Augustin, De la Genèse 1118

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CHAPITRE 18.

COMMENT DIEU A-T-IL PARLÉ A L'HOMME.

37. On peut encore se demander quel moyen Dieu employa pour parler à l'homme; à ce moment, en effet, il était formé avec son intelligence et ses sens, il était capable d'entendre et de saisir la parole du Créateur. D'ailleurs une loi dont la violation devait être un crime, ne pouvait lui être imposée sans qu'il ne l'eût entendue et comprise. Mais comment Dieu lui parla-t-il? Ne s'adressa-t-il qu'à son intelligence, en d'autres termes, ne fit-il qu'éclairer sa raison et lui révéler là loi qu'il lui imposait sans employer ni son ni image? Mais je ne pense pas que Dieu ait ainsi parlé au premier homme. Le récit de l'Écriture laisse plutôt croire qu'il s'adressa à Adam comme il le fit plus tard aux patriarches, à Abraham, à Moïse, c'est-à-dire, apparaissant sous quelque forme corporelle : car nos premiers parents entendirent sa voix pendant qu'il se promenait dans le jardin et coururent se cacher (1).

1. Gn 3,8

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CHAPITRE 19.

DE L'ACTIVITÉ DIVINE DANS LA CRÉATURE, ET D'ABORD DE DIEU MÊME.

38. Ici se présente une question vaste et bien digne de nous arrêter: il s'agit d'examiner dans la mesure de nos forces, on de la grâce et du secours de Dieu, l'activité divine dans la double sphère où elle s'exerce ; c'est un sujet que nous avons déjà effleuré en passant, à propos de la culture du Paradis terrestre, afin que l'intelligence du lecteur s'accoutumât à une théorie si capable d'élever l'esprit au-dessus de toutes les pensées basses qu'on pourrait se former sur l'essence même de Dieu. Pour nous le Dieu souverain, véritable, unique, est le Père et le Fils avec le Saint-Esprit, en d'autres termes, Dieu, son Verbe et l'Esprit qui leur sert de lien : c'est la Trinité à la fois distincte et indivisible; c'est le Dieu qui seul possède l'éternité et habite une lumière inaccessible, le Dieu qu'aucun homme n'a vu et ne peut voir (1), qui n'est renfermé dans aucun espace fini ou sans bornes, qui ne change jamais avec les révolutions limitées ou indéfinies du temps. Car, il est impossible à la substance divine d'être moindre dans la partie que dans le tout, comme doit l'être tout ce qui se meut dans l'espace autour d'un point fixe, la main, par exemple, dont les parties dépendent d'une articulation principale; il est également impossible que cette substance ait souffert quelque diminution ou reçoive quelque modification nouvelle, comme les êtres soumis aux changements du temps.

1. 1Tm 6,16

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CHAPITRE 20.

LE CORPS SE MEUT DANS LE TEMPS ET L'ESPACE, L'AME NE SE MEUT QUE DANS LE TEMPS : DIEU EST EN DEHORS DE CETTE DOUBLE MODIFICATION.

39. C'est du sein de cette existence éternellement immuable que Dieu à créé simultanément les êtres destinés à marquer le cours du temps et à remplir l'espace ; et c'est grâce aux mouvements des êtres dans l'espace et le temps que leurs générations se succèdent. Dieu a fait les esprits et les, corps en imprimant aux substances créées par sa puissance absolue, sans le concours d'aucun être, les modifications dont elles étaient susceptibles, de façon toutefois que le fond précéda les formes non en date, mais en principe. Il a donné aux esprits la supériorité sur les corps, en ce sens que les esprits ne se modifient qu'avec le temps, tandis que la matière change selon le temps et les lieux. L'âme par exemple se meut avec le temps, quand elle se rappelle ce qui lui était échappé, quand elle apprend ce qu'elle ignorait ou qu'elle veut ce qu'elle ne voulait pas: les corps se meuvent dans l'espace, quand ils sont transportés des airs sur la terre, de la terre dans les airs, de l'Orient à l'Occident, oh subissent des mouvements analogues. Or; tout ce qui se meut dans l'espace, se meut aussi dans le temps par une conséquence inévitable mais il ne s'ensuit pas que tout ce qui se meut dans le temps se meuve aussi dans l'espace. Si donc la substance qui a le privilège de se mouvoir que dans le temps, l'emporte sur celle qui se meut à la fois dans le temps et dans l'espace, il faut nécessairement qu'elle soit inférieure à celle qui ne varie ni avec le temps ni avec l'espace. Par conséquent, de même que le mouvement du corps dans l'espace et le temps a pour principe l'esprit créé, qui ne se meut que dans le temps, de même l'esprit créé doit son mouvement dans le temps à l'Esprit créateur, dont l'activité est indépendante dé l'étendue et de la durée. Ainsi, l'esprit créé se meut lui-même dans le temps, et meut le corps sous le double rapport du temps et de l'espace : tandis que l'Esprit créateur, agissant en dehors du temps et de l'espace, fait mouvoir l'esprit créé dans le temps en dehors de l'espace, et le corps, dans le temps et dans l'espace tout ensemble.

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CHAPITRE 21.

COMMENT DIEU EST-IL A LA FOIS IMMUABLE ET PRINCIPE DU MOUVEMENT?

40. Veut-on essayer de saisir par quel secret Dieu, l'être éternel, impérissable et immuable, quoique inaccessible à toute mobilité dans l'espace et le temps, meut sa créature dans l'étendue et la durée? Pour atteindre à cette vérité, il faut, selon moi, comprendre d'abord comment l'âme, ou l'esprit créé, n'est muable que dans le temps et néanmoins communique au corps le mouvement dans le temps et l'espace. Si on est incapable de concevoir ce qui se passe en soi-même, pourrait-on découvrir ce qui s'accomplit dans un être plus parfait?

41. L'âme, dans l'illusion où la jettent les opérations habituelles des sens, se figure qu'elle se meut dans l'espace avec le corps, tandis qu'elle n'y meut que le corps. Qu'elle examine attentivement ces jointures où les membres viennent s'emboîter et s'appuient comme sur des pivots pour y commencer leurs mouvements; elle découvrira que, pour se mouvoir, les membres ont besoin de trouver dans d'autres membres un point, fixe. Le mouvement d'un doigt exige que la main lui serve de point d'appui; celle-ci se rattache à l'avant-bras, qui s'articule avec le bras, fixé lui-même à l'épaule; ce sont-là comme autant de pivots immobiles sui- lesquels tournent les membres mis en mouvement. De même le pied est assujetti au talon, sur lequel il opère son mouvement; la jambe s'articule avec le genou, et-la marche tout entière vient aboutir aux (251) hanches. Bref, aucun membre n'entre en mouvement sous l'impulsion de la volonté, sans trouver un pivot dans son point d'attache : c'est ce point que la volonté commence par fixer, et le mouvement part ainsi comme d'un centre immobile. Enfin, dans la marche, un pied ne se lève qu'autant que l'autre est fixé pour supporter le poids du corps, et le passage s'opère d'un point à un autre, tandis que le pied en mouvement trouve un support dans le pied en repos.

42. Or, si la volonté pour mouvoir un membre. doit l'appuyer sur l'articulation immobile d'un autre membre, quoique l'organe mis en mouvement, comme l'organe fixe qui lui sert de pivot, accusent une étendue proportionnée à leur volume; ne faut-il pas à plus forte raison que l'âme, qui commande aux membres et donne aux uns le signal de rester immobiles pour servir de point d'appui aux autres; que la force immatérielle, qui loin de remplir la, masse du corps comme l'eau remplit une outre ou une éponge, répand son activité toute spirituelle, par une sorte de prodige, dans les organes qu'elle vivifie et dont elle se fait obéir par un signal qui tend leurs ressorts sans peser sur eux; ne faut-il pas, dis- je, que l'âme ait une activité en dehors de l'espace pour y mouvoir le corps, puisqu'elle remue le tout à l'aide des parties, et qu'elle ne met les organes en jeu qu'à l'aide d'autres organes immobiles?

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CHAPITRE 22.

DIEU EST SÛREMENT ET ABSOLUMENT IMMUABLE.

43. Si cette vérité semble difficile à concevoir, il faudra s'attacher par la foi à ce double principe, que l'âme sans se mouvoir dans l'espace y meut le corps, et que Dieu sans se mouvoir dans le temps y meut l'âme. Peut-être ne voudra-t-on pas admettre pour l'âme humaine une vérité que l'on n'aurait aucune peine à croire et même à comprendre, si on était capable de la concevoir comme elle est essentiellement, je veux dire spirituelle : n'est-il pas évident, en effet, que pour se mouvoir dans l'espace, il faut s'étendre sur divers points de l'espace? Or, tout ce qui occupe divers points de l'espace, est corps; l'âme ne peut donc se mouvoir sur une certaine étendue, puisqu'elle est n'est point corporelle. Cependant, si quelques esprits ne veulent pas reconnaître à l'âme cette faculté, je ne veux pas les presser trop vivement : quant à Dieu, si on refuse d'admettre que son activité est en dehors du temps et de l'espace, on n'a pas encore une idée juste de son immutabilité.

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CHAPITRE 23.

QUE DIEU FAIT TOUT SANS SORTIR DE SON REPOS.

44. La Trinité étant essentiellement immuable et par la même éternelle sans qu'il puisse rien exister qui lui soit coéternel, demeure en elle-même en dehors de tous les lieux : c'est elle cependant qui communique dans la sphère de l'étendue et de la durée le mouvement à toutes les créatures qui lui restent soumises; elle leur donne l'être par sa bonté; par sa puissance elle met toutes les volontés à leur place. Ainsi tout être dépend de la Trinité; toute volonté, quand elle pratique le bien, est dirigée par elle; et quand elle fait le mal, tombe sous les lois de sa justice. Mais comme tous les êtres n'ont pas reçu le privilège du libre arbitre, principe de supériorité et de puissance, les êtres qui ne jouissent pas de la liberté sont nécessairement soumis à ceux qui sont libres, et cela, par le sage dessein du Créateur qui, en châtiant la volonté coupable ne lui enlève jamais sa dignité primitive. La matière, l'animal sans raison n'ayant pas le don de la liberté, sont soumis aux êtres qui l'ont reçu; mais cette subordination loin d'être confuse est réglée par la justice souveraine. Ainsi la Providence divine gouverne et dirige la création entière, les êtres, afin qu'ils existent, les volontés, afin qu'elles ne soient pas vertueuses sans récompense, ni coupables sans punition. Dans la hiérarchie qu'il a établi, il a subordonné l'univers à ses lois, puis la matière à l'esprit, la brute à l'être raisonnable, la terre au ciel, la femme à l'homme, la faiblesse à la force, la misère à l'abondance. Quant aux volontés, il les a soumises à lui-même, quand elles sont bonnes, à leurs propres esclaves, quand elles sont mauvaises: par conséquent, la volonté coupable est condamnée à subir le joug contre lequel l'âme juste a lutté pour obéir à Dieu, je veux dire cette domination des corps qui sont naturellement inférieurs aux volontés même coupables. Ce châtiment est extérieur; mais au dedans les volontés criminelles en subissent un autre, je veux dire le ravage de leurs iniquités mêmes.

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CHAPITRE 24.

DES CRÉATURES SOUMISES AUX ANGES.

45. Par suite, les Esprits sublimes qui possèdent Dieu humblement et qui le servent au sein de la félicité, dominent sur la nature physique, sur les animaux sans raison, sur les volontés faibles ou corrompues : ils font régner dans le monde des corps, ils accomplissent chez les êtres libres et avec leur concours, les lois qui président à l'ordre universel, sous l'empire de l'Etre de qui tout relève. Ils découvrent en lui l'immuable vérité et règlent leurs volontés sur ce principe à ce titre ils participent à l'éternité, à la vérité, à la volonté immuable, indépendante des lieux et des temps. Ils exécutent dans le temps ses ordres éternels. Je ne veux pas dire qu'ils cessent ou se lassent jamais de le contempler: ils le contemplent dans son immensité et son éternité; mais, quand ils remplissent ses ordres auprès des êtres d'une dignité inférieure, ils agissent dans le temps, ils ébranlent la matière dans les limites de temps et d'espace qu'exige l'acte à accomplir. C'est un des aspects de la double activité que Dieu exerce souverainement sur la création : il donne l'existence aux êtres, il règle les volontés, afin qu'elles n'accomplissent rien sans son ordre ou sa permission.

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CHAPITRE 25.

DES LOIS GÉNÉRALES ET PARTICULIÈRES SELON LESQUELLES DIEU GOUVERNE TOUT.

46. L'univers physique ne reçoit donc aucune impulsion matérielle en dehors de lui-même car il n'y a pas de corps en dehors de lui, autrement ce ne serait pas l'univers ; au dedans, il obéit à une impulsion spirituelle, je veux dire à l'action par laquelle Dieu donne l'existence, selon cette parole: " C'est de lui, en lui et par lui que tout existe (1). "Quant aux êtres particuliers qui composent l'univers, ils sont au dedans l'objet d'une action spirituelle, ou plutôt acquièrent par là l'existence et tout ensemble trouvent au dehors les moyens matériels d'améliorer leur condition dans les aliments, l'agriculture, la médecine, bref dans les ressources qui assurent la conservation et la fécondité des espèces non moins que leur beauté.

1. Rm 11,36

47. Les créatures spirituelles, quand elles sont parfaites et bienheureuses, comme les Saints Anges, reçoivent un secours intérieur et tout spirituel pour posséder l'existence et la sagesse. Dieu se communique à eux par un langage mystérieux et ineffable: il n'emploie pas pour eux une écriture fixée par des moyens matériels, des sons qui frappent l'oreille, des images pareilles aux fantômes que l'esprit se représente dans un songe ou même dans cet état où l'esprit semble sortir de lui-même et que les Grecs ont nommé extase, ex-tasis :les idées de cette sorte se produisent sans doute plus intérieurement que celles qui nous arrivent par le canal des sens ; mais comme elles leur ressemblent si parfaitement qu'on ne peut les distinguer entre elles qu'à grand-peine et fort rarement, et que d'ailleurs elles sont plus matérielles que l'intention pure de l'immuable vérité, dont la lumière éclaire l'intelligence seule et lui sert à connaître toutes choses, on doit à mon avis ranger toutes ces visions parmi les perfections extérieures. Ainsi donc les créatures spirituelles et raisonnables, à ce degré de perfection et de béatitude qui est le privilège des Anges, reçoivent un secours tout intérieur, pour conserver leur être, leur sagesse, leur bonheur, et le trouvent dans la vérité et l'amour éternels du Créateur. Si elles reçoivent une impulsion du dehors, ce ne peut être que de la communauté d'intuition et d'allégresse en Dieu, du concert d'action de grâces de louanges que la vision de tous les êtres en Dieu provoque parmi elles. Quant aux actes qu'accomplissent les Anges pour veiller, selon les ordres de la Providence, sur les êtres de toute espèce et en particulier sur le genre humain, ils constituent un secours extérieur qui se communique au moyen de visions analogues aux formes que l'imagination se représente ou des corps mêmes qui sont soumis à la puissance des Anges.

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CHAPITRE 26.

DIEU GOUVERNE TOUT SANS CESSER D'ÊTRE IMMUABLE.

48. Dieu donc aune puissance souveraine et sans limites ; éternité, vérité, volonté, rien ne change en lui ; au-dessus de tous les mouvements qui s'accomplissent dans la durée et l'étendue, il fait mouvoir les esprits dans le temps, les corps dans le temps et l'espace tout ensemble : après avoir créé chaque être en soi-même, il le gouverne au moyen de forces extérieures, en d'autres termes, au moyen des volontés subalternes qu'il (253) fait agir dans le temps, et des corps qui dépendent à la fois de lui-même et des volontés et à qui il communique le mouvement dans l'espace et le temps, double condition de l'existence finie dont le principe tel qu'il est en Dieu constitue la vie en dehors de tous les temps et de tous les lieux: voilà les modes de l'activité divine. Par conséquent, loin d'imaginer que la substance de Dieu change avec le temps et les lieux, ou qu'elle se meut selon les divers points de l'espace et de la durée, nous devons croire qu'il connaît toutes ces révolutions comme les conséquences de son action providentielle : par là j'entends non-seulement l'acte de créer les substances, mais encore celui de les gouverner en dehors d'elles après leur avoir donné l'être. Car, sans être compris dans aucune division de l'espace, en vertu de sa puissance immuable et absolue, il est. à la fois plus profond et plus élevé que toute chose, en ce sens que tout est en lui et qu'il est supérieur à tout. Il en est de même pour la durée sans être renfermé dans aucune limite de temps, en vertu de son immuable éternité, il est à la fois le plus ancien et le plus nouveau des êtres, parce qu'il préexiste à tout et survit à tout.

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CHAPITRE 27.

COMMENT DIEU PARLA-T-IL A ADAM?

49. Lors donc que l'Ecriture nous dit : " Dieu commanda à Adam en lui disant: Tu mangeras de tous les arbres qui sont dans Paradis; quant à l'arbre de la science du bien et du mal, tu n'en mangeras point. Le jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort; " et qu'on se demande comment Dieu tint ce langage à Adam, il est impossible de le déterminer nettement sans doute, mais il n'est pas moins incontestable que Dieu lui parla directement ou par l'entremise d'une créature. Or, quand Dieu parle directement, c'est qu'il crée les êtres, ou qu'il crée éclaire et de plus les intelligences, lorsqu'elles sont devenues capables d'entendre sa parole dans le Verbe qui était en Dieu au commencement, Dieu lui-même, et par qui tout a été fait (1). Quant aux êtres incapables d'entendre le Verbe éternel, Dieu emploie pour leur parler tantôt un esprit, comme dans les songes, les extases où la vérité apparaît sous une forme sensible ; tantôt un corps, comme il arrive lorsqu'un être se montre aux yeux ou que des sons frappent l'oreille.

1. Jn 1,1-3

50. Si donc Adam était assez parfait pour comprendre la parole que Dieu fait directement entendre aux esprits angéliques, nul doute que Dieu, sans sortir de son éternité, n'ait communiqué dans le temps. à son intelligence une impulsion mystérieuse et ineffable, et n'ait gravé dans son esprit la vérité profonde qui devait à la fois l'éclairer sur la portée de son commandement et sur la peine attachée à sa violation c'est ainsi que tous les préceptes du bien se voient, s'entendent dans l'immuable Sagesse, qui se communique aux âmes saintes 1, à un moment fixé, sans être assujettie aux changements de la durée. Si Adam au contraire n'était point encore assez juste pour être soustrait à l'influence d'une créature plus sainte et plus sage, chargée de lui révéler la volonté de Dieu, comme le font pour nous les prophètes et comme les Anges le t'ont pour les prophètes, pourquoi douter que Dieu ne lui ait parlé par l'entremise d'une créature semblable au moyen des signes du langage N'est-il pas écrit un peu plus loin qu'après leur péché ils entendirent la voix de Dieu qui se promenait dans le jardin (2)? Or, que cette voix sortit de l'organe d'une créature et non de l'essence divine, c'est un point évident pour quiconque a le sentiment de la foi catholique. Je me suis proposé de traiter cette question avec plus de développement contre certains hérétiques (3), qui se figurent que la substance du Fils de Dieu était visible avant son incarnation et qu'il apparut à nos pères sous une forme palpable, si bien que Dieu le Père seul serait désigné par cette expression : " Aucun homme ne l'a vu ni ne peut le voir (4), " parce que le Fils aurait été vu en lui-même avant d'avoir pris les dehors de l'esclave. C'est une impiété que doit repousser tout esprit catholique. Mais nous discuterons ailleurs cette question, s'il plaît au Seigneur.Terminons ici ce livre et voyons comment la femme fut tirée d'une côte de l'homme.

1. Sg 7,97 - 2. Gn 3,8 - 3. Les Ariens - 4. 1Tm 6,16

1200

LIVRE 9. CRÉATION DE LA FEMME (1).

Gn 2,18-24

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CHAPITRE PREMIER.

DU SENS ATTACHÉ AUX EXPRESSIONS: " DIEU FIT ENCORE DE LA TERRE TOUTES LES BÊTES DES CHAMPS, " ET AU MOT terre.

1. " Et le Seigneur Dieu dit: Il n'est pas bon que l'homme soit seul : faisons lui un aide semblable à lui. Et Dieu fit encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux; puis il les fit venir devant Adam, afin qu'il vît comment il les nommerait. Et le nom qu'Adam donna à tout animal vivant fut son nom. Et Adam donna des noms à tous les animaux domestiques et aux oiseaux des cieux et à toutes les bêtes des champs. Mais il ne se trouvait point d'aide pour Adam qui fût semblable à lui. Et Dieu plongea Adam en une sorte de ravissement et il s'endormit. Et il prit une de ses côtes et il resserra la chair à la place. Dieu forma la femme de la côte qu'il avait prise d'Adam et il la fit venir devant Adam. Alors Adam dit : C'est bien là l'os de mes os et la chair de ma chair. On la nommera femme, parce qu'elle a été tirée de l'homme. Aussi l'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à son épouse et ils seront une même chair (2). " Si le lecteur a goûté les considérations que nous avons faites dans les livres précédents, il est inutile de faire un long commentaire sur ces mots : " Dieu forma encore de la terre les bêtes des champs. " L'expression encore suppose la création primitive des six jours, où tous les êtres furent simultanément créés dans leurs causes, achevés et inachevés tout ensemble, puisque ces causes devaient produire successivement leurs effets : c'est un point que nous avons éclairci autant que nous l'avons pu (3). Si on souhaite une autre solution, qu'on pèse exactement toutes les expressions qui nous ont amené à nous former celle-ci, et si l'on en tire une explication plus claire et plus satisfaisante, loin de la rejeter, nous serons heureux de l'adopter.

2. Gn 2,18-24 - 3 Liv. 6,ch. 5

2. Si on est embarrassé de voir ici l'Ecriture assigner la terre pour origine commune aux animaux et aux oiseaux, au lieu de les faire sortir les uns de la terre, les autres des eaux, on verra aisément que ce passage admet une double explication. En. effet, ou l'Ecriture n'a point parlé ici de l'élément dont les oiseaux du ciel furent tirés, parce qu'on pouvait aisément suppléer à son silence' et comprendre que les bêtes des champs seules furent formées de la terre, puisque l'on savait déjà par le récit de la création des causes primitives que les oiseaux furent tirés des eaux: ou la terre est comprise avec l'eau sous un terme général, comme dans le Psaume où, des louanges célébrées dans les espaces célestes en l'honneur de Dieu, on passe à celles qui s'élèvent de la terre : " Du sein de la terre louez le Seigneur, dragons et vous abîmes; " sans ajouter: louez le Seigneur du fond des eaux. Or, c'est aux eaux qu'appartiennent les abîmes, qui de la terre louent le Seigneur, ainsi que les reptiles et les oiseaux dont les hymnes s'élèvent également de la terre. D'après ce sens général du mot terre qui se retrouve encore dans la passage où Dieu est appelé le créateur du ciel et la terre, c'est-à-dire, de l'univers, ou voit qu'il est juste d'assigner la terre pour origine commune à tous les êtres tirés soit les eaux soit de la terre proprement dite.

1202

CHAPITRE 2.

COMMENT DIEU PRONONÇA-T-IL LES PAROLES " IL N'EST PAS BON QUE L'HOMME SOIT SEUL? "

3. Examinons maintenant comment ont été prononcées les paroles : " Il n'est pas bon que l'homme soit seul. " Dieu a-t-il fait entendre une suite de syllabes et de mots? L'Ecriture ne fait-elle qu'exposer la raison selon laquelle la formation de la femme était décidée en principe dans le Verbe, raison que l'Ecriture exprimait déjà par ces mots : " Dieu dit que telle ou telle oeuvre se fasse, " lorsque tout fut primitivement créé? Est-ce dans l'esprit même de l'homme que Dieu fit entendre ces paroles, comme lorsqu'il parle au coeur de ses serviteurs? Tel était le Psalmiste qui a dit: " J'écouterai ce que dit au-dedans de moi le Seigneur (1). " L'homme aurait-il reçu intérieurement la révélation de ce fait par l'entremise d'un Ange, qui aurait représenté les paroles par des images sensibles, bien que l'Ecriture ne dise pas si ce fut dans un songe ou dans un moment d'extase, comme il arrive d'ordinaire? N'y aurait-il pas là une révélation analogue à celle que décrit le Prophète : " Et l'Ange qui parlait en moi me dit (1)? " Enfin ces paroles auraient-elles retenti par l'organe d'une créature, comme celles qui retentirent dans la nue : " Celui-ci est mon Fils bien-aimé (2)? " Quel fut le moyen que Dieu employa? C'est ce qu'il est impossible de déterminer. Mais nous devons rester convaincus que Dieu a parlé et que, s'il a employé une succession de sons ou une suite d'images sensibles, loin de parler directement et par lui-même, il a employé quelque créature soumise à ses ordres nous l'avons démontré au livre précédent (3).

1. Ps 83,9 - 1. Za 2,3 - 2. Mt 3,17 - 3. Ci-dessus, liv. 8,ch. 27

4. Dieu sans doute s'est montré plus tard aux saints, tantôt avec des cheveux blancs comme de la laine, tantôt avec des pieds semblables à l'airain fin (1), bref, sous différentes formes; mais qu'il ait employé, pour apparaître aux hommes, des créatures soumises à ses ordres et non son essence, qu'il ait signifié ses volontés à l'aide d'images ou de sons, c'est une vérité incontestable pour les esprits qui croient ou qui même ont la force de comprendre que l'essence de la Trinité est éternelle, en dehors de tout changement, et que, sans tomber dans l'étendue de la durée elle meut tous les êtres dans l'espace et le temps. Sans chercher davantage par quel secret ces paroles se sont fait entendre, tâchons d'en découvrir le sens. Il a donc fallu donner à l'homme un aide de son espèce; c'est ce que déclare la vérité créatrice elle-même; et pour entendre sa parole, il suffit de comprendre la raison qui a présidé à la création de chaque être.

1. Ap 1,14-16

1203

CHAPITRE 3.

LA FEMME DONNÉE A L'HOMME POUR ASSURER LA REPRODUCTION DE L'ESPÈCE HUMAINE.

5. Si donc on se demande dans quel but la femme fut donnée à l'homme pour compagne, la première et la plus solide raison qui se présente est la loi même de la génération : c'est ainsi que la terre coopère avec un germe pour produire une plante. Cette raison apparaît dans la création primitive, puisqu'il dit alors : " Dieu les créa mâle et femelle; et il les bénit, et il leur dit : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre et assujettissez-la (1). " Le principe de l'union des deux sexes et la bénédiction répandue sur eux, n'ont pas cessé d'avoir leurs effets après la faute de l'homme et son châtiment : c'est toujours en vertu de cette loi que la terre est remplie d'hommes qui la soumettent à leur empire.

5. Gn 1,27-28

6. Il est dit que le premier couple humain ne s'unit qu'après son expulsion du Paradis; cependant je ne vois pas à quel titre il n'y aurait pas eu dans l'Eden " un mariage saint, un lit nuptial exempt de souillure (1); " ni pourquoi Dieu n'aurait pas accordé à leur foi et à leur innocence, à leur sainte et pieuse soumission, le privilège de se reproduire sans éprouver les ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de l'enfantement. Les fils n'auraient point été destinés à remplacer les pères morts; pendant que ceux-ci auraient gardé intactes les formes de leur organisation et puisé la vigueur corporelle dans l'arbre de vie, leur postérité aurait acquis le même développement, jusqu'au moment où le genre humain se serait élevé au nombre fixé par Dieu. Alors aurait eu lieu, s'ils avaient tous vécu dans la sainteté et l'obéissance, leur transformation sans passer par la mort, et le corps animal se serait changé en un corps spirituel, parce qu'il aurait eu le don d'obéir au moindre signal à l'esprit qui le gouverne, et qu'il aurait été vivifié par l'âme sans avoir besoin pour se soutenir d'aliments matériels. Voilà ce qui aurait pu s'accomplir, si la violation du précepte divin n'avait entraîné la mort pour châtiment.

1. He 12,4

7. Déclarer impossible une pareille hypothèse, c'est se régler sur le cours ordinaire des lois de la nature, telles qu'elles existent depuis la faute et le châtiment de l'homme: mais nous ne devons pas être de ceux qui n'ajoutent foi qu'à l'expérience. Pourquoi en effet ne pas croire que Dieu eût accordé ce privilège à l'homme, s'il avait vécu dans l'obéissance et la piété, quand on ne doute pas que les vêtements des Israélites ont été préservés pendant quarante ans de toutes les atteintes du temps (1)?

1. Dt 29,6

1204

CHAPITRE 4.

DE LA RAISON QUI AURAIT EMPÊCHÉ NOS PREMIERS PARENTS DE S'UNIR DANS L'EDEN.

8. Et pourquoi nos premiers parents n'ont-ils connu le mariage qu'après avoir été chassés de 1'Eden? On va répondre aussitôt que la femme ayant été créée après l'homme, le péché se fit avant qu'ils se fussent unis, et qu'ayant -été punis par une juste conséquence, ils furent condamnés à la mort et sortirent de ce séjour. de bonheur. L'Ecriture ne fixe point le temps qui s'écoula entre leur création et la naissance de Caïn. On pourrait aussi ajouter que Dieu ne leur avait point encore- fait le commandement de s'unir. Pourquoi en effet n'auraient-ils pas attendu que Dieu leur fit connaître sa volonté, quand la concupiscence n'aiguillonnait point encore la chair révoltée? Or, Dieu n'avait point encore donné cet ordre, parce qu'il réglait tout selon sa prescience, et qu'il prévoyait sans aucun doute leur chute, qui allait gâter la source d'où le genre humain devait sortir.

1205

CHAPITRE 5.

LA FEMME N'A ÉTÉ DONNÉE A L'HOMME POUR COMPAGNE QU'EN VUE DE LA PROPAGATION DE L'ESPÈCE.

9. Supposons que la femme n'ait pas été associée à l'homme pour propager l'espèce; dans quel but lui a-t-elle été donnée? Serait-ce en vue de cultiver avec lui la terre? Mais le travail n'avait pas encore besoin de soulagement; d'ailleurs l'homme aurait trouvé dans un autre homme un aide plus actif: il y aurait également trouvé un asile plus sûr contre les ennuis de l'isolement. En effet, pour le commun de la vie et de la conversation, ne s'établit-il pas entre deux amis une sympathie plus profonde qu'entre un mari et sa femme? Admettons que l'un devait commander et l'autre obéir, afin que la paix ne fût pas troublée par quelque désaccord entre tes volontés: cette subordination aurait eu naturellement pour principe l'âge, puisque l'un aurait été créé après l'autre, comme le fut la femme. Objecterait-on qu'il eût été impossible à Dieu, s'il l'avait voulu, de tiret un homme de la côte d'Adam, comme il en tira un femme? Bref, supprimez la propagation de l'espèce, l'union de la femme avec l'homme, à mes yeux, n'a plus aucun but.

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CHAPITRE 6. COMMENT LES GÉNÉRATIONS SE SERAIENT-ELLES SUCCÉDÉ SANS LE PÉCHÉ D'ADAM?

10. Aurait-il fallu que les pères sortissent de ce monde pour faire place à leurs enfants et que le genre humain atteignit, par une série de vides toujours comblés, un chiffre déterminé? Il aurait été possible que les hommes, après avoir donné le jour à des enfants et rempli les devoirs de la vie ici-bas, eussent été transportés dans un séjour meilleur, en subissant non la mort, mais une transformation et peut-être ce changement merveilleux qui doit rendre à l'homme son corps et l'égaler aux Anges (Mt 22,30). Cette transformation glorieuse ne dût-elle être accordée aux hommes qu'à la fin du monde et à la même heure? Ils auraient pu passer à un état moins parfait, mais supérieur encore, soit à la vie humaine ici-bas, soit à la condition primitive de l'homme quand il sortit de la terre et que la femme fut tirée de sa chair.

11. Qu'on ne croie pas, en effet, qu'Elie soit dans l'état glorieux où seront les saints, lorsque chacun aura reçu son denier à la fin de la journée (Mt 20,10), ou que sa condition soit celle des hommes qui ne sont point encore sortis de ce monde, hors duquel il a été transporté sans mourir (2R 2,11). Son sort est meilleur que celui dont il pourrait jouir ici-bas; cependant il ne possède point encore la récompense qui attend les justes au dernier jour, Dieu ayant voulu, par une faveur particulière, qu'ils ne parvinssent point avant nous à la félicité suprême (He 11,40). Se figurerait-on qu'Elie n'a pu mériter cette récompense parce qu'il aurait eu une femme et des enfants? On croit bien qu'il n'a point été marié, parce que l'Ecriture ne le dit pas, mais elle est également muette sur son célibat. Et que dira-t-on, si on fait observer qu'Hénoch plut au Seigneur, après avoir été père et fut enlevé sans mourir (Gn 5,24)? Dès lors, pourquoi Adam et Eve, s'il leur était né des fils d'une chaste union et qu'ils eussent passé leur vie dans la justice, n'auraient-ils pu céder la place à leur postérité et se voir enlever du monde sans mourir? car, si Henoch et Elie, qui sont morts en Adam et qui, portant ce germe de mort dans leur chair, doivent revenir ici-bas, dit-on, pour y payer leur dette (Ml 4,5 Ap 11,3-7), et souffrir le trépas si longtemps ajourné, n'en sont pas moins dans un autre monde où, dans l'attente de la résurrection qui doit changer en un corps spirituel leur corps animal, ils ne s'affaiblissent ni de vieillesse ni de maladie; n'aurait-il pas été plus juste, plus raisonnable d'accorder aux premiers hommes, qui n'auraient été sous le coup d'aucun péché soit volontaire soit originel, le privilège de céder ici-bas la place à leurs enfants et de passer dans une condition meilleure, en attendant qu'à la fin des siècles ils pussent avec toute la suite des saints, revêtir la forme des anges, sans subir l'épreuve de la mort, par un doux effet de la puissance divine?



Augustin, De la Genèse 1118