Augustin, De la Genèse 302

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CHAPITRE 2

DIVERS SENS DE L'ÉCRITURE.

5. Il faut envisager au point de vue de cette foi ce qui dans le livre présent, doit être l'objet de nos recherches et de nos discussions. " Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. " D'après certains interprètes des divines Ecritures, il y a quatre manières d'envisager la parole sainte l'histoire, l'allégorie, l'analogie et l'étiologie. Ces noms viennent du grec, mais nous pouvons en donner dans notre langue la définition et l'explication. L'histoire consiste à retracer, soit sous l'inspiration divine soit avec les seules ressources de l'esprit humain, les choses accomplies; l'allégorie, à entendre les textes dans un sens figuré ; l'analogie, à faire voir l'accord de l'ancien et du nouveau Testament; l'étiologie à faire connaître les motifs des paroles et des actes.

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CHAPITRE 3.

QUE SIGNIFIENT LES PREMIERS MOTS DE LA GENÈSE?

6. On peut donc demander si ces mots: "Dans " le principe Dieu fit le ciel et la terre, " doivent être entendus seulement dans le sens historique, où s'ils signifient encore quelque chose dans le sens figuré, comment ils concordent avec l'Evangile et pour quelle raison le livre sacré commence ainsi. Prenons ces paroles au point de vue de l'histoire : le mot principe doit-il s'entendre du commencement du temps ou de la sagesse même de Dieu? car le Fils de Dieu s'appelle lui-même principe quand on lui fait cette question : " Qui êtes-vous? " et qu'il répond: " Je suis le principe moi qui vous parle (1). " Il y a en effet, un principe sans principe et un principe ayant un autre principe. Le Père seul est principe sans principe, et de là ce point de notre foi, que tout est d'un seul principe. Pour le Fils, il est principe mais de telle sorte qu'il est engendré par le Père. La première créature intelligente peut être elle-même appelée principe pour les êtres dont elle est le chef et que Dieu a formés. Le chef en effet étant avec raison appelé principe, l'Apôtre ne dit pas dans cette gradation que la femme soit le chef de quelqu'un. Il appelle l'homme le chef de la femme, le Christ le chef de l'homme et Dieu chef du Christ (2) : ainsi se rattache la créature au Créateur.

1. Jn 8,26 - 2. 1Co 11,3

7. S'il est dit : " Dans le principe," est-ce parce que les objets dont il s'agit ont été créés avant tout? Si les anges et tous les êtres spirituels ont été faits en premier lieu, est-il impossible que le ciel et la terre aient été formés et créés d'abord? Car il faut reconnaître que les anges sont des créatures de Dieu et ont été faits par lui. En effet le prophète parle des anges quand il dit dans le Psaume 148e: " Dieu a commandé et tout a été fait, il a voulu et tout a été créé " (1) Mais si les anges ont reçu les premiers l'existence, on peut demander encore: ont-ils été créés dans le temps, ou avant tous les temps, ou au commencement du temps? Si c'est dans le temps, le temps existait donc avant qu'il y eût des anges; et comme le temps lui-même est une créature, on doit reconnaître alors que quelque chose a été fait avant les anges. Si nous disons qu'ils ont été faits au commencement du temps, et que le temps a commencé avec eux,nous devons tenir comme erroné ce que prétendent quelques auteurs, que le temps a commencé avec le ciel et la terre.

1. Ps 148,5

8. Si ces anges ont été formés avant le temps, il faut examiner dans quel sens viennent plus loin ces paroles : " Et Dieu dit: Qu'il y ait dans le firmament du ciel deux grands luminaires, afin qu'ils luisent sur la terre et séparent le jour de la nuit; qu'ils servent de signes et fassent les temps, les jours et les années. " Il peut sembler ici que les temps ont commencé quand le ciel et les flambeaux du ciel ont paru et ont commencé leurs révolutions. Or si cela est vrai, si le temps a commencé avec le cours des astres qu'on dit avoir été faits le quatrième jour, comment a-t-il pu y avoir des jours avant l'existence du temps? Cette formation des jours n'aurait-elle été rapportée lit que par égard pour notre faiblesse, pour insinuer doucement à de pauvres intelligences des choses d'un ordre plus relevé, parce que aucun récit ne peut se faire que l'on n'y distingue un commencement, un milieu et une fin? Les flambeaux du ciel ont-ils été créés par la parole divine dans ces temps que les hommes mesurent par la durée des mouvements corporels; dans ces temps qui en effet n'existeraient pas sans les mouvements des corps et que tout le monde connaît parfaitement? En admettant cette hypothèse, nous devons examiner si en dehors du mouvement des corps, le temps peut exister dans le mouvement d'une créature incorporelle, telle qu'est l'âme ou l'esprit lui-même; car sans nul doute l'âme est en mouvement dans les pensées qui l'occupent, et il y a dans ce mouvement un commencement et une suite d'idées, ce qui ne peut se comprendre qu'avec les intervalles du temps. Adoptons-nous cette opinion? croyons-nous aussi que les anges ont été créés avant le ciel et la terre? Nous pouvons alors concevoir que le temps ait existé avant la création de la terre et du ciel, puisqu'il y avait des créatures pour le déterminer par leurs mouvements incorporels et puisqu'il est aussi juste de le voir en elles, que de le voir dans l'âme humaine, habituée par son union avec le corps aux mouvements corporels. Mais peut-être n'y a-t-il point de temps pour les premières et les plus éminentes créatures. Quoiqu'il en soit, car c'est ici une chose des plus profondes et des plus impénétrables à l'esprit humain, on doit assurément tenir comme un point de foi, encore qu'il excède la mesure de nos connaissances, que toute créature a un commencement, que le temps lui-même est une créature, que par conséquent il a un commencement et n'est pas coéternel au Créateur.

9. Il peut sembler aussi que les mots ciel et terre ont été employés pour désigner toutes les créatures ; que la voûte éthérée qui frappe nos regards, avec le monde invisible des puissances supérieures, a été appelée ciel, et que le nom de terre a été donné à toute la partie inférieure de l'univers et à l'ensemble des êtres animés qu'elle renferme. Ou bien encore, toute créature supérieure et invisible est-elle comprise sous le nom de ciel, toute créature visible sous celui de terre; et peut-on entendre ainsi de toute la création les paroles: " Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre? " Peut-être en effet convenait-il que comparativement à la créature invisible, qui serait nommée le ciel, tout ce qui est visible fût appelé terre. L'âme est invisible et néanmoins lorsqu'elle s'est enflée de l'amour des choses visibles et enorgueillie de leur acquisition, n'a-t-elle pas été désignée sous le nom de terre dans ces paroles de l'Ecriture : " De quoi peut s'enorgueillir la terre et la cendre (1)? "

1. Si 10,9

10. Autre question : L'écrivain sacré a-t-il désigné sous les noms de ciel et de terre toutes les choses déjà distinctes, coordonnées et revêtues de leurs formes particulières? Ou bien a-t-il donné ces noms à la matière d'abord informe de toute la création, à cette matière d'où sont ensuite venus, sur un ordre ineffable de l'Éternel, les différents êtres avec leurs proportions et leurs beautés spéciales? Nous lisons, il est vrai : " Vous avez fait le monde d'une matière informe (1). " Cependant nous ne pouvons dire que cette matière, quelle qu'elle soit, n'ait pas été créée par Celui de qui nous avouons et croyons que vient toute chose. Le monde alors désignerait l'ordre et l'harmonie qui règne entre tous les êtres déjà formés et distincts : et les noms de ciel et de terre s'appliqueraient à la matière première, comme à l'élément du ciel et de la terre: ce ciel et cette terre eussent été alors mêlés, confondus et propres seulement à recevoir leurs formes de Dieu leur auteur. C'est assez sur ces mots
" Dans le principe Dieu fit le Ciel et la terre. " Nous nous sommes bornés à des questions aussi bien ne fallait-il là dessus rien affirmer témérairement.

1. Sg 11,18

304

CHAPITRE 4.

SECOND VERSET DE LA GENÈSE Gn 1,2.

11. " Or la terre était invisible et sans ordre et les ténèbres étaient sur l'abîme, et l'Esprit de Dieu était porté sur l'eau. " Les hérétiques ennemis de l'ancien Testament accusent ainsi ce passage : Comment, disent-ils, Dieu a-t-il fait dans le principe le ciel et la terre, si déjà la terre existait? Ils ne comprennent pas que ceci a été ajouté pour exposer dans quel état se trouvait la terre dont il a été dit réellement : " Dieu fit le ciel et la terre. " Il faut donc entendre ainsi le texte : " Dieu dans le principe fit le ciel et la terre; " or cette terre que Dieu avait faite était invisible et n'offrait que désordre, jusqu'à ce que lui-même encore la fit paraître dans sa forme et passer de la confusion où elle était d'abord à l'état d'ordre qui règne entre toutes ses parties. Ou bien ne vaudrait-il pas mieux penser qu'il s'agit encore ici de la même matière quia été précédemment désignée sous les noms de ciel et de terre? Le sens serait celui-ci: " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre; " or ce qui est appelé ciel et terre en ce lieu, était une terre invisible et sans ordre et les ténèbres étaient sur l'abîme; en d'autres termes, ce qui a été nommé ciel et terre était une matière confuse de laquelle le monde, composé de deux grandes parties qui renferment tout le reste, savoir, du ciel et de la terre, devait sortir avec une forme déterminée, après que les éléments seraient coordonnés entre eux. Cette confusion de la matière a pu être indiquée à l'intelligence du vulgaire, par les mots de terre invisible, sans ordre, sans arrangement, de ténèbres sur l'abîme, c'est-à-dire sur une immense profondeur. Ce dernier mot a pu être employé aussi pour faire entendre que nulle intelligence ne saurait comprendre la matière informe, à raison même de son informité.

12. " Et les ténèbres étaient sur l'abîme. " L'abîme était-il dessous et les ténèbres dessus, comme en des lieux distincts? Ou bien est-ce parce qu'il s'agit encore ici de la confusion de la matière ou du Chaos, comme parlent les Grecs, que l'écrivain sacré dit : " Les ténèbres étaient sur l'abîme; " il n'y avait pas de lumière, car si la lumière eût existé, sans aucun doute elle aurait été au dessus, pour tout éclairer au dessous d'elle? Aussi bien celui qui considère attentivement ce que sont les ténèbres, n'y trouve rien que l'absence de la lumière. Ces paroles donc : " Les ténèbres étaient sur l'abîme, " équivalent à celles-ci : Il n'y avait pas de lumière sur l'abîme. Ainsi donc, c'est cette matière, dont l'opération divine doit former ensuite tant d'êtres divers, qui a été appelée terre invisible et sans ordre, abîme et profondeur manquant de lumière; elle avait été désignée aussi sous les noms de ciel et de terre comme étant l'élément du ciel et de la terré, ainsi- que nous l'avons déjà dit: à moins toutefois que par les termes de ciel et de terre l'écrivain sacré n'ait voulu proposer d'abord tout l'ensemble de la création, et en montrer toutes les parties après avoir donné l'idée de cette matière universelle.

13. " Et l'Esprit de Dieu était porté sur l'eau. " Jusque-là il n'a pas été dit que Dieu eût fait l'eau. Et cependant nous ne devons pas croire que Dieu ne l'ait pas créée et qu'elle ait existé avant qu'il eût encore rien fait, car il est celui de qui, par qui et' en qui toutes choses ont l'être, comme le déclare l'Apôtre (1). Dieu donc est aussi le créateur de l'eau et ce serait une grande erreur de croire autrement. Mais pourquoi n'a-t-il pas été dit que Dieu ait créée l'eau? L'écrivain sacré a-t-il voulu encore appeler eau cette même matière déjà désignée sous les noms de ciel et de terre, de terre invisible, sans ordre ni arrangement et d'abîme ténébreux? Et pourquoi ne serait-elle pas appelée eau, quand elle a pu être appelée terre, quoique rien jusque-là, ni eau, ni terre, ni aucun objet n'eût encore de forme distincte? Mais il peut paraître convenable qu'elle ait d'abord été appelée ciel et terre; en second lieu terre invisible, sans ordre ni arrangement, abîme sans lumière ; et eau en troisième lieu. Tirée du néant pour la formation de tous les êtres de l'univers, elle aurait été appelée d'abord ciel et terre, parce que le ciel et la terre, dont se compose le monde en devaient être formés. Elle aurait été nommée en second lieu terré informe, en désordre et abîme, parce que de tous les éléments la terre est le moins beau et a moins d'éclat que le reste. Enfin elle aurait été désignée sous le nom d'eau, pour exprimer sa souplesse entre les mains du Souverain architecte ; car l'eau est plus mobile que la terre, et comme elle se laisse travailler et mouvoir plus facilement qu'elle, cette matière première a dû s'appeler eau plutôt que terre.

1. Rm 11,36

14. Il est vrai que l'air est lui-même plus mobile que l'eau; et l'on croit ou l'on éprouve avec raison que l'éther est plus encore mobile que l'air. Mais ces noms d'air ou d'éther étaient moins convenables pour désigner cette matière première. Car on croit que la propriété de ces éléments est plus active que passive, tandis que c'est le contraire pour la terre et l'eau. Si ce que je dis paraît obscur, il est très clair cependant, selon mai, que le vent agite l'eau et bien des parties terrestres: or, le vent est l'air mis en mouvement et flottant en quelque sorte. Comme donc il est manifeste que l'air agite l'eau et que nous ne savons ce qui l'ébranle lui-même et en forme le veut; quine voit que la matière qui se laisse mouvoir doit ponter le nom d'eau plutôt que celui d'air, puisque c'est l'air qui imprime le mouvement? Or, être mu c'est recevoir l'action, mouvoir c'est agir. Ajoutons que les productions de la terre, pour naître et se développer, sont imbibées d'eau et que l'eau semble se transformer en elles. Le nom d'eau convenait donc bien mieux à la matière pour exprimer sa souplesse entre les mains de l'ouvrier et sa transformation aux êtres formés par lui, que ne lui convenait le nom d'air, puisque ce dernier nom exprimerait sans doute sa mobilité, mais non les autres propriétés qui la distinguent. En sorte que voici tout le sens : " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, " c'est-à-dire une matière qui pût devenir le ciel et la terre; cette matière " était invisible et sans ordre, "c'est-à-dire une masse informe, un abîme sans lumière ; cette matière cependant se montrant docile au mouvement que lui imprime l'ouvrier souverain reçoit encore le nom d'eau.

15. Ainsi dans le premier de ces noms qui désignent la matière est indiquée la fin pour laquelle elle était créée ; dans le second, son défaut de forme, et: dans le troisième sa souplesse et sa docilité sous la main du grand. architecte. D'abord donc elle est appelée ciel et terre parce qu'elle était faite pour devenir le ciel et la terre; en second lieu, terre invisible et en désordre, ténèbres sur l'abîme, c'est-à-dire, matière sans forme et sans lumière; de ce défaut de lumière son nom de terre invisible; en troisième lieu eau, soumise à l'esprit pour prendre un état et revêtir des formes. Aussi bien l'Esprit de Dieu était-il porté sur l'eau et par l'Esprit nous devons entendre celui qui opérait; par l'eau, la chose sur laquelle il opérait, c'est-à-dire la matière à travailler. Quand donc nous donnons à une seule et même chose ces trois noms de matière du monde, de matière informe, de matière à façonner; au premier correspond bien la dénomination de ciel et de terre, au second celle d'obscurité ou de confusion, de profondeur ou de ténèbres, et au troisième la souplesse que considère l'Esprit de l'ouvrier souverain avant de travailler.

16. " Et l'Esprit de Dieu était porté sur l'eau. " Il n'y était pas porté comme l'huile sur d'eau ou comme l'eau sur la terre, c'est-à-dire qu'il n'y était point porté pour y être contenu ; mais, s'il faut pour ceci emprunter des exemples aux choses visibles, il y était porté comme la lumière du soleil ou de la lune est portée sur le corps qu'elle éclaire. Cette lumière en effet n'est pas contenue en eux; elle est portée sur eux, tandis que c'est le ciel qui la contient. Prenons garde aussi de nous imaginer que l'Esprit de Dieu fût part sur la matière à la façon des corps; c'était sa puissance d'opération et d'exécution qui était portée sur les objets à faire et à former; comme la volonté de l'ouvrier est pontée sur le bais ou tout autre chose qu'il doit travailler, ou même sur les membres de son corps qu'il applique au travail. Cette comparaison, quoique déjà supérieure à toute autre que nous pouvons emprunter aux corps, est bien faible cependant, elle n'est presque rien pour nous donner une idée du mystère de l'Esprit de Dieu porté sur la matière du monde soumise à son opération Anis dans tout ce qui peut être de quelque manière saisi par les hommes nous n'en trouvons pas de plus claire ni de plus convenable pour le sujet dont nous parlons. C'est pourquoi l'on fera ici une excellente application de cette sentence de l'Ecriture : " Bénissez Dieu, exaltez son nom autant que vous le pourrez, il sera toujours au-dessus de vos louanges (1). " Nous parlons ainsi dans la supposition où l'esprit de Dieu signifierait le Saint-Esprit que nous adorons dans l'ineffable et immuable Trinité.

1. Si 43,33

17. On peut aussi l'entendre autrement et sous le nom d'esprit de Dieu comprendre une créature, savoir l'esprit vital qui maintient et fait mouvoir tout ce monde visible avec tous les corps dont il est le séjour; et à qui le Seigneur Tout-Puissant a donné le pouvoir de lui prêter son concours pour la production des êtres qui viennent à la vie. Cet esprit étant supérieur à tout corps même aérien, puisque toute créature invisible l'emporte sur toute créature visible, ce n'est pas sans raison qu'il serait appelé Esprit de Dieu. Est-il rien en effet qui n'appartienne à Dieu parmi les êtres qu'il a créés, puisqu'il est dit de la terre même : " La terre et tout ce qu'elle renferme appartient au Seigneur (1), m et puisqu'au sujet de l'univers entier nous lisons ces mots : " Toutes choses sont à vous, Seigneur, à vous qui aimez les âmes (2). " Or on peut reconnaître cet esprit créé dans le passage en question, si les paroles : " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, " n'ont pour objet que les créatures visibles. On peut entendre alors que sur la matière des choses visibles, au début de leur formation, était porté un esprit invisible et cependant créé, c'est-à-dire un esprit qui n'était pas Dieu, et que Dieu avait fait et formé. Mais si l'on estime que le nom d'eau désigne la matière de toute créature soit spirituelle, soit animale et corporelle, on est de tout point obligé d'entendre ici par esprit de Dieu, cet Esprit immuable et saint qui était porté sur la matière de toutes les choses auxquelles Dieu a donné l'être et la forme.

1. Ps 22,1 - 2. Sg 11,27

18. Au sujet de cet esprit peut naître une troisième opinion ; on peut croire que sous ce nom est désigné l'élément de l'air: de sorte que le texte suggérerait l'idée des quatre éléments dont le monde visible se compose, savoir, le ciel et la terre, l'eau et l'air. Ils n'étaient encore ni distincts ni coordonnés; mais on les voit comme en germe dans la confusion même de la matière informe; confusion et informité mentionnés sous les noms de ténèbres et d'abîme. Mais de ces trois opinions quelle que soit la vraie, il faut croire; que Dieu est l'auteur et l'organisateur de toutes les choses qui ont commencé, visibles et invisibles, non pas de leurs défauts, opposés à leur nature, mais de leur nature même, et qu'il n'est absolument aucun être créé qui ne lui doit son origine et la perfection de son être.


305

CHAPITRE 5.

CRÉATION DE LA LUMIÈRE.

19. " Dieu dit : Que la lumière soit et la lumière fut. " Ne pensons pas qu'en disant : " Que la lumière soit, " Dieu ait fait entendre un cri sorti des poumons et articulé par la langue et les dents. De telles pensées conviennent aux âmes charnelles, et l'Apôtre nous dit que juger selon la chair c'est la mort (1). Mais c'est d'une manière ineffable que Dieu a dit : " Que la lumière soit. " Maintenant cette parole a-t-elle été adressée au Fils unique de Dieu ou est-elle le Fils unique de Dieu lui-même, car le Fils est appelé le Verbe de Dieu, par qui toutes choses ont été faites (2)? C'est ce qu'on peut examiner, pourvu cependant qu'on évite l'impiété de croire que le Verbe, que le Fils unique de Dieu soit une parole semblable à celle que nous prononçons nous-mêmes. Mais ce Verbe de Dieu par qui toutes choses ont été faites, n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin; il est né sans commencement et coéterneI à son Père. C'est pourquoi, si la parole : Fiat lux, a commencé et fini, elle a été plutôt adressée au Fils qu'elle n'est le Fils lui-même. Et néanmoins dans ce sens elle est encore un mystère ineffable : qu'aucune image sensible n'entre dans l'âme et n'y vienne troubler une pieuse contemplation purement spirituelle. Car si l'on entend d'une manière propre et absolue qu'il y a dans la nature de Dieu quelque chose qui commence et finit; c'est une opinion téméraire et périlleuse. On peut cependant par une charitable condescendance la permettre aux charnels et aux petits, non pour qu'ils y demeurent, mais pour que de là ils s'élèvent plus haut. Car toute chose en quoi l'on dit que Dieu commence et finit, ne doit d'aucune sorte s'entendre de la nature de Dieu, mais de la créature, admirablement docile à ses ordres.

1. Rm 8,6 - 2. Jn 1,1-3

20. " Et Dieu dit : Que la lumière soit; " s'agit-il de la lumière qui paraît aux;yeux du corps ou d'une lumière secrète dont il n'a pas été donné à nos sens de jouir ici-bas? Et s'il s'agit d'une lumière secrète, est-ce une lumière corporelle qui soit répandue d'une façon locale dans les parties supérieures du monde, ou bien est-ce une lumière incorporelle telle qu'elle existe dans les êtres animés, même dans les bêtes, et qui, sur le rapport des sens, leur fait voir ce qu'il faut fuir, ce qu'il faut rechercher; ou bien enfin est-ce cette lumière d'un ordre bien supérieur que révèle le raisonnement et qui tient la première place entre tout ce qui a été créé? Car quelle que soit la lumière dont il s'agit ici, nous devons comprendre qu'elle a été formée et créée; tandis que, celle qui brille dans la sagesse même de Dieu n'a pas été créée mais engendrée ; en effet on ne doit point penser que Dieu ait été sans lumière avant de produire celle dont il est maintenant question. Les expressions mêmes indiquent suffisamment que cette lumière dont nous parlons a été faite, car il est écrit : " Et Dieu dit : Que la lumière soit faite et la lumière fut faite. " Autre est la lumière née de Dieu, autre la lumière faite par lui. La lumière née de Dieu est la sagesse même de Dieu, la lumière faite par Dieu est toute lumière muable soit corporelle soit incorporelle.


21. On se demande ordinairement, comment la lumière corporelle a pu exister avant le ciel et les flambeaux du ciel dont il n'est parlé qu'ensuite. Mais il n'est pas facile, il est- même absolument impossible à l'homme de découvrir si au delà du ciel il y a une lumière spéciale qui soit répandue dans l'espace et qui enveloppe le monde. Néanmoins comme on peut encore comprendre ici 1a lumière incorporelle, en admettant qu'il est parlé dans ce livre non-seulement des créatures visibles, mais de tous les êtres de la création; qu'est-il besoin de nous arrêter plus longtemps sur ce sujet? Peut-être aussi que c'est ici une courte mais convenable et belle réponse à la question que l'on fait sur l'époque de la création des Anges.

22. " Et Dieu vit que la lumière était bonne. " Il faut voir dans ces paroles non pas la joie produite par un bien tout extraordinaire, mais l'approbation que Dieu donne à son ouvrage. Peut-on en effet parler à des hommes plus convenablement de Dieu que de la manière suivante : Il a dit, la chose a été faite, et la chose lui a plu. Il a dit marque son commandement; la chose a été faite, sa puissance; et la chose lui a plu, sa bienveillance. C'est un homme qui rapporte à des hommes ces choses ineffables : elles ont du être exposées de manière à profiter à tous.

23. "Et Dieu sépara la lumière des ténèbres. On peut voir ici avec quelle extrême facilité tout cela s'est fait par Dieu. Qui pourrait croire qu'une fois produite la lumière se trouvât d'abord confondue avec les ténèbres et eût besoin ensuite d'en être séparée? Ce simple fait de la création de la lumière en fut aussi la séparation d'avec les ténèbres. Quelle union possible entre la lumière et les ténèbres (1)? Dieu donc sépara la lumière des ténèbres par cela même qu'il fit la lumière, dont l'absence prend le nom de ténèbres. Entre la lumière et les ténèbres il y a la même différence qu'entre le vêtement et la nudité, entre le plein et le vide, et entre des choses opposées de cette manière.

1. 2Co 6,14

24. Dans combien de sens peut être comprise cette lumière dont la privation, suivant les acceptions diverses du mot, porte le nom de ténèbres? Nous l'avons déjà dit plus haut. Il y a la lumière que perçoivent les yeux du corps et qui est elle-même corporelle; telle est la lumière du soleil, de la lune, des étoiles et de tout autre flambeau de même sorte: à cette lumière sont opposées les ténèbres qui résultent de son absence en quelque lieu. Il y a une autre lumière, celle de la vie; qui sent et qui peut discerner ce que les organes du corps présentent à son appréciation, comme le blanc et le noir, la mélodie et les sons discordants, la bonne et la mauvaise odeur, le doux et l'amer, le chaud et le froid et autres choses de ce genre. Aussi bien la lumière qui se fait sentir aux yeux est différente de celle qui vient par le moyen des yeux éveiller des sensations. L'une est dans le corps, et l'autre, bien qu'elle perçoive par l'intermédiaire du corps ce qu'elle sent, a néanmoins l'âme pour siège. Les ténèbres opposées à cette dernière consistent dans le défaut de sensibilité ou, si l'on aime mieux, de sensation; en d'autres termes, elles consistent à ne point sentir, quoiqu'il se présente des choses qui pourraient être senties, s'il y avait dans l'être la lumière qui éveille la sensibilité. Et cela a lieu non pas quand les organes du corps font défaut, comme dans les aveugles et les sourds; car les âmes de ceux-ci possèdent la lumière dont nous parlons, bien qu'ils soient privés de l'office des sens corporels ce n'est pas non plus quand avec cette lumière de l'âme et l'usage des organes du corps il ne s'offre aucun objet de sensation, comme lorsqu'on n'entend aucun bruit, au milieu du silence.
Celui donc qui pour de telles causes n'éprouve point de sensation ne manque pas pour cela de la lumière dont il s'agit. Elle n'est absente que dans le cas où cette faculté manque à l'âme ; et encore ne dit-on pas alors qu'elle soit une âme, elle est plutôt une simple vie, une vie semblable à celle que l'on prête à la vigne, aux arbres et à tous les végétaux : si toutefois on peut prouver que les plantes aient une vie. Et pourtant il est des hérétiques assez aveugles pour les croire capables, non-seulement de sentir par le moyen du corps, c'est-à-dire de voir, d'entendre, de discerner le chaud et le froid, mais même de raisonner et de connaître nos pensées: mais ceci est l'objet d'une autre question. Ainsi donc les ténèbres opposées à la lumière qui fait sentir, seraient l'insensibilité, ou le défaut de sensibilité dans un être vivant quel qu'il fût. Or il est convenable d'accorder le nom de lumière à cette faculté, dès qu'on veut bien appeler lumière (132) ce qui rend une chose manifeste. Lorsque mous disons : il est manifeste que cela est mélodieux, il est manifeste due cela est doux, il est manifeste que cela est froid; lorsque sous l'impression des sens corporels nous faisons d'autres affirmations semblables; alors cette lumière qui nous rend tout cela manifeste, est certainement au dedans de l'âme, bien que le corps lui serve d'intermédiaire pour lui transmettre ce qu'elle sent ainsi.
On peut entendre comme troisième espèce de lumière créée la faculté du raisonnement; le défaut de raison, qui est la condition des âmes des bêtes, constitue les ténèbres qui lui sont opposées.


25. Quelle que soit donc la lumière que Dieu ait créée d'abord dans le monde, que cette lumière soit la lumière du ciel, ou la lumière de la vie sensitive dont jouissent les animaux, ou soit la lumière rationnelle que possèdent les Anges et les hommes, il est certain que Dieu a séparé la lumière des ténèbres par cela même qu'il a créé la lumière, parce due autre chose est la lumière, et autre chose ces absences de la lumière dont Dieu a réglé le rôle dans les ténèbres qui lui sont opposées. Car il n'est pas dit que Dieu ait fait les ténèbres. il a fait les réalités, non les défauts qui tiennent du néant, d'où sa puissance a tiré tout ce qui existe. Cependant nous comprenons qu'il les a ordonnées quand nous lisons " Dieu sépara la lumière et les ténèbres. " C'est que les privations elles-mêmes devaient être à leur place sous l'empire universel du Maître souverain. Ainsi, dans le chant, les silences, placés à des intervalles déterminés, ne laissent pas d'être bien ordonnés par, ceux qui savent hanter, et ils contribuent à la beauté de toute la pièce de musique, quoiqu'ils soient pourtant des absences de sons. Ainsi encore, dans les tableaux, les ombres font ressortir les endroits les plus saillants, et plaisent non par elles-mêmes mais par leur disposition. Dieu n'est pas l'auteur de clos vices; et néanmoins à cet égard il est ordonnateur, en plaçant et en condamnant à souffrir comme ils le méritent, ceux qui ont péché. Aussi bien est-il dit dans l'Evangile (1), que les brebis sont placées à droite et les boucs à gauche. Il est donc certaines choses dont Dieu est à la fois l'auteur et l'ordonnateur. Il fait et ordonne les justes; pour les -pécheurs, il ne les fait pas, mais il les soumet à l'ordre. En effet qu'il a place les uns à droite, les autres à gauche, et qu'il envoie ceux-ci au feu éternel, il nous montre par là qu'il traite les uns et les autres selon leur mérite. Ainsi donc il fait. et ordonne les espèces et les individus. Quant aux non-êtres et aux défauts, il ne les fait pas, il les règle et les ordonne seulement. Il a donc dit : " Que la lumière soit, et la lumière a été. " Mais pour produire les ténèbres, il n'a pas dit : Que les ténèbres soient. De ces deux choses, il a fait l'une et non l'autre; mais il les a ordonnées toutes deux, lorsqu'il a séparé lumière et les ténèbres. Ainsi chaque chose qu'il a créée est bonne en soi; et l'ensemble qu'il ordonne est excellent.

1. Mt 25,33

306

CHAPITRE 6

NOMS DONNÉS A LA LUMIÈRE ET AUX TÉNÈBRES. Gn 1,5

26. " Et Dieu appela la lumière jour et il donna aux ténèbres le nom de nuit. " Le terme de lumière et celui de jour désignent une même chose; une même chose est également désignée par les mots de ténèbres et de nuit. Or il a fallu employer les deux termes pour définir chacun des objets, car on ne pouvait en discourir autrement. De plus il est dit: Dieu appela la lumière jour et les ténèbres nuit; de manière qu'on pourrait renverser l'ordre des mots et dire également: Dieu appela le jour lumière et la nuit ténèbres. Que répondre donc à celui qui nous demanderait si à la lumière a été donné le nom de jour ou au jour le nom de lumière? Car ces deux termes, en tant qu'on les articule pour désigner des choses, sont également des noms. On peut aussi faire la question suivante: Est-ce aux ténèbres qu'a été donné le nom de nuit, ou à la nuit le nom de ténèbres? Assurément, selon le texte de l'Ecriture, il est manifeste que la lumière a été appelée jour et les ténèbres nuit. Quand l'écrivain sacré a dit Dieu fit la lumière et il sépara la lumière des ténèbres, il ne s'agissait pas encore des noms c'est ensuite qu'ont été employés ceux de jour et de nuit, encore que, sans nul doute, lumière et ténèbres soient aussi des noms et servent à marquer certaines choses, de même que les mots jour et nuit. Faut-il donc n'entendre ici que l'impossibilité de définir ce qui a déjà un nom, autrement qu'en lui donnant un nom nouveau? Ou plutôt cette appellation ne doit-elle pas être prise pour la distinction même de la lumière et des ténèbres? Car toute lumière n'est pas le jour, et toutes ténèbres ne sont pas la nuit: mais il n'y a que (133) la lumière et les ténèbres mises en rapport et distinguées entr'elles par une succession fixe et régulière, qui soient désignées sous les noms de jour et de nuit. Tout nom en effet sert à distinguer la chose à laquelle il s'applique; et de là même, vient le terme de nomen, notamen, marque, parce que le nom est une marque, c'est-à-dire qu'il aide et apprend à discerner et à reconnaître son objet.
Il se peut donc que la séparation de la lumière et des ténèbres n'ait consisté qu'à donner à la lumière le nom de jour, et aux ténèbres le nom de nuit et que leur imposer des noms n'ait été purement et simplement qu'en régler l'ordre. Ou bien ces noms veulent-ils nous faire entendre de quelle lumière il s'agit et de quelles ténèbres; comme s'il y avait dans le texte: Dieu fit la lumière et sépara la lumière des ténèbres; or comprenez par la lumière le jour, par les ténèbres la nuit? L'écrivain sacré a-t-il eu le dessein d'éloigner de notre esprit l'idée d'une lumière qui ne soit pas le jour et de ténèbres qui ne soient pas la nuit? Et en effet si toute lumière était le jour et toutes ténèbres la nuit, peut-être n'aurait-il pas été besoin de dire: " Et Dieu appela la lumière jour, et il appela nuit les ténèbres. "

27. On peut aussi demander quel est le jour et quelle est la nuit dont il est parlé. Si l'on doit comprendre qu'il s'agit du jour que commence le lever et que ferme le coucher du soleil; et de la nuit qui s'étend du coucher du soleil à son lever, je ne vois pas comment étaient possibles ce jour et cette nuit, avant la formation des luminaires célestes. Serait-ce que la suite des heures et les intervalles du temps, même en dehors de toute distinction d'ombres et de clarté, ont pu dès lors être appelés ainsi? Mais comment cette succession alternative, désignée par les noms de jour et de nuit, convient-elle à la lumière rationnelle, s'il en était ici question, ou à la lumière de la vie sensitive? L'écrivain sacré a-t-il sur ce point voulu insinuer, non ce qui est, mais ce qui peut être? Car l'erreur peut succéder à la raison, et l'engourdissement à la sensibilité?


Augustin, De la Genèse 302