organes. Ajoutons que tout progrès deviendrait impossible, si l'esprit ne conservait avec le concours de la mémoire les actes accomplis, pour enchaîner les effets aux causes et agir avec suite. Or, l'esprit ne peut les conserver qu'à la condition qu'il les ait transformés en images. Il y a plus : les images des actes à accomplir se présentent avant que les actes ne soient accomplis. Quel acte en effet peut-on produire au moyen des organes sans que l'esprit n'aille au-devant, sans qu'il commence par voir et en quelque sorte par disposer, d'après les images qu'il conçoit en lui-même, toute la suite des mouvements qu'il faut exécuter?

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CHAPITRE 17.

D'OU VIENT QUE LES IMAGES EMPREINTES DANS L'ESPRIT SONT CONNUES DES DÉMONS - DE QUELQUES VISIONS SURPRENANTES.

34. Comment les esprits immondes peuvent-ils deviner les images empreintes dans notre esprit? Jusqu'à quel point les hommes ne peuvent-ils les découvrir les uns chez les autres au fond de leurs âmes, grâce à la barrière que leur oppose ce corps de boue? C'est un secret difficile à pénétrer. Toutefois nous avons des preuves irréfragables (1) que les démons, ont révélé les pensées de certaines personnes, tandis que s'ils pouvaient voir au fond des consciences l'idéal de vertu qui y brille, ils renonceraient à leurs,tentations: il n'est pas douteux, par exemple, que si Satan avait pu découvrir chez Job la fermeté illustre, héroïque, qu'il déploya dans l'épreuve, il n'aurait pas voulu s'exposer à être vaincu par sa victime. Qu'ils annoncent un fait accompli dans un pays éloigné et dont on peut vérifier quelques jours après l'exactitude, il n'y a là rien qui doive surprendre. Ils peuvent en effet le connaître, non-seulement par la vivacité de leur vue infiniment supérieure à la nôtre, mais encore par la prodigieuse vitesse qu'ils doivent à leurs corps si subtils.

1. Cont. les Académiciens, liv. 1,ch. 6, 7

35. J'ai connu un homme tourmenté par l'esprit impur : il avertissait de l'instant où partait le prêtre qui venait le visiter, quoiqu'il y eût une distance de douze mille; il marquait durant toute sa route l'endroit où il se trouvait, son approche, le moment où il entrait dans le village, dans la maison, dans la chambre, jusqu'à ce qu'il le vit en face de lui. Il fallait bien que ce malade, pour parler si juste, vit toute la suite du voyage de quelque manière, encore qu'il ne pût la voir des yeux. Il avait la fièvre et débitait tout cela comme s'il avait été en délire. Peut être était-il réellement en délire, et passait-il à cause de cette frénésie pour être possédé du diable. Il refusait toute nourriture de la main de ses proches, et n'en voulait prendre que de la main du prêtre. Il opposait encore à ses proches toute la résistance dont il était capable : le prêtre arrivait-il? aussitôt il se calmait, répondait avec docilité et obéissait en tout. Cependant le prêtre ne put le délivrer de cette frénésie ou de cette possession ; le mal ne le quitta qu'avec la fièvre, comme il arrive à ces sortes de malades, et depuis lors il ne ressentit jamais rien de semblable.

36. J'ai aussi parfaitement connu un homme, agité d'une véritable frénésie, qui avait prédit la mort d'une femme : il ne donnait pas cet événement pour une prophétie, mais comme un fait accompli et il avait l'air de s'en souvenir. Chaque fois qu'on lui en parlait il disait :elle est morte, je l'ai vu enterrer; le convoi a suivi telle direction. Or, elle était encore à ce moment en pleine santé; quelques jours après elle mourut subitement, et son convoi passa par où cet homme l'avait prédit.

37. J'ai eu chez moi un garçon qui, à l'entrée de la puberté, éprouvait d'épouvantables souffrances; les médecins ne pouvaient deviner la cause de sa maladie; une humeur visqueuse et cuisante lui sortait des entrailles et lui brûlait les cuisses (1). La crise était intermittente; au moment où elle éclatait, il poussait des cris déchirants, en agitant tous ses membres, sans toutefois perdre la raison, comme s'il avait été tourmenté par une douleur très-vive, mais naturelle. Bientôt après, tout en parlant il devenait insensible et paralysé. Ses yeux ouverts ne reconnaissaient aucun des assistants, on le piquait sans lui causer la moindre impression. Puis il avait l'air de s'éveiller et de ne plus souffrir; il révélait ce qu'il voyait. Au bout de quelque jours la même crise reparaissait. Dans toutes où presque toutes ses visions il prétendait voir deux hommes, l'un âgé, l'autre encore enfant: c'étaient eux qui lui disaient ou qui lui montraient tout ce qu'il nous racontait avoir vu ou entendu.

1. Dolorem acerrimum genitalium patiebatur, medicis nequaquam valentibus quid illud esset agnoscere, nisi quod nervus ipse introrsum reconditus erat, ita ut nec praeciso praeputio, quod immoderata longitudine propendebat, apparerepotuerit, sed postea vix esset inventus Humor autem viscosus et acer exsudai testes et inguina urebat

38. Il vit un jour un choeur de justes qui chantaient des psaumes et qui s'abandonnaient à leur allégresse au sein d'une lumière éblouissante d'un autre côté, il dit les supplices affreux que subissaient à divers degrés les impies au milieu des ténèbres. Ces deux guides lui montraient ce spectacle et lui expliquaient comment les méchants avaient mérité ces tourments, les justes, cette félicité. Il eut cette vision le jour de Pâques, après avoir été durant tout le Carême à l'abri des attaques, qui auparavant lui laissaient à peine trois jours de trêve. Il avait vu à l'entrée du Carême ces deux hommes qui lui avaient promis que pendant quarante jours il ne sentirait pas la moindre douleur. Plus tard ils lui indiquèrent une opération chirurgicale, qui effectivement le délivra pour longtemps de ses souffrances. La douleur étant revenue et avec elle les mêmes visions, il reçut d'eux un nouveau conseil c'était de se jeter dans la mer jusqu'à la ceinture et d'y rester quelque temps; ils l'assurèrent que désormais, à l'abri de toute souffrance, il ne serait plus gêné que par le flux de l'humeur visqueuse : ce qui eut lieu. Jamais depuis on ne le vit perdre l'usage de ses sens ni avoir des visions comme au temps où, se taisant brusquement au milieu d'atroces douleurs et de cris épouvantables, il éprouvait ces transports. Les médecins réussirent plus tard à guérir son corps, mais il ne persévéra pas dans la vie sainte qu'il avait résolu de mener.

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CHAPITRE 18.

DES DIFFÉRENTES CAUSES DES VISIONS.

39. Si je connaissais un homme capable de rechercher les causes et la marche de ces sortes de visions ou de divinations et de les rattacher à un principe sûr, j'aimerais mieux l'écouter, je l'avoue, que de faire attendre de moi une explication (311) aussi difficile. Cependant je ne dissimulerai pas ma pensée, tout en évitant de prendre un ton d'autorité qui ferait rire les savants, ou de m'imposer aux ignorants comme un docteur: je cherche, je discute, sans avoir de prétention à la science. Donc toutes ces visions ressemblent, selon moi, à celle des songes. Celles-ci sont tantôt vraies, tantôt fausses, tantôt agitées, tantôt paisibles ; quand elles sont vraies, elles représentent exactement l'avenir et l'annoncent clairement, ou bien encore elles le font pressentir par des signes obscurs et comme par des expressions figurées: il en est de même de celles-là. Mais l'homme est ainsi fait : il étudie l'extraordinaire, cherche le principe des phénomènes les plus étranges, et reste indifférent à ces merveilles qui, quoique plus communes, ont souvent une cause plus mystérieuse. Par exemple, entend-il prononcer un mot peu usité? vite il en cherche le sens; le sens trouvé il remonte à l'étymologie; et cependant, que de mots d'un emploi journalier dont la dérivation ne l'inquiète guère? Il en est de même pour tous les faits de l'ordre physique ou moral : dès qu'ils sont extraordinaires, on se hâte d'en rechercher la nature et les causes, ou bien on presse les habiles d'en rendre compte.

40. Quand on me demande ce que signifie un mot, par exemple catus (avisé), je commence par répondre, prudeus, (prudent), acutus (pénétrant); si cette réponse ne suffit pas et qu'on me demande d'où vient le mot catus, je répète la même expression, acutus, et je force de remonter à son origine. On l'ignorait aussi bien que celle de catus; et comme l'expression était ordinaire, on s'accommodait fort bien de son ignorance; mais du moment qu'un calot rare avait frappé l'oreille, on se ne contentait plus d'en savoir le sens, on voulait en connaître l'étymologie. Eh bien! qu'on me demande pourquoi il apparaît des images dans l'état extraordinaire qu'on appelle extase; je demanderai à mon tour pourquoi nous envoyons dans nos songes, phénomène journalier qui ne frappe personne ou qu'on ne s'empresse guère d'étudier. Est-il donc moins étonnant, parce qu'il est journalier; moins digne d'attention, parce qu'il est général? On croit faire preuve d'esprit en ne s'occupant pas d'un songe; on devrait à plus forte raison demeurer indifférent aux visions. Pour moi, une chose me frappe et me confond bien plus que les visions dans un songe ou même dans une extase; c'est la facilité la promptitude avec laquelle l'âme produit en elle même l'image des corps qu'elle a vus par le ministère des yeux. Quelle que soit la nature de ces images, il est incontestable quelles ne sont pas corporelles. Si, trouvant cette notion insuffisante on veut savoir de quel principe elles sortent, qu'on s'adresse ailleurs; j'avoue sur ce point mon ignorance absolue.

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CHAPITRE 19.

D'OU NAISSENT LES VISIONS?

41. Quant aux propositions suivantes, on peut les déduire d'une foulé d'expériences. La pâleur, la rougeur, les frissons, les maladies mêmes ont pour cause tantôt le corps, tantôt l'âme; le corps, par l'effet des humeurs, de la nourriture et de tout ce qui agit du dehors sur les organes; l'âme, par l'effet des passions, comme la crainte, la honte, la colère, l'amour : il est d'ailleurs naturel que plus le principe qui anime et régit le corps est soumis à des émotions violentes, plus il communique a son tour une impulsion énergique. De même, le mouvement qui emporte l'âme vers dés images que l'esprit et non les sens lui communiquent, et cela avec tant de force qu'elle ne distingue plus entre le fantôme et la réalité, part tantôt des organes, tantôt de l'esprit. Il vient du corps, comme dans les songes, par une conséquence naturelle du passage de la veille au sommeil, le sommeil étant un phénomène tout relatif au corps ; il en vient aussi à la suite des perturbations que la maladie cause dans l'organisme, par exemple, dans le délire, quand on perçoit les objets extérieurs et que néanmoins on prend les images des corps pour les corps eux-mêmes; il y prend enfin naissance, quand l'action des sens a été complètement suspendue, comme il arrive à ceux qui, frappés d'une attaque violente, ont pour ainsi dire voyagé longtemps hors de leur corps immobile et qui, rendus au commerce de la société, racontent mille choses qu'ils ont vues. En revanche, ce mouvement vient de l'esprit, lorsque l'on éprouve, en pleine santé, un transport tel que l'on perçoit parla vue les objets extérieurs et que néanmoins on découvre des fantômes qu'on ne peut distinguer d'avec la réalité; ou tel que hors de soi-même et devenu complètement étranger aux opérations des sens, on vit au milieu des images par l'effet d'une vision spirituelle. L'esprit malin communique-t-il ces transports? on devient possédé, convulsionnaire, faux prophète : (312) viennent-ils du bon esprit? le fidèle interprète des mystères devient un véritable prophète, quand il unit au don devoir les signes celui de les saisir, et qu'il voit d'avance les temps qu'il a mission de dévoiler. et s'en fait l'historien.

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CHAPITRE 20.

LES VISIONS QUI NAISSENT A L'OCCASION DU CORPS, N'ONT PAS LE CORPS POUR CAUSE VÉRITABLE.

42. Le corps sans doute peut-être le point de départ de ces visions, mais il ne saurait les faire paraître : il est incapable, en effet, de produire aucune forme immatérielle. Quand l'effort de l'âme ne peut arriver jusqu'au cerveau, centre des mouvements sensibles, à la suite du sommeil, ou d'une perturbation dans les organes, ou d'un obstacle qui lui ferme le passage, l'âme à qui son activité essentielle ne permet pas d'interrompre ses fonctions, devient incapable de sentir ou du moins de sentir pleinement par le ministère des sens et de diriger son activité vers le monde extérieur; elle s'occupe alors à concevoir les objets avec le concours de l'esprit, ou à contempler les images qu'elle rencontre devant elle. Si elle enfante ces représentations toute seule, ce sont de pures imaginations : si elles s'offrent à elle et fixent ses regards, il y a vision. D'ailleurs, quand on a mal aux yeux ou qu'on est aveugle, l'effort de l'âme pour voir ne trouve plus dans le cerveau son moteur habituel : ce genre de vision disparaît donc, quoique l'obstacle opposé à la perception des corps vienne du corps même. Aussi les aveugles perçoivent-ils plus souvent les images dans la veille que dans le sommeil. En effet quand ils sont endormis, le canal par où passe dans le cerveau l'effort que fait l'âme pour atteindre jusqu'aux yeux, s'assoupit en quelque sorte, et l'effort prend une autre direction: ils voient les images en songe comme si les réalités étaient devant eux; au sein même du sommeil, ils se figurent être éveillés et croient voir les corps dont la représentation seule les frappe. Au contraire, quand ils sont éveillés, l'effort que l'âme fait pour voir suit sa route accoutumée et trouve en arrivant aux yeux une barrière infranchissable : ils comprennent donc mieux qu'ils veillent, qu'ils sont plongés dans les ténèbres, même en plein jour, qu'ils ne le font pendant leur sommeil le jour ou la nuit. Quant à ceux qui ne sont point aveugles, il leur arrive souvent de dormir les yeux ouverts rien ne frappe leur vue, mais ils n'en ont pas moins l'esprit frappé des images qui passent devant eux pendant ce rêve. Veillent-ils les yeux fermés? ils n'ont plus ni les visions qui accompagnent la veille, ni celles qui surviennent dans le sommeil. Néanmoins, ils ont cet avantage que les organes qui transmettent la sensation du cerveau jusqu'aux yeux n'étant ni assoupis, ni interceptés, ni paralysés, et par conséquent laissant un libre passage à l'activité de l'âme jusqu'aux barrières de l'organisme, toutes fermées qu'elles sont, ils peuvent concevoir les images des corps sans être condamnés à les prendre pour les corps mêmes qui tombent sous les yeux.

43. Il importe seulement de discerner dans quelle partie des organes réside l'obstacle qui empêche de percevoir les corps. L'obstacle est-il à l'entrée ou pour ainsi dire à la porte des sens, je veux dire dans l'oeil, dans l'oreille et dans tout organe? La perception des corps est suspendue sans doute, mais l'activité de l'âme ne se tourne pas ailleurs avec assez de force pour qu'elle transforme l'image en réalité. L'obstacle est-il dans l'intérieur du cerveau, le centre d'où partent tous les chemins que la sensibilité suit jusqu'au monde extérieur? Les organes que l'âme emploie pour voir ou sentir la réalité, s'assoupissent, se déconcertent ou même se paralysent. Or, l'âme ne perd pas son activité avec les moyens de l'exercer; elle se forme donc des images si ressemblantes des choses, qu'elle ne peut plus distinguer l'apparence de la réalité, ni savoir si elle est en face des corps ou de leurs représentations: en fût-elle capable, ce sentiment est bien plus obscur que la conscience claire avec laquelle on conçoit les images, lorsque l'esprit les produit ou les voit apparaître. C'est là un mode de l'imagination qu'on ne peut guère concevoir que par expérience : de là venait ce songe dans lequel j'avais pleine conscience de me voir, quoique je fusse endormi, sans toutefois pouvoir distinguer l'apparence de la réalité avec autant de précision que nous le faisons, lorsque nous réfléchissons les yeux fermés ou plongés dans l'obscurité. La possibilité de pousser son activité jusqu'aux yeux, fussent-ils fermés, ou la nécessité de prendre une autre direction devant un obstacle que présente le cerveau, point de départ de ses mouvements, établit donc pour l'âme une situation bien différente : dans ce dernier cas elle a beau avoir conscience qu'elle voit des apparences et non des réalités, elle a beau voir que le corps n'a pas d'intelligence et deviner que ces visions viennent de l'esprit et non des organes, elle est (313) fort loin de l'état sain où elle sent clairement la présence de son propre corps. Aussi un aveugle peut-il aisément se convaincre qu'il veille, quand il distingue nettement les images qu'il conçoit de la réalité qu'il ne voit pas.

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CHAPITRE 21.

QUE DES VISIONS ANALOGUES AUX VISIONS SENSIBLES PEUVENT SE PRODUIRE DANS UN TRANSPORT, SANS CHANGER DE NATURE.

44. Lorsque l'organisme est sain, que les sens ne sont point engourdis par le sommeil et que, par une opération secrète dans l'esprit, l'âme éprouve un ravissement dans lequel il lui apparaît des représentations de corps, le mode de la vision change, mais sa nature reste la même. En effet, les causes matérielles qui donnent naissance à des visions peuvent être absolument différentes et quelque fois même tout opposées. Par exemple, chez un homme en délire, les traces que la sensibilité suit dans la tête ne deviennent pas plus confuses par l'effet du sommeil, quand il a des visions analogues à celles des personnes qui rêvent: or, c'est grâce au sommeil même que ces personnes n'ont plus conscience d'être dans l'état de veille et qu'elles tiennent leur esprit concentré sur les fantômes qui leur apparaissent. Ainsi, quoique la première vision ne dépende pas du sommeil et que la seconde s'y rattache, il ne faut pas conclure que toutes deux soient d'une espèce différente: elles tiennent également à la nature de l'esprit, principe ou source de toutes les images. Par conséquent, lorsque l'âme, à l'état de veille et dans un corps sain, éprouve, par une secrète opération dans l'esprit, un transport où elle aperçoit les images des corps à la place des corps mêmes, la cause qui détourne son activité n'est plus la même sans doute, mais la vision garde son caractère immatériel. Comment d'ailleurs affirmer que si la cause de la vision est dans le corps, c'est d'elle-même et pressentiment de l'avenir que l'âme remue les images, comme elle le ferait par la réflexion; et que la lumière lui vient d'en haut lorsque c'est l'esprit qui est ravi en extase? En effet, effet, l'Ecriture dit expressément; " Je répandrai mon esprit sur toute chair; les jeunes gens auront des visions, les vieillards auront des songes (1). " Le prophète attribue à l'opération divine la vision sous cette double forme. Ailleurs : " l'Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit: Ne crains point de garder Marie pour ton " épouse; n et encore: " Prends l'enfant et pars pour l'Egypte (2). "

1. Jl 2,28 - 2. Mt 1,20 Mt 1,11-13

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CHAPITRE 22.

DES VISIONS COMME CAUSES OCCASIONNELLES DE PRÉDICTIONS FAITES AU HASARD OU PAR UN INSTINCT SECRET : COMMENT SE PRODUISENT-ELLES.

45. Je suis donc convaincu qu'un bon Esprit ne provoque jamais dans l'esprit humain une extase pour lui montrer de pareilles images, à moins qu'elles ne cachent un avertissement. Quand la cause qui concentre l'attention de l'esprit sur ces images, dépend de l'organisme, il ne faut pas croire qu'elles aient toujours un sens caché : elles n'ont ce caractère qu'à la condition de se produire dans l'âme sous l'inspiration d'un Esprit qui en révèle la signification, soit pendant le sommeil, soit dans un moment où les opérations des sens sont suspendues par une modification quelconque du corps. Quelquefois il arrive à des gens qui veillent que, sans être ni atteints de maladie ni agités de mouvements furieux, ils reçoivent par une impulsion secrète certaines pensées qui constituent une sorte de divination, soit qu'ils prophétisent à leur insu, comme Caïphe qui fit une prophétie sans en avoir le moindre dessein (1), soit qu'ils aient une idée vague de faire ainsi une prédiction. Je le sais par expérience.

1. Jn 11,51

46. Quelques jeunes gens en voyage s'avisèrent de rire aux dépens d'autrui et de se donner pour des astrologues, sans savoir même s'il y avait douze signes dans le Zodiaque. Voyant que leur hôte écoutait ce qui leur passait par la tête avec une profonde surprise et en reconnaissait l'exactitude, ils ne craignirent pas d'aller plus loin. L'hôte de déclarer aussitôt qu'ils avaient dit vrai et de s'extasier. A la fin il leur demanda des nouvelles de son fils, absent depuis longtemps et dont le retard inexplicable lui causait de vives inquiétudes. Sans se soucier si la prédiction se vérifierait après leur départ, dans l'unique but de faire plaisir au père, ils répondirent, au moment de se mettre en route, que le fils allait bien, qu'il n'était pas loin, qu'il arriverait le jour même. Pourquoi pas? ils n'avaient guère à craindre qu'à la fin du jour le père se mit à leur poursuite pour les convaincre d'imposture. Mais ne voilà-t-il pas qu'au moment qu'ils allaient partir le jeune homme arriva?

47. Voici un autre fait. Un homme dansait devant un choeur de musiciens, au milieu de nombreuses idoles, un jour de fête païenne. Il n'éprouvait pas, il contrefaisait les transports des démoniaques, afin d'amuser les spectateurs qui l'entouraient et qui comprenaient son jeu. C'était un usage reçu que tous les jeunes gens qui voudraient, une fois les sacrifices accomplis et les convulsions des possédés tournées en ridicule, donner une pareille représentation avant le repas, le fissent en toute liberté. Cet homme donc interrompit sa danse, et ayant fait faire silence, prédit en s'amusant et au milieu des éclats de rire de la foule que, la nuit prochaine, dans la forêt voisine, un homme serait tué par un lion et qu'au lever du soleil la foule quitterait le lieu de la solennité pour aller voir son cadavre. Cette prédiction s'accomplit : cependant tous les spectateurs avaient vu clairement qu'il n'avait parlé ainsi que pour plaisanter, sans avoir jamais eu le cerveau troublé ni l'esprit en délire : lui-même dut être fort surpris de l'événement, d'autant plus qu'il savait bien dans quelle intention il l'avait annoncé.

48. Comment ces visions se font-elles dans l'esprit humain? Y naissent-elles avec lui, ou bien s'y montrent-elles toutes formées, en vertu d'une communication avec les Anges qui révèlent aux hommes leurs pensées, et qui leur découvrent les images que la connaissance de l'avenir crée dans leur esprit au même titre que les Anges voient nos pensées en esprit? En esprit, dis-je, et non avec les yeux du corps, puisqu'ils sont immatériels. Cependant il y aurait entre eux et nous une grande différence : ils verraient nos pensées, même malgré nous, tandis que nous ne connaissons leurs conceptions qu'à la condition qu'ils nous en instruisent : ils ont, j'imagine, des moyens spirituels pour cacher leurs pensées, comme nous avons la ressource de nous cacher derrière un corps pour échapper aux regards. Enfin que se passe-t-il dans notre esprit, pour que nous y voyions apparaître tantôt des images qui cachent un sens mystérieux, sans savoir si elles contiennent un sens; tantôt des symboles ou nous soupçonnons une idée, sans pouvoir la démêler; tantôt enfin des visions où la lumière est si vive, que l'on peut à la fois percevoir les images par l'esprit et les comprendre par la raison? Ce sont autant de questions fort difficiles à résoudre: les eût-on résolues, on devrait encore se donner bien de la peine pour les exposer clairement.

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CHAPITRE 23.

LA FACULTÉ SPIRITUELLE OU SE FORMENT LES IMAGES, SOUS L'INFLUENCE DE CAUSES SI MULTIPLES, EST EN NOUS.

49. Il me suffira maintenant d'établir le principe incontestable qu'il y a en nous-mêmes une faculté toute spirituelle où se forment les images. Des causes multiples président à leur formation. Un corps fait impression sur nos organes;.aussitôt son image se peint dans l'esprit et se conserve par la mémoire. Nous songeons à des corps déjà connus et dont la ressemblance s'était antérieurement gravée dans l'esprit; nous les voyons sous un aspect tout-à-fait spirituel. Il est des corps que nous ne connaissons pas, sans toutefois douter de leur existence; nous en voyons l'image plus ou moins exacte au gré de notre fantaisie; nous concevons encore, comme il nous plaît, des êtres qui n'existent pas ou dont l'existence est incertaine. Quelquefois des images se présentent à l'esprit, on ne sait d'où, en dehors de tout acte volontaire. Souvent, au moment de mettre le corps en mouvement, nous disposons la suite de nos actes et nous les réglons d'avance par un effort de l'imagination, ou bien nous concevons ces mouvements, actes et paroles, à l'instant même qu'il vont s'exécuter, afin de les produire. Comment, par exemple, prononcer la syllabe la plus courte et lui donner sa place dans un mot, si l'esprit ne la conçoit avant qu'elle se fasse entendre? Le sommeil amène des songes qui tantôt sont insignifiants, tantôt cachent une vérité. Une perturbation dans les organes rend quelquefois les traces que suit intérieurement la sensibilité, toutes confuses : alors l'esprit mêle tellement les apparences avec les réalités, qu'il a beaucoup de peine ou même devient impuissant à les distinguer entre-elles, et que les images, tantôt sont insignifiantes tantôt conformes à la vérité. Quand la maladie ou la souffrance deviennent assez violentes pour fermer les canaux intérieurs par lesquels l'âme transmettait son activité, afin de recevoir les impressions du dehors, l'esprit se sépare des sens plus profondément que dans le sommeil : alors se forment ou apparaissent des images qui ont ou n'ont pas de signification. D'autres fois, sans le concours d'aucune cause physique, un Esprit s'empare de l'âme et la transporte en présence (315) d'images sensibles : alors elle confond avec ces images les perceptions des sens, quoiqu'elle ait encore le libre usage de ces sens. Enfin l'Esprit lui communique parfois un transport qui l'arrache à la vie des sens et ne lui permet plus que d'apercevoir les images dans une vision toute spirituelle : je ne crois pas qu'une pareille vision puisse avoir lieu sans que l'image contienne une vérité.


Augustin, De la Genèse 1514