Augustin, De la Genèse 914

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CHAPITRE 14.

DES CAUSES DÉPOSÉES DANS LE MONDE A SON ORIGINE.

25. On peut se demander avec. raison en quel état furent créées les causes que Dieu déposa dans le monde, lorsqu'il fit tout à là fois? Faut-il les concevoir par analogie avec tous les arbres ou tous les animaux que nous voyons naître, et penser que, pour se former et se développer, elles eurent à traverser une période de temps plus ou moins longue, selon les convenances de l'espèce? Ou bien se formèrent-elles sur le champ comme Adam, qui fut, pense-t-on, créé dans la vigueur de la jeunesse, sans se développer avec les années? Mais. pourquoi n'admettrions-nous pas qu'elles étaient susceptibles de cette double formation, de façon à se développer selon le mode qui plairait au Créateur? En effet, si nous n'admettons que le premier mode, il y aura contradiction entre leurs effets et tous les miracles, comme le changement de l'eau en vin, qui s'accomplissent en dehors du cours ordinaire de la nature; en revanche, si nous n'admettons que le second mode, il sera plus étrange encore de voir les êtres se former chaque jour avec leur organisation spéciale et traverser, contrairement aux causes primordiales dont ils sortent, la période de temps nécessaire à leur développement. Reste donc à admettre qu'elles ont été créées avec la propriété de se former de ces deux manières, l'une ordinaire et avec le concours du temps, l'autre plus rare et merveilleuse, quand il plaît à Dieu d'opérer des miracles suivant les circonstances.

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CHAPITRE 15.

LA FORMATION DE L'HOMME FUT LA CONSÉQUENCE DES CAUSES PRIMITIVES OU IL ÉTAIT CONTENU.

26. Quant à l'homme, sa formation fut la conséquence des causes destinées à faire sortir le premier homme, non de parents antérieurs, mais du limon de la terre, en vertu du principe où il avait été virtuellement créé. En effet, s'il avait été formé autrement, il n'appartiendrait pas aux oeuvres que fit Dieu dans la période des six jours; or, quand on dit qu'il fut créé, on entend que Dieu créa la cause dont il devait sortir au temps marqué, et selon laquelle il avait dû être fait, par Celui qui avait achevé ses ouvrages (221) seulement commencés, en créant les causes dans leur perfection, et qui tout ensemble les avait commencés pour les achever dans l'ordre des temps. Si donc Dieu, en créant les causes qu'il déposa primitivement dans l'univers, a établi qu'il formerait l'homme dit limon de la terre'et comment il le formerait, en d'autres termes, à l'état d'embryon ou dans la beauté de la jeunesse, il est hors de doute qu'il l'a formé selon les principes qu'il avait fixés d'avance : car il est impossible qu'il n'ait pas exécuté son plan, Mais si Dieu, après avoir donné à la cause primitive assez d'énergie pour produire l'homme suivant la double loi de développement successif ou de formation immédiate, et pour le contenir en puissance de ces deux manières, a gardé dans sa volonté un des deux modes de formation, au lieu d'en déposer le principe dans le monde, il est évident que, même dans cette hypothèse, l'homme ne serait pas produit en dehors des lois assignées aux causes primordiales : sa formation en effet y aurait été possible, sans y être nécessaire; le principe n'en aurait pas été contenu dans l'essence de la créature, mais dans les desseins du Créateur, et sa volonté seule forme dans la nature les lois de la nécessité.

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CHAPITRE 16.

UN ÊTRE POSSIBLE PAR ESSENCE NE PEUT EXISTER QUE PAR LA VOLONTÉ DE DIEU.

27. Malgré la faible portée de l'intelligence humaine, nous pouvons prévoir nous-mêmes, dans les êtres que le temps voit se former, le développement que comporte leur nature, et que l'expérience nous a permis de constater : mais ce développement aura-t-il lieu C'est là ce que nous ignorons. Par exemple, un jeune homme est naturellement destiné à vieillir; Dieu le voudra-t-il?Nous n'en savons rien. Nais ce fait ne saurait être dans les lois de la nature, s'il n'était auparavant dans les desseins de la volonté du Dieu qui a tout créé. La cause virtuelle de la vieillesse est contenue dans un jeune homme, comme celle de la jeunesse est enferme dans un enfant. Sans doute elle ne se découvre pas aux yeux; comme la jeunesse dans un jeune homme, et l'enfance dans un enfant ; mais la raison nous fait comprendre qu'en vertu d'un principe caché dans l'organisation humaine, le corps acquiert ses proportions visibles et passe de l'enfance à la jeunesse, de la jeunesse à la vieillesse. Le principe gui rend cette: transformation possible est bien caché aux yeux, mais il ne l'est pas à la raison : quant à savoir si elle est, nécessaire, nous sommes dans une impuissance absolue; c'est qu'en effet la raison qui fait concevoir la possibilité d'un corps se découvre d'après sa nature, tandis que celle qui le fait exister est évidemment ailleurs.

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CHAPITRE 17.

DES CHOSES FUTURES. QUELLES SONT CELLES QUI DOIVENT SE RÉALISER

28. La cause qui doit faire vieillir un homme nécessairement est peut-être dans le monde, ou si elle n'est pas dans le monde elle est en Dieu. En effet, ce que Dieu veut doit nécessairement s'accomplir, et ce qu'il connaît en vertu de sa prescience est véritablement destiné à l'existence. Une foule de choses peuvent être la conséquence des causes secondes: elles se réaliseront infailliblement si elles existent à la fois en principe dans ces causes et dans la prescience divine; plus infailliblement encore, si elles sont disposées d'une manière particulière dans la prescience divine, parce que cette prescience divine est inaccessible à l'erreur. Chez un jeune homme la vieillesse, dit-on, doit arriver : cependant elle n'arrivera pas s'il meurt auparavant. Ce fait ne sera que la conséquence d'une cause qui, comme toutes les autres, aura été déposée dans le monde ou gardée dans les secrets de la prescience divine. La mort d'Ézéchias (1) était une conséquence éventuelle de certaines causes : Dieu cependant lui prolongea la vie de quinze ans, et en cela il ne faisait qu'accomplir un dessein conçu avant la création du inonde et resté caché dans un décret de sa volonté. Par. conséquent, il n'a point fait une chose qui ne devait pas exister : loin de là, elle devait d'autant plus exister qu'il avait décidé d'avance qu'il la ferait. Toutefois il n'aurait pas été exact de dire que sa vie fut prolongée de quinze ans, si ce prolongement n'avait pas été la conséquence de causes étrangères à sa vie elle même. En effet, il avait atteint le terme de son existence, si on ne considère que l'effet des causes secondes: mais d'après les causes qui- ne dépendaient que de la volonté et de la puissance de Dieu, lequel connaissait de toute éternité l'acte désormais inévitable qu'il accomplissait à cette époque, il ne devait terminer sa vie qu'au moment où il expira plus tard. Il est vrai, ce bienfait lui fut accordé à sa prière: mais Dieu savait dans sa prescience infaillible que sa prière mériterait d'être exaucée, et ce qu'il prévoyait devait nécessairement avoir lieu.

1. Is 33,5

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CHAPITRE 18.

QUE LA FORMATION D'ADAM NE FUT POINT EN DEHORS DES CAUSES PRIMORDIALES.

29. Par conséquent, s'il est vrai que les causes de tout ce qui devait exister aient été mises dans le monde, au moment où le jour se fit et que Dieu créa tout à la fois ; Adam fut formé du limon de la terre, probablement dans toute la vigueur de l'âge, selon le développement régulier des causes où l'homme fut créé parmi les oeuvres des six jours. Ces causes impliquaient, en effet, ce mode de formation, non-seulement comme possible, mais encore comme nécessaire. Dieu, ayant volontairement établi les causes primitives, n'a point dérogé à cet ordre, non plus qu'à sa volonté même. Au contraire, n'a-t-il point déposé toutes les causes dans la création primitive et en a-t-il gardé quelques-uns dans les mystères de sa volonté? Les effets de ces dernières ne sont point liés nécessairement aux effets des autres; cependant les principes que Dieu a voulu se réserver ne sauraient être contraires à ceux qu'il a voulu établir : car la volonté en Dieu ne saurait admettre de contradiction ; il a donc créé les premières de telle sorte que leurs effets soient possibles sans être nécessaires ; quant aux secondes, il les a enfermées dans l'univers, afin qu'elles produisent nécessairement les êtres, puisqu'elles sont la condition première de leur existence.

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CHAPITRE 19.

LE CORPS D'ADAM, TEL QUE DIEU LE FORMA, N'ÉTAIT PAS SPIRITUEL, MAIS ANIMAL.

30. On se demande encore si l'homme formé du limon de la terre eut un corps animal semblable au nôtre, ou un corps spirituel, pareil à celui que nous prendrons en ressuscitant. Il est vrai que celui-ci sera une transformation de nôtre corps actuel : car on sème un corps animal et il en ressuscitera un corps spirituel ; cependant le point important dans la question est de savoir si le corps du premier homme a été un corps animal, parce que nous reprendrons dans ce cas, non le corps que nous avons perdu en lui, mais un corps d'autant plus glorieux que l'esprit l'emporte sur la matière, alors que nous deviendrons les égaux des anges (1). Les Anges ont une sainteté supérieure aux autres créatures; sont-ils donc au-dessus du Seigneur, dont le psalmiste a dit: " Vous l'avez fait un peu moindre que les Anges (2)? " Et d'où vient leur prééminence, sinon de la faiblesse de cette chair que le Seigneur a revêtue dans le sein d'une vierge, prenant la forme de l'esclave pour mourir et nous racheter de la servitude (3)? Mais à quoi bon poursuivre cette discussion? L'Apôtre, sur ce point, a prononcé son arrêt sans la moindre obscurité : voulant démontrer l'existence du corps animal, il n'a songé ni à son corps ni à celui d'un autre homme, sous sa forme actuelle; il s'est reporté au passage de l'Écriture que nous commentons et a dit: " Il y a un corps animal et un corps spirituel, selon qu'il est écrit :Adam, le premier homme, a été: fait âme, vivante, et le second Adam, esprit vivifiant. Non d'abord ce qui est spirituel, mais ce qui est animal. Le premier homme, formé de la terre, est terrestre : le second, venu du ciel, est céleste. De même que le premier est terrestre, ainsi le sont tous les habitants de la terre ; et de même que le second est céleste, ainsi le sont tous les habitants du ciel. Comme donc nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons l'image de l'homme céleste ; " Qu'ajouter à ces paroles? Nous portons maintenant par la foi l'image de l'homme céleste, et la résurrection nous vaudra la forme même à laquelle aspire notre foi : quant à l'image de l'homme terrestre, nous la, prenons dès le premier moment de notre conception.

1. Mt 22,30 - 2. Ps 8,6 - 3. Ph 2,7 - 4. 1Co 15,44

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CHAPITRE 20.

FORMÉ D'ABORD AVEC UN CORPS ANIMAL, ADAM A-T-IL REVÊTU UN CORPS SPIRITUEL DANS LE PARADIS?

31. Ici se présente une autre question : comment serons-nous renouvelés, si, par la grâce de Jésus Christ, nous ne sommes pas ramenés à la perfection primitive d'Adam?Bien que la rénovation consiste souvent, non à revenir à l'état primitif, mais a acquérir un développement plus parfait, le point de départ n'en est pas moins une condition inférieure. Pourquoi ces paroles de l'Evangile : " Mon fils était mort, et il est ressuscité; il était perdu et le voilà retrouvé (1)? " Pourquoi rendre à ce fils la robe primitive d'innocence, s'il ne recouvre pas le privilège de l'immortalité qu'Adam a perdu? Et comment Adam a-t-il pu perdre l'immortalité, s'il n'avait qu'un corps animal? En effet le corps ne sera plus animal, mais spirituel " lorsque corruptible il aura " revêtu l'incorruptibilité, et immortel, l'immortalité (2). " On s'est quelquefois enfermé dans cette question étroite : on a voulu sauvegarder l'opinion qui représente le corps d'Adam comme un corps animal, et qui a fait dire : " Le premier Adam a été fait âme vivante, le second Adam esprit vivifiant; " et en même temps rendre vraisemblable la pensée qu'en nous renouvelant et en devenant immortels, nous ne ferons que rentrer dans notre situation première perdue par la faute d'Adam. On s'est imaginé que le corps d'Adam avait été d'abord animal, et qu'il avait subi dans le Paradis terrestre la même transformation que nous subirons en ressuscitant. La Genèse ne parle pas sans doute de ce prodige mais on a cru pouvoir concilier ainsi le passage où l'Apôtre parle du corps animal, avec les témoignages nombreux où l'Écriture nous apprend que nos corps seront renouvelés, et former cette hypothèse par une déduction rigoureuse.

1. Lc 15,32 - 2. 1Co 15,53

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CHAPITRE 21.

RÉFUTATION DE CETTE HYPOTHÈSE.

32. Si cette opinion est fondée, nous faisons de vains efforts pour expliquer au sens littéral, en dehors de toute allégorie, le Paradis, les arbres avec leurs fruits. Comment croire, en effet, que les fruits des arbres aient été nécessaires pour nourrir des corps spirituels et doués d'immortalité? A coup sûr, si cette hypothèse est le dernier effort de l'esprit, mieux vaudrait encore voir dans le Paradis un symbole, que de croire, malgré les témoignages multipliés de l'Écriture, qu'il n'y aura pas de rénovation pour l'homme, ou d'aller s'imaginer qu'il recouvrera un privilège sans l'avoir peut-être perdu. Ajoutons, que la mort étant le juste châtiment du péché, comme l'atteste l'Écriture en cent endroits, c'est une preuve suffisante que l'homme aurait été à l'abri du trépas, s'il n'avait pas commis de faute. Comment donc concevoir qu'il était mortel sans être exposé à la mort, ou qu'il était immortel avec un corps animal?

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CHAPITRE 22.

ON NE PEUT SOUTENIR QU'ADAM APRÈS LE PÉCHÉ A ÉTÉ CONDAMNÉ A LA MORT DE L'AME PLUTÔT QU'A CELLE DU CORPS.

33. On est allé plus loin ; on a prétendu que la mort, châtiment du péché, n'aurait pas frappé le corps, mais l'âme, en y exerçant les ravages de l'iniquité. On s'est imaginé en effet que l'homme, pourvu d'un corps animal, aurait abandonné son enveloppe pour aller goûter le repos dont jouissent actuellement les saints qui se sont endormis dans le Seigneur, et qu'à la fin du monde il aurait recouvré les mêmes organes désormais immortels : par conséquent, qu'il n'a point subi la mort en punition de son péché, mais selon les lois de la nature, comme tout autre animal. Mais l'Apôtre contredit cette opinion quand il dit : " Le corps est mort, à cause du péché, mais l'âme est vivante à cause de la justice. Car si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous, celui qui l'a ressuscité donnera une nouvelle vie à vos corps mortels, à cause de cet Esprit-Saint qui y a fixé sa demeure (1). " Donc la mort même physique est une suite du péché ; donc, si Adam n'avait point péché, il n'aurait point connu le trépas, il aurait eu un corps immortel. Mais comment le corps était-il immortel s'il était animal?

1. Rm 8,10-11

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CHAPITRE 23.

NOUVELLE RÉFUTATION DE L'HYPOTHÈSE PRÉCÉDENTE.

34. Pour en revenir à l'hypothèse suivant laquelle le corps d'Adam aurait été transformé dans le Paradis et d'animal serait devenu spirituel, on ne songe pas que l'homme, s'il n'avait point commis sa faute et qu'il eût mené dans le Paradis une vie de justice et d'obéissance, aurait pu sans inconvénient se transformer, dans la vie éternelle, où désormais il n'aurait. plus eu besoin d'aliments matériels. Est-il donc bien nécessaire de se condamner à voir dans le Paradis un symbole au lieu d'une réalité, par l'unique raison que le corps sans le péché aurait été immortel? Assurément l'homme n'aurait point connu le trépas, s'il n'avait pas péché, car " le corps est sujet à la mort à cause du péché, " dit formellement l'Apôtre; il était possible néanmoins que son corps fût animal avant le péché, et qu'il serait devenu spirituel, quand Dieu l'aurait voulu, après une vie consacrée à la justice.

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CHAPITRE 24.

COMMENT L'HOMME EN SE RÉGÉNÉRANT RECOUVRE-T-IL LE PRIVILÈGE PERDU PAR ADAM?

35. Mais, dira-t-on, à quel titre sommes nous régénérés, si nous ne recouvrons pas ce qu'a perdu Adam, en qui meurent tous les hommes? Distinguons parmi les privilèges d'Adam. Nous ne recouvrons point assurément l'immortalité des corps spirituels et glorieux : aucun homme ne l'a encore reçue; mais nous recouvrons la justice dont l'homme fut déchu à la suite du péché. Ainsi nous dépouillerons l'antique péché et notre corps sera réparé, non sous la forme du corps animal qui fut celui d'Adam, mais sous une forme plus glorieuse, celle du corps spirituel, quand nous serons devenus égaux aux anges (1), capables d'habiter le séjour céleste où nous n'aurons plus besoin d'une nourriture corruptible. Ainsi c'est dans l'intérieur de notre âme que nous sommes renouvelés (2), que nous recouvrons cette ressemblance avec le Créateur qu'Adam perdit en péchant. Notre chair se renouvellera aussi lorsque ce corps corruptible se revêtira d'incorruptibilité pour devenir spirituel, tel que n'était pas le corps d'Adam, mais tel qu'il fût devenu, si le péché n'eût entraîné pour lui la nécessité de voir son corps animal se dissoudre.

1. Mt 22,30 - 2. Ep 4,23

36. Enfin l'Apôtre ne dit pas. Le corps est mortel, mais : " Le corps est mort à cause du péché. "

925

CHAPITRE 25.

LE CORPS D'ADAM ÉTAIT A LA FOIS MORTEL ET IMMORTEL.

Aussi le corps d'Adam avant le péché pouvait être regardé comme mortel sous un rapport et immortel, sous un autre : j'entends par là qu'il pouvait mourir et ne pas mourir. Il y a en effet une différence profonde entre le privilège de ne pouvoir mourir, tel que Dieu l'a donné à certains êtres essentiellement immortels, et celui de pouvoir ne pas mourir, tel que Dieu l'accorda au premier homme en le faisant immortel. L'homme empruntait cette immortalité à l'arbre de vie, il ne la tenait pas de la nature : il fut éloigné de cet arbre après sa faute, et la mort qui n'aurait point eu lieu sans le péché, devint possible. Ainsi donc l'organisation de son corps animal l'exposait à la mort; s'il était immortel, il le devait à la bonté du Créateur. Le corps étant animal, était par là même mortel, en ce sens qu'il pouvait mourir: il n'était immortel qu'en tant qu'il pouvait aussi ne pas mourir. Quant à l'immortalité qui exclut la possibilité même de mourir, elle sera un attribut du corps spirituel dont nous avons la promesse dans la résurrection. Ainsi le corps d'Adam, animal et pourtant (à cause de cela) mortel, aurait pu devenir, par une vie de justice, spirituel, et dès lors immortel dans le sens absolu du mot le péché n'en fait pas un corps mortel, il l'était déjà, mais un corps mort, ce qui aurait pu n'avoir pas lieu, si l'homme était resté innocent.

926

CHAPITRE 26.

DIFFÉRENCE DU CORPS D'ADAM AU NOTRE.

37. A quel titre l'Apôtre a-t-il pu dire que notre corps était mort, tout en parlant d'êtres encore vivants? N'a-t-il pas exprimé ainsi la loi qui le condamna à mourir, à la suite du péché que se transmettent les parents? Le corps humain est aujourd'hui animal comme celui du premier homme, mais dans une condition bien inférieure : il est soumis à la nécessité de mourir, au lieu que celui d'Adam ne l'était pas. Celui-ci avait encore à se modifier, sans doute, et à recevoir la forme spirituelle, et l'immortalité absolue qui devait le soustraire à la nécessité de se nourrir d'aliments corruptibles: toutefois, il pouvait se transformer en substance spirituelle, sans passer par la mort, si l'homme vivait selon les règles de la justice. Pour nous, fussions nous justes, le corps n'est pas moins condamné à mourir : cette nécessité, conséquence de la faute du premier homme, a fait dire à l'Apôtre que notre corps est mort, parce que nous mourons tous effectivement dans Adam (1); ailleurs ils s'exprime ainsi: " La vérité en Jésus est de dépouiller, par rapport à la première vie, le vieil homme, " que dépravent les désirs séducteurs, " et dont le péché a fait un autre Adam. Remarquez de plus ce qui suit : " Renouvelez-vous dans l'intérieur de votre âme et revêtez l'homme nouveau, quia été créé à l'image de Dieu dans un esprit de justice et de sainteté véritables (2); " ce que le péché a fait perdre à Adam.

1. Rm 5,2 1Co 15,22 - 2. Ep 4,21-24

27

CHAPITRE 27.

COMMENT POUVONS-NOUS RETROUVER LES PRIVILÈGES QU'ADAM A PERDUS?

Nous pouvons donc nous régénérer, en renouvelant en nous ce qu'Adam avait perdu, c'est-à-dire l'esprit de notre âme : quant au corps, semé animal il ressuscitera spirituel, et cette glorieuse transformation ne s'était pas encore produite pour Adam.

38. L'Apôtre dit dans le même sens,: " Dépouillez-vous du vieil homme et de ses oeuvres; revêtez-vous de cet homme nouveau, qui se renouvelle à la connaissance de Dieu, selon l'image de celui qui la créé (1). " Cette image, gravée par Dieu au fond de nous, Adam la perdit par le péché (2) : nous recouvrons l'âme, par la grâce qui nous justifie; mais nous ne saurions recouvrer le corps spirituel et immortel dont il n'était pas encore revêtu et que prendront tous les saints qui ressusciteront d'entre les morts : cette gloire,-en effet, est le prix des mérites qu'il a sacrifiés. Par conséquent la robe blanche de l'Évangile (3) désigne la justice dont il fut déchu; ou bien, si elle représente la forme immortelle du corps, elle fat également perdue par Adam, puisque sa faute. 1'empêcha d'atteindre à cet état glorieux. On dit d'un homme, en effet, qu'il a perdu une fiancée, une charge, quand il n'a pu obtenir l'objet de ses voeux, à la suite d'une offense contre la personne dont il attendait les faveurs.

1. Col 3,9-10 - 2. 2 Rétr. ch. 23, 2 - 3. Lc 15,22

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CHAPITRE 28.

ADAM, QUOIQUE SPIRITUEL A L'EXTÉRIEUR, EUT UN CORPS ANIMAL, MÊME DANS LE PARADIS.

39. D'après cette explication, Adam eut un corps animal avant et pendant son séjour dans le Paradis. Il n'était spirituel qu'à l'intérieur, selon l'image de celui qui l'avait créé; mais il perdit ce don par le péché et mérita de voir condamné à la mort ce corps que, sans le péché, il aurait mérité de transformer en un corps spirituel. S'il avait au dedans vécu à la manière des animaux, on ne pourrait dire que nous devons sur ce point le reproduire en nous. Le commandement : " Renouvelez-vous dans l'intérieur de votre âme, " s'adresse aux hommes pour qu'ils deviennent spirituels: Si donc Adam n'avait pas été spirituel dans l'intérieur de son âme, comment pourrions-nous renouveler en nous-mêmes un état qu'il n'aurait pas connu? Les Apôtres et tous les justes, quoiqu'ils eussent un corps animal, vivaient intérieurement de la vie de l'esprit : relais renouvelés par la connaissance de la vérité, selon l'image du Créateur, ils n'étaient pas pour cela impeccables; il leur fallait encore ne point succomber à l'iniquité. Car les hommes, même spirituels, peuvent céder à la tentation; c'est une vérité proclamée ainsi par l'Apôtre : " Mes frères; si quelqu'un d'entre vous se laisse surprendre à quelque faute, vous qui êtes spirituels, corrigez-le dans l'esprit de douceur, prenant garde à toi-même de peur que toi aussi tu ne sois tenté (1). " J'ai donné cette explication, afin qu'on ne trouve point invraisemblable qu'Adam, qui vivait Selon l'esprit avec un corps animal, ait pu pécher. Cependant gardons-nous de tout jugement précipité, et attendons plutôt pour voir si le reste du récit sacré ne contredira point nos assertions.

1. Ga 6,1

929

CHAPITRE 29.

SUJET DU LIVRE SUIVANT.

40. Nous avons maintenant à traiter de l'âme; c'est un sujet bien difficile, qui a coûté mille peines à nos devanciers et qui nous en réserve encore à nous-même. Soit que je n'ai pu lire tous les ouvrages de tous les docteurs qui, en étudiant cette question à la lumière de nos saints livres, ont pu atteindre à la vérité et à l'évidence; soit que le problème offre des difficultés telles que ceux-mêmes qui l'ont résolu avec sincérité restent obscurs pour des esprits comme le mien ; personne, je l'avoue, n'a pu me convaincre que la question de l'âme soit épuisée. Aurai-je le bonheur de trouver la vérité, et de l'exprimer avec netteté? Je l'ignore. Je développerai, dans le livre suivant, les idées que j'aurai pu me former sur l'âme, si toutefois le Seigneur bénit mes efforts.

1000

LIVRE 7. L'AME HUMAINE.

1001

CHAPITRE PREMIER.

PRÉLIMINAIRES DE CE LIVRE.

1. " Et Dieu fit l'homme du limon de la terre et il souffla sur sa face un souffle de vie : et l'homme fut fait âme vivante. (1) " Telles sont les paroles de l'Ecriture qu'au début du livre précédent nous nous étions proposé de commenter: nous avons exposé la formation de l'homme en général et de son corps en particulier, avec tout le développement qui nous a semblé nécessaire et conforme à l'esprit des saints livres. Comme l'âme humaine soulève une question des plus hautes, nous avons songé à en faire le sujet d'un livre spécial. Nous ne savions pas jusqu'à quel point le Seigneur seconderait notre ardent désir d'en parler avec justesse; ce qui n'était pas un secret pour nous, c'est que son secours nous était indispensable pour tenir ce langage. Or la justesse ici consiste à éviter avec sincérité et mesure toute réfutation hasardée, comme toute assertion téméraire, sur les points vrais ou faux, que la foi ou la science chrétienne n'ont point encore fixés; elle consiste en même temps à affirmer sans hésitation les vérités démontrées par l'évidence même ou appuyées sur l'autorité infaillible de l'Ecriture.

1. Gn 2,7

2. Examinons d'abord le texte : " flavit vel sufflavit in faciem ejus. " Quelques manuscrits portent spiravit ou inspiravit. La version des Septante donnant enephusesen, l'expression exacte doit être flavit ou sufflavit. Nous avons vu dans le livre précédent ce qu'il fallait entendre par les mains de Dieu, quand il forma l'homme du limon de la terre : n'est-il pas également clair que Dieu, pour souffler sur la face de l'homme n'employa ni gosier ni lèvres?
Cependant cette expression de l'Ecriture nous servira autant que je puis croire, à étudier un problème aussi compliqué.

1002

CHAPITRE 2.

LA SUBSTANCE DE L'AME N'EST PAS LA MÊME QUE CELLE DE DIEU.

3. Quelques-uns en effet se sont appuyés sur cette expression pour prétendre que l'âme est une émanation de la substance divine et participe à sa nature, l'homme ne pouvant souffler, disent-ils, sans laisser échapper quelque chose de son être; mais nous devons plutôt y voir un engagement à repousser une opinion si dangereuse pour la foi chrétienne. Nous croyons que la substance et la nature de Dieu est absolument immuable; beaucoup le croient, peu le comprennent. Or, peut-on douter que l'âme ne change soit en bien soit en mal? Par conséquent l'opinion qui va jusqu'à identifier la substance de l'âme avec celle de Dieu, est une impiété : ne se réduit-elle pas à faire de Dieu un être changeant? Il faut donc croire et bien se convaincre, en écartant l'ombre même d'un doute, que d'après la véritable foi l'âme vient de Dieu, comme son ouvrage et non comme une émanation, quelle que soit la manière dont il l'ait fait naître ou appelée à l'existence.

1003

CHAPITRE 3.

SUITE DU MÊME SUJET.

4. Mais, dit-on, à quel titre est-il écrit que " Dieu souffla sur la face de l'homme pour faire " de lui une âme vivante, n si l'âme n'est pas une parcelle de Dieu ou une substance absolument identique? C'est une erreur, et l'expression même de l'Ecriture suffit à la faire pleinement sentir. Dans l'acte de souffler, l'âme met en mouvement le corps qui lui est soumis, et en tire, au lieu de l'emprunter à sa propre substance, l'air qu'elle chasse. Serait-on assez peu instruit pour ignorer que, dans le phénomène de la respiration, on absorbe et on chasse tour à tour l'air ambiant, et qu'il suffit de la volonté pour produire du vent par la même opération? Lors même que nous n'emprunterions pas à l'air extérieur, mais à la propre substance du corps, le (227) fluide que chasse le souffle, la nature de l'âme ne serait pas identique à celle du corps : c'est un point sur lequel nos adversaires sont d'accord avec nous. Par conséquent, l'âme, force dirigeante et motrice, est essentiellement distincte du souffle qu'elle produit en mettant les organes en jeu et qu'elle tire non de sa substance, mais du corps qui lui est soumis. Or, Dieu gouverne la créature comme l'âme gouverne le corps, quoique d'une manière infiniment supérieure; pourquoi donc n'admettrait-on pas que Dieu, dans l'acte d'insufflation dont parle l'Ecriture, tira une âme de la créature soumise à sa volonté, puisque l'âme humaine est assez puissante pour produire un souffle par le jeu des organes, sans l'emprunter à sa substance, quoiqu'elle exerce sur le corps un empire moins absolu que Dieu sur la nature universelle?

5. Nous aurions pu dire que le souffle divin n'est pas l'âme, et que Dieu par un acte d'insufflation créa l'âme dans l'homme: mais comme on pourrait se figurer que Dieu a fait par sa parole des oeuvres plus parfaites qu'avec son souffle, par la raison que la parole chez l'homme est plus excellente que le souffle; nous reconnaîtrons qu'on peut confondre l'âme avec le souffle divin, sans abandonner le raisonnement qui précède, à condition de voir dans l'insufflation, non une émanation de la substance divine, mais la production d'un souffle; et dans la production d'un souffle, celle d'une âme. Cette opinion est conforme à la parole que Dieu a fait entendre par la bouche d'Isaïe : " L'esprit sortira de moi; c'est moi qui ai créé tout souffle. " Qu' il ne soit point ici question d'un souffle matériel, la suite le fait assez voir. Le prophète ajoute en effet : " Et à cause du péché, je l'ai affligé et je l'ai frappé (1). " Qu'entend-il donc par souffle, sinon l'âme affligée; frappée par suite du péché? L'expression : " J'ai créé tout souffle, " ne revient-elle donc pas à dire : j'ai créé toute âme?

1. Is 57,16 Is 57,7

1004

CHAPITRE 4.

DIEU N'A FAIT SORTIR L'AME NI DE SON ESSENCE NI DES ÉLÉMENTS.

6. Si Dieu était pour nous l'âme du monde physique, et si le monde physique était comme son corps nous serions obligés d'admettre qu'il forma, en soufflant, une âme matérielle, composée de l'air extérieur, par voie d'expiration ; toutefois il faudrait voir dans la substance produite par cette insufflation, non une émanation de son être, mais un composé de l'air répandu dans son corps, semblable au souffle que l'âme produit avec l'air ambiant par le jeu des organes, sans le tirer d'elle-même. Mais comme Dieu, d'après nous, ne commande pas seulement a. la nature physique, et qu'il s'élève infiniment au-dessus de tous les corps comme de tous les esprits créés, nous devons admettre que l'âme qu'il a créée par insufflation n'est ni un écoulement de sa substance, ni un composé d'éléments matériels.

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CHAPITRE 5.

L'AME EST-ELLE TIRÉE DU NÉANT?

7. Maintenant l'âme a-t-elle été tirée du néant ou sort-elle d'un principe immatériel qui fui créé sans être encore elle-même? Cette question mérite d'être examinée. Or, si nous croyons que Dieu ne tire plus rien du néant, depuis qu'il a tout créé à la fois, si nous admettons qu'il s'est reposé, après avoir achevé en principe les oeuvres dont il devait désormais tirer tous les êtres qu'il produirait, je ne vois pas comment on pourrait s'expliquer qu'aujourd'hui il crée les âmes de rien. Faut-il admettre, au contraire, qu'en créant les oeuvres des six jours primitifs, il fit ce jour mystérieux, et selon une opinion plus vraisemblable, le monde des esprits et des intelligences; c'est-à-dire la société de Anges, puis l'univers, c'est-à-dire le ciel et la terre? Faut-il croire que dans ces substances et créa les principes, non les substances mêmes de tous les êtres à venir, par la raison que s'ils avaient été créés tels qu'ils devaient exister un jour, ils n'auraient plus eu besoin de naître? Alors on doit reconnaître que l'âme n'existait pas encore substantiellement dans les oeuvres divines, et que sa naissance date du moment où Dieu la fit par un acte humain d'insufflation et l'associa au corps de l'homme.

8. La question est loin d'être résolue: on veut savoir si Dieu -a tiré de rien la substance appelée âme et jusque-là pur néant, si dis-je, l'acte d'insufflation n'ayant point eu lieu avec le concours d'un élément étranger, comme celui qu'accomplit l'âme en chassant l'air du corps, ne s'est opéré sur aucun principe, et a produit, quand Dieu l'a voulu, l'âme humaine; ou Lien, s'il y avait un principe spirituel qui, sans être encore la substance de l'âme, lui préexistait, et qui sous le souffle divin devait former l'âme humaine, au même titre que le corps humain n'était pas (228) réalisé, avant que Dieu ne l'eût formé du limon ou de la poussière de la terre. En effet poussière ou limon n'avait pas les propriétés de la chair humaine; et cependant c'était la matière dont devait se former la chair qui n'avait encore aucune existence propre.


Augustin, De la Genèse 914