Augustin, De la Genèse 509

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CHAPITRE 9.

DE LA CONFIGURATION DU CIEL.

20. On agite assez souvent la question de savoir quelle est la configuration du ciel d'après nos Saints Livres. C'est un sujet sur lequel les savants ont accumulé des volumes et que les écrivains sacrés ont sagement négligé; tous les systèmes sont inutiles au bonheur, et ce qui est pis, dérobent un temps précieux qui devrait être consacré au salut. Que m'importe que le ciel soit une sphère qui enveloppe de toutes parts la terre immobile au centre du monde, ou un disque immense quine la recouvre que d'un côté? Toutefois, comme l'autorité de l'Ecriture est en jeu, et qu'il est à craindre que les esprits étrangers à la parole divine, rencontrant dans nos saints livres ou entendant dire aux chrétiens des choses qui semblent contredire les vérités scientifiques, n'en profitent pour repousser l'histoire, les dogmes, la morale de la religion; il faut répondre en peu de mots que les écrivains sacrés savaient fort bien la véritable configuration du ciel, mais que l'Esprit-Saint, qui parlait parleur bouche, n'a pas voulu découvrir aux hommes des connaissances inutiles à leur salut.

21. Mais, dira-t on, l'expression du Psalmiste " Il a étendu le ciel comme une peau (1), " ne dément-elle pas le système de la sphéricité du ciel? Eh bien! qu'elle le démente, s'il est faux: la vérité est dans la parole infaillible de Dieu plutôt que dans toutes les conjectures de la faible raison. Le système repose-t-il sur des preuves incontestables? Démontrons que l'expression du Psalmiste ne le contredit pas. A ce titre, en effet, elle contredirait un autre passage de l'Ecriture elle-même, où le ciel est comparé à une voûte (2) car, qu'y a-t-il de plus différents qu'une peau étendue et une voûte arrondie? Or, il faut bien trouver une explication qui accorde entre eux ces deux passages, il faut également montrer que les deux passages réunis ne contredisent pas l'opinion de la sphéricité du ciel, à condition toutefois qu'elle soit établie sur des raisons solides.

1. Ps 103,2 - 2. Is 40,22

22. La comparaison du ciel avec une voûte, même au pied de la lettre, ne présente aucune, difficulté. On peut fort bien croire que l'Ecriture n'a voulu parler que de la configuration du ciel suspendu au-dessus de nos têtes. Donc, si le ciel n'est pas sphérique, il s'arrondit en voûte, dans l'espace où il couvre la terre ; s'il est sphérique, il s'arrondit en voûte dans tout l'espace. Quant 1 la comparaison du ciel avec une peau, elle est plus embarrassante: il faut en effet la concilier, non avec la sphéricité du ciel, qui n'est peut-être qu'une imagination, mais avec la voûte dont parle l'Ecriture. On trouvera au 11II livre de mes Confessions (1) l'explication allégorique de ce passage. Qu'il faille voir tel ou tel symbole dans cette manière d'étendre le ciel comme une peau, je vais, pour contenter ceux qui pèsent scrupuleusement le sens littéral, donner une explication matérielle et, je l'espère, à la portée de tous : car, puisqu'il y a sans doute un lien entre ces deux expressions, au sens figuré ; il faut examiner si, au sens littéral, elles n'admettent pas une interprétation commune. Eh bien ! le mot camera (voûte, plafond) s'entend d'une surface plane on concave ; or, une peau peut aussi bien s'étendre sur un plan horizontal que s'arrondir en sphère, témoin une vessie, une outre.

1. Confess, liv. 13,ch. 15

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CHAPITRE 10.

DU MOUVEMENT DU CIEL.

23. Le ciel est-il en mouvement ou immobile? c'est une question quelquefois débattue parmi nos frères eux-mêmes. S'il est en mouvement, disent-ils, comment expliquer le firmament? S'il est immobile, comment les astres, attachés, dit-on, à sa voûte, tournent-ils d'orient en occident, en décrivant près du pôle nord un cercle d'un moindre rayon, de sorte que la rotation du ciel est celle d'une sphère, s'il existe un pôle à l'extrémité opposée, celle d'un disque, s'il n'y en a pas? Je leur réponds que c'est par les raisonnements les plus subtils et les plus contournés qu'on recherche ce qu'il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces systèmes; que le temps me manquerait, pour développer ces théories, et qu'il doit manquer ceux que nous désirons former pour accomplir leur salut et pour rendre tous les services nécessaires à la sainte Eglise. Qu'ils sachent seulement que le terme de firmament ne nous oblige point à regarder le ciel comme immobile : car ce terme peut fort bien signifier, non l'immobilité du ciel, mais la barrière solide, infranchissable, placée entre les eaux supérieures elles eaux inférieures. Serait-il démontré que le ciel est immobile? la révolution des astres ne nous obligerait pas à repousser la vérité de ce système. En effet, des philosophes qui ont consacré tout leur temps et toute leur subtilité à résoudre ces problèmes, ont découvert que, dans l'hypothèse de l'immobilité du ciel, le mouvement propre des astres suffirait à expliquer tous les phénomènes que l'expérience rattache à leurs révolutions périodiques.



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CHAPITRE 11.

QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR L'ÉTAT INFORME DE LA TERRE (1)?

1. Gn 1,9-10 - 2. Ci-dessus, liv. 1,ch. 12,13

24. " Puis Dieu dit: que les eaux qui sont au-dessous des cieux se rassemblent en un lieu et que l'aride paraisse. Et il en fut ainsi. L'eau qui est sous le ciel se rassembla en un seul lieu et l'aride parut. " Et Dieu nomma l'aride, terre, l'amas des eaux, mers. Et Dieu vit que cela était bon. " Nous nous sommes longuement étendus sur cet ouvrage de Dieu, à propos d'une question qui s'y rattache intimement? Il suffira donc ici de rappeler sommairement aux esprits trop élevés pour se préoccuper de l'époque où furent créées les propriétés spécifiques de la terre et de l'eau, que l'ouvrage de ce jour consiste simplement à séparer ces deux éléments dans les régions inférieures de l'espace. Veut-on au contraire se demander pourquoi la création de la lumière et du ciel a une date, tandis que celle de la terre; et de l'eau s'est accomplie en dehors des jours ou les a même précédés? Semble-t-il surprenant que le commandement fiat ait présidé à la création de la lumière, tandis qu'il s'est fait entendre pour séparer la terre avec les eaux sans avoir présidé à leur création? On trouvera une explication sans danger pour la foi dans le passage où l'Ecriture, après avoir établi que " Dieu créa au commencement le ciel et la terre " ajoute, pour représenter la terre en cet état : " La terre était invisible et sans ordre. " Ces paroles, en effet; ne désignent que l'état informe de la matière, et l'Écriture a choisi le mot de terre comme étant plus ordinaire et moins obscur. Si cette explication est trop difficile à saisir, qu'on s'efforce au moins de séparer dans le temps la matière et ses modifications, comme l'Écriture les distingue dans son récit : qu'on se figure que Dieu a créé d'abord la matière, et au bout d'un certain temps, l'a enrichie de ses propriétés. Il est clair cependant que Dieu a tout créé à la fois, et qu'il a façonné la matière déjà formée, le mot terre ou eau ne servant dans l'Écriture qu'à désigner l'imperfection de la matière, comme je l'ai déjà remarqué à cause de son emploi fréquent. En effet la terre et l'eau, même sous leur forme actuelle, ont une tendance à se corrompre qui les rapproche bien mieux de l'imperfection primitive que les corps célestes. Or, dans la période des six jours, on énumère les ouvrages tirés de cette matière informe, dont était déjà sorti le ciel, si différent de la terre; l'écrivain sacré n'a donc pas voulu, en prononçant le fiat, ranger parmi ces autres oeuvres de Dieu l'oeuvre qui restait à faire dans la région la plus basse de la nature; les éléments y gardaient une imperfection trop grossière, pour se prêter à une œuvre aussi parfaite que le ciel : ils ne pouvaient que recevoir une forme inférieure, moins constante et plus voisine de l'imperfection primitive. Les paroles: " Que les eaux se rassemblent, que l'aride paraisse, " indiqueraient donc que la terre et l'eau reçurent alors ces formes si connues et qui nous permettent de les plier à tant d'usages : l'eau, sa fluidité; la terre, sa consistance. Aussi est-il écrit des eaux : " quelles se rassemblent, " et de la terre : " qu'elle se montre " : l'une est courante et fugitive, l'autre compacte et immobile.

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CHAPITRE 12.

POURQUOI LA FORMULE " ET CELA SE FIT AINS1," EST-ELLE EMPLOYÉE SPÉCIALEMENT POUR LES PLANTES ET LES ARBRES (1)?

1. Gn 1,11-12 Gn 1,18

25. " Dieu dit: que la terre produise des plantes avec leurs semences, chacune selon son espèce ; des arbres fruitiers, produisant des fruits selon leur espèce, et qui aient en eux-mêmes leur semence sur la terre. Et cela se fit ainsi. La terre produisit donc des plantes avec leurs semences, chacune selon son espèce; des arbres fruitiers, qui avaient leur semence en eux-mêmes, selon leur espèce, sur la terre. Et Dieu vit que cela était bon. Et le soir se fit, et au matin fut accompli le troisième jour. "Il faut, ici remarquer la mesure que l'éternel Ordonnateur met dans ses oeuvres. Les plantes et les arbres, ayant des propriétés fort distinctes de la terre et des eaux, et ne pouvant se ranger parmi ces éléments, reçoivent l'ordre spécial de sortir du sein de la terre; spécialement encore il est dit de ces productions " Et il en fut ainsi; et la terre produisit " etc. ; et Dieu approuva spécialement leur formation. Cependant, comme ils se rattachent à la terre par leurs racines, Dieu a compris toutes les phases de cette création dans un même jour.

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CHAPITRE 13.

POURQUOI LES LUMINAIRES N'ONT-ILS ÉTÉ FORMÉS QUE LE QUATRIÈME JOUR (1)?

1. Gn 1,14-16

26. " Et Dieu dit : qu'il y ait des luminaires dans le firmament, afin qu'ils brillent sur la terre, marquent le commencement du jour et de la nuit, et séparent le jour d'avec la nuit ; qu'ils servent de signes pour distinguer les saisons, les jours et les années; qu'ils brillent dans le firmament, afin de luire sur la terre. Et cela se fit. Dieu fit donc deux grands luminaires, le plus grand, pour marquer le commencement du jour, le plus petit, pour marquer le commencement de la nuit. Il fit aussi les étoiles. Et Dieu les mit dans le firmament pour luire sur la terre, pour marquer le commencement du jour et de la nuit et pour diviser là lumière d'avec les ténèbres. Et Dieu vit que cela était bon. Et le soir se fit, et au matin fut accompli le quatrième jour. " La première question qui se présente ici est de savoir quelle est la raison d'un ordre où la création de la terre et des eaux, leur séparation, les productions du sol précèdent l'apparition des astres dans le ciel. On ne saurait dire en effet que la succession des jours corresponde à la dignité des objets, et que la fin et le milieu y soient mis en relief. Sur une période de, sept jours, le quatrième forme le milieu, et on sait que le: septième ne fut marqué, par aucune création. Dira-t-on que la lumière du premier jour soit dans un juste rapport avec le repos du septième, et qu'on puisse former ainsi une série harmonieuse, où le commencement réponde à la fin, où le milieu se dégage et reluit de fa clarté du ciel? Mais si le premier jour a une grandeur qui le rapproche du septième, il faut bien que le second corresponde au sixième. Or, quel rapport y a-t-il entre le firmament et l'homme fait à l'image de Dieu? Serait-ce que le ciel s'étend dans la région supérieure du monde et que l'homme a reçu le privilège de régner sur la région inférieure? Mais que dire des animaux et des bêtes produits par la terre, selon leur espèce, le sixième jour? Peut-il y avoir quelque rapport entre les animaux et le ciel?

27. Voici peut-être l'explication de cet ordre. La créature intelligente ayant été formée au début, sous le nom de lumière, il était naturel que la nature physique, en d'autres termes, le monde visible fut formé. Cette création se fit en deux jours qui correspondent aux deux parties principales dont se compose l'univers, je veux dire le ciel et la terre, d'après cette analogie qui fait souvent désigner sous le nom de ciel et de terre les esprits et les corps. Ce globe fut le domaine assigné à la partie la plus bruyante et la plus grossière de l'air : il se condense en effet par les émanations de la terre; au contraire, la partie de l'air la plus paisible, celle que n'agitent jamais les vents ni les tempêtes, eut le ciel pour séjour. La création du monde physique achevée, à la place qui lui avait été assignée dans l'étendue, il fallait le remplir d'êtres organisés, capables de se transporter d'un lieu dans un autre. Les plantes et les arbres ne rentrent pas dans cette catégorie : ils tiennent à la terre parleurs racines, et quoique le mouvement qui les fait croître se passe en eux, ils n'en sont pas moins incapables de se mouvoir par un effort qui leur soit propre : ils se nourrissent et se développent aux lieux où ils sont enchaînés. Par conséquent ils ont un rapport plus étroit avec la terre qu'avec les êtres qui se meuvent sur la terré ou dans les eaux. Deux jours ont été consacrés à organiser la nature matérielle, je veux dire le ciel et la terre: il faut que les trois jours suivants soient consacrés aux êtres visibles et animés de mouvement, qui sont créés sur ce théâtre. Le ciel ayant été formé le premier, doit le premier recevoir les corps destinés à l'occuper. C'est donc le quatrième jour que sont formés les astres, qui luisent sur la terre, et qui en portant la lumière dans les plus basses régions de l'univers, permettent de ne pas introduire ses habitants futurs dans un séjour ténébreux. Comme les faibles organes des êtres d'ici-bas se renouvellent par le passage du mouvement au repos, la révolution du soleil a établi entre l'alternative du jour et de la nuit et le passage du repos à la veille, une juste correspondance; la nuit, loin d'être sans beautés, a offert, dans le doux éclat de la lune et des étoiles, une consolation aux hommes que la nécessité force souvent à travailler la nuit; cette paisible lumière convient d'ailleurs aux animaux qui ne peuvent soutenir l'éclat du soleil.

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CHAPITRE 14.

COMMENT LES LUMINAIRES DU CIEL SERVENT-ILS A MARQUER LE TEMPS, LES JOURS, LES ANNÉES.

28. Le passage où l'Écriture dit que " les luminaires du ciel servent à donner des signes, à marquer les temps, les jours, les années, " offre une grande difficulté. Si le cours du temps n'a commencé que le quatrième jour, les trois jours qui précèdent se sont donc passés en dehors du temps? Qui peut comprendre comment ces trois jours se sont écoulés avant le cours régulier du temps, puisqu'il ne date que du quatrième jour? Se sont-ils même écoulés? Le jour et la nuit ne servent-ils ici qu'à désigner, l'un, la substance avec ses qualités distinctives, l'autre, la substance sans ses modifications? La nuit, dis-j e, ne représenterait-elle que la matière encore informe dont les êtres devaient sortir avec leurs propriétés spéciales? Même chez un être formé, la possibilité de changer implique l'imperfection du fond; or, cette imperfection ne se mesure ni par l'espace ni par le temps : elle n'implique ni distance ni antériorité. Serait-ce cette possibilité de changer, qui suppose celle d'être défectible, qu'on a appelée nuit même chez les créatures toutes formées, le changement étant possible chez les êtres, même quand ils ne changent pas? Le soir et le matin, au lieu d'indiquer un écoulement et un retour périodique dans la durée, ne désigneraient-ils qu'une limite, celle où s'arrête le développement d'une substance et où recommence le développement d'une autre? Ne faut-il pas plutôt chercher dans un autre ordre d'idées le sens exact de ces mots?

29. Comment pénétrer ce secret et définir ce que l'Écriture appelle signes, lorsqu'elle dit des astres : " qu'ils servent de signes? " Elle entend par là, non les conjectures d'un art insensé, mais les pronostics si utiles dans la vie humaine, les observations qui guident le pilote sur les mers, les prédictions du temps selon les diverses (166) saisons. Elle appelle, temps, non une durée quelconque, mais celle qui se règle sur le cours des astres et les mouvements périodiques du ciel. Supposons en effet qu'il ait existé un mouvement, soit physique soit intellectuel, antérieur à la disposition des astres dans le ciel, et que, par la pensée, ce mouvement ait été transporté de l'avenir dans le passé à travers le présent cet acte est impossible en dehors du temps; et comment prouver qu'un tel acte ne se soit produit qu'à dater de la création des astres? Quant aux divisions si connues du temps en heures, jours, années, elles ont nécessairement pour origine les mouvements des astres. En effet qu'entendons-nous par temps, par jours et par années? Le temps n'est pour nous que certaines divisions dans l'espace, marquées sur les cadrans ou sur la voûte du ciel; où le soleil s'élève de l'orient, atteint le méridien et s'abaisse vers l'occident; où on observe ensuite soit la lune soit une étoile monter à l'horizon après le coucher du soleil, au point culminant de son cours marquer minuit, et se coucher, avec le lever du soleil, pour marquer le matin. Le jour mesure la révolution totale du soleil d'orient en occident. Quant à l'année, elle comprend la révolution circulaire qui ramène le soleil, non à l'orient, comme chaque jour, mais au même point du ciel par rapport aux autres astres : cette révolution s'achève en 365 jours 6 heures ou le quart d'un jour, celui, au bout de quatre ans, produit un jour intercalaire, appelé bissextile dans l'année Romaine, afin de faire concorder le calendrier avec la marche du soleil. On nomme aussi années des cycles plus longs et moins connus : une grande année commence au retour de tous les astres au même point du ciel. Si donc nous entendons dans ce sens le temps, les jours et les années, il est incontestable qu'ils sont déterminés par les mouvements des astres et des grands luminaires, car on ne saurait trop décider si dans ces paroles de l'Ecriture. : " Qu'ils servent de signes et marquent les temps, les jours et les années, " les jours et les années ont rapport au soleil, les temps et les signes, au reste des astres.

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CHAPITRE 15.

DE LA LUNE.

30. Sous quelle forme a été créée la lune? Voilà une question qui a provoqué un flux de questions intarissable, et plût au ciel qu'on se fut borné à examiner sans chercher à convaincre! Les uns veulent, en effet, que la lune ait été créée dans son plein, par la raison qu'un ouvrage inachevé aurait été indigne de Dieu, en ce jour où il fit les astres, selon les termes de l'Ecriture. A ce compte, répondent les autres, il aurait fallu dire la nouvelle luné, et non la lune âgée de quatorze jours. Qu'est-ce que ce calendrier à rebours? Pour, moi je reste neutre; tout ce que j'affirme, c'est que Dieu a créé la lune sous une forme achevée, quelle qu'en ait été alors la phase. En effet Dieu crée à la fois le fond et la forme. Or quel que soit le développement qu'un être acquiert successivement, il en contient le principe au moins dans l'activité de sa nature. Trouverait-on qu'un arbre est incomplet, parce qu'il n'a l'hiver ni feuillage ni fruits? Dirait-on qu'il lui manque les germes essentiels, parce qu'il n'a encore rien produit? Non assurément: l'arbre, les germes même recèlent d'une manière invisible ce que le temps doit développer en eux. Cependant, si l'on se bornait à dire que Dieu a laissé une couvre imparfaite pour l'achever ensuite, cette pensée ne serait pas condamnable; elle ne choquerait qu'autant que l'on voudrait soutenir qu'une couvre inachevée de Dieu a reçu d'ailleurs sa perfection définitive.

31. On ne s'étonne pas que la terre, invisible, sans ordre, quand Dieu créa au commencement le ciel et la terre, apparaisse et s'organise le troisième jour; pourquoi donc entasser sur la lune comme un nuage de questions? J'ai dit, à propos de la terre, qu'entre la création du fond et de la forme il n'y avait eu aucun intervalle, et que cette distinction était faite pour la commodité du récit. Approuve-t-on cette pensée? Pourquoi alors ne pas voir de ses propres yeux, comme il est si facile de le faire, que la lune est un globe complet, d'une parfaite rotondité, même sous la forme d'un croissant, au commencement comme à la fin de son cours? Sa lumière vient-elle d'un feu qui s'augmente, brille dans toute sa force et diminue? Ce n'est pas le luminaire, mais le feu qui subit ces alternatives. Conserve-t-elle une faible portion de son disque perpétuellement éclairée? Pendant qu'elle présente cette face à la terre, jusqu'au moment où s'achève sa conversion totale, ce qui a lieu au bout de 14 jours, elle s'accroît en apparence, en réalité elle est toujours dans son plein; seulement sa grandeur, vue de la terre, n'est pas toujours égale. Emprunte-t-elle (167) sa lumière au soleil? L'explication reste la même. Quand elle est le plus rapprochée du soleil, elle n'est éclairée qu'à une extrémité : le reste du globe, qui est tout entier en pleine lumière, n'est visible de la terre qu'au moment où l'astre est opposé à la terre et lui offre sa face lumineuse.

32. Toutefois il ne manque pas de savants pour soutenir que ce n'est pas la pleine lune qui leur fait croire que cet astre a été créé dans la phase du quatorzième jour, mais ces termes de l'Ecriture : " La lune fut créée pour marquer le commencement de la nuit; " en effet la lune n'apparaît au commencement de la nuit que lorsqu'elle est dans son plein; autrement, elle apparaît dans le jour à l'horizon, ou se lève à une heure d'autant plus avancée de la nuit que son croissant est plus petit. Mais si l'on entend que la lune est le principe, c'est-à-dire, la dominatrice des nuits, comme l'indique le terme grec arke et plus clairement encore le passage où le Psalmiste s'écrie : " Que le soleil commande au jour, et la lune, à la nuit (1); " on n'est plus obligé de calculer l'âge de la lune ni de croire que la formation de cet astre suppose la première phase.

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CHAPITRE 16.

DE LA LUMIÈRE RELATIVE DES ASTRES.

33. On agite encore la question de savoir si les luminaires visibles du ciel, c'est-à-dire, le soleil, la lune et les étoiles, projettent une même quantité de lumière, et si leur clarté de plus en plus faible n'est qu'une illusion qui s'explique par leur éloignement relatif de la terre. Pour la lune en particulier, on ne doute pas qu'elle ne jette une clarté moins vive que le soleil, on croit même qu'elle lui emprunte sa lumière. Quant aux étoiles, on ne craint pas de soutenir qu'un grand nombre égalent ou surpassent même le soleil en grosseur et que leur distance seule les fait paraître plus petites. Peut-être devrait-il nous suffire de savoir que ces astres, quelle que soit leur nature, ont eu Dieu pour créateur. Cependant, rappelons-nous ces paroles infaillibles de l'Apôtre : " L'éclat du soleil n'est pas le même que celui de la lune et des étoiles : une étoile diffère d'une autre en clarté (2). " Les partisans de ce système peuvent objecter, sans contredire l'Apôtre, que les astres ont un éclat différent sans doute, mais à condition d'être vus de la terre ils peuvent faire observer que l'Apôtre cherchait une analogie pour expliquer la résurrection des corps, qui n'auront pas sans doute telle qualité visible, telle autre qualité intrinsèque ; qu'à ce titre, puisque les astres ont en eux-mêmes un éclat différent, il peut y en avoir de plus gros que le soleil. Cependant, c'est à eux d'expliquer comment, dans leur propre système, le soleil exerce une influence si prépondérante, qu'il arrête avec ses rayons et force à rétrograder les, étoiles les plus considérables et jusqu'à celles qu'ils honorent davantage : car si elles égalent ou surpassent le soleil en grosseur, il n'est pas vraisemblable qu'elles cèdent à l'influence de ses rayons. S'ils attribuent la supériorité aux constellations du Zodiaque ou au Chariot, qui sont en dehors de l'action du soleil, pourquoi décernent-ils un culte particulier à ces constellations? pourquoi en font-ils les reines du zodiaque? C'est une contradiction : en effet bien qu'on puisse soutenir que le mouvement rétrograde ou peut-être le retard de ces constellations ne dépende pas du soleil, mais dé causes moins connues, c'est au soleil qu'ils attribuent la principale influence dans les calculs insensés où ils s'égarent à la recherche des décrets du destin, comme on peut le vérifier dans leurs livres.

1. Ps 136,8-9 - 2. 1Co 15,41

34. Mais qu'ils parlent du ciel comme il leur plaira : ils ne connaissent pas le Père qui règne dans les cieux. Pour nous, il n'y a ni utilité ni convenance à nous perdre dans des recherches profondes sur la distance ou la grandeur des astres, et à consacrer à de tels problèmes le temps que réclament des questions plus sérieuses et plus fécondes. Nous avons toute raison de croire, sur la foi de l'Ecriture, qu'il y a deux luminaires plus grands que les astres, sans qu'ils soient pourtant d'égale grandeur. Aussi 1'Ecriture, après leur avoir décerné la prééminence, ajoute-t-elle : " Il fit le plus grand luminaire pour marquer le commencement du jour, le plus petit, pour marquer le commencement de la nuit. " On nous accordera bien sans doute, pour ne pas contredire le témoignage de nos yeux, que ces deux astres éclairent notre globe plus que tout les autres ensemble, que l'éclat du jour n'est dû qu'à la lumière du soleil, et que la nuit, malgré toutes les étoiles, serait bien mois brillante sans les rayons de la lune.

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CHAPITRE 17.

RÉFUTATION DE L'ASTROLOGIE.

35. Quant à l'art chimérique qui fait dépendre le destin des astres, à ces prédictions faites sur les prétendues lois de l'astronomie qu'on appelle les arrêts de la fatalité, la saine doctrine de l'Église les repousse avec mépris : cette opinion, en effet, a pour conséquence de supprimer le principe même de la prière et d'attribuer à Dieu, le créateur des astres, plutôt qu'à l'homme, l'auteur des crimes, l'aveuglement dans les actions le plus clairement condamnées par la conscience. D'ailleurs, notre âme n'est sous la sujétion d'aucun corps, même des corps célestes, par le privilège de sa nature : sur ce point, les astrologues peuvent écouter les leçons même de leurs philosophes. En outre, les corps suspendus au-dessus de la terre, n'ont pas des vertus supérieures à celles de la matière que ces hommes ont entre les mains. En voici une preuve: une multitude infinie de germes destinés à produire des corps de toute espèce, animaux, plantes, arbustes, se disséminent en un clin-d'oeil et il en naît également en un clin-d'oeil une foule d'êtres innombrables. Quelle prodigieuse variété de développements, de propriétés actives, et cela non-seulement en différents pays, mais dans la même contrée! Ils réussiraient plus vite à compter les étoiles qu'à analyser ces merveilles.

36. Qu'y a-t-il de plus insensé, de plus extravagant que de soutenir, malgré ces raisons qui les confondent, que la situation relative des astres influe seulement sur la destinée des hommes dont l'existence s'y rapporte? Eh bien! sur ce point même, ils sont confondus par l'exemple de deux frères jumeaux qui, malgré l'identité la plus parfaite dans la conjonction des astres, ont un sort différent, mènent une vie où le bonheur et l'infortune sont inégalement repartis, et meurent d'une façon toute contraire. Quoique la naissance de l'un ait précédé celle de l'autre, l'intervalle fut assez court pour échapper à tous les calculs d'un astrologue. Jacob tenant de sa main le talon de son frère, sorti le premier du sein maternel; on aurait dit qu'il n'y avait qu'un seul enfant qui se dédoubla (1). Assurément, le rapport de position, pour employer leur langage, ne pouvait être différent. Or pourrait-on rien imaginer de plus chimérique qu'un astrologue qui, 1'œil fixé sur cette position des astres, tirant le même horoscope, aurait prédit que l'un des deux frères serait chéri de sa mère, et l'autre, non? Sa prédiction en effet aura été fausse, si elle n'eût pas signalé cette antipathie ; et si elle l'eût signalée, quoique conforme à la vérité, elle n'aurait plus été faite selon les formules consacrées dans ces absurdes manuels. Si cette histoire les trouve incrédules, parce qu'elle est tirée de nos saints livres; peuvent-ils donc nier l'ordre naturel? Puisqu'ils se prétendent infaillibles, une fois qu'ils ont trouvé l'heure précise de la conception, qu'ils ne dédaignent pas de jeter sur la conception de deux jumeaux ordinaires un regard tout humain.

1. Gn 25,2

37. Reconnaissons-le :s'ils rencontrent parfois la vérité, c'est par une impulsion mystérieuse que l'âme humaine reçoit à son insu. Et lorsque cette connaissance doit séduire les hommes, elle est l'oeuvre des esprits tentateurs : car ils ont l'idée ce de qui arrive dans le monde, par l'effet de la pénétration d'une intelligence plus fine, d'une organisation plus subtile, d'une expérience consommée qu'ils doivent à une existence si longue, enfin par une révélation de l'avenir, que les saints anges leur font, sur l'ordre même de Dieu qui, dans les mystères de sa justice incorruptible, règle les destinées des hommes. Parfois ces esprits pervers font prédire, comme par une révélation surnaturelle, ce qu'ils ont dessein de faire. Tout bon chrétien doit donc se défier des astrologues, des devins, surtout quand ils disent vrai, de peur qu'ils ne séduisent l'âme et ne l'enveloppent dans le pacte impie que fait contracter tout commerce avec les démons.


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CHAPITRE 18.

QU'IL EST DIFFICILE DE SAVOIR SI LES ASTRES SONT GOUVERNÉS ET ANIMÉS PAR DES ESPRITS.

38. On demande souvent si les luminaires du ciel ne sont que des corps, ou s'ils possèdent des esprits pour les diriger : dans ce dernier cas, on voudrait savoir si ces esprits leur communiquent la vie, comme le principe qui anime la matière dans les animaux, ou s'ils les gouvernent sans y être unis; par le seul fait de leur présence.

39. Au point oit nous sommes arrivés, cette question me semble insoluble : toutefois, j'espère que dans la suite fies explications que, je (169) donne sur l'Écriture, il se présentera quelque passage où je pourrai la traiter plus à propos, et, sans compromettre l'autorité des livres saints, arriver, non à une vérité invinciblement démontrée, mais à une hypothèse plausible. Gardons ici le juste tempérament que commande une piété sérieuse, et évitons d'admettre au hasard une opinion mal éclaircie, de peur qu'au moment où la vérité peut-être se montrera dans tout son jour, sans contredire toutefois les paroles de l'ancien ou du nouveau Testament, nous ne trouvions, dans l'attachement à notre erreur, un motif de la repousser. J'arrive donc au troisième livre de cet ouvrage.

600

LIVRE 3. LES ÊTRES VIVANTS (1).

601

CHAPITRE PREMIER.

POURQUOI LA CRÉATION DES POISSONS PRÉCÈDE-T-ELLE, DANS LE RÉCIT SACRÉ, CELLE DES OISEAUX? AFFINITÉ ENTRE L'EAU ET L'AIR, L'AIR ET LE CIEL.


1. " Et Dieu dit : Que les eaux produisent des animaux qui se meuvent et qui aient vie : que les oiseaux volent sur la terre, vers le firmament. Et il en fut ainsi. Dieu créa donc les grands poissons, les animaux vivants et qui se meuvent, que les eaux produisirent selon leur espèce ; il créa aussi les oiseaux ayant des ailes, selon leur espèce. Et Dieu vit que cela était bon, et il les bénit, disant : croissez et multipliez-vous; remplissez les eaux dans les mers et que les oiseaux se multiplient sur la terre. Et le soir se fit, et au matin s'accomplit le cinquième jour. " Ainsi, ce sont maintenant les êtres vivants qui se produisent dans la région inférieure du monde, et d'abord dans les eaux, l'élément qui a le plus d'affinité avec l'air : car, l'air est si voisin du ciel où brillent les luminaires, qu'on lui donne souvent le nom de ciel; je ne sais toutefois si on pourrait le nommer firmament. Quant au mot cieux, il désigne au pluriel la même chose que ciel au singulier : car, si le mot ciel, dans la Genèse, signifie l'espace qui sépare les eaux supérieures d'avec les eaux inférieures, le Psalmiste n'entend pas autre chose quand il dit : " Que les eaux suspendues au-dessus des cieux louent le nom du Seigneur. " Les cieux des cieux distinguent dans l'espace le ciel étoilé du ciel aérien, l'un au-dessus, l'autre au-dessous, et on retrouve ce sens dans le même Psaume: " Louez-le, cieux des cieux (2). " Il est donc évident que l'air est souvent synonyme de ciel et de cieux. C'est ainsi qu'en latin le mot terra s'emploie dans le même sens au singulier et au pluriel et qu'on dit également orbem terrarum, orbem terrae.

1. Gn 1,20-31 - 2. Ps 148,4-5


Augustin, De la Genèse 509