Augustin, De la Genèse 209

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CHAPITRE 9.

LES DÉLICES DU PARADIS.

12. Voyons maintenant le bonheur de l'homme, désigné sous le nom de paradis. Le repos que l'on goûte à l'ombre des bocages est ordinairement délicieux, c'est de l'Orient que part la lumière destinée à nos sens corporels, et là se montre d'abord le ciel, corps bien supérieur au nôtre et d'une nature plus excellente. C'est pourquoi ici encore il faut voir un sens figuré, les délices spirituelles de la vie bienheureuse; et pour le même motif il est dit que le paradis fut planté à l'Orient. Or comprenons que nos joies spirituelles sont marquées par tous ces arbres beaux à la vue de l'intelligence, et dont les fruits sont bons à manger comme une nourriture incorruptible, la nourriture des âmes bienheureuses; car le Seigneur a dit : " Travaillez pour une nourriture qui ne se corrompt point (1) ; " telles sont toutes les connaissances qui servent d'aliment à l'âme. L'Orient désigne la lumière de la sagesse, et Eden les délices immortelles de l'âme intelligente. Car les interprètes enseignent que ce mot traduit de l'hébreu en latin, signifie délices, jouissance ou banquet. S'il a été mis ici sans traduction, c'est pour paraître indiquer quelque lieu particulier, et plus encore, pour faire une locution figurée. Par tous ces arbres qui s'élèvent de la terre nous entendons cette joie spirituelle, qui consiste à dominer la terre, à n'être pas enveloppé ni accablé par le désordre des passions terrestres. L'arbre de vie planté au milieu du paradis représente cette sagesse qui fait comprendre que sa destination est de tenir comme le milieu des choses. Si elle est supérieure à toute la nature corporelle, elle a néanmoins au dessus d'elle la nature de Dieu; ainsi elle ne doit s'égarer ni à droite en affectant ce qu'elle n'est pas, ni à gauche en dédaignant négligemment ce qu'elle est. Voilà l'arbre de vie planté au milieu du paradis. L'arbre de la science du bien et du mal rappelle aussi cette situation naturelle de l'âme entre la nature divine et la nature corporelle; car cet arbre était encore planté au milieu du paradis. Il est appelé arbre de la science du bien et du mal, parce que si l'âme qui doit s étendre vers ce qui est devant elle, c'est-à-dire vers Dieu, et oublier ce qui est derrière elle (2), c'est-à-dire les plaisirs des sens, vient à se replier sur elle-même en abandonnant Dieu, et à vouloir jouir, comme si elle était sans Dieu, des facultés de son être, elle s'enfle d'orgueil, e qui est la source de tout péché. Et lorsque la peine de cet égarement vient la frapper, elle voit par expérience combien diffère le bien qu'elle a délaissé du mal où elle est tombée. C'est, pour elle, avoir mangé du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. Quand donc il lui est commandé de manger du fruit de l'arbre qui est dans le paradis, mais de ne pas manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, il lui est interdit d'en jouir de manière à dépraver, et à corrompre comme en mangeant, l'intégrité de sa nature.

1. Jn 5,27 - 2. Ph 3,13

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CHAPITRE 10.

LES QUATRE FLEUVES.

13.Un fleuve sortait de l'Éden; Éden délices, plaisirs, banquet; c'est ce fleuve dont veut parler le Psalmiste quand il dit : " Vous les abreuverez au torrent de vos voluptés (1), " car Éden en hébreu signifie voluptés. Ce fleuve se divise en quatre parties et représente les quatre vertus de prudence, de force, de tempérance et de justice. On dit que le Phison c'est le Gange, et le Géon le Nil, ce qu'on peut remarquer encore dans le prophète Jérémie. Ces fleuves portent donc aujourd'hui d'autres noms, ainsi en est-il du Tibre qui d'abord s'appelait Albula. Pour le Tigre et l'Euphrate ils ont jusqu'ici conservé leurs noms. Ces noms cependant, désignent aujourd'hui comme je l'ai dit, des vertus spirituelles, ce qu'on peut voir même à leur traduction dans les langues hébraïque ou syriaque. C'est ainsi que Jérusalem, encore que ce soit un lieu visible et terrestre, veut dire dans le sens spirituel Cité de paix; de même Sion quoiqu'une simple montagne de la terre, rappelle la Contemplation, et dans les allégories que présentent les Écritures ce nom est employé souvent pour élever l'âme à la méditation des choses spirituelles. C'est ainsi encore que cet homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho, comme s'exprime Notre-Seigneur, et qui frappé, blessé, fut laissé à demi mort parles voleurs (2), nous oblige certainement à prendre dans le sens spirituel ces lieux, que suivant l'histoire on trouve néanmoins sur la terre.

1. Ps 35,9 - 2. Lc 10,30

14. La prudence signifie la contemplation même de la vérité, contemplation que ne peut rendre aucun langage humain parce, qu'elle est ineffable; et vouloir la faire connaître, c'est se mettre plutôt dans le douloureux travail de l'enfantement que de la produire au jour. L'Apôtre nous dit lui-même qu'il a entendu là des paroles dont l'expression est impossible à l'homme (1). Cette prudence traverse donc la terre qui possède l'or, le rubis et la pierre d'onyx, c'est-à-dire : la bonne règle de vie, qui purifiée de toute souillure terrestre, brille comme l'or le plus pur; et la vérité que ne peut vaincre aucune erreur pas plus que la nuit ne peut vaincre l'éclat des rubis; enfin la vie éternelle désignée par la couleur verte de la pierre d'onyx à cause de sa vigueur toujours pleine de sève. Pour ce fleuve qui coule autour de la terre d'Éthiopie, échauffée et comme embrasée par les rayons du soleil; il signifie la force à laquelle la chaleur de l'action donne du mouvement et de la vivacité. Le troisième fleuve, le Tigre se dirige contre les Assyriens et rappelle la tempérance qui résiste à la sensualité, toujours ennemie des conseils de la prudence : aussi le terme d'Assyriens est souvent pris dans les Écritures pour synonyme d'ennemi. Il n'est pas dit de quel côté se dirige le quatrième fleuve, ou quelle terre il parcourt c'est que la justice tient à tous les côtés de l'âme, et n'est autre chose que l'ordre et l'équilibre d'où résultent l'union et l'harmonie des trois autres vertus. A la tête marche la prudence ; la force vient en second lieu; et en troisième la tempérance : dans cette union, dans cette harmonie consiste la justice.

1. 2Co 12,4

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CHAPITRE 11.

OCCUPATION DE L'HOMME DANS LE PARADIS; FORMATION DE LA FEMME.

15. L'homme fut placé dans le paradis pour y travailler et pour le garder; ce travail était une occupation honorable et sans fatigue. Autre chose est le travail dans le paradis, autre chose le travail sur la terre, auquel l'homme a été condamné après sa faute. Quant à la garde dont parle l'écrivain sacré, elle marque la nature de cette occupation primitive de l'homme. En effet dans le repos de la vie bienheureuse où la mort n'a point d'empire, tout le soin se borne à conserver ce que l'on a. L'homme reçut aussi le précepte dont nous avons déjà traité plus haut (1) ; et la conclusion de ce précepte, exprimée de telle sorte qu'elle ne s'adresse pas à un seul, puisqu'il est dit avec le nombre pluriel : " Le jour où vous en mangerez, vous mourrez, " commence déjà à faire entendre comment la femme fut formée.
Elle fut faite, dit le texte, pour servir d'aide à l'homme afin de produire, dans une union spirituelle, des fruits tout spirituels; c'est-à-dire des oeuvres saintes à la louange de Dieu, l'homme commandant et elle obéissant, l'homme étant gouverné par la sagesse, et elle par l'homme. Car le chef de l'homme est le Christ, et l'homme est le chef de la femme (2). Voilà pourquoi Dieu dit : " Il n'est pas bon que l'homme soit seul.
Aussi bien, une chose encore était à réaliser: il fallait non-seulement que l'âme fût maîtresse du corps, parce que le corps n'a que le rang de serviteur et d'esclave, mais de plus que la raison qui fait proprement l'homme, assujettit la partie animale de l'âme et s'en fit un aide pour commander au corps. Pour représenter ce devoir, a été formée la femme, que l'ordre naturel soumet à l'homme; et ce qui paraît avec une évidence frappante dans les rapports de deux personnes, c'est-à-dire de l'homme et de la femme, peut être aussi observé dans une seule. Car le sens intérieur, ou la puissance virile de la raison, doit soumettre au frein et à la règle d'une juste loi cette partie animale qui nous sert à'agir sur nos membres, de même que l'homme doit gouverner la femme, sans lui permettre de dominer sur loi, ce qui plongerait la famille dans le désordre et la misère.

1. Ci-dessus, ch. 9 - 2. 1Co 11,3

16. Ainsi donc, Dieu fit d'abord voir à l'homme combien il l'emportait sur les brutes, sur les animaux dépourvus de raison: c'est ce que marque le passage où il est dit que tous les êtres animés furent réunis devant Adam, pour qu'il vit comment ils les appellerait et quels noms il leur donnerait. Ce qui montre en effet que l'homme est au dessus des animaux par la raison elle-même, c'est que la raison seule qui apprécie chacun d'eux, peut les distinguer et les désigner chacun sous une dénomination particulière. Mais c'est là une raison qui se révèle facilement: car l'homme comprend vite qu'il est au dessus des brutes; ce qu'il comprend difficilement, c'est qu'il y a en lui une partie raisonnable qui gouverne et une partie animale qui est gouvernée.

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CHAPITRE 12.

LE SOMMEIL D'ADAM.

Et parce que l'homme pour voir cela a besoin d'une sagesse plus profonde; je crois que cette vue intérieure est désignée sous le nom du sommeil envoyé par Dieu au premier homme, quand la femme fut formée pour lui être unie. Si l'on veut en effet reconnaître cette vérité, il n'est pas besoin des yeux du corps, et on la comprendra d'autant mieux et d'autant plus clairement, qu'on s'isolera davantage des choses sensibles pour se renfermer au dedans de l'intelligence, ce qui est comme s'endormir. Car la réflexion même qui nous fait comprendre qu'en nous il y a une partie qui doit commander par la raison et une autre (113) qui doit obéir à la raison, est comme la formation de la femme, tirée d'une côte de l'homme pour mieux marquer leur union. Ensuite pour dominer convenablement la partie inférieure de son être et former en soi une sorte d'hymen, où la chair ne convoite pas contre l'esprit, mais lui soit soumise, en d'autres termes, où la concupiscence de la chair ne lutte point contre la raison, mais plutôt cesse d'être charnelle en obéissant à la raison, on a besoin d'une sagesse parfaite. Or le regard de cette sagesse, parce qu'il est intérieur, secret, complètement étranger à tout sens corporel, peut convenablement être entendu sous l'image du sommeil d'Adam; car l'homme mérite d'être le chef de la femme, quand le Christ c'est-à-dire la Sagesse même de Dieu, est le chef de l'homme.

17. Si à la place de cette côte du premier homme, Dieu remet de la chair, c'est pour rappeler le sentiment d'amour dont chacun est pénétré pour son âme; on ne la traite pas avec dureté et mépris, car on aime naturellement ceux que l'on dirige. Il faut donc remarquer que la chair ici ne désigne pas la concupiscence charnelle; mais bien plutôt ce qu'entendait le Prophète quand il parlait du coeur de chair substitué, chez le peuple de Dieu, au coeur de pierre (1). Aussi bien l'Apôtre dit encore dans le même sens : " Non sur des tables de pierre, mais sur les tables de chair du coeur (2). " Autre chose est en effet une locution propre, autre chose une locution figurée telle que celle dont nous traitons maintenant. Si donc la femme proprement dite a d'abord été réellement formée par Dieu du corps de l'homme, elle ne l'a été de cette manière assurément que pour insinuer quelque mystère. Dieu manquait-il de limon pour en faire aussi la femme? Ou bien ne pouvait-il, s'il le voulait, ôter sans douleur une côte à Adam éveillé? Soit donc que ce langage soit figuré, soit que l'action elle-même le soit, ce n'est pas sans raison que Dieu a parlé ou agi de cette manière. C'est assurément pour exprimer des mystères et des secrets; soit ceux que notre faiblesse essaie d'exposer, soit ceux que mettrait en lumière une interprétation meilleure, pourvu cependant qu'elle fût conforme à la saine doctrine.

1. Ez 11,19 - 2. 2Co 3,3

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CHAPITRE 13.

UNION SPIRITUELLE.

18. L'homme donna donc un nom à sa femme comme un supérieur à son inférieur, et il dit " Voici maintenant l'os de mes os et la chair de ma chair. " L'os de mes os, peut être pour marquer la force; La chair de ma chair, peut être pour marquer la tempérance. Car on enseigne que ces deux vertus appartiennent à la partie inférieure de l'âme, régie par la prudence de la raison. Quant aux paroles suivantes : " Elle sera appelée femme, parce qu'elle a été prise de son mari, " cette étymologie n'a point passé dans notre langue. Car on ne trouve pas comment le nom de mulier peut dériver du nom de vir. Mais on dit que dans la langue hébraïque les mots sont semblables : Vocabitur virago, quoniam de viro suo sumpta est. Aussi bien le terme virago ou plutôt virgo vierge, a quelque ressemblance avec le nom de vir, homme. Quant au nom mulier, il n'en a point : mais, comme je l'ai dit, cela vient de la différence des langues.

19. Adam ajoute : " L'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une même chair. " Je ne vois d'autre moyen d'admettre ici le sens historique, si ce n'est en disant qu'ordinairement les choses arrivent ainsi dans le genre humain. Mais tout cela est une prophétie dont l'Apôtre rappelle le souvenir quand il dit : " C'est pourquoi l'homme abandonnera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse; et ils seront deux dans une seule chair. C'est un grand sacrement; je dis dans le Christ et dans l'Église (1). " Si les Manichéens lisaient ce passage autrement qu'en aveugles, eux qui se servent des Epîtres des Apôtres pour tromper tant de monde, ils comprendraient comment l'on doit entendre les Écritures de l'ancien Testament, et n'oseraient point attaquer, par des discours sacrilèges, ce qu'ils ignorent. Adam et sa femme étaient nus sans en rougir : ceci désigne la simplicité et la chasteté de l'âme. Car voici encore ce que dit l'Apôtre: " Je vous ai préparés, fiancés comme une vierge toute pure pour un époux unique, pour Jésus-Christ. Mais je crains que comme le serpent séduisit Eve par ses artifices, vos esprits ne dégénèrent de la simplicité et de la chasteté qui est dans le Christ (2). "

1. Ep 5,31-32 - 2. 2Co 6,2-3

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CHAPITRE 14.

EVE ET LE SERPENT.

20. Or le serpent signifie le diable, qui certainement n'était pas simple; car s'il est dit que le serpent était le plus avisé de tous les animaux, c'est pour nous faire entendre sous des termes figurés sa ruse et sa malice. Il n'est pas dit que le serpent était dans le Paradis, mais il était parmi les bêtes sorties des mains de Dieu. Car le Paradis, ainsi que je l'ai dit plus haut (1), signifie la vie heureuse où n'était plus le serpent, puisqu'il était déjà le diable et qu'il était déchu de sa béatitude pour n'avoir pas voulu rester dans la vérité. Il ne faut pas s'étonner qu'il ait pu parler à la femme quand celle-ci était dans le Paradis et que lui n'y était pas. Car, ou bien la femme n'était pas dans le Paradis d'une manière locale mais plutôt par la jouissance du bonheur, ou bien en supposant qu'il y ait eu un lieu digne du nom de Paradis et dans lequel Adam et la femme habitaient corporellement, devons-nous comprendre que le diable, lui aussi, y soit entré d'une manière corporelle.? Non, sans aucun doute, mais il n'y est entré que spirituellement, selon ce que dit l'Apôtre: " Le prince des puissances de l'air, de l'esprit qui agit maintenant sur les fils de la défiance (2). " Apparaît-il donc à ces fils, sous des traits visibles, ou est-ce d'une façon locale et sensible qu'il approche de ceux sur qui il exerce son action? Nullement, mais au moyen de merveilleux procédés il leur suggère par des pensées tout ce qu'il peut. A de telles suggestions résistent ceux qui disent vraiment ce que dit encore l'Apôtre : " Nous n'ignorons pas ses ruses (3). " Comment eut-il accès près de Judas, quand il lui persuada de livrer le Seigneur? Est-ce qu'il parut réellement à ses yeux dans un lieu déterminé? Point du tout, mais, comme le déclare l'Évangile, il entra dans son coeur (4). Or l'homme le repousse s'il garde le Paradis. Car Dieu plaça l'homme dans le Paradis pour travailler et le garder. Aussi bien il est dit de l'Église dans le Cantique des Cantiques : " C'est un jardin fermé, une fontaine scellée (5), " où certainement n'est pas admis ce méchant qui persuade le mal. Et cependant il trompe par la femme, c'est-à-dire par la partie inférieure de l'âme. Car notre raison elle-même ne peut être amenée à consentir au péché, si la délectation n'a été excitée dans cette partie de l'âme qui doit obéir à la raison, comme la femme à l'homme qui la gouverne.

1. Ci-dessus, ch 9 - 2. Ep 2,2 - 3. 2Co 11 - 4. Lc 22,3 - 5. Ct 4,12

21. Maintenant encore, dans chacun de nous, lorsque nous succombons au péché, il ne se fait rien autre chose que ce qui a eu lieu dans les rapports de ces trois êtres, le serpent, la femme et l'homme. Car il y a d'abord la suggestion du mal, soit par la pensée, soit par les sens, la vue, le toucher, l'ouïe, le goût ou l'odorat. Si après cette suggestion, nous n'inclinons pas vers le péché, le rusé serpent est repoussé; dans le cas contraire, il y a déjà comme la défaite de la femme. Quelquefois cependant la raison agissant avec vigueur impose silence et met un frein à la passion déjà excitée; alors nous ne tombons point dans le péché, mais en luttant plus ou moins nous gagnons une couronne. Si au contraire la raison consent, si elle conclut à l'action que la passion conseille, l'homme est comme chassé du paradis, il perd la vie heureuse. Car le mal est imputé sans même que le fait ait lieu, puisque le seul consentement rend la conscience coupable.

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CHAPITRE 15.

MARCHE DE LA TENTATION.

22. Il faut considérer avec soin de quelle manière ce serpent persuada le péché. Aussi bien ceci intéresse éminemment notre salut. Car ces malheurs ont été écrits pour nous porter à en éviter de semblables. La femme interrogée répondit en rappelant ce qui leur avait été prescrit, et le serpent lui dit : " Vous ne mourrez point; car Dieu savait que le jour où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal. " Ces paroles nous montrent que l'orgueil a été le moyen employé pour persuader le péché; c'est ce que prouvent en effet les mots : " Vous serez comme des Dieux. " Quant aux précédents : " Dieu savait que le jour où vous aurez mangé de ce fruit vos yeux seront ouverts, " quel en est le sens, sinon qu'il leur fut persuadé de refuser la soumission à Dieu; de demeurer plutôt indépendants, sans rapport avec le Seigneur; de ne plus observer sa loi, parce qu'il voyait avec peine qu'ils se gouvernassent eux-mêmes en dehors de la lumière (115) intérieure et en faisant usage de leur propre sagesse, comme de leurs yeux, pour connaître le bien et le mal, quand il le leur avait défendu? Il leur fut donc persuadé de trop aimer leur puissance, de vouloir être égaux à Dieu, d'user mal, c'est-à-dire contre la loi divine, de cette condition mitoyenne qui les soumettait eux-mêmes, tout en soumettant leurs corps à eux-mêmes. Cette situation mitoyenne était comme le fruit de l'arbre, planté au milieu du paradis; il leur fut donc persuadé de laisser perdre ce qu'ils avaient reçu, pour vouloir usurper ce qui ne leur avait pas été donné. Car Dieu ne donna pas à la nature de l'homme de pouvoir être heureuse par sa propre puissance, en dehors de l'action divine, parce qu'à Dieu seul il appartient d'être heureux, dans une indépendance absolue et par sa puissance naturelle.

23. " Et la femme, vit que le fruit était bon à manger, qu'il était beau à voir et à connaître. " Comment voyait-elle, si ses yeux étaient fermés? Mais cela a été dit pour nous faire comprendre que leurs yeux, qui furent ouverts après qu'ils eurent mangé de ce fruit, sont les yeux par lesquels ils se voyaient nus et se déplaisaient, c'est-à-dire les yeux de la fourberie auxquels déplaît la simplicité. Car dès qu'on est déchu de cette intime et très secrète lumière de la vérité, l'orgue il ne veut plaire que par de trompeuses apparences; et c'est de là que naît encore l'hypocrisie, avec laquelle on se croit bien sage quand on a pu abuser et tromper celui qu'on a voulu. Ainsi la femme donna du fruit à son mari, ils en mangèrent l'un et l'autre et alors furent ouverts leurs yeux, comme nous l'avons dit plus haut; alors aussi ils virent qu'ils étaient nus; c'est que leurs yeux mêmes étaient troublés et ils jugeaient honteuse cette simplicité que marque le terme de nudité. Afin donc de n'être plus simples ils se firent des ceintures avec des feuilles de figuier; ils voulaient cacher leur honte c'est-à-dire la simplicité dont rougissait alors leur orgueil mal avisé. Or les feuilles de figuier signifient une certaine démangeaison, s'il est permis toutefois d'employer ce mot en parlant de choses incorporelles, que produisent dans l'esprit, d'une façon étonnante, le désir et le plaisir du mensonge. Aussi dit-on le sel de la plaisanterie; et l'on sait que dans les plaisanteries domine une espèce de mensonge.

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CHAPITRE 16.

PRÉLUDES DU JUGEMENT D'ADAM ET D'ÈVE.

24. C'est pourquoi, comme Dieu se promenait dans le Paradis sur le soir, c'est-à-dire se disposait à juger l'homme et fa femme; avant donc que leur fût infligée la peine qu'ils avaient méritée, Dieu se promenait dans le Paradis cela signifie que la présence de Dieu se détachait pour ainsi dire de leurs âmes, eux-mêmes n'étant plus stables dans son précepte. Sur le soir; quand déjà le soleil se couchait pour eux, en d'autres termes, quand cette lumière intérieure de la vérité commentait à les quitter; ils entendirent la voix du Seigneur et se cachèrent pour éviter sa présence. Qui fuit la présence de Dieu et se cache devant lui, sinon le malheureux qui l'ayant abandonné veut dès lors aimer ses propres intérêts? Adam et Eve en effet avaient déjà le masque du mensonge. Or quiconque est menteur parle de son fond (1). Ils se cachent donc près de l'arbre qui était au milieu du Paradis, c'est-à-dire en eux-mêmes; car ils ont été créés pour tenir le milieu des choses, être au dessous de Dieu et au dessus des corps. Ils se cachent en eux-mêmes, pour se laisser aller au trouble et à la misère qu'engendra l'erreur, après avoir abandonné la vérité, qui n'était point l'essence de leur nature. L'âme humaine peut bien effectivement participer à la vérité; mais cette vérité est Dieu lui-même, immuable et bien au dessus de nous. Celui donc qui se détourne de cette vérité pour se tourner vers lui-même, et qui se glorifie et se réjouit, non d'avoir Dieu pour guide et pour lumière, mais d'être libre dans ses mouvements, ales ténèbres du mensonge en partage. Car tout menteur parle de son propre fond; ainsi ce déserteur de la vérité est troublé et réalise cette parole du prophète : " Mon âme a été troublée en moi-même (2). "Dieu alors interroge Adam, non qu'il ignore où il en est, mais pour l'obliger à confesser sa faute. Car Jésus-Christ Notre-Seigneur n'ignorait pas, tout ce qu'il demandait. Or Adam répondit, après avoir entendu la voix divine, qu'il s'était caché parce qu'il était nu. Quelle pitoyable erreur! pouvait-il déplaire à Dieu dans l'état de nudité où Dieu l'avait créé? Mais le propre de l'erreur est de faire croire à l'homme que ce qui lui déplaît, déplaît aussi à Dieu. Cependant il faut comprendre dans un sens très-relevé ce que dit le Seigneur : " Qui t'a fait connaître que tu étais nu, si ce n'est que tu as mangé du fruit duquel seul je t'avais défendu de manger? " Adam en effet était nu d'abord, c'est-à-dire exempt de dissimulation, mais il était revêtu de la lumière divine. S'en étant détourné pour se tourner vers lui-même, ce que signifie avoir mangé du fruit de l'arbre, il vit sa nudité et se déplut parce qu'il n'avait en propre aucun bien.

1. Jn 8,44 - 2. Ps 41,7

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CHAPITRE 17.

EXCUSES D'ADAM ET D'ÈVE - CHATIMENT DU SERPENT.

25. Ensuite, selon la coutume de l'orgueil, il ne s'accuse pas d'avoir écouté la femme, mais il rejette sa faute sur elle; et en le faisant, il veut par une vaine subtilité et comme par suite de la fourberie que le misérable conçoit, rendre Dieu lui-même responsable de son péché. Car il ne dit pas seulement : " La femme m'a donné du fruit, " il va plus loin et dit. " La femme que vous m'avez donnée. " Rien de plus ordinaire aux pécheurs que de vouloir attribuer à Dieu ce dont ils sont accusés, et ce mouvement vient de l'esprit d'orgueil. L'orgueil en effet fait que l'homme ayant péché en voulant être égal à Dieu, c'est-à-dire absolument indépendant comme Dieu lui-même est indépendant puisqu'il est le maître de tout, et ne pouvant l'égaler en grandeur, s'efforce, quand il est déchu et qu'il gît dans son péché, de rendre Dieu semblable à lui. Ou plutôt encore il veut montrer que Dieu a péché et que lui-même est innocent. De son côté la femme étant interrogée rejette la faute sur le serpent. Adam avait-il donc reçu une épouse pour se soumettre à elle et non plutôt pour la faire obéir à ses ordres? et la femme ne pouvait elle garder le commandement de Dieu plutôt que d'écouter les paroles du serpent?

26. Le serpent n'est pas interrogé, mais il reçoit le premier sa peine, parce qu'il ne peut s'avouer coupable ni s'excuser d'aucune manière. Or cette condamnation du serpent n'est pas celle qui lui est réservée au jugement dernier et dont parle Notre-Seigneur quand il dit : " Allez au feu éternel, quia été préparé au diable et à ses anges (1) ; " il s'agit ici de la peine qui nous le rend redoutable et nous oblige à nous en garder. Car sa peine est d'avoir en sa puissance ceux qui méprisent les commandements de Dieu. C'est ce que déclarent les paroles dans lesquelles la sentence lui est dénoncée; cette peine est même d'autant plus grande, qu'il est réduit à se réjouir d'une si malheureuse puissance, lui qui avant de tomber était habitué à mettre son plaisir dans la vérité souveraine où il ne voulut pas se maintenir. Aussi les bêtes mêmes lui sont préférées, non comme ayant plus de puissance, mais comme ayant mieux conservé leur nature. Elles n'ont en effet perdu aucune béatitude céleste, puisque jamais elles n'en ont joui, et elles passent leur vie avec la nature qu'elles ont reçue. Il est donc dit à cet esprit méchant : " Tu ramperas sur ta poitrine et sur ton ventre. " C'est ce qu'on remarque aussi dans la couleuvre; et ce qui convient à cet animal visible, est, par métaphore, appliqué à l'invisible ennemi de l'homme. Sous le nom de poitrine est désigné l'orgueil, parce que la poitrine est le siège des mouvements impétueux de l'âme; pour le nom de ventre il désigne la concupiscence charnelle, parce que le ventre est la plus molle des parties sensibles du corps. Et comme, au moyen de l'orgueil et de la concupiscence charnelle, le diable s'insinue près de ceux qu'il veut séduire, il lui a été dit pour cela : " Tu ramperas sur ta poitrine et sur ton ventre. "

1. Mt 25,41


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CHAPITRE 18.

INIMITIÉ DU SERPENT ET D'ÈVE.

27. " Et tu mangeras la terre, lui est-il dit encore, tous les jours de ta vie; " en d'autrestermes, tous les jours où tu dois exercer cette puissance, avant que vienne te frapper la dernière peine du jugement. Car ce temps d'un pouvoir qui le réjouit et dont il s'honore semble être celui de sa vie. Les paroles donc : " Tu mangeras la terre, " peuvent être comprises dans deux sens : ou bien ils t'appartiendront, ceux que tu auras trompés par l'attachement aux choses terrestres, c'est-à-dire les pécheurs que désigne le nom de terre; ou du moins ces paroles figurent un troisième genre de tentation, qui est la curiosité. Car manger la terre, c'est sonder des profondeurs et des obscurités mais des profondeurs et des obscurités temporelles et terrestres.

28. Dieu ne met pas d'inimitié entre le serpent et l'homme, il en met seulement entre lui (117) et la femme. Est-ce parce que le démon ne trompe et ne tente pas les hommes? Il est manifeste qu'il les trompe. Est-ce parce qu'il n'a abusé que la femme et non Adam? Mais pour n'avoir fait parvenir l'imposture jusqu'à lui que par le moyen de la femme, en est-il moins son ennemi? D'ailleurs c'est au temps futur que Dieu parle quand il dit: " Je mettrai l'inimitié entre toi et la femme. " Et si l'un dit que le démon n'a pu désormais séduire Adam, nous répondrons qu'il n'a pas non plus séduit Eve. Pourquoi donc ces paroles, si ce n'est pour nous montrer clairement que nous ne pouvons être tentés par le diable, qu'au moyen de cette partie animale dont nous avons déjà beaucoup parlé plus haut et qui présente dans un seul l'homme comme l'image et la similitude de la femme? Il y a aussi des inimitiés établies entre la semence du diable et celle de la femme; la semence du diable signifie les suggestions perverses, et celle de la femme, les fruits de bonnes oeuvres par lesquels on résiste à la tentation du mal. Le diable observe la plante du pied de la femme, afin de la mettre sous son joug, si elle se laisse aller à des joies défendues; de son côté elle observe la tête du serpent, afin de le repousser dès que se fait sentir la tentation du mal.

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CHAPITRE 19.

PEINE INFLIGÉE A LA FEMME.

29. Point de difficulté relativement au châtiment de la femme. En effet il est évident qu'elle est soumise à des douleurs multipliées et qu'elle pousse bien des gémissements dans les angoisses de cette vie. Quant `aux enfantements douloureux, ils se réalisent chez la femme proprement dite; il faut néanmoins les considérer dans l'invisible partie de nous-mêmes que représente la femme. Effectivement les femelles même des animaux sans raison mettent au jour leurs petits avec douleur, et pour elle c'est la condition de leur mortalité plutôt que la peine du péché. Il peut donc se faire que pour les femmes aussi cette douleur soit naturelle à leurs corps mortels; mais le grand supplice est que d'immortels qu'ils étaient leurs corps sont devenus mortels. Néanmoins il y a dans cette sentence une profonde et mystérieuse signification; c'est qu'on ne s'abstient jamais de ce que prétend la volonté de la chair, sans éprouver d'abord de la douleur jusqu'au moment oit l'habitude du bien est formée. Cette habitude formée est comme un fils qui vient de naître; c'est l'inclination disposée au bien par l'habitude. Pour faire naître cette bonne habitude on a résisté avec douleur à l'habitude mauvaise. Que signifient encore ces mots qui expriment la suite de l'enfantement: " Tu te tourneras vers ton mari et il te dominera (1).? "Est-ce que la plupart des femmes et même presque toutes n'enfantent pas en l'absence de leurs maris et ne sont pas après l'enfantement dans l'impossibilité de se tourner vers eux?Ces femmes superbes et qui dominent leurs maris perdent-elles ce vice après avoir enfanté et se laissent-elles dominer par eux? Loin de là; elles croient qu'en devenant mères elles ont acquis une dignité nouvelle et se montrent ordinairement plus orgueilleuses. Pourquoi donc après ces mots: " Tu enfanteras dans la douleur, " a-t-il été ajouté : " Et tu te tourneras vers ton mari, et il te dominera, " si ce n'est pour marquer que cette partie de l'âme qu'attachent les plaisirs des sens, obéit avec plus de soin et de zèle à la raison comme à un mari, quand pour vaincre telle ou telle habitude mauvaise elle a éprouvé de la douleur et dés difficultés, et qu'instruite pour ainsi dire au moyen même de ce pénible combat elle se tourne vers la raison, reçoit et exécute volontiers ses ordres pour ne point tomber de nouveau dans quelque habitude pernicieuse?Ainsi donc ce qui paraît malédiction devient commandement, pour qui lit avec l'esprit les choses spirituelles. Car la loi est spirituelle (2).

1. Gn 3,16 - 2. Rm 7,14

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CHAPITRE 20.

CHATIMENT DE L'HOMME.

30. Que dirons-nous aussi de la sentence portée contre l'homme? Les riches qui sont pourvus des moyens les plus faciles d'existence et qui ne cultivent point la terre, ont-ils échappé à la peine énoncée en ces termes? " La terre pour toi sera maudite désormais. Tu mangeras de ses fruits dans la tristesse et les gémissements de ton cœur tous les jours de ta vie. Elle te produira des ronces et des épines et tu mangeras l'herbe de ton champ. Tu mangeras ton pain à la sueur, de ton front, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré, car tu es terre et tu retourneras en terre (1)? " Mais certainement il est manifeste que personne n'échappe à l'effet de cette sentence. Car la tristesse et les travaux que la terre ménage À l'homme ne sont autre chose que la difficulté pour tous, durant cette vie, de trouver la vérité, et cela par suite de l'état corruptible du corps.
En effet, comme le déclare Salomon, " le corps, qui se corrompt appesantit l'âme et cette demeure terrestre abat l'esprit dans une multitude de préoccupations (2). " Les épines et les ronces sont les embarras des questions tortueuses, ou les pensées qui ont pour objet les soins de cette vie et qui ordinairement, si elles ne sont extirpées et rejetées du champ de Dieu, étouffent la parole pour l'empêcher de fructifier dans l'homme, selon l'enseignement évangélique de Notre-Seigneur (3). Maintenant encore la nécessité veut que nous soyons instruits de la vérité par le moyen des yeux et des oreilles du corps; d'un autre côté il est difficile de résister aux illusions qui dé ces sens pénètrent dans l'âme, quoique les mêmes sens nous transmettent aussi la vérité. Quel est donc, au milieu d'une perplexité pareille, celui dont le visage ne sue pas pour manger son pain? C'est ce que nous devons souffrir tous les jours de notre vie, c'est-à-dire de cette vie qui aura un terme. Cette sentence regarde celui qui cultive le champ de son âme; il souffre cela jusqu'à ce qu'il retourne dans la terre dont il a été formé: en d'autres termes, jusqu'à ce qu'il sorte de la vie présente. L'homme en effet qui cultive ce champ intérieur et gagne son pain quoique avec peine peut endurer ce travail jusqu'à la fin de cette vie; mais après cette vie il n'est point nécessaire qu'il en soit chargé. Quant à celui qui laisse sans culture le champ dont il s'agit, il subit dans toutes ses œuvres la malédiction portée contre sa terre, durant la vie de ce monde, après laquelle il éprouvera le feu du purgatoire ou la peine éternelle. Ainsi personne n'échappe à la sentence; mais il faut faire en sorte que du moins on n'en ressente point l'effet au delà du tombeau.

1. Gn 3,17-19 - 2. Sg 9,15 - 3. Mc 4,18-19


Augustin, De la Genèse 209