Augustin, De la Genèse 902

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CHAPITRE 2.

VÉRIFICATION DE L'HYPOTHÈSE D'APRÈS L'ENSEMBLE DU PASSAGE DE L'ECRITURE.

3. Admettons comme vrai que l'homme fut formé au sixième jour du limon de la terre dans sa perfection naturelle, et que l'Écriture comble cette lacune en reprenant son récit. Voyons donc s'il y a accord entre elle et notre opinion. Dans le récit du sixième jour, elle s'exprime ainsi : " Et Dieu dit : faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance; et qu'il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur les animaux domestiques, sur toute la terre et sur tout reptile qui rampe sur la terre. Et Dieu créa l'homme : il le créa à l'image de Dieu; il le créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit et leur dit: Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre et assujettissez-la; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques, sur la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre (1). " Par conséquent l'homme était déjà formé de la poussière, la femme avait déjà été formée d'une de ses côtes pendant son sommeil; mais ces œuvres n'avaient point été décrites alors dans l'Écriture, et elle revient sur son récit pour le compléter. Le sixième jour en effet, Dieu, loin de créer l'homme, en laissant a la femme le temps nécessaire pour naître, " créa l'homme et le créa mâle et femelle: et il les bénit. " Mais alors comment la femme fut-elle créée pour lui, lorsqu'il eut été déjà placé dans le Paradis? Y aurait-il encore là une omission que répare l'Écriture? C'est le même sixième jour, en effet, que le Paradis fut planté, que l'homme y fut établi, puis endormi pour que fa femme fût formée, enfin qu'il s'éveilla et lui donna le nom d'Eve. Or tout cela ne peut se faire que successivement ; ces œuvres sont donc distinctes de la création où tout fut simultané.

1. Gn 1,26-28

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CHAPITRE 3.

EXAMEN DU MÊME SUJET D'APRÈS D'AUTRES PASSAGES DE L'ECRITURE.

4. Supposé que Dieu ait composé cet ouvrage en même temps que tous les autres, avec une facilité aussi grande qu'on voudra; il n'est pas moins certain que les paroles exigent une certain temps pour sortir de la bouche d'un homme. Quand donc nous entendons l'homme donner un nom aux animaux, à sa femme et ajouter même " C'est pourquoi l'homme laissera son père et sa mère et s'unira à sa femme, et ils ne formeront qu'une même chair (1), " quels que soient les sons qu'il ait fait entendre, il n'a pu prononcer deux syllabes en une seule émission de voix : à plus forte raison tous ces événements n'ont-ils pu s'accomplir à la fois, au moment où la création se fit dans son ensemble. Alors de deux choses l'une : ou toutes les choses n'ont point été faites simultanément à l'origine des siècles, et par conséquent ont été créées dans des périodes successives et régulières, quand le jour primitif, phénomène physique et non intellectuel, ramenait le soir et le matin, soit par une mystérieuse révolution de la lumière, soit par la contraction et la dilatation des rayons lumineux; ou bien l'on regarde comme plausible, d'après les raisons ci-dessus développées, l'opinion que le jour transcendantal et primitif fut une lumière toute spirituelle, appelée jour, et initiée successivement aux mystères de la création, dans un ordre logique représenté par le nombre six; on trouve cette opinion conforme aux paroles qu'ajoute l'Écriture : " Quand le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre, et toute la verdure des champs avant qu'elle poussât sur la terre, et l'herbe des champs avant qu'elle prit naissance (2); enfin, on en voit la confirmation dans cet autre témoignage des livres saints : " Celui qui vit à jamais, a tout créé en même temps (3); "dans ce cas, il est incontestable que la formation de l'homme tiré du limon de la terre, et celle de la femme, tirée d'une de ses côtes, se rattachent non à la création universelle et simultanée après laquelle Dieu se reposa, mais aux oeuvres qu'aujourd'hui encore Dieu accomplit dans la suite des siècles.

1. Gn 2,24 - 2. Gn 4,6. - 3. Si 18,1

5. Ajoutons que les termes mêmes du récit où Dieu plante le Paradis, y place l'homme, son ouvrage, lui amène les animaux afin qu'il leur donne un nom, et ne trouvant point d'aide pour Adam qui fût semblable à lui, tire d'une de ses côtes et forme la femme, témoignent bien clairement que tous ces actes se rattachent, non aux oeuvres dont il se reposa le septième jour, mais à celles qu'il produit dans le cours du temps. Voici, en effet, comment l'Écriture raconte que le Paradis fut planté : " Dieu planta un jardin en Éden du côté de l'Orient et y plaça l'homme qu'il avait formé : et Dieu fit sortir ensuite de la terre toutes sortes d'arbres agréables à la vue et offrant des fruits exquis (1). "

1. Gn 2,8-9

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CHAPITRE 4.

PLANTATION DU PARADIS TERRESTRE, AU MÊME POINT DE VUE.

Les mots : " Dieu fit aussi sortir de la terre toutes sortes d'arbres agréables à la vue, " révèlent clairement que Dieu fit alors sortir des arbres de la terre d'une manière toute différente qu'au troisième jour, quand la terre produisit les herbes avec leurs semences, selon leur espèce, et les arbres fruitiers, également selon leur espèce. Les expressions ejecit adhuc signifient qu'il fit naître ces arbres et ces herbes en sus de ceux qu'il avait d'abord créés : en effet les premiers avaient été formés virtuellement et en puissance dans cette création simultanée, après laquelle Dieu se reposa au septième jour; les seconds apparurent réellement par un de ces actes que Dieu accomplit dans la suite des temps et qu'il exécute encore aujourd'hui.

6. On m'objectera peut-être que toutes les espèces d'arbres ne furent pas créées le troisième jour et que quelques-unes furent réservées pour le sixième, époque à laquelle l'homme fut créé et mis dans le Paradis. Mais l'Écriture énumère fort clairement les êtres créés le sixième jour, c'est-à-dire, les animaux selon leurs espèces, quadrupèdes, reptiles et bêtes, et l'homme créé mâle et femelle à l'image de Dieu. L'Écriture, après avoir dit le jour où l'homme fut créé, a pu laisser de côté sa formation et celle de la femme, pour revenir ; lus tard sur son récit et le compléter : mais elle n'a oublié aucune espèce de créatures, soit en exprimant le commandement divin, fiat, faciamus; soit en écrivant ses résultats, sic est factum, fecit Deus. Et en effet la distinction si exacte des oeuvres divines jour par jour deviendrait inutile, si les époques prêtaient même à une ombre de confusion, et qu'il fallût croire qu'après la création des plantes et des arbres, renfermée toute entière dans le troisième joui, certaines espèces furent créées le sixième, sans que l'Écriture en ait parlé.


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CHAPITRE 5.

SUR LE MÊME SUJET.

7. En dernier lieu. que répondrons-nous à propos des bêtes des champs, et des oiseaux du ciel que Dieu fit venir devant Adam, afin qu'il vit comment il les nommerait? Voici les termes de l'Écriture : " Et le Seigneur Dieu dit : Il n'est pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui un aide semblable à lui. Et Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs, tous les oiseaux des cieux ; puis il les fit venir devant Adam, afin qu'il vît comment il les nommerait : et le nom qu'Adam, donna à tout animal vivant est son nom. Et Adam donna leurs noms à tous les animaux domestiques, aux oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des champs; mais il ne se trouvait point pour Adam, d'aide qui fût semblable à lui. Et Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam, et il s'endormit; et Dieu prit une de ses côtes et mit de la chair à la place. Et le Seigneur Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise à Adam. (1). " Si donc Dieu tira des côtes de l'homme un être semblable à lui pour l'aider, après qu'il n'eut point trouvé d'aide qui lui ressemblât parmi les animaux domestiques, les bêtes des champs et les oiseaux du ciel; si d'autre part, la formation de la femme n'eut lieu qu'après que Dieu eut formé de la terre d'autres animaux et d'autres oiseaux, et qu'il les eut fait venir devant Adam; comment concevoir que cet acte se soit accompli le sixième jour? La terre n'a-t-elle pas produit ce jour-là même les animaux, à la parole de Dieu? Les eaux n'ont-elles pas produit, le cinquième jour, les oiseaux du ciel, au commandement de Dieu? On n'aurait donc pas dit que " Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux, " si l'on n'avait voulu exprimer que la terre avait déjà produit toutes les bêtes des champs le sixième jour, et que le cinquième les eaux avaient également produit tous les oiseaux. Il y eut donc une double création, l'une en principe et en puissance, comme il convenait à l'œuvre où Dieu créait tout à la fois, et dont il se reposa le septième jour, l'autre effective et successive qu'il continue encore aujourd'hui. Par conséquent, ce fut durant un de ces jours produits par la révolution du soleil et semblables aux nôtres qu'Eve fut tirée de la côte de l'homme. A cette époque, en effet, Dieu forma de la terre d'autres oiseaux, d'autres animaux, et ce fut après n'avoir trouvé parmi eux aucun être semblable à Adam, et capable de l'aider, qu'il fit la femme. C'est à la même époque encore qu'il fit l'homme du limon de la terre.

1. Gn 2,18-22

8. Qu'on ne dise pas que l'homme fut créé mâle le sixième jour, femelle les jours suivants l'Ecriture déclare expressément que " le sixième jour Dieu créa l'homme mâle et femelle et les bénit. " Ce fut donc encore une double création : l'une virtuelle. et comme un germe déposé dans le monde par la parole de Dieu, lorsqu'il fit à la fois les œuvres dont il se reposa le septième jour, et qui devaient être le principe de toutes les créatures appelées à naître chacune en son temps dans la suite des siècles; l'autre, analogue à celle d'aujourd'hui par laquelle Dieu opère dans le temps, le moment étant venu où Adam devait se former du limon de la terre, et la femme d'une de ses côtes.

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CHAPITRE 6.

L'AUTEUR FORMULE SON OPINION AVEC TOUTE LA NETTETÉ DONT IL EST CAPABLE, DE PEUR D'ÊTRE MAL COMPRIS.

9. En faisant deux classes des oeuvres divines, et en les rattachant, les unes à ces jours invisibles où il créa tout ensemble; les autres, aux siècles qui en naquirent, et dans la suite -desquels -il fait journellement sortir les êtres des germes primitifs où ils sont comme enveloppés, j'aurai eu beau suivre avec discrétion et sans inconséquence les paroles de l'Ecriture qui seules m'ont conduit à faire cette distinction, je n'en dois pas moins prendre garde d'être mal compris en un sujet difficile à saisir, et dont les esprits lents sont incapables d'atteindre la hauteur, et j'ai à craindre de me voir prêter des pensées ou des paroles auxquelles j'ai la conscience de n'avoir jamais songé. Quelque attention que j'aie mise, dans les développements qui précèdent, à prévenir toute confusion dans l'esprit des lecteurs, je suis bien convaincu qu'une foule d'entre eux, loin d'y voir clair, s'imaginent que, dans la création simultanée, l'homme reçut la vie et fut capable de discerner, de comprendre et de saisir la parole divine : " Voici que je vous ai donné toute herbe portant semence. " Qu'on veuille bien ne me prêter ni une pareille idée, ni un pareil langage.

10. En revanche, si je prétends que, dans la création primitive et simultanée, l'homme, loin d'avoir atteint le développement de l'âge mur, était moins qu'un enfant qui vient de naître, moins qu'un embryon dans le sein maternel, moins que le germe visible dont il naît, on pensera peut-être que c'est un rêve de métaphysicien. Qu'on revienne alors à l'Ecriture : on y verra que le sixième jour l'homme fut créé à l'image de Dieu, et créé mâle et femelle. Qu'on poursuive et qu'on demande à quelle époque fût formée la femme; on trouvera qu'elle fut formée en dehors des six jours : car, elle fut faite à l'époque où Dieu fit produire, à la terre de nouvelles bêtes des champs, d'autres oiseaux du ciel; et non au moment où les eaux produisirent les oiseaux, et la terre, les animaux vivants auxquels se rattachent les bêtes des champs. Or, c'est à cette dernière époque que l'homme fut créé mâle, et femelle : l'homme fut donc créé à deux moments différents. On ne saurait dire en effet qu'il fut créé le sixième jour et qu'il ne le fut pas ensuite, ou, réciproquement, que les uns furent créés le sixième jour, les autres plus tard : il n'y eut qu'un seul couple créé à deux époques différentes. Par quel secret, me demandera-t-on? Je répondrai que l'homme ne reçut qu'après le sixième jour cette forme visible et cette organisation particulière à l'espèce humaine et que le premier couple naquit sans parents, l'homme du limon de la terre, la femme de ses côtes. Et comment y étaient-ils contenus dira-t-on? Virtuellement, répondrai-je, en puissance; bref, ils naquirent selon la loi qui d'un être possible fait un être réel.

11. On ne me comprendra peut-être plus; car je fais abstraction de toute idée physique, je (216) dépouille les semences elles-mêmes de toute étendue. L'homme n'était pas même un raccourci d'atome, lorsqu'il fut fait dans la création des six jours. La semence fournit une métaphore assez heureuse pour faire comprendre cette idée, parce que les êtres qui doivent en sortir plus tard y sont virtuellement contenus; mais avant les semences matérielles, il y a les causes, les principes invisibles : c'est le point délicat à saisir. Que faire donc? Une seule chose: avertir de s'attacher fidèlement à l'Ecriture et de croire, d'abord, que l'homme l'ut créé quand Dieu fit avec le jour le ciel et la terre, puisque l'Ecriture dit ailleurs : " Celui qui vit à jamais a tout fait en même temps (1); " ensuite, qu'à l'époque où Dieu après avoir créé tous les êtres à la fois les produisit régulièrement dans la suite des temps, il forma l'homme du limon de la terre, et la femme d'une de ses côtes : car, on ne saurait dire ni qu'ils ont été formés ainsi le sixième jour, ni qu'ils n'aient pas été formés du tout le sixième jour, l'Ecriture ne le permet pas.

1. Si 18,1

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CHAPITRE 7

7. L'AME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE AVANT LE CORPS CHEZ L'HOMME? IMPOSSIBILITÉ D'UNE PAREILLE HYPOTHÈSE.

12. Mais peut-être que les âmes. seules ont été créées le sixième jour, puisque l'image de Dieu réside dans l'âme même, tandis que la formation des corps aurait été ajournée. C'est une hypothèse à laquelle l'Ecriture encore ne permet pas de s'arrêter. D"abord, tous les ouvrages divins furent achevés alors : or, je ne vois pas comment on pourrait concevoir cet achèvement, si un être eût été créé sans contenir la cause des développements qu'il devait prendre plus tard. Ensuite, la distinction des sexes ne peut exister que pour les corps. Dira-t-on que l'intelligence et l'action doivent être considérées comme deux sexes dans l'âme? Soit; mais comment alors concevoir que ce jour-là même, Dieu leur donna pour aliments les fruits des arbres, cette nourriture n'étant appropriée qu'à un homme pourvu d'organes? Si on y voit une allégorie, on oublie que dans ces sortes de récits la réalité des faits doit être avant tout et par toutes sortes de preuves établie comme fondement.

908

CHAPITRE 8.

COMMENT CONCEVOIR QUE DIEU AIT TENU UN DISCOURS A L'HOMME LE SIXIÈME JOUR?

13. Et comment, va-t-on dire, Dieu adressait-il un discours à ceux qui ne pouvaient encore ni entendre ni concevoir, en l'absence de tout être capable d'accueillir ses paroles? Je pourrais répondre que Dieu leur a parlé, au même titre que Jésus-Christ s'est adressé à nous longtemps avant notre naissance, et non-seulement à nous, mais encore à tous ceux qui naîtront après nous. Il parlait en effet à tous les fidèles qu'il voyait dans l'avenir, lorsqu'il disait : " Voilà " que je suis avec vous jusqu'à la consommation du siècle (1). " C'est encore ainsi qu'était connu de Dieu le prophète à qui il disait : " Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais (2); " que Lévi, qui reçoit la dîme, l'avait en quelque sorte payée dans la personne d'Abraham, son aïeul (3). Pourquoi donc Dieu n'aurait-il pas également vu Abraham dans Adam, et Adam, dans les êtres qu'il créa tous à la fois? Sans doute les paroles du Seigneur prononcées par l'organe de sa créature, par la bouche de ses prophètes, exigent une voix pour se faire entendre et chaque syllabe se produit dans un intervalle de temps; il n'en était pas de même quand Dieu disait : " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance et qu'il domine sur le poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, les animaux domestiques et les reptiles de la terre; " ou encore : " Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la à votre empire; " ou bien : " Je vous ai donné toute herbe qui porte semence, tout arbre fruitier avec sa semence : ce sera votre nourriture (4). " La parole, antérieure à toute vibration de l'air, à toute voix échappée d'une nue ou sortie d'une bouche humaine, se prononçait dans la Sagesse souveraine par qui tout a été fait : elle ne retentissait pas aux oreilles, elle déposait dans les êtres créés les principes des êtres à venir; elle formait avec une puissance infinie les êtres destinés à voir le jour; quant à l'homme qui devait se former au moment marqué, elle le créait à l'origine, et pour ainsi dire l'entait sur la racine des temps, quand elle établissait, quoique antérieur à tous les siècles, le principe qui devait ouvrir la marche des siècles. Les créatures se précèdent, tantôt en date, tantôt comme causes : Dieu ne dépasse pas seulement ses créatures par la puissance souveraine qui en fait le Créateur des causes mêmes, il les précède de toute son éternité. Mais ces réflexions seront peut-être mieux appelées par d'autres passages de l'Écriture.

1. Mt 28,20 - 2. Jr 1,5 - 3. He 7,9-10 - 4. Gn 1,26-89

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CHAPITRE 9.

COMMENT DIEU CONNUT-IL JÉRÉMIE AVANT QU'IL FUT FORMÉ DANS LE SEIN DE SA MÈRE? MÉRITE OU DÉMÉRITE DES HOMMES AVANT LEUR NAISSANCE.

14. Achevons nos considérations sur l'homme, en gardant une juste mesure et en portant, dans l'examen des passages les plus profonds de l'Ecriture, un esprit de sage recherche plutôt qu'une présomption tranchante. Que Dieu ait connu Jérémie avant de le former dans le sein de sa mère, on ne saurait en douter sans impiété, puisque l'Écriture l'affirme en termes exprès. Mais où l'a-t-il connu avant de le former dans le sein maternel?C'est une vérité qu'il est difficile et peut-être impossible à notre faiblesse d'atteindre. Est-ce dans des causes prochaines, comme il connut dans la personne d'Abraham que Lévi avait payé la dîme? Est-ce dans Adam, le principe et comme la tige de tous les hommes? En adoptant cette dernière opinion, serait-ce dans Adam lorsqu'il fut formé du limon de la terre, ou lorsqu'il n'existait qu'en puissance parmi les causes qui furent créées toutes ensemble? Ne serait-ce pas antérieurement à tous les êtres, de la même manière qu'il a choisi et prédestiné ses saints avant la création du monde (1)? Ne serait-ce pas plutôt dans la série des causes antérieures que je viens d'énumérer ou que j'ai pu oublier? On ne doit pas, ce me semble, approfondir trop rigoureusement cette question, pourvu qu'on admette ce point incontestable que Jérémie, du moment qu'il reçut le jour, eut une existence personnelle, se développa avec l'âge et devint capable de faire le bien comme d'éviter le mal, et qu'il n'avait pas cette faculté, non-seulement avant d'être formé dans le sein de sa mère, mais encore à l'époque où il était déjà formé sans avoir vu la lumière. La décision de l'Apôtre sur les jumeaux que Rebecca portait dans son sein ne souffre aucun doute: avant de naître, " ils n'avaient fait ni bien ni mal (2). "

1. Ep 1,4 - 2. Rm 9,11

15. Cependant il n'a pas été écrit en vain que l'enfant, n'eût-il vécu qu'un jour sur la terre, n'est pas pur de tout péché (1) : le Psalmiste a dit avec vérité " qu'il a été conçu dans l'iniquité et que sa mère l'a nourri dans ses entrailles au milieu des péchés (2) ; " il est également écrit que "tous les hommes ont péché et meurent en Adam (3). " Attachons-nous donc à cette vérité incontestable que, malgré les, mérites qui passent des pères à leurs descendants, malgré la grâce qui peut sanctifier un homme avant sa naissance il n'y a point d'injustice de la part de Dieu et qu'aucun acte en bien ou en mal ne peut être personnel avant la naissance par conséquent, que le système particulier d'après lequel les âmes ont plus ou moins commis de fautes dans une vie antérieure, et, selon l'étendue de leurs péchés, ont été unies à différents corps, est en contradiction avec la parole si formelle de l'Apôtre, que les fils de Rebecca ne firent, avant leur naissance, aucun acte bon ou mauvais.

1. Jb 14,Sel. LXX - 2. Ps 50,7 - 3. Rm 5,12

16. Ici se pose la question, que nous aurons à reprendre plus tard, de savoir comment le genre humain, en se répandant sur la terre, a contracté le péché de nos premiers parents qui existent d'abord seuls: quant à eux, ils n'ont pu subir les suites d'aucune transgression, avant d'être formés du limon de la terre et de recevoir la vie au moment marqué; c'est un point qui ne doit pas même être discuté. De même en effet que nous n'aurions aucun motif de dire qu'Esaü et Jacob, incapables, suivant l'Apôtre, d'avoir agi en bien ou en mal avant leur naissance (1), avaient hérité des vertus ou des fautes de leurs parents, si leurs parents n'avaient eux-mêmes fait ni bien ni mal, ou que le genre humain avait péché en Adam, si Adam lui-même n'eût péché, ce qui aurait été impossible, s'il n'avait reçu avec la vie la liberté de faire le bien et le mal; de même nous chercherions en vain comment Adam pouvait être criminel ou innocent, lorsqu'il était créé en principe dans l'ensemble des causés personnelles et n'était point renfermé dans des parents qui eussent vécu d'une vie,propre. En effet, dans la création primitive et simultanée, l'homme fut formé comme un être possible, c'est-à-dire, dans le principe dont il devait sortir, et non avec l'existence effective qu'il mena plus tard.

1. Rm 9,11

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CHAPITRE 10.

DE L'EXISTENCE SOUS SES DIFFÉRENTS MODES.

17. Mais les choses ont un existence fort différente dans le Verbe de Dieu, où elles n'ont point été créées et sont éternelles dans les éléments primordiaux de la création, où tout ce qui devait existera été créé simultanément en principe; dans les êtres qui sortent de ces causes primitives, au moment marqué, tels qu'Adam, lorsqu'il fut formé du limon de la terre et animé parle souffle divin, ou l'herbe, quand elle poussa sur la terre; enfin dans les semences où semblent se renouveler les causes primordiales que reproduisent les êtres même sortis de ces causes : c'est ainsi que l'herbe vient de la terre et la semence de l'herbe. De tous ces êtres celui qui est arrivé à l'existence apparaît avec les modifications qui composent la vie, et qui sont le développement effectif dans une substance réelle des causes secrètes, virtuellement contenues dans toute créature : telle fut l'herbe, après avoir poussé sur la terre, tel fut l'homme formé en être vivant, et, en un mot, les animaux ou les plantes que Dieu produit en vertu de son activité continue. Du reste, tout être contient en soi un autre lui-même, grâce à cette propriété de se reproduire qu'il tient des causes primordiales où il fut enveloppé, avant de naître sous les formes propres à son espèce, au moment où le monde fut créé avec le jour.

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CHAPITRE 11.

COMMENT LES OEUVRES DIVINES AU 6e JOUR SONT-ELLES A LA FOIS COMPLÈTES ET INACHEVÉES

18. Si les oeuvres primitives de Dieu, lorsqu'il créa tout ensemble, n'avaient pas été achevées, elles auraient postérieurement reçu le développement nécessaire pour les rendre complètes ; la création universelle se décomposerait en deux moitiés, pour ainsi dire, et sa perfection serait celle qui résulte dans un tout de la réunion de ces deux moitiés. D'autre part, si les oeuvres avaient été achevées comme elles le sont, lorsque les êtres se développent réellement dans le temps sous une forme visible, de deux choses l'une : ou il n'en serait rien sorti avec le temps, ou elles devaient servir de principe aux créatures que Dieu ne cesse de tirer de celles qui se sont formées par le progrès du temps. Mais aujourd'hui même il y a une oeuvre complète et inachevée tout ensemble dans les créatures dont les causes furent créées à l'origine, quand Dieu fit tous ses ouvrages à la fois, pour produire dans la suite des temps tous leurs effets : elles sont complètes, en ce que l'existence qu'elles acquièrent dans le cours du temps a toutes les qualités implicitement contenues dans le principe de leur espèce ; elles sont inachevées, en ce qu'elles renferment le germe d'êtres à venir qui doivent apparaître dans la suite des temps, au moment opportun. Les paroles de l'Ecriture, si on y prête, attention, ont une force bien significative et nous avertissent de cette vérité. Elle proclame en effet ces ouvrages complets et tout ensemble inachevés. S'ils n'étaient pas complets, elle n'aurait point dit : " Le ciel et la terre furent donc achevés dans toute leur beauté. Et Dieu acheva le sixième jour toutes les Oeuvres qu'il fit; et Dieu se reposa le septième jour de toutes les oeuvres qu'il avait faites ; et Dieu bénit le septième jour et il le sanctifia. " D'autre part, s'ils n'avaient pas été inachevés, elle n'aurait point ajouté les paroles suivantes: " Dieu se reposa de toutes les oeuvres qu'il a commencé de faire. "

19. On se demandera sans doute comment Dieu a fait des ouvres à la fois complètes et inachevées : car il est impossible d'admettre qu'il ait achevé les unes, ébauché les autres; ce sont bien les mêmes ouvres dont il se reposa le septième jour, comme on peut le voir par le passage qui précède. Selon nous, Dieu les acheva lorsqu'il créa tout à la fois, avec une telle perfection qu'il ne lui resta plus rien à créer dans l'ordre des temps qu'il ne l'eût déjà créé dans l'ordre des causes et des effets: il les laissa inachevées, en tant qu'il devait faire sortir plus tard tous les effets renfermés en puissance dans leur cause. Ainsi, " Dieu forma l'homme poudre de terre " ou limon de terre, en d'autres termes de la poudre ou du limon de la terre: il souffla sur sa face un esprit de vie, et l'homme devint une âme vivante. L'homme à ce moment ne fut pas prédestiné à naître : sa naissance était avant tous les siècles un mystère de la prescience divine; il ne fut pas non plus créé en principe, ni avec une perfection inachevée ; il fut formé ainsi à l'origine du monde, parmi les causes primitives, au moment où elles furent créées toutes ensembles; il fut créé, quand le temps marqué fut accompli, visiblement dans son corps, invisiblement dans son âme, ayant été composé d'une âme et d'un corps.

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CHAPITRE 12.

LA CRÉATION DE L'HOMME A-T-ELLE ÉTÉ SPÉCIALE!

20. Examinons maintenant comment Dieu forma l'homme. Traitons d'abord du corps qui fut tiré de la terre ; nous traiterons ensuite de l'âme, dans la mesure de nos forces. Il serait par trop naïf de s'imaginer que Dieu forma l'homme du limon de la terre en. le pétrissant avec des doigts : l'Ecriture eût-elle employé cette expression, nous devrions croire que l'écrivain sacré s'est servi d'une métaphore, plutôt que de nous figurer Dieu limité par des organes semblables aux nôtres. S'il est écrit : " Votre main a dispersé les nations (1), " et ailleurs : " Vous avez délivré votre peuple avec une main puissante et un bras étendu (2), " ce n'est là qu'un symbole pour peindre la puissance et la grandeur de Dieu; n'y aurait-il pas folie à ne point le comprendre?

1. Ps 43,3 - 2. Ps 136,11-12

21. On ne doit pas non plus croire avec quelques personnes que l'homme est le principal ouvrage de Dieu parce qu'il commanda pour créer les autres êtres, tandis que lui-même fit l'homme : la véritable raison est qu'il le fit à son image. Les expressions: "Il dit et les choses furent (1), " révèlent que le monde fut créé par le Verbe, autant que cette vérité peut être représentée à l'homme par l'entremise d'un homme et au moyen de paroles qui exigent du temps pour se concevoir et se produire. Or, Dieu ne parle ainsi que lorsqu'il emploie un organe, comme il fit en parlant à Abraham et à Moïse; ou une nuée, comme il fit en proclamant le nom de son Fils. Mais ce fut antérieurement à toutes les créatures, et pour les tirer du néant, que cette parole fut prononcée dans le Verbe qui " au commencement était en Dieu et Dieu lui-même ; " et comme " tout a été fait par le Verbe et que rien n'a été fait sans lui (2), " l'homme a été également fait par le Verbe. Assurément il a fait le ciel par sa parole : " il dit, et il fut fait. " Cependant il a été écrit : " Les cieux sont les ouvrages de vos mains (3). " Il est également écrit de cette région qui est comme le fond de l'univers : " La mer est à lui, il l'a faite lui-même, et ses mains ont façonné la terre (4). " Qu'on ne croie donc pas que ce passage de l'Ecriture ait trait à la grandeur de l'homme, comme si Dieu eût fait l'homme, tandis qu'il commandait au reste de se former, ou qu'il eût fait tous les êtres avec sa parole, tandis qu'il façonnait l'homme de ses mains. La supériorité de l'homme ne consiste que dans le don de la raison qui l'élève au-dessus des animaux, comme nous l'avons vu déjà. Et quand l'homme ne comprend pas le rang qu'il occupe et sa dignité qui consiste à bien agir, il tombe au rang des bêtes. " L'homme, placé à un si haut rang, ne l'a point compris: il s'est comparé aux animaux sans raison et leur est devenu tout semblable (5). " Dieu a bien fait les animaux, mais il ne les a pas faits à son image.

1. Ps 148,5 - 2. Jn 1,3 - 3. Ps 101,26 - 4. Ps 94,5 -5. Ps 48,13

22. Il ne faut donc pas dire : Dieu a fait l'homme, tandis qu'il a commandé aux animaux de se former; car, Dieu a fait ces deux espèces de créature par son Verbe, l'auteur de tout. Seulement, comme le Verbe de Dieu est aussi sa sagesse et sa puissance, le bras est ici non un membre, mais l'emblème de la puissance créatrice. Aussi l'Ecriture, après avoir dit que Dieu façonna l'homme avec le limon de la terre, emploie-t-elle la même expression pour les animaux que Dieu fit venir avec les oiseaux devant Adam. Voici ses termes: " Dieu façonna encore toutes les bêtes avec la terre (1). " Si donc l'homme a été formé de la terre comme le reste des animaux, quel est son titre de supériorité sinon sa ressemblance avec Dieu? Cette ressemblance ne consiste pas dans la forme du corps, mais dans l'intelligence, comme nous le verrons bientôt; toutefois le corps même révèle cette prérogative par son attitude; elle indique assez que l'homme ne doit point s'attacher aux choses terrestres comme font les animaux qui, demandant tous leurs plaisirs à la terre, sont penchés et pour ainsi dire affaissés sur leur ventre. Il y a donc entre le corps et l'âme raisonnable, chez l'homme, une analogie qui ne vient pas de la disposition et de la forme des organes, mais de l'attitude même qui lui fait diriger ses regards vers le ciel pour y contempler les régions les plus élevées du monde; de la même manière, lame doit aspirer aux choses les plus hautes dans l'ordre spirituel, afin de n'avoir de goût que pour les choses du ciel, et non pour celles de la terre (2).

1. Gn 1,26 - 2. Col 3,2

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CHAPITRE 13.

DE L'AGE ET DE LA TAILLE D'ADAM, QUAND IL FUT FORMÉ.

23. Quel était l'homme, quand Dieu le forma du limon de la terre? fut-il créé tout d'un coup à l'âge de la vigueur et de la jeunesse, ou comme l'embryon actuellement encore Dieu forme dans les entrailles maternelles? Le Créateur d'Adam est le même que celui qui a dit à Jérémie : " Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais (1). " Adam, il est vrai, a pour caractère particulier d'avoir été formé de la terre et de n'avoir point eu de parents; cependant n'a-t-il pu recevoir en naissant une organisation capable de se développer avec les années et d'acquérir les proportions naturelles qui sont assignées à l'espèce humaine? Mais ne serait-ce point là une question oiseuse? De quelque façon que Dieu l'ait formé, il l'a formé comme pouvait et devait le faire un être tout-puissant et sage. Il a en effet déterminé les lois selon lesquelles les êtres sortent de leurs germes et apparaissent avec toutes les propriétés de leur espèce, d'une manière si infaillible que sa volonté domine tout sa puissance a assigné aux créatures leurs limites, mais sans s'y renfermer elle-même. L'Esprit-Saint était porté au-dessus du monde avant sa formation; il l'est encore maintenant, par sa puissance souveraine, et non dans l'étendue.

1. Jr 1,5

24. Qui ne sait que l'eau mêlée à la terre, lorsqu'elle a pénétré dans les racines de la vigile, se transforme en sève et acquiert dans le bois la propriété de se changer en un raisin qui se développe insensiblement; qu'à mesure que le raisin se gonfle et mûrit, le vin se forme et perd son aigreur, bouillonne même dans la cuve, et fournit enfin, quand il s'est rassis avec le temps, une liqueur plus saine et plus agréable? Eh bien! le Seigneur s'est-t-il mis en quête de tous ces éléments, le bois, la terre, le temps, lorsqu'il changea, par un prodige instantané, l'eau en vin, et en vin assez exquis pour flatter les convives déjà satisfaits (1)? Le Créateur du temps a-t-il donc besoin du concours du temps? Il faut au développement de chaque espèce un certain nombre de jours spécial pour chacune ; ainsi se forment, naissent et grandissent les serpents. Fallut-il attendre tout ce temps avant que la verge se changeât en serpent dans la main de Moïse et d'Aaron (2)? Quand ces faits s'accomplissent, l'ordre de la, nature n'est interverti que pour nous, qui sommes accoutumés à la voir procéder autrement: il ne l'est pas pour Dieu, dont les oeuvres sont la nature elle-même.

1. Jn 2,9-10 - 2. Ex 7,10


Augustin, De la Genèse 902