Augustin, De la Genèse 1524

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CHAPITRE 24.

SUPÉRIORITÉ DE LA VISION RATIONNELLE SUR LA VISION SPIRITUELLE ET DE CELLE-CI SUR LA VISION SENSIBLE.

50. L'esprit, où s'impriment non les corps mais les images des corps, est donc un principe de visions inférieures à celles de la raison, dont la lumière sert à distinguer entre elles ces visions inférieures et tout ensemble à découvrir les idées qui ne sont ni les corps ni les représentations des corps : par exemple la raison elle-même, les vertus, ou les vices que l'on condamne si justement chez les hommes. L'intelligence en effet n'est aperçue que par un effort de l'intelligence. Ainsi en est-il de " la joie, la charité, la patience, la bénignité, la bonté, la longanimité, la douceur, la foi, la modestie, la continence, la chasteté, " bref de toutes les vertus qui nous rapprochent Dieu, enfin de Dieu lui-même " principe, cause et centre de tout (1). "

1. Ga 5,22-23 Rm 11,36

51. Ainsi quoique la même âme serve de théâtre aux différentes visions, soit qu'elles dépendent des sens, comme celles que nous découvrent le ciel, la terre, les êtres qui y tombent sous nos regards avec leurs caractères propres ; soit qu'elles dépendent de l'esprit, comme celles qui reproduisent les corps, grâce aux images dont nous avons déjà tant parlé; soit enfin qu'elles relèvent de la raison, comme celles qui nous font comprendre les choses en dehors de toute sensation et de toute image; chacune a son rang particulier qui établit entre elles divers degrés. La vision spirituelle est plus haute que la vision sensible, comme la vision rationnelle est plus parfaite que la vision spirituelle. Car, la vision sensible ne salerait exister sans la vision spirituelle : au moment où les organes reçoivent une impression d'un corps, il se grave dans l'âme une empreinte qui, sans être le corps lui-même, en est la représentation; supprimez cette opération, le sens qui nous livre la réalité extérieure, n'existe plus. En effet, ce n'est pas le corps, c'est l'âme qui sent par l'entremise du corps, simple messager qu'elle emploie pour savoir ce qui se passe au dehors et se le figurer en elle-même. La vision sensible ne peut donc avoir lieu sans la vision spirituelle; elles sont simultanées, et pour les distinguer, il faut s'abstraire des sens : on retrouve alors dans l'esprit l'image de ce qu'on voyait par les yeux. La vision spirituelle au contraire peut avoir lieu même sans la vision sensible, par exemple, quand l'image d'un corps apparaît dans son absence, ou qu'elle se modifie au gré de la fantaisie, ou même qu'elle apparaît en dépit de la volonté. A son tour la vision spirituelle a besoin pour être contrôlée du concours de la vision rationnelle, qui en est tout-à-fait indépendante. Ainsi les deux premières espèces de vision sont subordonnées à la troisième. Lors donc que nous lisons dans l'Ecriture " que l'homme spirituel juge tout et n'est lui-même jugé par personne (1), " il n'est pas ici question de l'esprit, en tant que faculté subordonnée à la raison comme dans ces mots : " Je prierai avec l'esprit, je prierai aussi avec la raison (2); " cette expression a le même sens que dans cet autre passage : " Renouvelez-vous dans l'esprit de votre intelligence (3). Nous avons remarqué plus, haut que l'intelligence, qui aide l'homme spirituel à juger de tout, est aussi désignée par le mot esprit. Il me semble donc qu'on peut regarder avec raison la vision spirituelle comme tenant le milieu entre les deux autres. Il convient en effet de voir dans les images qui représentent les corps sans être matérielles, une chose intermédiaire entre l'impression physique et l'idée qui n'est un produit ni des sens ne de l'imagination.

1. 1Co 2,15 - 2. 1Co 14,15 - 3. Ep 4,23

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CHAPITRE 25.

LA VISION RATIONNELLE SEULE INCAPABLE DE TROMPER.

52. L'âme est souvent dupe des images, non parce qu'elles sont fausses, mais par ce qu'elle se fait illusion à elle-même : elle prend l'apparence pour la réalité, ce qui est un faiblesse d'esprit. On se trompe donc en croyant que ce qui se passe dans les sens se passe aussi dans la réalité : par exemple, quand on est sur l'eau on croit avoir marcher les objets immobiles sur le rivage; les astres en mouvement dans le ciel sont immobiles pour les yeux; quand les rayons visuels sont trop divergents, on voit deux flambeaux, un bâton dans l'eau paraît brisé: il y a mille exemples de ce genre. Une autre illusion consiste à identifier les objets qui ont même couleur, même son, même odeur, même saveur ou qui font la même impression au toucher: une drogue en cire jaune fondue dans une marmite ressemble à un légume ; une voiture qui passe produit l'effet du tonnerre; si on flaire une certaine plante, fort goûtée des abeilles, sans être averti par les autres sens, on croit aspirer le parfum du citron; tout aliment doux parait apprêté au miel; un anneau palpé dans les ténèbres, semble d'or, et.il est de cuivre ou d'argent; des images, qui assaillissent l'âme soudainement, la troublent et lui font croire qu'elle rêve comme dans un songe. Aussi faut-il dans toutes les visions sensibles, appeler les autres sens en témoignage et surtout recourir au contrôle de la raison, afin do découvrir ce qu'elles contiennent de vrai, autant qu'on le peut en pareille matière. Dans les visions spirituelles, l'âme se trompe en prenant les images pour les corps, ou bien en attribuant aux corps, sans les avoir vus, des qualités qu'elle avait imaginées sur de vagues et fausses conjectures. La vision rationnelle seule est incompatible avec l'erreur : car si l'on comprend, on est dans le vrai, si l'on n'est pas dans le vrai, on ne comprend pas : de là vient qu'il est fort différent de se tromper sur ce que l'on voit ou de se tromper parce qu'on ne voit pas.

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CHAPITRE 26.

DEUX SORTES D'EXTASES : SPIRITUELLE OU RATIONNELLE.

53. L'âme voit-elle apparaître des images, analogues à celles que l'esprit conçoit, dans un transport qui l'arrache à l'influence des sens par un effet plus énergique que le sommeil, quoique moins puissant que la mort? C'est un avis d'en haut qu'elle ne voit plus les corps, mais les images des corps, par une opération surnaturelle de l'esprit, à peu près comme on a conscience d'avoir un songe même avant d'être éveillé. Si ces images expriment des événements à venir et qu'on lise les faits sous le symbole, soit avec la raison éclairée d'une lumière surnaturelle, soit avec le concours d'un ange qui explique la vision à mesure qu'elle apparaît, comme cela se fit pour Saint Jean (1), c'est une révélation sublime; peu importe que la personne inspirée ignore si elle est dans son corps ou en dehors de son corps, si elle est morte ou non, à moins qu'on ne l'en instruise.

1. Ap 1,10

54. Ici l'âme est soustraite à l'influence des sens et ne voit plus que les images telles que l'esprit les conçoit : supposez de même qu'elle soit soustraite à l'influence de l'imagination et ravie dans la région des vérités purement intelligibles où la vérité apparaît dégagée de toute image matérielle, de tous les nuages dont l'enveloppent les fausses opinions; à cette hauteur ses vertus s'exercent sans peine ni fatigue. L'énergie devient inutile à la tempérance, pour dompter les passions, au courage, pour soutenir les coups de l'adversité, à la justice, pour châtier le mal, à la prudence, pour éviter l'erreur. La vertu se réduit toute entière à aimer ce qu'on voit; la félicité souveraine consiste à posséder ce qu'on aime. Là se puise à sa source le bonheur dont quelques gouttes seulement arrivent jusqu'à la vie humaine pour lui faire traverser les tentations du monde avec tempérance, courage, justice., prudence. Ce repos sans mélange d'inquiétude, cette vue ineffable de la vérité, voilà, en effet, le but suprême où tendent tous nos efforts à triompher des plaisirs, à vaincre l'adversité, à soulager la misère d'autrui, à résister aux séductions. Là on contemple Dieu dans ses clartés, et non plus à travers les nuages d'une vision sensible, comme au mont Sinaï (1), ou les symboles d'une vision spirituelle, comme celles d'Isaïe (2), ou de Jean (3) : on le voit face à face et sans voile, tel que l'âme humaine peut le comprendre, tel que sa grâce le découvre à ceux qu'il juge dignes de participer plus ou moins intimement à l'entretien où il parle directement, je ne dis pas aux sens, mais à l'intelligence.

1. Ex 19,18. - 2. Is 6,1. - 3. Ap 1

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CHAPITRE 27.

A QUELLE ESPÈCE DE VISIONS FAUT-IL RAPPORTER CELLE OU MOISE VIT DIEU?

Ainsi doit s'entendre, selon moi, la vision de Moïse (1).

55. Il avait désiré voir Dieu, comme on peut le lire dans l'Exode : il souhaitait le voir, non sous la forme qu'il avait empruntée pour lui apparaître sur le mont Sinaï ou dans le tabernacle (2), mais dans son essence même, sans les voiles dont il s'enveloppait pour frapper les yeux, sans les images matérielles qui permettent à l'esprit de le concevoir; il voulait, dis-je, le voir face à face, dans la perfection que peut saisir la créature intelligente séparée du commerce des sens, dégagée des symboles conçus par l'esprit. Voici, en effet, la parole de l'Ecriture : " Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, montrez-vous vous-même à moi, afin que je vous voie. " Or, comme il est dit un peu plus haut: " L'Eternel parlait à Moïse face à face, comme un homme parle avec son intime ami; " ainsi il comprenait ce qu'il voyait et ce qu'il aspirait à voir ce qu'il ne voyait pas. Aussi Dieu lui ayant répondu : " Tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais préférablement à tous, " Moïse dit: " Montrez-moi vos clartés. " Il reçut alors de la bouche du Seigneur une réponse, dont le sens figuré serait trop long à discuter ici : " Tu ne pourras pas voir ma face; car nul homme ne peut me voir et vivre. " Et il ajouta: " Voici un lieu près de moi; et tu t'arrêteras sur ce rocher : il arrivera que, quand ma gloire passera, je te mettrai dans l'ouverture du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que je sois passé, et je retirerai ma main, et tu me verras par derrière :quant à ma face, elle ne se montrera point à tes yeux (3). " L'Ecriture n'ajoute pas que ces paroles se soient accomplies et montre assez par là qu'elles désignent l'Eglise en allégorie. Le rocher près du Seigneur représente l'Eglise, son temple, bâtie elle-même sur le roc : en un mot, il y a entre cette allégorie et les traits de ce récit une exacte concordance. Cependant si Moïse avait souhaité voir les clartés du Seigneur, sans mériter cette grâce, Dieu n'aurait pas dit an livre des Nombres à son frère Aaron et à sa soeur Marie : " Ecoutez mes paroles : s'il y a quelque prophète parmi vous en l'honneur du Seigneur, je me ferai connaître à lui en vision et je lui parlerai en songe. Il n'en est pas ainsi de mon serviteur Moïse, qui est fidèle dans toute ma maison. Je parle avec lui bouche à bouche; et il m'a vu en effet, et non obscurément ni par image (4). " Ces paroles ne peuvent s'entendre d'une forme matérielle qui rendait Dieu visible au corps; il s'adressait en effet face à face, bouche à bouche à Moïse, quand ce dernier le pria " de se montrer lui-même ; " et même, au moment qu'il adressait ces reproches au frère et à la sueur, moins agréables que Moïse à ses yeux, il empruntait la forme d'une créature qui frappait leurs regards. Il l'a donc vu tel que Dieu se révèle lui-même, dans cette vision ineffable où il se montre et parle à l'âme avec une ineffable clarté. Aucun homme ne peut jouir de cette vision, tant qu'il vit de l'existence mortelle qui reste attachée aux sens : il faut mourir à cette vie, soit en quittant le corps, soit en se trouvant si complètement soustrait à l'influence des sens, qu'il devient impossible de dire si, pendant cette extase sublime, on était ravi avec ou sans son corps (5).

- 1. Nb 12,8 - 2. Ex 19,18 Ex 33,9 - 3. Ex 33,11-53 - 4. Nb 12,6-8 - 5. 2Co 12,3

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CHAPITRE 28.

LE TROISIÈME CIEL ET LE PARADIS DONT PARLE L'APÔTRE PEUVENT S'ENTENDRE DE CETTE TROISIÈME ESPÈCE DE VISION.

56. Cette troisième espèce de vision, la plus élevée de toutes, dégagée à la fois de toute perception des sens et de toute conception des corps par l'imagination, peut être le troisième ciel dont parle l'Apôtre : c'est là qu'on voit Dieu dans sa clarté, vision qui exige un coeur pur et qui a fait dire : " Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (1). " Ce n'est point cette vision à laquelle concourent les sens ou l'imagination et qui nous montre Dieu comme dans un miroir, à travers des énigmes (2) ; c'est une vision qui nous le montre face à face (3) et, comme il est écrit de Moïse, bouche à bouche, je veux dire, dans son essence, à ce degré où peut la comprendre la, faiblesse d'une intelligence humaine qui ne peut être adéquate à l'intelligence divine, quoiqu'elle soit purifiée des souillures de la terre et ravie en une extase où tout commerce avec les sens et l'imagination est rompue; vision à laquelle nous sommes étrangers pendant que nous voyageons sous le poids de cette chair mortelle et corruptible, et que nous vivons de la vie des justes, dans la foi, non dans la claire vue (4). Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu ainsi montrer à ce grand Apôtre, au maître des Gentils, ravi en une vision si haute, l'éternelle vie dont nous vivrons après cette existence mortelle? Pourquoi ne pas voir là le paradis, en dehors de celui où Adam a vécu de la vie du corps, au milieu des bosquets et des fruits? Sans doute l'Eglise, qui nous rassemble dans le sein de sa charité, a été appelée un paradis avec des fruits délicieux (5). Mais c'est là une allégorie, comme le Paradis où Adam a vécu réellement est une figure prophétique de l'Eglise. Un examen plus attentif démontrerait peut-être que le paradis matériel, où Adam vécut de la vie des sens, était le symbole et de la vie des justes ici-bas, au sein de l'Église, et de la vie éternelle qui doit la suivre : c'est ainsi que Jérusalem, qui signifie vision de la paix, tout en étant ici-bas une cité terrestre, désigne soit la mère éternelle et céleste de ceux " qui sont sauvés en espérance et qui attendent avec constance ce qu'ils ne voient pas encore (6), " cette mère qui a fait dire " que la femme délaissée avait plus d'enfants que celle qui avait un époux (7) ; soit la mère des saints Anges qui voient éclater dans l'Église la sagesse multiple de Dieu (8), " et en compagnie desquels nous vivrons après ce pèlerinage, sans fin comme sans souffrance.

1. Mt 5,8 - 2. 1Co 13,12 - 3. 1Co 3,12 - 4. 2Co 10,6-7 - 5. Ct 4,13 - 6. Rm 8,24-25 - 7. Ga 4,26-27 - 8. Ep 3,10

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CHAPITRE 29.

Y A-T-IL PLUSIEURS DEGRÉS DANS. LA VISION SPIRITUELLE OU RATIONNELLE, COMME IL Y A PLUSIEURS CIEUX

57. En admettant que tel soit le troisième ciel où fut ravi l'Apôtre, faut -il croire qu'il y ait un quatrième ciel ou même plusieurs autres au-dessus? Quelques-uns en comptent huit, d'autres neuf ou même dix : ils en distinguent même plusieurs superposés dans le seul qu'on appelle firmament: de là, pour prouver que ces cieux sont matériels, des raisonnements, des conjectures qu'il serait trop long d'analyser ici. S'il y a plusieurs cieux, on peut soutenir, démontrer peut-être que les visions spirituelles et rationnelles admettent aussi différents degrés, où l'on atteint selon que l'on a reçu des révélations plus ou moins claires. Quelle que soit la valeur et le nombre de ces hypothèses, je ne connais pour ma part et je ne puis enseigner que ces trois ordres de vision. S'agit-il de définir les espèces dans chacun des trois genres et les degrés divers dans chaque espèce? Je reconnais mon ignorance.

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CHAPITRE 30.

LA. VISION SPIRITUELLE EST TANTÔT INSPIRÉE TANTÔT NATURELLE.

58. La lumière visible enveloppe le ciel que nous voyons au-dessus de la terre et dans lequel brillent les lumières et les astres, corps bien supérieurs aux corps terrestres; il en est de même de la lumière immatérielle qui, dans la vision spirituelle, éclaire les représentations des corps. Les visions de cette sorte, en effet, sont parfois supérieures et divines et ont pour principe l'action surnaturelle des Anges; nous communiquent-ils leurs pensées par une intime et toute-puissante union avec nos esprits, ont-ils un moyen mystérieux de former les visions au-dedans de nous? C'est une question difficile à résoudre et plus encore à formuler avec précision. Parfois au contraire, les visions appartiennent à l'ordre naturel commun: elles naissent sous mille formes dans notre esprit ou s'y élèvent à la suite des impressions que nous ressentons selon nos dispositions physiques et morales. Les hommes en effet ne se contentent pas de se figurer leurs occupations et de les concevoir dans la veille; ils songent à leurs besoins en dormant; c'est alors qu'ils conduisent leurs affaires à leur gré et que tel s'était couché dans les tourments de la faim et de la soit, qui dévore en songe les mets et les vins exquis. Entre ces visions et celles qu'envoient les Anges, il y a le même intervalle, j'imagine, qu'entre les choses du ciel et celles de la terre.

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CHAPITRE 31.

DANS LA VISION INTELLECTUELLE, IL FAUT DISTINGUER ENTRE LES IDÉES QUE L'AME CONÇOIT ET LA LUMIÈRE QUI LES ÉCLAIRE. DIEU EST LA LUMIÈRE DE L'AME.

59. On peut faire la même remarque pour les visions rationnelles : elles nous offrent des objets qui se voient dans l'âme même, par exemple, les vertus, opposées aux vices, tantôt celles dont l'usage est éternel, comme la piété, tantôt celles qui sont indispensables à cette vie mais qui cessent de s'exercer avec elle, comme la foi qui nous fait croire ce que nous ne voyons pas encore, l'espérance qui nous fait attendre avec fermeté l'avenir, la patience qui nous aide à supporter l'adversité, jusqu'à ce que nous ayons atteint notre but. Ces vertus sont nécessaires en ce monde pour accomplir notre pèlerinage; elles cesseront dans cette autre vie qu'elles servent à nous faire conquérir. Cependant nous les concevons par l'intelligence en elles-mêmes : car elles ne sont ni des corps ni des représentations corporelles. Mais ces vertus sont distinctes de la lumière qui éclaire l'âme et qui lui révèle dans toute sa vérité ce qu'elle conçoit en elle-même ou au sein de cette lumière. La lumière en effet est Dieu lui-même, tandis que l'âme est une créature qui malgré sa raison, son intelligence, sa ressemblance avec Dieu, vacille par sa faiblesse (319) naturelle, quand elle essaie de contempler cette clarté qu'elle ne peut soutenir. Néanmoins, c'est à cette lumière qu'elle doit tout ce qu'elle comprend dans la mesure de ses forces. Lors donc qu'elle est ravie dans ces régions et que soustraite aux impressions de la chair, elle est en face de cette vision qu'elle, contemple en dehors de l'espace, d'après le mode purement rationnel, elle aperçoit au-dessus d'elle cette lumière qui l'aide à découvrir tout ce qu'elle voit, même en elle, par l'intelligence.


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CHAPITRE 32.

OU VA L'AME DÉPOUILLÉE DU CORPS?

60. Veut-on savoir si l'âme, une fois sortie du corps, va dans un lieu, si elle rencontre un séjour qui renferme non les corps, mais des représentations matérielles, ou enfin si elle s'élève au-dessus des corps et de leurs images? Je réponds sans hésiter que l'âme ne peut s'en aller dans un lieu à moins d'avoir un corps et que sans corps elle ne peut être transportée dans un lieu. A-t-elle un corps après être sortie de celui qu'elle habitait ici bas? Qu'on le démontre si on le peut. Pour moi, je n'en crois rien ; l'homme après la mort est à mes. yeux spirituel sans aucun organisme. Selon ses mérites l'âme vole vers les choses spirituelles, ou descend dans un séjour de peine qui est l'image d'un lieu, semblable à celui qu'ont vu certaines personnes, lesquelles ravies hors de leurs corps et presque mortes, ont contemplé les peines de l'enfer et devaient par conséquent garder certains rapports avec le corps, puisqu'elles pouvaient être transportées dans un pareil séjour et y éprouver de pareilles sensations. Car, je ne comprendrais pas que l'âme gardât une certaine analogie avec son corps dans des visions où, le corps étant inanimé sans d'être complètement mort, elle vient contempler une spectacle pareil à celui que nous ont dépeint une foule de personnes revenues ensuite à elles-mêmes, et qu'elle ne pût la garder lorsque la mort l'a séparée absolument du corps. Ainsi donc elle va ou ressentir des peines ou goûter un repos et une joie qui comme les peines représentent les mêmes sentiments, les mêmes émotions qu'on éprouverait avec le corps..

61. N'allons pas croire en effet que ces peine, ce repos et cette joie soient chimériques; les représentations de la réalité ne sont fausses qu'autant que, dans un moment d'illusion, on prend l'apparence pour la réalité et réciproquement. Lorsque Pierre voyait la nappe et les animaux symboliques, il se trompait en prenant ces ligures pour des corps vivants (1). Quand il était délié par l'ange, qu'il marchait, qu'il exécutait tous ces mouvements réels en se croyant dupe d'un songe (2), il se trompait encore. Sur la nappe, en effet, étaient des symboles qui lui semblaient des réalités; sa délivrance, qui s'accomplissait sous ses yeux, par là même qu'elle était surnaturelle, lui semblait une pure imagination. Mais dans les deux cas l'illusion consistait à prendre l'image pour la réalité et la réalité pour l'image. Les émotions de plaisir ou de peine, que les âmes éprouvent après la mort, ne sont donc pas des impressions physiques; elles les représentent, puisque les âmes se voient elles-mêmes comme si elles avaient leurs corps; mais elles n'en sont pas moins des émotions réelles de joie ou de peine que ressent une substance immatérielle. Quelle différence n'y a-t-il pas entre un songe triste ou riant ! Bien des gens, qu'un songe avait mis au comble de leurs désirs, ont été fâchés de se réveiller; d'autres, après un songe où ils avaient été exposés aux alarmes les plus vives, aux supplices les plus cruels, tremblent à la pensée de se rendormir, de peur de revoir apparaître les mêmes souffrances. Or on ne peut douter que les représentations des tortures infernales ne soient plus vives et par conséquent ne causent des souffrances plus affreuses. En effet ceux qui ont été soustraits à l'influence des organes plus complètement que dans le sommeil, quoique moins absolument que par la mort, disent qu'ils ont vu des représentations d'une énergie bien supérieure à celles des Anges. L'enfer est donc, selon moi, une réalité spirituelle et non physique.

1. Ac 10,11-12 - 2. Ac 12,7-9

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CHAPITRE 33.

DE L'ENFER - QUE L'AME EST IMMATÉRIELLE - DU SEIN D'ABRAHAM.

62. Il ne faut pas écouter les gens qui prétendent que l'enfer se fait sentir dans la vie présente et qu'il n'est rien après la mort. Qu'ils expliquent ainsi les fictions des poètes, c'est leur affaire; notre devoir est de ne pas nous écarter des paroles de l'Ecriture, à qui seule nous devons ajouter foi sur ce point. Il nous serait néanmoins facile, de prouver que les philosophes profanes n'ont pas eu le moindre doute sur la réalité d'un état qui attend les âmes après la vie ici-bas. Une question importante est de savoir à quel titre on peut dire que les enfers, s'ils ne sont pas un lieu déterminé, sont sous terre, et d'où ce nom peut leur venir, s'ils ne sont pas situés sous la terre (1). L'âme n'est point corporelle; ce n'est pas seulement mon opinion, c'est pour moi une vérité incontestable que je ne crains pas de proclamer. Cependant on ne saurait nier qu'elle garde une certaine ressemblance avec l'organisme; autant vaudrait nier que c'est l'âme qui dans un songe se voit marcher, asseoir, aller, revenir, voler même, opérations qui supposent quelque ressemblance avec, le corps. Si donc elle garde dans les enfers une certaine ressemblance spirituelle et non physique avec le corps, il semble que le séjour de repos ou de souffrance, qui lui est réservé après la mort n'est pas corporel, mais semblable seulement à un séjour corporel.

1. Rét. liv. 2,ch. 24, n. 2

63. Je n'ai pu encore trouver, je l'avoue, qu'on nomme enfers le séjour où reposent les 4mes des justes. On croit avec quelque apparence de raison que l'âme du Christ descendit jusqu'aux lieux où les pécheurs sont tourmentés, afin de délivrer ceux qui lui en paraissaient dignes d'après les décrets mystérieux de la justice. Ce passage : " Dieu l'a ressuscité, après qu'il eut fait cessé dans les enfers les douleurs qui ne pouvaient l'arrêter (1), " ne peut s'entendre, selon moi, qu'en admettant qu'il fit cesser les douleurs de quelques malheureux, parce qu'il est le Maître absolu, en vertu de cette puissance devant qui tout fléchit le genou au ciel, sur la terre et dans les enfers (2), et qui l'empêcha d'être arrêté par les douleurs de ceux qu'il délivrait. Abraham, ou le pauvre qui était dans son sein, en d'autres termes, dans le séjour où il goûtait le repos, n'habitaient point le lieu des tourments; car il existait un abîme immense entre ces justes et les supplices de l'enfer; aussi ne dit-on pas que l'enfer était leur séjour. " Il arriva que le pauvre mourut et les Anges le portèrent dans le sein d'Abraham: le riche aussi mourut et fut enseveli; et comme il était dans les enfers au milieu des tourments, il vit de loin Abraham (3). " Comme on le voit, c'est par l'enfer qu'on désigne le séjour où le riche est aussi, et non celui où le pauvre goûte le repos.

1. Ac 2,24 - 2. Ph 2,10 - 3. Lc 15,22-26



64. Ces paroles de Jacob à ses enfants: " Vous conduirez ma vieillesse au milieu de la tristesse jusqu'aux enfers (1), " semblent montrer chez ce patriarche la crainte d'être exposé à une tristesse coupable qui le conduirait aux enfers et non au séjour des bienheureux. La tristesse en effet n'est pas un mal peu dangereux pour l'âme, puisque l'Apôtre montre la plus vive sollicitude pour empêcher un homme de succomber sous le poids de la tristesse (2). Je cherche donc et je ne puis trouver dans les livres canoniques de passage où le mot d'enfer soit pris en bonne part. Personne n'oserait aller jusqu'à dire que le sein d'Abraham, le repos où les Anges introduisirent le pieux Lazare, n'aient pas ici un sens favorable. Je ne vois donc pas à quel titre on pourrait placer dans. les enfers ce séjour de paix.

1. Gn 45,29 - 2. 2Co 2,7

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CHAPITRE 34.

DU PARADIS ET DU TROISIÈME CIEL OU FUT RAVI SAINT PAUL.

65. Mais cette question, que nous débattons en cherchant la vérité avec ou sans succès, ne doit pas nous faire oublier qu'il est temps de terminer ce long ouvrage. Nous avons ouvert cette discussion sur le Paradis à propos du passage où l'Apôtre dit qu'à sa connaissance un homme fut ravi jusqu'au troisième ciel sans savoir si ce fut avec son corps on en dehors de son corps, qu'il fut ravi jusqu'au Paradis où il entendit des paroles ineffables que l'homme ne peut entendre; et nous ne voulons pas affirmer témérairement que le Paradis est dans le troisième ciel, ou que cet homme fut ravi au troisième ciel d'abord, ensuite transporté dans le Paradis. Puisque le mot Paradis, qui à l'origine signifie parc, est devenu une métaphore pour désigner tout séjour même spirituel où l'âme est heureuse, on peut appeler ainsi non-seulement le troisième quel qu'il soit, avec son élévation et ses grandeurs, mais encore la joie qu'une bonne conscience inspire à l'homme. C'est ainsi que l'Eglise est nommée le paradis de tous ceux qui vivent dans la tempérance, la piété, la justice (1), paradis qui est une source de grâces et de pures délices: au milieu même des tribulations on s'y glorifie, on se réjouit de la patience, " parce que les consolations de Dieu y proportionnent la joie à la multitude des douleurs qui affligent le cœur (2). " Combien donc est-on plus fondé encore à appeler de ce nom le sein d'Abraham où l'on ignore les tentations, où l'on trouve le repos après toutes les misères de cette vie? Là aussi règne une lumière vive et propre à ce séjour; de l'abîme de tourments et de ténèbres où il est plongé, le riche peut la voir malgré un intervalle immense, et reconnaître à sa clarté le pauvre qu'il avait autrefois dédaigné.

1. Si 40,28 - 2. Ps 93,12

66. Si donc on dit ou on croit que les enfers sont situés sous la terre, c'est que l'on y montre en esprit, par des représentations de la réalité, à toutes les âmes qui ont mérité l'enfer, en péchant par amour pour la chair, ce qui d'ordinaire frappe la chair et l'enfonce dans la matière. D'ailleurs le mot enfer dérive en latin de l'adverbe infra (inférieurement. ) Or, de même que les lois de la pesanteur font tomber les corps d'autant plus bas qu'ils sont plus lourds; de même au point de vue moral, plus une chose est triste, plus elle est basse. Cela explique pour quoi en grec le mot qui désigne l'enfer vient, dit-on, de la tristesse qui règne dans ce séjour (1). Cependant notre Sauveur, après sa mort, n'a pas dédaigné de visiter ces tristes lieux, afin d'en faire sortir ceux qu'il en jugeait dignes dans sa justice souveraine. En disant donc au bon larron: " Tu seras aujourd'hui avec moi dans le Paradis (2), " il ne promet point à son âme l'enfer Où les méchants sont punis, mais le séjour du repos, comme le sein d'Abraham; d'ailleurs il n'est aucun espace où ne soit le Christ, puisqu'il est la Sagesse qui " atteint " partout à cause de sa pureté (3); " ou encore le Paradis, soit qu'il se confonde avec le troisième ciel, soit qu'il s'élève au-dessus, dans une région où fut ravi l'Apôtre. Il est aussi possible qu'on ait désigné sous ces noms divers le séjour où résident les âmes des bienheureux.

1. Ades a-dus, sans plaisir - 2. Lc 22,43 - 3. Sg 12,24

67. Si donc on entend par le premier ciel, l'espace matériel qui s'étend au-dessus de la terre et des eaux; par le second, l'image du ciel conçu par l'esprit, tel, par exemple, que celui d'où Pierre vit en extase descendre une nappe chargée d'animaux (4); par le troisième enfin la région immatérielle où pénètre l'intelligence dégagée de tous liens, de tout commerce avec la chair purifiée de toute souillure, et où il lui est donné de voir et d'entendre, dans une vision ineffable, et dans la charité du Saint-Esprit, l'essence même de Dieu, le Verbe divin par qui tout a été créé, il est permis de croire que c'est là le troisième ciel où fut ravi l'Apôtre (2), le paradis supérieur peut-être et, s'il faut le dire, le Paradis des Paradis. Car, si l'âme juste trouve un motif de joie en voyant le bien dans toute espèce de créature, peut-il y avoir une joie plus haute que celle qui liait à la vue du Verbe, le créateur de l'univers?

1. Ac 10,11-12 - 2. 2Co 12,2-4

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CHAPITRE 35.

LA RÉSURRECTION EST NÉCESSAIRE POUR ACHEVER LE BONHEUR DES AMES JUSTES.

68. On va peut-être se demander ici quelle nécessité il y a pour les âmes justes de reprendre leurs corps par la résurrection, puisqu'elles n'ont pas besoin du corps pour goûter la félicité souveraine. La question est trop difficile pour que je puisse la traiter ici complètement; cependant il est incontestable que l'intelligence humaine, soit dans une extase qui l'arrache à ses sens, soit dans la vision que, dégagée de la chair, elle contemple au-dessus de toute les représentations corporelles, après la mort; il est incontestable, dis-je, qu'elle est incapable de voir l'essence divine aussi parfaitement que les Anges. Sans exclure une raison plus profonde, je crois qu'elle a un penchant trop naturel pour gouverner le corps. Ce penchant l'arrête en quelque sorte dans son essor, et l'empêche de tendre avec toute son activité au plus haut des cieux, tant qu'elle n'a pas pour enveloppe ce corps qu'elle doit gouverner pour sentir ses inclinations satisfaites. Si le corps était difficile à gouverner, " comme cette chair qui se corrompt et pèse sur l'âme (1), " et qui naît par la propagation du péché, l'âme éprouverait un obstacle plus insurmontable encore à contempler le haut des cieux : il a donc fallu d'abord la soustraire complètement à l'organisme, afin de lui montrer comment elle pourrait s'élever jusqu'à cette vision sublime. Puis, quand le corps sera devenu spirituel, grâce à la résurrection, et que l'âme sera " l'égale des anges, " elle aura atteint la perfection à laquelle tend sa nature; elle pourra tour-à-tour obéir et commander, donner et recevoir la vie, au sein d'un bonheur ineffable qui de son fardeau ici-bas fera un instrument de gloire.

1. Sg 1,10-15


Augustin, De la Genèse 1524