Augustin sur Jean 34

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TRENTE-QUATRIÈME TRAITÉ

Jn 8,12

JÉSUS, LUMIÈRE DE VIE.

SUR CE PASSAGE "JE SUIS LA LUMIÈRE DU MONDE CELUI QUI ME SUIT NE MARCHE PAS DANS LES TÈNÈBRES, MAIS IL AURA LA LUMIÈRE DE LA VIE".


Jésus est la lumière du monde, non pas une lumière matérielle, mais la lumière incréée qui est Dieu: il est aussi source de vie; et comme, en Dieu, la lumière et la vie se trouvent réunies, nous en jouirons au ciel pendant l'éternité. Pour y parvenir, il nous faut ici-bas suivre Notre-Sauveur, imiter ses vertus, et quand nous aurons victorieusement lutté coutre les ennemis de notre salut, nous entrerons en possession de la lumière et de la vie éternelles, promises comme récompense à nos généreux efforts.1. Nous venons d'entendre la lecture du saint Evangile; nous l'avons écoutée avec attention, et, j'en suis sûr, nous nous sommes tous efforcés d'en saisir le sens. Les grandes et mystérieuses choses dont on nous y a entretenus, chacun de nous en a pris ce qu'il a pu, selon l'étendue de ses moyens; le pain de la parole a été placé devant nous: personne, sans doute, ne se plaindra de n'y avoir pas goûté. Encore une fois, ce passage de l'Evangile offre des difficultés; mais j'en suis sûr, il en est parmi nous pour l'avoir compris tout entier. Néanmoins, celui qui a suffisamment saisi toutes les paroles précitées du Sauveur, nous permettra de remplir notre ministère; il nous permettra de les expliquer, autant que possible, avec le secours de la grâce divine, et, par là, de faire comprendre à tous ou à beaucoup, ce dont un petit nombre se trouve déjà heureux d'avoir l'intelligence.

2. Ces paroles du Sauveur: "Je suis la lumière du monde", une semblent assez claires pour ceux qui ont des yeux à l'aide desquels on peut contempler cette lumière: ceux, au contraire, qui n'ont d'autres yeux que les yeux de leur corps, [569] s'étonnent d'entendre ces paroles: "Je suis la lumière du monde", sortir de la bouche de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il en est, sans doute, plus d'un pour se dire à lui-même Le Seigneur Jésus serait-il ce soleil, dont le lever et le coucher forment la mesure de nos jours? Plusieurs hérétiques l'ont pensé: en effet, les Manichéens voyaient la personnification du Christ dans cet astre dont les rayons frappent nos regards, et qui, placé au centre du monde, sert à tous, aux hommes et aux animaux, pour se conduire. Mais là vraie foi de l'Eglise catholique repousse une telle ineptie, elle y voit la doctrine du démon; et elle ne se contente pas de croire la vérité; elle cherche aussi, par des preuves péremptoires, à faire passer ses convictions dans les âmes près desquelles, elle trouve accès. C'est pourquoi nous condamnons nous-mêmes cette erreur que la sainte Eglise a, dès le commencement, anathématisée. N'allons donc point voir Jésus-Christ dans ce soleil qui se lève à nos yeux, en Orient, pour aller se coucher en Occident; à l'éclat duquel succèdent les ombres de la nuit, dont les rayons sont interceptés par les nuages, et qui passe avec une admirable régularité de mouvements, d'un lieu dans un autre: non, le Sauveur Jésus n'est pas ce soleil; non, il n'est pas cet astre sorti du néant: il en est le Créateur; "car, par lui toutes choses ont été faites, et rien m'a été fait sans lui".

3. Il est donc la lumière qui a créé les rayons du soleil puissions-nous l'aimer, désirer la comprendre et en éprouver comme une soif ardente! Ainsi elle nous conduira un jour jusqu'à elle-même, et nous vivrons en elle de manière à ne jamais mourir complètement. C'est en parlant de cette lumière que le Prophète adit, longtemps auparavant, dans un psaume: "Seigneur Dieu, vous sauverez les hommes et les bêtes; car votre miséricorde est sans bornes". Telles sont les paroles du saint psalmiste: remarquez bien ce qu'ont dit d'avance de cette lumière divine les hommes de Dieu qui ont vécu dans les temps anciens et consacré leur vie à la sainteté: "Seigneur Dieu, vous sauverez les hommes et les bêtes; car votre miséricorde est sans bornes". Parce que vous êtes Dieu et que vous êtes rempli d'une immense miséricorde, vous en avez répandu l'intarissable abondance, non-seulement sur les hommes, que vous avez créés à votre image, mais encore sur les animaux, que vous avez soumis à l'empire de l'homme. Le salut des bêtes vient de la même source que le salut de l'homme: il vient de Dieu. Ne rougis point de nourrir, à l'égard du Seigneur ton Dieu, de pareilles pensées; au contraire, livre-toi, à cet égard, à la confiance et même à la présomption: prends garde d'avoir d'autres sentiments. Celui qui te sauve, sauve aussi ton cheval et ta brebis: ne craignons pas de parler des moindres animaux, il sauve encore ta poule; car le salut vient de Dieu, et Dieu sauve tous ces êtres (1). Cela te jette dans l'étonnement; tu m'interroges: je suis surpris de te voir aussi défiant. Le Seigneur, qui a daigné tout créer, dédaignerait-il de tout sauver? De lui vient le salut des anges, des hommes, des bêtes; car le salut vient de lui. Comme personne n'est le principe de sa propre existence, ainsi aucun homme ne peut se sauver lui-même. Voilà pourquoi le Psalmiste dit avec tant de vérité et d'à-propos: "Seigneur Dieu, vous sauverez les hommes et les bêtes", pourquoi? "parce que votre miséricorde est sans bornes". Car vous êtes Dieu, vous avez tout créé: vous sauvez tout: vous avez donné l'être à toutes choses; vous le conservez dans son intégrité.

4. Si, en raison de son infinie miséricorde, le Seigneur sauve les hommes et les animaux, les hommes ne jouissent-ils donc d'aucun bienfait d'en haut qui leur soit particulier, et qu'ils ne partagent point avec les êtres sans raison? N'y a-t-il aucune différence entre l'animal créé à l'image de Dieu, et l'animal soumis à cette image? Certes, il yen a une outre le salut qui nous est commun avec les brutes, il en est un autre que le Seigneur nous accorde et qu'il leur refuse. Quel est ce salut? Voici la suite du psaume: "Mais les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes". Ils partagent aujourd'hui avec les animaux le même salut; "in ais les "enfants des hommes espéreront à l'ombre "de vos ailes". Maintenant ils jouissent de l'un, et ils espèrent l'autre. Le salut du temps présent est le même pour les hommes et pour les bêtes; mais il en est un autre qui fait l'objet des espérances de l'homme: ceux qui espèrent, entrent en sa possession: il n'est

1. Ps 3,9.

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point le partage de ceux qui s'abandonnent au désespoir; car, dit le Psalmiste, "les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes".Ceux dont l'espérance ne s'affaiblit point, vous les protégerez afin que le démon ne les en dépouille pas. "Ils espéreront à l'ombre de vos ailes". Si donc ils espèrent, qu'espéreront-ils, sinon ce que ne posséderont jamais les êtres dépourvus de raison? "Ils seront enivrés de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez du torrent de vos délices". Quel est le vin dont il sera beau de s'enivrer? Quel est le vin qui éclaire l'âme au lieu de la troubler? Quel est le vin qui donne une perpétuelle santé, quand on s'en abreuve, sans lequel on tombe nécessairement malade? "Ils seront enivrés" de quoi? "de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez du torrent de vos délices". Comment cela? "Car en vous est la source de la vie". Cette source de la vie se présentait elle-même aux hommes, et leur disait: "Que celui qui a soif, vienne à moi (1)". Jésus-Christ était cette source. Mais en commençant, nous avions parlé de lumière, et nous avions entrepris d'expliquer une difficulté relative à la lumière, et à laquelle avait donné lien la lecture de l'Evangile. Nous avons lu, en effet, ce passage où le Sauveur dit: "Je suis la lumière du monde". De là, une explication à donner pour que personne, sous l'influence d'idées charnelles, ne croie qu'il soit, en ce passage, question de l'astre du jour: nous avons été ainsi amenés à étudier le psaume précité, et nous y avons vu que le Sauveur est la source de la vie. Bois-y donc et vis. "En vous", dit le Psalmiste, "est la source de la vie". C'est pourquoi les enfants des hommes qui veulent s'y enivrer, espèrent à l'ombre de vos ailes. Mais il s'agissait de lumière, Continue donc; car, après avoir dit: "En vous est la source de la vie", le Prophète ajoute: "Et, dans votre lumière, nous verrons la lumière (2)"; Dieu de Dieu, la lumière de la lumière. Par cette lumière a été créé l'éclat du soleil; et cette lumière, par quia été fait le soleil, cette lumière qui nous a créés nous-mêmes et nous a placés sous le soleil, s'est établie aussi au-dessous du soleil pour l'amour de nous. Oui, je le répète, elle s'est, à cause de nous, placée dans un rang inférieur à celui du soleil qu'elle avait fait

1. Jn 7,37. - 2. Ps 24,8-10.

sortir du néant. Que le nuage charnel derrière lequel elle s'est cachée ne t'inspire aucune pensée de mépris pour elle: elle s'est ainsi cachée, non pour obscurcir ses rayons, mais pour en tempérer l'éclat.

5. Cette inaltérable lumière, cette lumière de la sagesse, cachée derrière le nuage de la chair, s'adresse aux hommes et leur dit: "Je suis la lumière du monde: celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie". Vois comme il détourne tes regards de tout objet matériel, pour te rappeler à la considération d'un objet de nature toute différente. Il ne lui suffit pas de dire: "Celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière"; car il ajoute: "de la vie", comme l'avait dit auparavant le Psalmiste: "Parce qu'en vous est la source de la vie". Voyez donc, mes frères, quel accord se trouve entre les paroles du Sauveur et celles du Roi-Prophète: dans le psaume, il est aussi bien question de la lumière que de la source de vie, et Jésus-Christ nous parle de la lumière de vie. Dans notre manière d'apprécier les objets matériels, autre est la lumière, autre est une source: se servir de celle-ci, c'est le propre de notre gorge; nos yeux doivent percevoir celle-là: quand nous avons soif, nous nous mettons en quête d'une fontaine; nous nous munissons d'une lumière, si nous nous trouvons dans les ténèbres; et si nous éprouvons, pendant la nuit, le besoin de boire, nous allumons un flambeau pour nous diriger plus sûrement vers la fontaine. Lorsqu'il s'agit de Dieu, il n'en est pas ainsi: en lui, ce qui est lumière, est en même temps source vive; celui dont les rayons brillent à tes yeux pour t'éclairer, t'offre aussi d'abondantes eaux pour te rafraîchir.

6. Vous voyez, mes frères, si vous avez des yeux intérieurs, vous voyez à quelle lumière le Seigneur fait allusion quand il dit: "Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres". Suis l'astre du jour, et voyons si tu ne marcheras pas dans les ténèbres. Voilà qu'il se lève et s'avance vers toi; il dirige sa course vers l'Occident: pour toi, tu veux marcher peut-être vers l'Orient. Si tu ne suis pas une route toute différente, tout opposée à celle qu'il suit lui-même, il est indubitable qu'à marcher dans le même sens, tu feras fausse route, et qu'au lieu [571] d'aller à l'Orient, tu iras à l'Occident. Sur terre, tu te tromperas en le prenant pour guide; il en sera de même du navigateur qui réglera sur lui sa course à travers l'Océan. Si, au contraire, tu as formé le dessein de te diriger dans le même sens que le soleil, et d'aller, comme lui, vers l'Occident, il nous sera facile de voir, après son coucher, situ ne marches pas dans les ténèbres. Remarque-le, en effet: il te quittera lors même que tu ne voudrais pas le quitter; il te laissera en arrière, pour fournir sa course et obéir aux ordres de celui à qui il est forcément soumis. Quoiqu'il n'apparût point aux yeux de tous, à cause du nuage de sa chair qui leur voilait ses rayons, Notre-Seigneur Jésus-Christ éclairait toutes choses par la puissance de sa sagesse. Ton Dieu est partout tout entier, et si tu ne te sépares point de lui, jamais ce soleil éternel ne se couchera pour toi.

7. Aussi, dit-il, "celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie". Ce qu'il a promis ne se réalisera, comme l'indiquent ses paroles, que dans l'avenir; car il ne dit pas: Cet homme a la lumière de vie, mais: "il aura la lumière de vie". Toutefois, il ne dit pas non plus: Celui qui me suivra, mais: "Celui qui me suit". Ce que nous devons faire, il nous faut, d'après ses expressions, l'accomplir dès maintenant; mais il nous donne à entendre que la récompense par lui promise à nos mérites ne nous sera accordée que plus tard. "Celui qui me suit aura la lumière de vie". Aujourd'hui, on le suit: on jouira, plus tard, de la lumière: aujourd'hui, on le suit par la foi; dans le siècle futur, on possédera la lumière en la voyant à découvert. "Pendant que nous habitons dans ce corps, mous marchons hors du Seigneur; car nous n'allons vers lui que par la foi, et nous ne le voyons pas encore à découvert (1)". Quand le verrons-nous face à face? Lorsque nous aurons la lumière de vie, lorsque nous serons parvenus à la vision intuitive, et que la nuit du temps présent se sera écoulée. De ce jour qui doit se lever plus tard, il a été dit: "Dès le matin, je paraîtrai en votre présence, et nous contemplerai (2)". Qu'est-ce à dire "Dès le matin?" Quand la nuit de cette vie terrestre sera écoulée, lorsque nous n'aurons plus à redouter aucune tentation, après que

1. 2Co 5,6-7. - 3. Ps 5,5.

nous aurons triomphé de ce lion qui tourne autour de nous pendant la nuit, en rugissant et en cherchant une victime qu'il puisse dévorer (1). "Dès le matin je paraîtrai en votre présence, et je vous contemplerai". Maintenant, mes frères, qu'avons-nous de mieux à faire pour le moment, si ce n'est ce que dit encore le Psalmiste: "Toutes les nuits, ma couche sera baignée de mes pleurs, et mon lit arrosé de mes larmes (2)". Je pleurerai, dit-il, pendant toutes les nuits; le désir de voir venir le jour me consumera. Dieu en connaît l'ardeur; car, ailleurs, le Roi-Prophète lui dit encore: "Seigneur, tous mes désirs sont en votre présence et les désirs de mon coeur ne vous sont point cachés (3)". Si tu désires de l'or, on peut s'en apercevoir; car les recherches que tu en feras seront manifestes pour tous ceux qui te verront. Désires-tu du froment? Tu exprimes certainement à quelqu'un les pensées de ton âme; tu lui fais connaître l'objet de tes désirs. Mais si tu souhaites posséder Dieu, en est-il un autre que Dieu pour le savoir? Tu demandes la possession de Dieu, comme tu demandes du pain, de l'eau, de l'or, de l'argent, du froment; mais à qui demandes-tu de le voir et de le posséder, sinon à lui-même? C'est à celui qui a promis la possession de lui-même, qu'on demande de le posséder. Que ton âme donne de l'ampleur à ses aspirations; qu'elle s'étende en quelque sorte, pour essayer de contenir ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce que le coeur de l'homme n'a jamais compris (4). Il est possible de le désirer, d'en faire l'objet de ses plus ardentes aspirations et de ses soupirs; y penser dignement, l'expliquer par des paroles, jamais.

8. Mes frères, le Sauveur a donc dit ces quelques mots: "Je suis la lumière du monde; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie"; et par là il n voulu, d'une part, nous donner un précepte, et, de l'autre, nous faire une promesse. Aussi devons-nous accomplir ses ordres, afin de ne point désirer impudemnment la réalisation de ses promesses; afin qu'il ne nous dise pas, lorsqu'il viendra nous juger: As-tu fait ce que j'ai commandé, pour avoir le droit de me demander ce que je t'ai promis? Seigneur, notre Dieu, que m'avez-vous donc ordonné? - De me suivre. N'as-tu pas

1. 1P 5,8. - 2. Ps 6,7. - 3. Ps 37,10.- 4. 1Co 2,9.

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demandé comment tu pourrais agir pour vivre de cette vie dont il a été dit: "En vous est la source de la vie?" Un jeune homme a reçu cette réponse: "Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans te ciel; puis, viens et suis-moi". Ce jeune homme s'éloigna, la tristesse dans le coeur, mais il ne suivit pas le Sauveur; il désirait recevoir les leçons d'un bon maître: pour cela, il interrogea le souverain Docteur, mais il en méprisa les enseignements; il s'en retourna plein de tristesse, parce qu'il était enchaîné par ses convoitises: il s'en retourna tout triste, parce qu'il portait sur ses épaules une énorme besace remplie d'avarice (1). Il marchait péniblement et suait: son conseiller voulut lui faire ôter sa besace, mais il s'imagina devoir plutôt abandonner un tel maître que le suivre. Le Sauveur, par son Evangile, a dit hautement à tous les hommes: "Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et qui souffrez, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (2)". Depuis ce moment, combien d'hommes, après avoir entendu ces paroles de l'Evangile, ont mis en pratique ce que n'a pas fait ce riche, même après en avoir entendu le précepte tomber des lèvres du divin Maître! A nous donc, maintenant, d'agir et de suivre Jésus-Christ; brisons les fers qui nous empêchent de marcher sur ses traces. Mais qui pourra nous débarrasser de telles entraves, sinon celui à qui le Prophète a dit: "Vous avez rom pu mes chaînes (3)". Et encore, dans un autre psaume: "Le Seigneur délie les captifs, le Seigneur redresse ceux qui sont courbés (4)".

9. Et ces hommes débarrassés de leurs biens, et ces hommes redressés, que suivent-ils, sinon la lumière qui leur adresse ces paroles: "Je suis la lumière du monde: celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres?" Parce que le Seigneur éclaire les aveugles. Mes frères, ils voient donc maintenant la lumière, ceux qui possèdent le collyre de la foi. Le Sauveur mêla d'abord sa salive avec de la poussière, puis il se servit de ce mélange pour frotter les yeux de l'aveugle-né (5). Par la faute d'Adam, nous sommes nés aveugles, et il faut que la

1. Mt 19,16-22. - 2. Mt 11,28-29. - 3. Ps 115,16.- 4. Ps 145,8. - 5. Jn 9,6

lumière du Sauveur vienne nous éclairer. Il a mêlé de la salive avec de la terre, car "le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1)". Il a mêlé de la salive avec de la terre; aussi avait-il été dit d'avance: "La vérité est sortie du sein de ta terre (2)". Le Sauveur a dit lui-même: "Je suis la voie, la vérité et la vie (3)". Nous jouirons de la vérité, lorsque nous verrons Dieu face à face; parce qu'il nous le promet. Y aurait-il, en effet, un homme assez audacieux pour espérer ce que Dieu n'aurait daigné ni promettre ni donner? Nous verrons Dieu face à face: l'Apôtre l'a dit: "Aujourd'hui, je ne connais le Seigneur qu'imparfaitement, en énigme, comme dans un miroir: alors, je le verrai face à face (4)". L'apôtre saint Jean s'est exprimé de la même manière dans une de ses épîtres: "Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (5)". Voilà une bien grande promesse. Si tu aimes Dieu, suis-le donc. - Je l'aime, me dis-tu; mais par quel chemin le suivrai-je? - Si le Seigneur ton Dieu t'avait dit: Je suis la vérité et la vie, dès lors que la vérité et la vie seraient l'objet de tes plus ardents désirs, tu ferais évidemment tous tes efforts pour trouver le chemin qui pourrait t'y conduire; tu te dirais à toi-même: La vérité et la vie, ce sont de bien grandes choses: si seulement mon âme pouvait trouver le moyen d'y parvenir! Tu cherches ce moyen? Ecoute le Sauveur, voici sa première parole: "Je suis la voie". Avant de t'apprendre où tu dois le suivre, il t'indique le chemin: "Je suis la voie". Où te conduira-t-elle? "Et la vérité et la vie". Il t'enseigne d'abord par quelle route tu dois marcher, puis à quel but tu parviendras. Je suis la voie, je suis la vérité, je suis la vie. En tant qu'il demeure dans le Père, il est la vérité et la vie; il est la voie, parce qu'il s'est revêtu de notre humanité. On ne te dit pas: Fatigue-toi à chercher le chemin qui te mènera à la vérité et à la vie: non, ce n'est pas là ce qu'on te dit. Paresseux, lève-toi; la voie elle-même s'est approchée de toi, elle t'a fait sortir du sommeil où tu

1. Jn 1,14. - 2. Ps 85,12. - 3. Jn 14,6. - 4. 1Co 13,12. - 5. 1Jn 3,2.

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étais plongé, si toutefois elle t'a éveillé. Lève-toi et marche. Peut-être cherches-tu à marcher sans le pouvoir, parce que tu as mal aux pieds? Pourquoi tes pieds sont-ils si sensibles? L'avarice les aurait-elle forcés à courir en des sentiers pierreux? Mais le Verbe de Dieu a guéri même les boiteux. Mes pieds, dis-tu, sont en bon état, mais c'est le chemin que je ne vois pas. Le Sauveur a aussi éclairé les aveugles.

10. Tout cela est l'effet de la foi, et elle l'opère en nous pendant que nous vivons de telle vie terrestre, et que nous voyageons ici-bas, loin du Seigneur; mais lorsque nous lurons parcouru toute l'étendue du chemin, et que nous serons arrivés dans la patrie, y aura-t-il pour nous un motif plus puissant de joie, une source de bonheur plus féconde? Non, parce qu'une tranquillité sans pareille y sera notre partage, parce que l'homme n'y éprouvera aucune contrariété. Il nous est, maintenant, mes frères, bien difficile de l'avoir pas à combattre. Dieu nous appelle à la concorde. Il nous ordonne d'avoir la paix avec nos semblables: tel doit être le but de nos efforts; c'est de ce côté qu'il nous, faut tendre par tous les moyens possibles: par là nous parviendrons un jour à la paix la plus complète. Quoi qu'il en soit, nous en sommes aujourd'hui à lutter le plus souvent même avec ceux à qui nous voulons faire du bien. Celui-ci est égaré, tu veux le ramener dans le bon chemin: il te résiste, tu entres en discussion avec lui. S'il est païen, tu attaques le culte des idoles et des démons; s'il est hérétique, tu bats en brêche les autres erreurs, qui procèdent du diable; si c'est un mauvais catholique, qui ne veut pas mener une bonne conduite, tu fais la guerre aux penchants désordonnés du coeur de ton frère: il habite avec toi la même maison, et il cherche des voies détournées; aussi t'échauffes-tu à le ramener au bien, afin de pouvoir rendre, à son sujet,au souverain Maître de l'un et de l'autre, un compte satisfaisant. Quelle nécessité se présente de toutes parts de lutter avec nos semblables! Bien souvent, accablé de tristesse, on se dit à soi-même: Pourquoi faut-il que je rencontre autant de contradicteurs, et que je supporte des gens qui me rendent le mal pour le bien? Je veux travailler à les sauver, et ils veulent périr; ma vie se consume à lutter avec eux; la paix m'est étrangère; de plus, ceux que je devrais compter au nombre de mes amis s'ils voulaient faire attention au bien que je veux leur procurer, j'en fais des ennemis acharnés. Pourquoi souffrir ainsi? Je me retournerai vers moi, je serai à moi seul, j'invoquerai mon Dieu. Rentre en toi-même, tu y trouveras encore la guerre; et si tu as commencé à suivre le Sauveur, tu rencontreras encore des combats. - Quelle lutte m'attend au-dedans de moi? - La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair (1). Te voilà seul avec toi, n'ayant rien à souffrir de la part de personne, mais tu ressens dans tes membres une loi tout opposée à celle de ton esprit, et qui te retient captif sous la loi du péché à laquelle tes membres obéissent. Elève donc la voix: du milieu de cette lutte intérieure, crie vers le Seigneur demande-lui de te rendre la paix: "Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2)". Parce que, dit le Sauveur, "celui qui me suit ne marchera point "dans les ténèbres; mais il aura la lumière de vie". Quand sera fini le combat, alors succédera l'immortalité, car "la mort sera le dernier ennemi détruit". Et de quelle paix jouira-t-on en ce moment? "Il faut que ce corps corruptible soit revêtu d'incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu d'immortalité (3)". Pour parvenir à ce séjour où nous jouirons plus tard de la réalité, suivons aujourd'hui, par nos espérances, celui qui nous a dit: "Je suis la lumière du monde: celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie".

1. Ga 5,17. - 2. Rm 7,23-25.- 3. 1Co 15,26 1Co 15,53.




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TRENTE-CINQUIÈME TRAITÉ

Jn 8,13-14

LE CHRIST SE REND TÉMOIGNAGE.

DEPUIS CET ENDROIT: "ALORS LES PHARISIENS LUI DIRENT: TU RENDS TÉMOIGNAGE DE TOI-MÊME", JUSQU'À CET AUTRE: "MON TÉMOIGNAGE EST VÉRITABLE, PARCE QUE JE SAIS D'OÙ JE SUIS VENU ET OU JE VAIS".


Les Juifs récusaient le témoignage du Sauveur; mais ce témoignage n'était pas seul en sa faveur, il était appuyé sur celui des Prophètes. D'ailleurs, Jésus-Christ n'était-il pas la lumière véritable? Une lumière, en montrant les objets environnants, ne peut-elle servir à se manifester elle-même? S'il a envoyé les Prophètes devant lui, c'était afin de s'en servir comme de lampes, et de ménager la faiblesse des yeux de notre âme. Un jour, dans le ciel, il nous apparaîtra tel qu'il est, et nous contemplerons, sans ombre et sans nuage, la splendeur de ses rayons.

1. Vous, qui étiez ici hier, vous devez vous souvenir que nous avons longuement parlé de ce passage, où Notre-Seigneur Jésus Christ a dit: "Je suis la lumière du monde; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie (1)". Néanmoins, si nous voulions encore discuter ce sujet, il nous serait facile de le faire et d'y employer de longues heures; car il est impossible de donner en une seule instruction des explications suffisantes sur pareille matière. Aussi, mes frères, devons-nous suivre le Christ, qui est la lumière du monde, pour ne point marcher dans les ténèbres. Les ténèbres à craindre sont celles qui se répandent sur notre conduite, et non celles qui frappent nos yeux; et si ces ténèbres redoutables viennent parfois à tomber sur l'organe de la vue, c'est, non pas sur celui du corps, par lequel nous discernons le blanc du noir, mais sur celui de l'âme, qui nous fait distinguer le juste de l'injuste.

2. Après que Notre-Seigneur Jésus-Christ eut prononcé ces paroles, les Juifs répondirent: "Tu rends témoignage de toi-même; ton témoignage n'est pas véritable". Avant de venir sur la terre, le Sauveur avait envoyé devant lui un grand nombre de prophètes, comme autant de flambeaux allumés par lui; de ce nombre était Jean-Baptiste, à qui la lumière par excellence, c'est-à-dire Jésus-Christ, rendit elle-même un témoignage tel qu'elle n'en rendit jamais à nul autre un pareil; voici ses paroles: "Aucun ne s'est élevé

1. Jn 8,12.

d'entre les enfants des femmes plus grand que Jean-Baptiste (1)". Cet homme, qui ne compta point de plus grand que lui parmi les enfants des femmes, dit, en parlant de Notre-Seigneur Jésus-Christ: "Moi, je baptise dans l'eau; mais celui qui vient après moi est au-dessus de moi, et je ne suis pas digne de délier les courroies de sa chaussure (2)". Voyez comme le flambeau se met au-dessous de la lumière du jour. Que Jean ait été un flambeau, le divin Maître lui-même en rend témoignage: "Il était", dit-il, "une lampe ardente et brillante, et, pour un peu de temps, vous avez voulu vous réjouir à sa lumière (3)".Un jour les Juifs lui dirent: "Apprends-nous donc par quelle autorité tu fais toutes ces choses". Le Seigneur savait qu'ils avaient une haute idée de Jean-Baptiste, et que cet homme, pour lequel ils éprouvaient une si profonde vénération, leur avait rendu témoignage du Fils de l'Homme. "Il leur répondit donc: J'ai moi-même une question à vous faire; dites-moi d'où vient le baptême de Jean; du ciel ou des hommes?" Cette question les jeta dans l'embarras; et ils se firent cette réflexion que, s'ils disaient: il vient des hommes, la foule pourrait très-bien les lapider, parce qu'elle regardait Jean comme un prophète; si, au contraire, ils disaient: son baptême vient du ciel, Jésus leur ferait cette réponse: Vous avouez que Jean a reçu d'en haut le don de prophétie, eh bien! ce Prophète m'a rendu témoignage, et il vous a appris de quelle autorité je fais toutes ces

1. Mt 11,11.- 2. Jn 1,26-27. - 3. Jn 5,35.

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choses. Quel que fût leur aveu, ils ne pou,aient éviter le piége; ils s'en aperçurent et dirent: "Nous l'ignorons". "Alors", répliqua le Sauveur, "je ne vous dirai pas non plus par quelle autorité je fais ces choses (1)". Je ne vous dis pas ce que je sais, parce que vous ne voulez point avouer ce que vous savez vous-mêmes. Ainsi remis avec à-propos à leur place, ils se retirèrent tout confus, et alors se trouva accompli ce que Dieu le Père, avait prédit par l'organe du Prophète-Roi dans un psaume: "J'ai allumé le flambeau de mon Christ", c'est-à-dire, Jean-Baptiste; "je couvrirai de honte ses ennemis (2)".

3. Le Seigneur Jésus avait donc pour lui le témoignage des Prophètes qu'il avait envoyés devant lui, des hérauts qui précédaient le souverain Juge; il avait aussi celui de Jean; maïs il se rendait encore 1ui-même témoignage, et ce témoignage était plus puissant que tous les autres. Avec leurs yeux malades, les Juifs avaient besoin de lampes, car ils ne pouvaient supporter l'éclat du jour. En effet, l'évangéliste Jean, dont nous tenons le livre entre nos mains, nous parle en ces termes de Jean le précurseur, au commencement de son Evangile: "Et un homme fut envoyé de Dieu, et son nom était Jean; il vint pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n'était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Et celui-là était la véritable lumière qui s éclaire tout homme venant en ce monde". Si elle éclaire tout homme, elle éclairait donc Jean lui-même. C'est pourquoi l'Evangéliste précité dit encore: "Nous avons tous reçu de sa plénitude (3)". Comprenez bien tout ceci: par là, votre âme grandira dans la foi de Jésus-Christ; et ainsi vous ne serez pas toujours des enfants à la mamelle, qui repoussent des aliments solides. Vous devez être sevrés et nourris dans le sein de notre mère, la sainte Eglise du Christ; vous devez vous préparer à prendre de coeur, et non de corps, une nourriture plus substantielle. Comprenez. le donc bien: autre est la lumière qui éclaire par elle-même, autre est celle qui reçoit d'ailleurs son éclat. Nous disons que nos yeux sont notre lumière; chacun de nous, en y portant la main, jure par eux et s'exprime de la sorte: Ainsi vivent mes lumières; car

1. Mt 21,23-27. - 2. Ps 131,17-18. - 3. Jn 1,8-9 Jn 1,16.

voilà le jurement en usage. Si ces lumières en sont de véritables, qu'elles se montrent et t'éclairent, quand, dans un appartement bien fermé, toute autre lumière te fait défaut. Elles en sont absolument incapables. Ces lumières que nous portons sur notre visage, et que nous appelons de ce nom, ont donc besoin des rayons d'une autre lumière, placée en dehors d'elles, même lorsqu'elles sont nettes et que rien ne les empêche de se montrer; retirez-leur ou ne leur présentez pas cette lumière extérieure, elles ont beau être nettes et bien visibles, elles ne peuvent nous éclairer. De même en est-il de notre esprit: c'est l'oeil de notre âme; il faut qu'il reçoive les rayons de la vérité; il faut qu'il soit merveilleusement illuminé par celui qui éclaire et n'est éclairé par personne; sans cela, il ne pourra jamais parvenir ni à la sagesse ni à la justice. Nous conduire suivant les règles de la justice, voilà notre véritable chemin. Mais comment ne pas trébucher dans le chemin, si l'on n'a devant soi de la lumière? Elle est indispensable pour parcourir une telle voie, et, quand par son secours on voit son chemin, c'est un immense avantage. Tobie portait sur son visage des yeux fermés à la lumière; son fils le conduisait par la main, mais il donnait à celui-ci les indications nécessaires pour ne pas s'écarter de la voie droite (1).

4. Les Juifs lui répondirent donc: "Tu rends témoignage de toi-même; ton témoignage n'est pas selon la vérité". Voyons ce que Jésus leur a dit: écoutons-le nous-mêmes, mais avec des dispositions différentes. Eux l'écoutaient avec mépris: écoutons-le avec esprit de foi; eux voulaient faire mourir le Christ désirons vivre par lui; mettons entre nos oreilles et nos esprits et les leurs cette différence qui les distingue les uns des autres; écoutons ce que le Seigneur Jésus répondit aux Juifs. "Jésus leur répondit: "Si je rends témoignage de moi-même, mon témoignage est véridique, car je sais d'où je suis et où je vais". Une lumière fait voir les objets environnants, et se fait voir elle-même. Ainsi tu allumes une lampe pour chercher une tunique: par son éclat, elle t'aide à trouver cette tunique; mais allumes-tu cette lampe pour l'apercevoir quand elle brûlera? Une lampe allumée est propre à

1. Tb 2,11.

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faire bien voir ce qui était plongé dans les ténèbres, comme aussi à se présenter elle-même à tes regards. De même en est-il de Notre-Seigneur Jésus-Christ: il voyait la différence qui se trouvait entre ses disciples et les Juifs, ses ennemis, comme on voit la différence qui se trouve entre la clarté du jour et la nuit: il distinguait ceux qu'il illuminait des rayons de la foi, et ceux dont il épaississait l'aveuglement. Le soleil éclaire en même temps le visage de l'homme qui voit, et le visage de l'aveugle; tous deux se tiennent tournés de son côté; ses rayons tombent également sur les traits de l'un et de l'autre mais la prunelle de leurs yeux n'en est point pareillement affectée: celui-ci voit autour de lui, celui-là ne voit rien; et pourtant le soleil se présente à tous les deux, mais l'un des deux est absent par rapport au soleil. Ainsi, la sagesse de l'Eternel, le Verbe divin, Notre-Seigneur Jésus-Christ est présent partout, parce qu'en tous lieux se trouvent la vérité et la sagesse. En Orient, on a l'idée de la justice, on l'a aussi en Occident; mais de ce que celui-ci en a l'intelligence comme celui-là, s'ensuit-il que la justice n'est point partout la même? Ces hommes sont matériellement éloignés l'un de l'autre; mais, par la pénétration de leur esprit, ils en viennent à avoir les mêmes sentiments sur le même objet. En cet endroit-ci, je trouve une chose juste; si elle l'est véritablement, un homme vertueux, placé à je ne sais quelle distance, lui reconnaîtra la même qualité: quoique séparé corporellement de moi, il s'y trouvera uni spirituellement. Voilà l'effet de l'éclat de la justice. La lumière se rend donc témoignage à elle-même: elle ouvre les yeux qui sont sains, et elle est à elle-même son propre témoin pour se faire connaître. Que dire des infidèles? N'est-elle pas aussi présente devant eux? Oui, elle se présente même à eux, mais ils n'ont pas, pour la voir, les yeux du coeur. Ecoute la sentence portée contre eux dans l'Evangile lui-même: "Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise (1)". Aussi, est-ce avec raison que le Sauveur dit aux Juifs: "Si je rends témoignage de moi-même, mon témoignage est véritable; car je sais d'où je viens et où je vais". Il voulait parler de son Père: le Fils rendait gloire à son Père. Egal à celui

1. Jn 2,5.

qui l'a envoyé, il le glorifie; à combien plus juste raison l'homme doit-il glorifier son Créateur!

5. "Je sais d'où je suis venu, et où je vais". Cet homme, qui se trouve en votre présence et qui vous parle, a un séjour qu'il n'a jamais quitté, quoiqu'il soit venu sur la terre: en venant parmi nous, il ne s'en est pas éloigné: il ne nous a pas abandonnés en y retournant. Pourquoi vous en étonner? Il est Dieu. Pareille chose ne peut être le fait d'un homme: le soleil lui-même en est incapable. Pour s'avancer vers l'Occident, il s'éloigne de l'Orient, et tant qu'il n'y revient pas pour y paraître à nouveau, il ne s'y voit pas. Pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, il est venu en ce monde, et, pourtant, il n'a pas quitté le ciel; il y est retourné, et, néanmoins, il est encore ici-bas. Ecoute, voici des paroles écrites en un autre endroit de l'Evangile par l'apôtre Jean: "Personne", dit-il, "n'a jamais vu Dieu, sinon le Fils unique, qui est dans le sein du Père (1)". Il ne dit pas: Qui a été dans le sein du Père, comme si, en venant sur la terre, il avait quitté le sein de son Père. Jésus parlait ici-bas, et il disait qu'il était dans le sein du Père; et au moment de quitter ses disciples, que leur dit-il? "Voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation du siècle (2)".

6. Le témoignage de la lumière est donc véritable, soit qu'elle se fasse connaître elle. même, soit qu'elle éclaire d'autres objets: sans elle, en effet, tu ne peux ni la voir elle-même, ni apercevoir ce qui se trouve en de. hors d'elle. Si elle est propre à jeter le jour sur tout ce qui n'est pas elle, est-elle inutile par rapport à elle-même? Ne peut-elle se manifester clairement, elle qui met seule en relief les autres objets? Le Prophète a dit vrai; mais aurait-il parlé de la sorte, s'il n'avait auparavant puisé à la source de la vérité? Jean a dit vrai; mais d'où lui est venue la vérité de ses paroles? Demande-le-lui. "Nous avons tous", dit-il, "reçu de sa plénitude". Notre-Seigneur Jésus-Christ est donc apte à se rendre témoignage à lui-même. Mes frères, au milieu des ténèbres de ce monde, écoutons avec soin et attention les Prophètes; car le Sauveur a bien voulu venir en ce monde et s'abaisser jusqu'à nous pour soutenir notre faiblesse, et dissiper les secrètes ténèbres de

1. Jn 2,18. - 2. Mt 28,20.

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notre coeur. Il s'est fait homme, homme condamné au mépris et réservé aux honneurs, comme destiné à être méconnu et à compter de fervents adeptes: condamné à se voir méprisé et méconnu des Juifs, destiné à recevoir nos honneurs et l'hommage de notre foi: homme, qui devait être jugé et juger à son tour, qui devait être injustement jugé et juger suivant toutes les règles de la justice. Il nous est donc apparu dans un état d'infirmité telle qu'il lui fallait recevoir le témoignage de la lampe. Si, en effet, nos yeux avaient pu supporter l'éclat du jour, aurait-il eu besoin que Jean, pareil à une lampe, lui rendît témoignage? Mais nous ne pouvions en contempler la splendeur. Parce que nous étions faibles, il est devenu faible; et, par sa faiblesse, il a guéri la nôtre: en se revêtant d'un corps sujet à la mort, il a détruit la mort, qui devait frapper notre corps: et son humanité a été comme un collyre destiné à guérir l'infirmité de nos yeux. Puisque le Sauveur est venu parmi nous, et que nous sommes encore plongés dans les ténèbres de cette vie terrestre, il nous faut écouter les Prophètes.

7. De fait, avec ses oracles, nous réduisons au silence les païens qui nous attaquent. -Qui est le Christ? nous dit le païen. - Nous lui répondons: Celui qu'ont annoncé les Prophètes. - Quels Prophètes? - Nous leur nommons, l'un après l'autre, ceux dont on nous lit tous les jours les prédictions. - Quels sont ces Prophètes? - Les hommes qui ont annoncé d'avance ce que nous voyons se passer sous nos yeux. -Vous, continue-t-il, vous avez mis à profit les événements qui ont eu lieu; vous les avez vus s'accomplir, puis vous en avez fait l'histoire à votre guise, et vous avez présenté les faits passés comme des faits à venir. - Ici, nous avons à faire valoir, contre ces ennemis païens, le témoignage d'autres ennemis. Nous leur présentons les livres en honneur chez les Juifs, et nous répondons: Vous êtes, vous et eux, les ennemis de notre foi. Les Juifs ont été dispersés parmi les nations, pour nous servir de preuve contre nos autres adversaires. Qu'ils montrent le livre d'Isaïe, nous verrons s'il ne renferme pas ce passage: "Il a été conduit à la mort comme une brebis, et il est resté muet comme un agneau devant celui qui le tond. "Son jugement a été enlevé au milieu des humiliations: nous avons été guéris par ses blessures: nous nous sommes tous égarés comme des brebis, et il a été livré pour nos péchés (1)". Voilà une lampe montrons-en une autre. Ouvrons le livre des psaumes, la passion du Sauveur y est aussi prédite. "Ils ont percé mes mains et mes pieds, tous mes os ont été comptés; ils m'ont regardé et considéré attentivement: ils se sont partagé mes vêtements, ils ont tiré ma robe au sort. A vous s'adressent mes louanges: je publierai votre gloire dans une grande assemblée. Les peuples les plus reculés se souviendront du Seigneur et se tourneront vers lui: toutes les nations se prosterneront en sa présence, parce qu'au Seigneur appartient l'empire, et qu'il régnera sur tous les peuples (2)" . Parmi mes ennemis, ceux-ci doivent donc rougir, puisque ceux-là me fournissent contre eux des témoignages écrits. Avec les passages que les uns m'ont mis en main, j'ai réduit les autres

au silence; mais je ne veux point abandonner ceux qui m'ont soutenu dans ma tâche, sans les convaincre eux-mêmes d'erreur: prenons de leurs propres mains de quoi les confondre. Je lis un autre Prophète, et j'y trouve les paroles adressées aux Juifs par le Seigneur: "Mon amour n'est point en vous", dit le Seigneur, "et je ne recevrai pas de présents de votre main; car, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, on offre une oblation pure à mon nom (3)". O Juif, tu ne prends aucune part à cette oblation pure: tu es donc toi-même impur.

8. Si les lampes rendent elles-mêmes témoignage au jour, c'est en raison de notre faiblesse, car nous ne pouvons ni supporter ni voir son éclat. Néanmoins, nous sommes nous-mêmes, nous autres chrétiens, une véritable lumière, si l'on nous compare aux infidèles. Aussi l'Apôtre dit-il: "Vous étiez autrefois ténèbres, mais, maintenant, vous êtes lumière en Notre-Seigneur: marchez donc comme des enfants de lumière (4)". Il dit encore ailleurs: "La nuit est déjà avancée, et le jour s'approche. Quittons donc les oeuvres de ténèbres, et revêtons-nous des armes de lumière: marchons dans la décence comme durant le jour (5)". Cependant le jour où nous vivons n'est que ténèbres, dès qu'on le met en regard du jour de notre

1 Is 53,5-8. - 2. Ps 21,17-29. - 3. Ml 1,10-11. - 4. Ep 5,8. - 5. Rm 13,12-13.

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éternité; écoute donc l'apôtre Pierre: il affirme que ces paroles ont été adressées au Seigneur Jésus du sein de la suprême puissance: "Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances: nous avons nous-mêmes entendu cette voix, qui descendait du ciel, lorsque nous étions avec lui sur la montagne sainte". Mais parce que nous n'étions pas là, nous, et que nous n'avons pas entendu cette voix, le même Pierre nous dit "Nous avons, d'ailleurs, une preuve encore plus frappante dans les oracles des Prophètes". Vous n'avez pas entendu la voix qui descendait du ciel, mais vous avez une preuve encore plus frappante dans les oracles des Prophètes. Notre-Seigneur Jésus-Christ a envoyé devant lui les Prophètes, car il prévoyait que des impies s'élèveraient plus tard, attaqueraient ses miracles et les attribueraient à la magie. Et, de fait, sites honneurs divins qu'on lui rendait, même après sa mort, pouvaient être considérés comme un effet de la magie, et prouvaient qu'il était un magicien, avait-on le droit d'en dire autant des prophéties faites avant sa naissance? Ecoute les Prophètes, ô homme que la mort a frappé, que les vers rongent déjà, et qui calomnies encore; écoute les Prophètes: je lis; prête l'oreille aux paroles d'hommes qui ont précédé le Sauveur sur la terre. "Nous avons", dit l'apôtre Pierre, "nous avons une preuve encore plus frappante dans les oracles des Prophètes, sur lesquels vous faites bien d'arrêter les yeux comme sur le flambeau qui luit dans un lieu obscur, jusqu'à ce que le jour commence à paraître et que l'étoile du matin se lève dans vos coeurs (1)".

9. Lors donc que Notre-Seigneur Jésus-Christ sera venu, et que, selon l'expression de l'apôtre Paul, il aura éclairé ce qui est caché dans les ténèbres, et découvert les plus secrètes pensées des coeurs, afin de rendre à chacun la louange à laquelle il a droit (2), alors brillera le véritable jour, et les lampes deviendront inutiles. On ne lira plus devant nous les oracles des Prophètes, on ne mettra plus sous nos veux le livre de l'Apôtre: nous ne nous appuierons pas davantage sur le témoignage de Jean, l'Evangile lui-même ne nous sera nullement nécessaire. Les Ecritures

1. 2P 1,17-19. - 2. 1Co 4,5.

disparaîtront donc du milieu de nous: pareilles à des lampes allumées, elles nous ont été données pendant la nuit de ce siècle, pour nous empêcher de rester plongés dans les ténèbres; mais elles nous seront enlevées, parce que nous n'aurons plus besoin qu'elles nous éclairent: les hommes de Dieu eux-mêmes, qui nous les ont fournies, contempleront, comme nous, les éclatants rayons de la lumière véritable; tous secours nous seront retirés. Alors, que verrons-nous? De quoi notre âme se nourrira-t-elle? Quel spectacle réjouira nos yeux? D'où nous viendra ce bonheur que l'oeil de l'homme n'a point vu, que son oreille n'a point entendu,que son coeur n'a jamais compris (1)? Que verrons-nous? Je vous en conjure, aimez avez moi; avec moi, courez par la foi: désirons .nous arriver à l'éternelle patrie? soupirons après elle, et souvenons-nous que nous sommes ici-bas des voyageurs. Que verrons-nous? Lisons l'Evangile: "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu". Tu viendras puiser à la source du sein de laquelle s'est échappée la rosée si souvent répandue sur toi; tu verras face à face la lumière, dont les rayons ne sont venus qu'obliquement et par réfraction, dissiper les ténèbres de ton coeur: c'est pour la voir et pouvoir la supporter que tu te purifies aujourd'hui. Aussi, Jean nous adresse-t-il ces paroles, que j'ai hier rappelées à votre souvenir: "Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu; mais ce que nous serons un jour n'apparaît pas encore. Nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous le verrons tel qu'il est (3)". Je le sens, vos affections sont, avec les miennes, dirigées vers le ciel; mais ce corps, condamné à se corrompre, appesantit l'âme, et cette habitation terrestre abat l'esprit capable des plus hautes pensées (4). Mais il me faut quitter ce livre, et chacun de nous va retourner à ses affaires personnelles. Nous nous sommes trouvés bien d'apercevoir ensemble les rayons de la même lumière: nous nous sommes réjouis, et nous avons tressailli d'allégresse. Puissions-nous toutefois, en nous séparant les uns des autres, ne pas nous éloigner de cette clarté brillante!

1. 1Co 2,9.- 2. Jn 1,1. - 3. 1Jn 3,2.- 4. Sg 9,15.





Augustin sur Jean 34