Augustin, De la Genèse 418

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CHAPITRE 18.

DE L'ACTIVITÉ DIVINE.

36. Quoiqu'il en soit, n'oublions pas le principe établi précédemment: ce n'est point par des opérations successives de son intelligence ou par des mouvements physiques que Dieu agit, comme ferait un ange ou un homme; son activité s'exerce selon les idées éternelles, immuables, constantes, de son Verbe coéternel, et par la fécondité, si j'ose ainsi dire, du Saint-Esprit, qui lui est également coéternel. Il est dit, dans les traductions grecque et latine que " l'Esprit a de Dieu était porté sur les eaux; " mais d'après le syriaque, langue de la même famille que l'hébreu, on doit plutôt entendre qu'il les échauffait, fovebat : c'est l'interprétation d'un savant chrétien de la Syrie. Ce mot ne rappelle pas les fomentations à l'eau froide où chaude qu'on emploie pour guérir les fluxions ou les plaies (1) : il exprime une sorte d'incubation, qu'on pourrait comparer à celle des oiseaux fécondant leurs oeufs, quand la mère, obéissant à l'instinct de la tendresse, communique sa chaleur à ses petits pour les faire éclore. N'allons donc pas nous imaginer, par un grossier matérialisme, que Dieu ait prononcé des paroles humaines à chaque création des six jours. Ce n'est point dans ce huit que la Sagesse même de Dieu a revêtu nos faiblesses; si elle est venue rassembler les fils de Jérusalem, comme la poule réunit sa couvée sous les ailes (2), ce n'est pas pour nous laisser dans une éternelle enfance, mais pour empêcher d'être enfants par la malice et jeunes de discernement (3).

1. Les topiques froids étaient d'un fréquent usage dans la médecine antique : Celse les décrit : Horace s'y condamna. Qu'on ne s'étonne pas voir saint Augustin en parler ici; il aime à prévenir les interprétations que des esprits illettrés ou grossiers tels que les Manichéens pouvaient donner à sa pensée. Le métaphysicien qui s'adresse aux philosophes, est en même temps un évêque accoutumé à parler au peuple et à s'abaisser jusque dans son langage, pour s'élever à la grandeur des vérités chrétiennes : c'est un des traits de son génie
2. Mt 23,37 - 3. 1Co 14,20

37. Si l'Écriture nous offre des vérités obscures, hors de notre portée, et qui, sans ébranler la fermeté de notre foi, prêtent à plusieurs interprétations, gardons-nous d'adopter une opinion et de nous y engager assez aveuglément pour succomber, quand un examen approfondi nous en démontre la fausseté ; loin de soutenir la pensée de l'Écriture, nous ne ferions plus que soutenir une opinion personnelle, donnant notre sens particulier pour celui de l'Écriture, tandis que la pensée de l'Écriture doit devenir la nôtre.

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CHAPITRE 19.

IL FAUT S'INTERDIRE TOUTE ASSERTION HASARDÉE. DANS LES PASSAGES OBSCURS DES SAINTS LIVRES.

38. Admettons effectivement qu'à propos de ce passage : "Dieu dit: que la lumière soit, " les uns voient dans la lumière une clarté intellectuelle, les autres, un phénomène physique. Qu'il y ait une lumière intellectuelle qui illumine les esprits, c'est un point admis dans notre foi; quant à l'hypothèse d'une lumière matérielle créée dans le ciel, ou au-dessus du ciel, ou même avant le ciel, et susceptible de faire place à la nuit, elle n'est point contraire à la foi, aussi longtemps qu'elle n'est pas renversée par une vérité incontestable. Est-elle reconnue fausse? L'Écriture ne la contenait pas; ce n'était que le fruit de l'ignorance humaine. Est-elle au contraire démontrée par une preuve infaillible? Même dans ce cas, on pourra se demander si l'Écrivain sacré a voulu dans ce passage révéler cette vérité ou exprimer une autre idée non moins certaine. Quand même on verrait par l'ensemble de ses paroles, qu'il n'a pas songé à cette idée, loin de conclure que tout autre idée qu'il a voulu exprimer soit fausse, il faudrait reconnaître qu'elle est vraie et plus avantageuse à connaître. Et quand l'ensemble n'empêcherait pas de croire qu'il ait eu cette intention, il resterait encore à examiner s'il n'a pu en avoir une autre. Cette possibilité reconnue, on ne pourrait décider quelle a été sa véritable pensée; on serait même fondé à croire qu'il a voulu exprimer une double pensée, si l'ensemble prêtait à une doublé interprétation.

39. Qu'arrive-t-il encore? Le ciel, la terre et les autres éléments, les révolutions, la grandeur et les distancés des astres, les éclipses du soleil et de la lune, le mouvement périodique de l'année et des saisons; les propriétés des animaux, des plantes et des minéraux, sont l'objet de connaissances précises, qu'on peut acquérir, sans être chrétien, par le raisonnement ou l'expérience. Or, rien ne serait plus honteux, plus déplorable et plus dangereux que la situation d'un chrétien, qui traitant de ces matières, devant les infidèles, comme s'il leur exposait les (156) vérités chrétiennes, débiterait tant d'absurdités, qu'en le voyant avancer des erreurs grosses comme des montagnes, ils pourraient à peine s'empêcher de rire. Qu'un homme provoque le rire par ses bévues, c'est un petit inconvénient; le mal est de faire croire aux infidèles que les écrivains sacrés en sont les auteurs, et de leur prêter, au préjudice des âmes dont le salut nous préoccupe, un air d'ignorance grossière et ridicule. Comment en effet, après avoir vu un chrétien se tromper sur des vérités qui leur sont familières, et attribuer à nos saints Livres ses fausses opinions, comment, dis-je, pourraient-ils embrasser, sur l'autorité de ces mêmes livres, les dogmes de la résurrection des corps, de la vie éternelle, du royaume des cieux, quand ils s'imaginent y découvrir des erreurs sur des vérités démontrées par le raisonnement et l' expérience? On ne saurait dire l'embarras et le chagrin où ces téméraires ergoteurs jettent les chrétiens éclairés. Sont-ils accusés et presque convaincus de soutenir une opinion fausse, absurde, par des adversaires qui ne reconnaissent pas l'autorité de l'Écriture? on les voit chercher à s'appuyer sur l'Écriture même, pour défendre leur assertion aussi présomptueuse que fausse, citer les passages les plus propres, selon eux, à prouver en leur faveur, et se perdre en de vains discours, sans savoir ni ce qu'ils avancent ni les arguments dont ils se servent pour l'établir (1).

1. 1Tm 1,7

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CHAPITRE 20.

BUT DE L'AUTEUR EN EXPLIQUANT LA GENÈSE A DIVERS POINTS DE VUE.

40. Dans cette discussion, j'ai éclairci le texte de la Genèse, en multipliant les explications autant que je l'ai pu; j'ai proposé différents commentaires sur les passages obscurs où Dieu exerce notre intelligence. Je n'ai rien avancé avec une présomption qui condamne d'avance tout autre solution, quoiqu'elle puisse être meilleure; on peut, selon la portée de son esprit, admettre l'application qu'on trouve la plus satisfaisante, à condition d'accueillir les passages difficiles avec autant de respect pour l'Écriture que de défiance pour soi-même. Que ces explications si diverses des paroles sacrées servent du moins à en imposer aux personnes qui, enflées de leur science mondaine, critiquent comme une oeuvre de barbarie et d'ignorance des paroles destinées à entretenir la piété dans les coeurs : elles n'ont pas d'ailes et rampent sur la terre, grenouilles boiteuses qui poursuivent de leurs coassements les oiseaux dans leur nid. Plus dangereuse encore est l'illusion de ces faibles chrétiens qui, en entendant les impies discuter sur le mouvement des corps célestes ou sur les phénomènes physiques avec autant de finesse que d'éloquence, se sentent anéantis : ils soupirent en se comparant à ces prétendus grands hommes; ils reviennent avec dégoût à l'Écriture, source de la plus pure piété, et se résignent à peine à effleurer ces livres qu'ils devraient dévorer avec délices ; le labeur de la moisson leur répugne et ils jettent un regard avide sur des épines fleuries. Ils ne s'appliquent plus à goûter combien le Seigneur est doux (1); ils n'ont pas faim le jour du sabbat; et telle est leur indolence que, malgré la permission du Seigneur, ils ne peuvent se résoudre à arracher les épines, à les retourner entre leurs mains et à les broyer, jusqu'à ce qu'enfin ils en extraient la nourriture (2).

1. Ps 33,9 - 2. Mt 12,1

421

CHAPITRE 21.

AVANTAGE D'UN COMMENTAIRE QUI EXCLUT TOUTE PROPOSITION HASARDÉE.

41. On va me dire : Eh bien ! que résulte-t-il de ces discussions agitées avec tant de fracas? Où est le bon grain que tu as recueilli? Pourquoi la plupart de ces problèmes restent-ils aussi obscurs qu'auparavant? Affirme enfin quelques-unes de ces vérités dont la plupart, à t'entendre, sont accessibles à l'esprit. Ma réponse est facile ; J'ai trouvé un aliment délicieux; je me suis convaincu qu'en s'inspirant de la foi, on trouve toujours une réponse à faire aux spirituels qui se plaisent à attaquer les Livres de notre salut. Ont-ils, sur la nature, des principes solidement établis? Nous leur prouvons que l'Écriture n'y contredit pas. Tirent-ils dés ouvrages profanes quelque proposition contraire à l'Écriture, c'est-à-dire, à la foi catholique? Nous avons la logique pour en démontrer la fausseté, ou la foi pour la rejeter sans l'ombre d'un doute. Ainsi demeurons attachés à notre Médiateur, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (1) ; et gardons-nous tout ensemble des sophismes d'une philosophie verbeuse, et des terreurs superstitieuses d'une fausse religion. Lisons-nous les livres saints? Dans cette multitude de pensées vraies, exprimées en quelques mots et protégées par la plus pure tradition de la foi, choisissons le sens qui s'accorde le mieux avec les intentions de l'Écrivain sacré. Cette intention n'est-elle pas marquée? Préférons, choisissons celui que le contexte permet d'adopter et qui est conforme à la foi. Si enfin le contexte ne souffre ni éclaircissement ni discussion, tenons-nous en aux prescriptions de la foi. Il est bien différent, en effet, d'être incapable de saisir la pensée véritable de l'écrivain sacré ou de s'écarter des principes de la religion. Si on réussit à éviter ces deux écueils, la lecture porte tous ses fruits : si on ne peut échapper à tous deux, on tire avec profit d'un passage obscur une maxime conforme à la foi.

1. Col 2,3

500

LIVRE 2. CRÉATION DU FIRMAMENT (1).

1. Gn 1,6-19

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CHAPITRE PREMIER.

QUE SIGNIFIE LE FIRMAMENT AU MILIEU DES EAUX L'EAU PEUT-ELLE, D'APRÈS LES LOIS DE LA PHYSIQUE, SÉJOURNER AU-DESSUS DU CIEL ÉTOILÉ? (Gn 1,6)

1. " Dieu dit : que le firmament se fasse au milieu des eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux. Et cela se fit. Dieu fit donc le firmament et sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament, d'avec les eaux qui étaient au-dessus. Et Dieu nomma le firmament ciel. Et Dieu vit que cette oeuvre était bonne. Et le soir arriva, et au matin se fit le second jour. " Il serait inutile de répéter ici le commentaire que j'ai fait tout à l'heure sur la parole créatrice, sur l'approbation donnée par Dieu à ses oeuvres, sur le matin et le soir : chaque fois que ces termes reparaissent, je prie le lecteur de se reporter aux explications précédentes. La question qui doit maintenant nous occuper est de savoir s'il s'agit ici du ciel, je veux dire de l'espace qui s'élève au-dessus de l'atmosphère, quelle qu'en soit la hauteur, et des régions où le soleil avec la lune et les étoiles furent placés le quatrième jour; ou si le firmament ne sert qu'à désigner l'atmosphère elle-même.

2. Plusieurs prétendent en effet que les eaux ne peuvent physiquement se tenir au-dessus du ciel étoilé, parce que selon les lois de la pesanteur, elles doivent couler sur la terre, ou s'élever sous forme de vapeur à quelque hauteur seulement dans l'atmosphère. Qu'on ne s'avise pas d'objecter à ces physiciens qu'en vertu de la puissance infinie de Dieu les eaux ont pu, malgré leur pesanteur, se répandre au-dessus des régions célestes où nous voyons maintenant les astres se mouvoir. Notre but est de chercher, d'après les livres saints, les lois que Dieu a imposées à la nature, et non le miracle qu'il peut opérer par elle et en elle pour manifester sa puissance. Si par exception Dieu voulait que l'huile restât sous l'eau, le phénomène aurait lieu : nous n'en connaîtrions pas moins la propriété qui fait monter l'huile au-dessus de l'eau malgré l'obstacle qu'elle lui oppose. Examinons donc si le Créateur " qui a disposé tout avec nombre, poids et mesure (1), " loin d'assigner aux eaux un lit unique à la surface du globe, les a encore superposées à la voûte céleste, en dehors de notre atmosphère.

1. Sg 11,21

3. Ceux qui ne veulent pas admettre une pareille hypothèse, se fondent sur les lois de la pesanteur; à leurs yeux la voûte céleste n'est point une espèce de sol assez ferme pour soutenir le poids des eaux; une telle consistance n'appartient qu'à la terre et la distingue du ciel; les propriétés des éléments ne les distinguent pas moins que la place qu'ils occupent, ou plutôt, leur place est dans un juste rapport avec leurs propriétés : par exemple, l'eau ne peut être que sur la terre ; fût-elle sous terre, comme l'eau immobile ou courante des grottes et des cavernes, c'est encore le sol qui lui sert de base. Qu'un éboulement se produise, la terre ne reste pas à la surface de l'eau, mais descend jusqu'au fond et s'y fixe comme à sa place naturelle. Par conséquent, lorsqu'elle était au-dessus de l'eau, ce n'est pas l'eau qui la soutenait, mais la force de cohésion qui soutient aussi la voûte des cavernes.

4. On doit ici se garder d'une erreur que j'ai recommandé d'éviter; elle consisterait à prendre le passage du Psalmiste : " Il a fondé la terre sur les eaux, " et à opposer, ce témoignage de l'Écriture aux théories des physiciens sur la pesanteur des corps. En effet comme ils n'admettent pas l'autorité des livres saints et qu'ils ignorent le véritable sens de ce passage, ils auraient plus de pente à s'en moquer qu'à renoncer aux vérités qu'ils tiennent du raisonnement on de l'expérience. Or, ce passage du Psalmiste peut fort bien s'entendre au sens figuré : le ciel et la terre sont souvent une métaphore dans le tangage de l'Église pour représenter l'état spirituel ou charnel des âmes. Par conséquent, le Psalmiste, en parlant des cieux " que Dieu a créés dans l'intelligence (1), " aurait désigné la contemplation sans nuage de la vérité; la terre aurait été pour lui le symbole de la foi naïve des esprits simples, qui, sans se laisser égarer par de vaines théories, ont trouvé dans la prédication des prophètes et de l'Évangile un fondement devenu inébranlable par la grâce du Baptême : aussi ajoute-t-il : " il a fondé la terre sur l'eau. " Aime-t-on mieux expliquer ces paroles à la lettre? Elles rappellent naturellement les montagnes, les îles qui s'élèvent au-dessus du niveau de la mer, ou même les grottes dont la voûte est suspendue au-dessus des eaux. Ainsi d'après le sens littéral, ce passage ne peut signifier que l'eau, en vertu des lois de la nature, formait une base capable de porter la terre.

1. Ps 136,5-6

502

CHAPITRE 2.

L'AIR EST PLUS LÉGER QUE LA TERRE.

5. L'air s'élève naturellement au-dessus de l'eau, quoiqu'il se répande à la surface de la terre par sa forcé d'expansion; c'est ce que l'expérience démontre. Enfoncez un vase dans l'eau, l'orifice renversé; il ne peut s'emplir, tant il est vrai que l'air a la propriété de se -tenir plus haut. Le vase semble vide, mais il est évidemment plein d'air : car, comme l'air ne peut plus s'échapper par l'orifice et que sa nature l'empêche de descendre sous la couche liquide, il se concentre, repousse l'eau et l'empêche de monter; mais si vous inclinez l'ouverture du vase, au lieu de l'enfoncer verticalement, l'air trouve une issue pour s'échapper et l'eau s'élève. Tenez le vase en l'air avec son entrée parfaitement libre, et versez-y de l'eau :l'air trouve un passage partout où vous ne versez pas et fait un vide où l'eau pénètre; mais si le vase, sous une pression violente, perd sa position, et que l'eau s'y précipite de toutes parts, de façon à obstruer l'ouverture, l'air la divise pour regagner sa hauteur naturelle et lui laisse une place au fond: le bruit intermittent qu'on entend alors, vient des efforts de l'air pour s'échapper successivement, l'ouverture trop étroite né lui permettant pas de sortir tout d'un coup. Ainsi, l'air est-il obligé de monter au-dessus de l'eau? Il en perce les couches, et la fait jaillir en bulles légères par son impétuosité; il s'évapore bruyamment pour reprendre sa position naturelle et laisser l'eau retomber à la place que lui assigne sa pesanteur. Veut-on au contraire le forcer à passer d'un vase sous l'eau, en tenant l'orifice renversé? On aura moins de peine à le renfermer sous- l'eau de tous côtés qu'à en faire entrer la moindre goutte par l'orifice.

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CHAPITRE 3.

LE FEU EST PLUS LÉGER QUE L'AIR.

6. Quant au feu, son mouvement ascensionnel n'indique-t-il pas qu'il tend à s'élever au-dessus de l'air? Tenez un flambeau renversé, la pointe de la flamme ne s'en dirige pas moins vers le ciel. Cependant, comme le feu s'éteint dans l'air quand il devient trop épais, et qu'il perd ses propriétés pour se confondre avec lui, il ne pourrait atteindre,jusqu'aux dernières limites de l'atmosphère. De là vient qu'on nomme ciel le feu pur répandu au-delà de l'atmosphère; c'est là, selon quelques physiciens, la matière première des astres, qui ne seraient qu'une inclinaison de cette lumière ardente transformée en sphères solides comme nous les voyons aujourd'hui dans le ciel dans le ciel. Ils ajoutent que si l'air et l'eau sont au-dessus de la terre, c'est que leur pesanteur est moindre : de même que si l'air est suspendu sur l'eau ou sur la terre, c'est qu'il pèse moins que l'eau. Ils soutiennent donc qu'un peu d'air, en supposant qu'on prit l'introduire dans les hautes régions du ciel, en retomberait par son propre poids, jusqu'à ce qu'il rencontrât notre atmosphère; et ils concluent que l'eau ne pourrait à plus forte raison séjourner au-dessus des régions où brille le feu pur, puisque l'air, spécifiquement plus léger, ne saurait y rester en équilibre.

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CHAPITRE 4.

DE L'OPINION SUIVANT LAQUELLE LE FIRMAMENT NE SERAIT QUE L'ATMOSPHÈRE

7. Cette objection a frappé un auteur, et il a cherché un moyen de démontrer que l'eau était suspendue au-dessus des cieux, afin de concilier l'Ecriture avec les lois de la physique. Il prouve d'abord, ce qui était facile, que l'air et le ciel sont des expressions synonymes, non-seulement dans le langage ordinaire où l'on dit sans cesse un ciel pur, un ciel chargé de nuages; mais encore dans le style de l'Ecriture, par exemple : " Voyez les oiseaux du ciel (1); " or, le ciel où volent les oiseaux ne peut être que l'air. En parlant des nuages, le Seigneur dit lui-même : " Vous savez juger l'aspect du ciel (2). " Quant aux nuages, nous les voyons se former dans l'air qui nous avoisine, retomber le long des montagnes et souvent même rester au-dessous de leurs cimes. Ce point établi, il prétend que le firmament a été ainsi appelé, parce qu'il met comme une ligne de démarcation entre les vapeurs légères, sorties du sein des eaux, et les eaux plus denses qui coulent sur la terre. Les nuages, en effet, comme l'ont vérifié tous ceux qui les ont traversés dans les montagnes; ressemblent à un amas de gouttelettes très-déliées. Ces molécules viennent-elles à se condenser et à se réunir en une grosse goutte? L'air ne pouvant plus la soutenir t'abandonne à son propre poids et elle tombe sur la terre. Tel est le phénomène de la pluie. Par conséquent, dans l'air, placé entre les vapeurs dont les nuages sont formés et les eaux répandues sur la terre, il retrouve le ciel qui divise les eaux d'avec les eaux. Cette explication si exacte mérite, à mon sens, les plus grands éloges : elle n'est point contraire à la foi et s'accorde avec l'expérience la plus facile à réaliser. Toutefois on petit penser aussi que la pesanteur n'empêche point l'eau de rester au-dessus du ciel, sous forme de vapeurs, puisqu'elle ne l'empêche pas, sous la même forme, d'être suspendue en l'air. Quoique plus lourd et par conséquent moins haut que le ciel, l'air est sac, aucun doute plus léger que l'eau, ce qui n'empêche pas les vapeurs de monter au-dessus. Il est donc possible qu'une masse liquide, réduite en vapeurs infiniment plus subtiles, s'étende par de-là le ciel, sans être forcée d'en descendre par les lois de la pesanteur.

1. Mt 6,26 - 2. Mt 16,4

8. Les philosophes eux-mêmes nous démontrent par un raisonnement très-rigoureux, que la matière est divisible à l'infini et qu'un raccourci d'atome est susceptible encore de se diviser: car toute partie d'un corps est corps elle même, et tout corps est nécessairement divisible en deux. Par conséquent, si l'eau peut se réduire, comme le démontre en effet l'expérience, en gouttelettes, assez ténues pour s'élever au-dessus de l'air, quoiqu'il soit naturellement plus léger; pourquoi ne pourrait-elle, marré sa pesanteur relative, se répandre par de-là le ciel en gouttelettes plus déliées, en vapeurs plus légères?

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CHAPITRE 5.

L'EAU SUSPENDUE AU-DESSUS DU CIEL ÉTOILÉ.

9. Quelques auteurs chrétiens, voulant réfuter ceux qui s'appuient sur les lois de la pesanteur pour soutenir que l'eau ne peut rester en équilibre au-dessus du ciel étoilé, ont essayé de les mettre en contradiction avec leur propre système sur la température et les révolutions des astres. D'après ce système, en effet, la planète de Saturne est glacée et met trente ans à accomplir sa révolution sidérale : son élévation dans l'espace l'oblige à décrire un plus grand tour. Le soleil, au contraire, achève la même révolution en un an, et la lune en un mois; moins l'astre est élevé, plus sa rotation est rapide, afin qu'il y ait un rapport exact entre la durée du mouvement et sa hauteur relative dans l'espace. Ils se demandent donc par quel mystère la planète de Saturne est si froide, quand sa température devrait être d'autant plus élevée que sa rotation s'accomplit du haut de la voûte céleste. Voyez une roue tourner : le mouvement est plus lent au centre, plus rapide à la circonférence, afin que, malgré la différence ces rayons, tous les mouvements se combinent pour former un même tour. Or, plus la rotation est rapide, plus il se dégage de chaleur: la température de Saturne devrait donc être plutôt brûlante que froide. Car bien que Saturne ayant un vaste cercle à décrire, mette trente ans à achever sa révolution par son mouvement propre, il est soumis chaque jour au mouvement général et en sens contraire du ciel, dont une conversion produit un jour, au dire de ces physiciens : par conséquent, la partie du ciel où il tourne, étant animée d'un mouvement plus rapide, il devrait dégager plus de chaleur. D'où vient donc ce (160) mystère? Du voisinage même des eaux suspendues au-dessus du ciel étoilé et dont ces physiciens contestent l'existence. Voilà sur quelles conjectures s'appuient nos auteurs pour combattre les physiciens qui; sans vouloir entendre parler d'eaux au-dessus du ciel, soutiennent néanmoins que la planète placée au sommet de la voûte céleste est glacée : ils les forcent ainsi à conclure que ces eaux existent, non plus sous forme de vapeurs légères, mais à l'état de glace. Quelque système qu'on adopte, l'existence des eaux au-dessus du ciel, sous quelque forme que l'on voudra, est un fait indubitable : l'autorité de l'Ecriture doit prévaloir sur les plus ingénieuses théories de l'esprit humain.

506

CHAPITRE 6.

FAUT-IL VOIR DANS LE PASSAGE : " ET DIEU FIT LE FIRMAMENT, " ETC. L'INTERVENTION DIRECTE DU FILS? (Gn 1,7)

10. On a remarqué, et cette réflexion, mérite, selon moi, d'être approfondie, qu'après cette parole immédiatement accomplie: " Que le firmament se fasse au milieu des eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux, " l'Ecriture ne se contente pas de dire : " Cela se fit, " mais qu'elle ajoute : " Et Dieu fit le firmament, et il sépara les eaux qui étaient au-dessus du firmament, d'avec les eaux qui étaient au-dessous. " On croit donc que la personne du Père est marquée dans le passage : " Et Dieu dit : Que le firmament se fasse au milieu des eaux, et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux; ce qui fut fait; " et l'on pense que l'Ecriture avait pour but de faire entendre que le Fils avait accompli la parole du Père quand elle ajoute : " Et Dieu fit le firmament, " etc.

11. Mais, puisqu'il a déjà été écrit : " Et cela fut fait, " je demande par qui cela fut fait, Etait-ce par le Fils? A quoi bon alors cette espèce de pléonasme : " Et Dieu fit le firmament, etc? " Si au contraire on voit dans le passage : " Et cela fut fait, " l'acte du Père, il ne faut plus admettre que le Père parle et que le Fils exécute; il faudrait même en conclure que le Père agit indépendamment du Fils, et que le Fils reproduit les actes du Père par imitation, ce qui est contraire à la foi catholique. Aime-t-on mieux ne voir qu'une répétition de la même idée dans les deux passages : " Et cela se fit, " et " Dieu fit ainsi? " Pourquoi ne pas identifier celui qui commande et celui qui exécute. Veut-on aussi en laissant de côté : " Et il fut fait " ainsi, " se borner à rapporter les deux autres passages, celui où Dieu commande et celui où il agit (fiat-fecit), et retrouver ici l'intervention du Père, là celle du Fils?

12. On peut encore se demander s'il ne faudrait pas voir dans l'expression fiat un ordre, pour ainsi dire, donné au Fils par le Père. Dans ce cas, pourquoi l'Ecriture n'a-t-elle pas pris soin de désigner la personne du Saint-Esprit? Est-ce qu'il faut reconnaître la Trinité dans le commandement, dans l'acte créateur, et dans l'approbation donnée à l'oeuvre? Mais la Trinité forme une unité trop absolue pour que le Fils reçoive en quelque façon l'ordre d'agir, tandis que le Saint-Esprit approuve de lui-même et sans y être invité l'oeuvre accomplie. Quel ordre, en effet, le Père pourrait-il donner au Fils, c'est-à-dire, à son Verbe éternel, le Verbe du Père, le Fils unique en qui existe tout ce qui a été créé, même avant la création, le principe de la vie, en ce sens que tout ce qu'il a fait est en lui vie et vie créatrice, et en dehors de lui, vie contingente et créée? Les êtres qu'il a créés sont donc en lui puisqu'il les gouverne et les contient, mais à un tout autre titre que l'Etre qui constitue son essence. Car la vie qui est en lui n'est autre chose que lui-même, parce qu'en tant que vie il est la lumière des hommes (1). Ainsi donc, rien ne pouvait être créé, soit avant les temps sans toutefois être coéternel au Créateur, soit à l'origine des temps ou à un moment quelconque de la durée, sans que le type de cette création, si l'on peut parler ainsi, n'eût dans le Verbe coéternel à Dieu une existence également éternelle : voilà pourquoi l'Ecriture, avant de raconter chaque création dans son ordre, remonte au Verbe de Dieu et débute par ces mots : " Dieu dit; " en effet, elle n'explique la création d'aucun être, sans en découvrir la cause dans le Verbe de Dieu.

1. Jn 1,3-4

13. Dieu n'a pas répété le Fiat de la création aussi souvent que nous lisons dans la Genèse: " Dieu dit. " Car Dieu n'a engendré qu'un Verbe unique, en qui il a tout exprimé universellement avant que les choses sortissent du néant selon leur ordre particulier. Mais l'Ecrivain sacré, abaissant son langage à la portée des esprits les plus humbles, énumère successivement les diverses espèces d'êtres, et considère, successivement dans le Verbe de Dieu la cause éternelle de chaque création. Voilà pourquoi il répète la parole, quoiqu'elle n'ait point été répétée : "Dieu dit. " Supposons qu'il ait d'abord songé à s'exprimer ainsi : " Le firmament se fit au milieu " des eaux afin que les eaux fussent séparées " des eaux; " si on lui avait demandé comment cette oeuvre s'était accomplie, il aurait répondu avec raison que Dieu avait dit : " Que le firmament se fasse, " en d'autres termes, que la création du firmament était arrêtée dans son Verbe éternel. Il a donc débuté dans son récit par l'explication même dont il aurait pu le faire suivre, si on lui avait demandé la manière dont la création s'était accomplie.

14. Ainsi donc les expressions : " Dieu dit que telle oeuvre se fasse, " nous font entendre l'idée créatrice arrêtée dans le Verbe de Dieu. Les mots : " Cela fut fait, " nous révèlent que l'être créé se forma dans les limites fixées à son espèce par le Verbe de Dieu. Enfin les mots " Dieu vit que cette oeuvre était bonne, " nous montrent que, grâce à là charité de son Esprit, l'être créé lui plaisait; cette approbation n'indique pas qu'il ne connût son oeuvre et ne la trouvât agréable qu'en la voyant accomplie, mais qu'il voulait lui conserver l'existence en vertu de la même bonté qui l'avait engagé à la lui donner.

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CHAPITRE 7.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

15. La question n'est pas encore épuisée : on peut encore se demander pourquoi, aux expressions qui indiquent en elles-mêmes l'accomplissement de l'ordre divin : " Et cela ce fit, " on ajoute ces paroles : " et Dieu fit " telle ou telle chose. Les mots, en effet, qui marquent le commandement et son exécution immédiate (fiat, - factum est) révèlent assez clairement que Dieu parlé dans son Verbe et que son Verbe a réalisé sa parole : ils suffisent pour montrer la double personne du Père et du Fils. Si cette répétition n'a pour objet que de faire apparaître la personne du Fils, il faudra donc admettre que Dieu ne s'est pas servi de son Fils, le troisième jour, pour rassembler les eaux et découvrir la surface de la terre : car, l'Ecriture n'ajoute pas ici : " et Dieu rassembla les eaux. " Toutefois, dans cet endroit même, après avoir montré l'oeuvre divine accomplie, l'Ecriture redouble l'expression et ajoute : " Et l'eau qui est (161) sous le ciel se rassembla. " Et la lumière? Le Fils n'a-t-il point concouru à sa création, parce que l'Ecriture n'a point employé cette double formule? Car, n'aurait-on pu adopter aussi la formule suivante : Et Dieu dit que la lumière soit faite, et cela se fit; et Dieu fit la lumière, ou dire, comme pour le rassemblement des eaux : Et Dieu dit : que la lumière soit faite, et cela se fit; et Dieu vit que la lumière était bonne? Mais non : après avoir exprimé l'ordre divin, l'Ecriture ajoute simplement. " Et la lumière fut faite ; " puis elle raconte, sans aucune répétition, que Dieu approuva la lumière, la sépara d'avec les ténèbres et leur donna un nom.

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CHAPITRE 8.

POURQUOI L'EXPRESSION : " ET FECIT DEUS, " N'A-T-ELLE PAS ÉTÉ REPRODUITE APRÈS LA CRÉATION DE LA LUMIÈRE? (Gn 1,3)

16. Que signifie donc cette répétition qui se reproduit à chaque création sauf à celle de la lumière? Cette omission n'aurait-elle pas pour but de démontrer que le premier jour, date de l'apparition de la lumière, manifesta, sous le nom même de lumière, la nature des êtres spirituels et intelligents, parmi lesquels il faut ranger les saints Anges et les Vertus? Si, en effet, l'Ecriture n'ajoute rien aux expressions : " Et la lumière fut faite, " la raison n'en est-elle pas que la créature intelligente, loin de connaître d'abord son moyen de perfectionnement et de l'atteindre ensuite, n'en prit conscience qu'au moment où elle se perfectionnait, en d'autres termes, qu'au moment où rayonnait en elle la vérité à laquelle elle s'unit ; tandis que, pour les créatures d'un ordre inférieur, l'existence était connue comme possible dans l'esprit de la création raisonnable, avant de se réaliser sous une forme déterminée? Par conséquent, la lumière doit apparaître sous deux points de vue: d'abord, dans le Verbe de Dieu, si l'on considère la cause de son existence, en d'autres termes, dans la sagesse coéternelle au Père; puis; en elle-même, si l'on considère sous quelle forme elle s'est réalisée. Dans le Verbe, la lumière n'est pas faite, mais engendrée; dans la nature, elle est faite, parce quelle a été tirée des éléments grossiers et primitifs. On voit maintenant pourquoi Dieu dit : (162) " Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite : " il faisait passer l'idée de son Verbe dans la réalité. Au point de vue de la sagesse engendrée, le ciel existait comme type dans le Verbe de Dieu : ce type fut ensuite reproduit dans la raison des Anges, d'après la sagesse qui avait été créée en eux : enfin le ciel devint une réalité, afin qu'il existât sous sa forme spéciale. On expliquerait de la même manière la séparation des eaux d'avec les eaux, la formation des arbres et des plantes, la naissance des animaux dans les eaux et sur la terre.

17. Les anges, en effet, n'ont pas seulement des sens, comme l'animal, pour considérer la nature -visible: à supposer qu'ils aient des sens, ils connaissent mieux l'univers, d'après les idées qu'ils découvrent dans le sein du Verbe de Dieu, qui les éclaire et leur communique la sagesse. Donc, de même que le type de la créature réside dans le Verbe de Dieu avant qu'elle reçoive l'existence; de même ce type se découvre d'abord à la créature intelligente dont la raison n'a pas été obscurcie parle péché : enfin le type se réalise. Pour concevoir les vues de la Sagesse les anges n'avaient pas besoin de s'expliquer, comme nous, les desseins invisibles de Dieu parle spectacle de ses ouvrages (1) : depuis qu'ils sont créés, ils contemplent le Verbe et son éternelle sainteté dans une extase ineffable; c'est de cette hauteur qu'ils regardent le monde et qu'à la lumière des idées qu'ils trouvent dans leur intelligence, ils approuvent le bien, et condamnent le mal.

1. Rm 1,20

18. On ne doit pas être surpris que Dieu ait révélé à ses saints anges, les premiers-nés de la lumière, le type de ses créations futures. Ils ne pouvaient connaître ses desseins qu'autant qu'il lui plaisait de leur en découvrir les mystères. " Car, qui connaît les pensées de Dieu, ou qui l'a aidé de ses conseils? Qui lui a donné quelque chose le premier pour en recevoir une récompense? Car, c'est de lui, par lui, et en lui que sont toutes choses (1). " C'est donc lui qui révélait aux anges la nature des êtres avant comme pendant leur création.

1. Rm 11,34-36

19. En résumé, la lumière, c'est-à-dire la créature raisonnable formée parla lumière éternelle, avait été faite la première : donc, les paroles que Dieu fait entendre pour créer les autres êtres, " dixit Deus: fiat, " nous révèlent que la pensée de l'Ecriture remonte à la conception éternelle du Verbe; l'expression, sic est factum, nous apprend que la créature raisonnable fut initiée au plan de cette création et le reproduisit, pour ainsi dire, par le privilège qui lui fut donné de le connaître la première au sein du Verbe de Dieu; enfin la formule fecit, qui est une répétition de la précédente, nous fait entendre que la créature elle-même passa à l'existence sous sa forme spéciale. Quant au passage : vidit Deus quia bonum est, il révèle que Dieu, dans sa bonté, approuva son œuvre, afin de lui conserver l'existence qu'il avait bien voulu lui donner au moment où " l'Esprit-Saint était porté sur les eaux. "


Augustin, De la Genèse 418