Augustin, de la grâce I et II - DE LA GRÂCE DE JÉSUS-CHRIST



DE LA GRÂCE II


LIVRE DEUXIÈME


DU PÉCHÉ ORIGINEL



Saint Augustin prouve que sur la question du péché originel et du baptême des enfants, Pélage enseigne formellement la même doctrine que son disciple Célestius, qui a été solennellement condamné d'abord à Carthage et ensuite à Rome. Cette question, du reste, n'est pas de celles sur lesquelles on puisse errer sans danger pour la foi; on peut même dire que cette erreur s'attaque au fondement de la foi. Enfin, le saint Docteur réfute ceux qui soutiennent que le dogme du péché original est incompatible avec la bonté du mariage, et fait injure à Dieu.


1. Quant au baptême des enfants, je vous invite tout d'abord à n'écouter qu'avec une extrême défiance tous ces beaux parleurs qui n'osent formellement refuser à l'enfance le bain de la régénération et de la rémission des péchés, dans la crainte de soulever autour d'eux la plus vive indignation de la part des chrétiens, et qui cependant s'obstinent à soutenir que le péché du premier homme ne se transmet d'aucune manière par la génération charnelle, et que les enfants ne sont coupables en aucune manière du péché originel; ce qui n'empêche pas qu'on peut leur accorder le baptême pour la rémission des péchés. Ne m'avez-vous pas écrit vous-mêmes que Pélage vous a lu certains passages de l'opuscule qu'il assurait avoir envoyé à Rome? N'avez-vous pas entendu de vos propres oreilles des paroles comme celles-ci: «La formule du baptême conféré aux enfants doit être la même que pour les adultes?» Après un aveu comme celui-là, pourrait-on supposer que le péché originel puisse encore être mis en question? Celui qui les accuserait d'en nier l'existence ne paraîtrait-il pas un infâme calomniateur, jusqu'au moment où il donnerait lecture de ces passages manifestes dans lesquels nos adversaires nient formellement que le péché originel se transmette aux enfants, et affirment que nous naissons tous sans tache et sans souillure?


2. Célestius eut du moins le mérite de se déclarer franchement pour cette erreur. C'est au point qu'à Carthage, dans un jugement épiscopal, il refusa positivement de condamner ceux qui soutiennent que «le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur et non au genre humain, et que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication». A Rome même, dans le libelle qu'il adressa au pape Zosime, il déclara, sans ambage, «qu'aucun enfant ne naît coupable du péché originel». Nous empruntons les témoignages suivants aux actes ecclésiastiques de Carthage.


3. «L'évêque Aurélius dit: Qu'on lise ce qui suit. On lut que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur et non pas au genre humain. Après cette lecture, Célestius ajouta: J'ai dit que je doutais de la transmission du péché, sauf toutefois à me ranger de l'avis de celui qui me paraîtra avoir reçu de Dieu la grâce de mieux connaître la question; et, en effet, j'ai entendu bien des choses contradictoires sur ce point de la part de prêtres catholiques. Le diacre Paulin répondit: Déclinez le nom de ces prêtres. Célestius répliqua: Le saint prêtre Rufin de Rome, lequel demeura avec saint Pammachius; je lui ai entendu dire qu'il n'y a pas de transmission de péché. En est-il encore d'autres, demanda Paulin? J'en ai entendu beaucoup d'autres, répondit Célestius. - Paulin. Donnez-nous leurs noms. - Célestius. Est-ce qu'un seul prêtre ne vous suffit pas? Un peu plus loin nous lisons encore: L'évêque Aurélius dit: Qu'on achève la lecture du libelle. On lut que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication; et on continua ainsi jusqu'à la fin la lecture de ce court opuscule.

«L'évêque Aurélius dit: Célestius, est-il vrai, comme le diacre Paulin vient de l'affirmer, que vous avez enseigné que les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication? - Célestius. Qu'il prouve ce qu'il avance; pourquoi précise-t-il, avant la prévarication? - Paulin. Niez donc que vous ayez émis cette doctrine. Je lui laisse le choix: qu'il affirme que cet enseignement n'est jamais sorti de ses lèvres, ou qu'il le condamne formellement. - Célestius. J'ai dit que je le sommais de nous rendre raison de cette parole: avant la prévarication.(617) - Paulin. Niez-vous que vous ayez émis cette doctrine? - L'évêque Aurélius. Permettez-moi de résumer cette objection: Adam «placé dans le paradis terrestre, et jusque-là destiné à ne pas mourir, est devenu sujet à la mort en punition de son péché. Paulin, est-ce là ce que vous dites? - Paulin. Oui, c'est bien là ce que j'affirme. - Aurélius. Les enfants à baptiser sont-ils dans le même état qu'Adam avant sa prévarication; ou bien, par le fait même de leur naissance, sont-ils coupables du péché originel? tel est ce point sur lequel Paulin voudrait entendre les explications de Célestins. - Paulin. Je demande s'il enseigne le péché originel ou s'il le nie. - Célestius. J'ai déjà parlé de la transmission du péché, car parmi les catholiques j'ai entendu les uns affirmer et les autres nier; je crois du reste qu'il y a ici matière à discussion et non pas à hérésie. J'ai toujours dit que les enfants ont besoin du baptême et doivent être baptisés; pourquoi m'en demande-t-il davantage?»


4. Vous voyez vous-mêmes que tout en concédant le baptême aux enfants, Célestius ne veut point avouer qu'ils naissent coupables du péché originel, et que ce péché soit effacé par le bain de la régénération. Il ne veut point l'avouer, mais il n'ose pas non plus le nier. C'est donc cet état d'incertitude qui l'empêche de condamner ceux qui soutiennent que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et non point au genre humain tout entier, et que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication.


5. Dans le libelle qu'il a publié à Rome et qui a été cité dans les actes ecclésiastiques, il s'exprime de manière à faire entendre que le doute qui l'agitait a fait place à une conviction véritable. Voici ses paroles: «Les enfants doivent être baptisés pour la rémission des péchés, selon la règle de l'Eglise universelle et selon la doctrine de l'Evangile, dans laquelle le Seigneur établit que le royaume des cieux n'est accessible qu'à ceux qui ont reçu le baptême (1). Puisque ce royaume dépasse les forces de la nature, il ne peut nous être conféré que par la liberté de la grâce. C'est là ce que nous confessons». S'il ne devait plus revenir sur cette question, nous serions tous persuadés que Célestius admet dans les enfants la rémission du péché originel

1. Jn 3,6

dans le baptême, puisqu'il proclame qu'on doit les baptiser pour la rémission des péchés. Ceci vous rappelle sans doute cette réponse que vous fit Pélage: «La formule employée pour le baptême des enfants est la même que pour le baptême des adultes». Cet aveu vous a comblés de joie parce que vous croyiez y trouver ce que vous désiriez; et cependant, avant d'accepter ces paroles, nous avons cru devoir les soumettre à un examen plus approfondi.


6. Veuillez donc observer ce que Célestius énonce, sans aucun déguisement, et vous connaîtrez ce que Pélage a voulu vous cacher. Or, voici ce que Célestins ajoute: «En disant que le baptême doit être conféré aux enfants pour la rémission des péchés, nous n'avions aucunement l'intention d'affirmer la transmission originelle du péché, car c'eût été nous mettre en opposition avec le sentiment catholique. En effet, le péché ne saurait naître avec l'homme, puisque plus tard il devient l'oeuvre personnelle de l'homme,. et qu'ainsi il n'est pas un péché de nature, mais un péché de volonté. C'est là ce que nous devons admettre, si nous ne voulons pas paraître établir différents genres de baptême, et, à l'occasion d'un mystère, faire injure au Créateur, en enseignant que le mal est dans l'homme par nature, avant même que cet homme puisse le commettre par sa volonté propre». Pélage a craint ou rougi de vous exposer, cette doctrine dans toute sa nudité, mais Célestius, plus logique et plus hardi que son maître, n'a craint ni rougi de la formuler nettement et sans ambages devant le siège apostolique.


7. Toutefois, dans son immense miséricorde, le Pontife, voyant Célestius se précipiter comme un furieux dans le gouffre de l'erreur, tenta, s'il était encore possible, de l'arrêter dans sa chute. Au lieu de le frapper d'une condamnation éclatante, qui l'eût précipité dans l'abîme sur lequel il était suspendu, il préféra procéder par voie d'interrogations successives, afin de lui faciliter par ses réponses le moyen de se rattacher à l'unité. J'ai dit que Célestius n'était point encore manifestement tombé dans l'abîme, mais qu'il y était seulement suspendu; car dans ce même libelle, parlant des questions qu'il posait, il avait dit formellement: «Si quelque erreur, fruit de l'ignorance, s'est glissée (618) dans nos paroles, nous connaissons notre «fragilité humaine, et nous attendons de «vous notre correction et la lumière».


8. Appuyé sur cette promesse de soumission, le vénérable pape Zosime, sentant qu'il avait affaire à un homme que le vent d'une fausse doctrine avait enflé d'orgueil, se proposa de l'amener à une condamnation formelle de toutes les accusations soulevées contre lui par le diacre Paulin, et à une acceptation explicite de la lettre apostolique de son prédécesseur de sainte mémoire. Mais Célestius refusa obstinément de céder sur le premier point; quant à la lettre du pape Innocent, il n'osa la repousser, et alla même jusqu'à promettre «de condamner tout ce «que le Saint-Siège condamnerait». C'était bien là le frénétique qui, sous l'influence d'une douce chaleur, commence à prendre du repos; toutefois il ne parut pas encore mériter qu'on le relevât de l'excommunication qui pesait sur lui. Néanmoins deux mois lui furent accordés pour réfléchir et pour venir à résipiscence, en attendant qu'une lettre d'Afrique apprît à Rome s'il voulait profiter de l'indulgence qui lui était offerte. Il lui suffisait de déposer son obstination vaniteuse, de se rappeler sa promesse et de lire attentivement la lettre à laquelle il s'était engagé de souscrire; à ce prix sa guérison était assurée. Mais l'assemblée des évêques d'Afrique, témoin de ses dispositions, dut répondre qu'il n'était que trop juste de confirmer la sentence qui le frappait. Lisez tous ces documents, car nous vous les avons tous adressés.


9. Maintenant, que Pélage s'examine lui-même et porte sur ses écrits un jugement impartial, et il comprendra qu'il est atteint directement par cette sentence. Il a surpris la bonne foi des évêques de Palestine, de là cette apparente justification dont il se flatte; à Rome, où vous savez qu'il est très-connu, il n'a pu tromper personne, malgré les moyens de toute sorte qu'il a employés pour y parvenir. Le bienheureux pape Zosime ne pouvait pas oublier ce que son glorieux prédécesseur pensait des actes mêmes du procès. Il comprit également ce que cette foi romaine qui doit être prêchée dans le Seigneur à toutes les nations de la terre (1) pouvait penser de Pélage, puisque les Romains, comme un seul homme, réunissaient tous leurs efforts pour

1. Rm 1,8

venger la vérité catholique des attaques de l'erreur. Pélage n'avait-il pas vécu au milieu de ces Romains? sa doctrine pouvait-elle donc leur rester inconnue? Ils savaient parfaite. ment aussi que Pélage avait pour disciple fidèle ce même Célestius, sur lequel ils pouvaient rendre un témoignage authentique et véritable. Or, que pensait le saint pape Innocent de ces actes du synode de Palestine, dans lesquels Pélage se flattait de trouver sa justification? Vous pourrez le savoir en lisant la lettre qu'il nous a écrite à ce sujet, et le mémoire adressé par le synode d'Afrique en réponse au pape Zosime. Quoique nous vous ayons déjà transmis tous ces documents, nous croyons devoir vous les rappeler dans cet ouvrage.


10. Dans une lettre signée par cinq évêques, nous avions parlé de ces actes de Palestine, que nous ne connaissions encore que parla bruit public, et nous disions que Pélage, dans cet orient où il habitait, avait été justifié par un synode ecclésiastique. Nous reçûmes d'In. nocent une réponse dont j'extrais ces quelques lignes: «Ces actes portent la trace d'objections qui lui ont été faites. Mais il en est auxquelles il évite de répondre, et d'autres qu'il n'essaie de réfuter qu'en répandant la plus profonde obscurité. Sur certains points, il s'est justifié par de faux raisonnements bien plus que par des raisons vraies; il avait recours, selon les besoins du moment, tantôt à des dénégations, tantôt à des interprétations inexactes. Mais (ce qui serait vraiment à désirer), plût à Dieu qu'il quittât son erreur pour revenir à la vérité de la foi catholique! Plût à Dieu qu'il désirât et voulût se justifier en considérant et en reconnaissant cette grâce et ce secours de Dieu dont nous avons besoin tous les jours! Plût à Dieu qu'il vît la vérité, et que, rentré de coeur, et non sur la foi de je ne sais quels actes, dans la voie catholique, il méritât l'approbation universelle! Nous ne pouvons ni blâmer ni approuver le jugement porté sur lui, parce que nous ne savons pas si les actes sont véritables; et s'ils le sont, il paraît évident qu'il s'est bien plus attaché à éluder les questions qu'à se justifier pleinement». Ces paroles vous suffisent pour conclure que le bienheureux pape Innocent proteste de sa résolution de ne parler que de ce qu'il connaît. Vous voyez ce qu'il pensait de la justification de Pélage. Vous voyez les (619) antécédents que le saint pape Zosime avait sous les yeux; en fallait-il davantage pour le porter à confirmer, sans aucune hésitation, le jugement de son prédécesseur?


11. Ne dois-je pas également vous montrer comment Pélage a trompé les évêques de Palestine, sur la question du baptême des enfants, sans parler de beaucoup d'autres? Je m'y crois d'autant plus obligé qu'on pourrait peut-être nous accuser d'avoir cherché, non pas à comprendre, mais à calomnier et à soupçonner témérairement la pensée de Pélage, quand nous disons qu'il a caché son opinion et qu'il enseigne absolument la même doctrine que son disciple Célestius, dont pourtant il n'imite pas les allures franches: et libres. Nous savons déjà que Célestius refusa de condamner les propositions suivantes: «Le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain; les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication». Ne comprenait-il pas que condamner ces propositions c'était affirmer hautement la transmission originelle du péché d'Adam? Or, quand Pélage se vit accusé de partager sur ce point encore la doctrine de son disciple Célestius, il n'hésita point à la condamner. Je sais que vous avez lu les actes de ce jugement; mais ce n'est pas uniquement à vous que je m'adresse en ce moment, et comme je craindrais que le lecteur ne reculât devant la difficulté de recourir lui-même à ces actes, je vais ici même en donner un extrait.


12. «Le synode dit: Puisque Pélage vient d'anathématiser quiconque ose témérairement soutenir que sans le secours et la grâce de Dieu, l'homme peut rester sans péché, qu'il réponde maintenant aux autres chefs d'accusation. L'un d'eux était tiré de la doctrine de Célestius, disciple de Pélage, et avait été signalé par le saint évêque de Carthage, Aurélius,et ses collègues, réunis en synode. Célestius avait formulé sa pensée en ces termes: Adam a, été créé mortel, et serait mort, soit qu'il eût péché, soit qu'il n'eût pas péché. Le péché d'Adam n'a nui qu'à son a auteur, et nullement au genre humain. La a loi, comme l'Evangile, nous ouvre le a royaume des cieux. Avant la venue de Jésus-Christ, certains hommes vécurent absolument sans péché. Les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication. Ce n'est ni par la mort ni par la prévarication d'Adam que tous les hommes sont condamnés à mourir; de même ce n'est point par la résurrection de Jésus-Christ que le genre humain ressuscitera. Le saint évêque Augustin répondant à certaines questions qu'Hilaire de Syracuse lui avait adressées contre certaines erreurs professées en Sicile par les disciples de Pélage, signalait dans son livre les propositions suivantes: «L'homme, s'il le veut, peut rester sans péché; les enfants, quoique morts sans baptême, possèdent la vie éternelle; si les riches baptisés ne renoncent pas à tout ce qu'ils possèdent, les bonnes oeuvres qu'ils accompliraient ne leur serviraient de rien, et ils ne pourront entrer dans le royaume des cieux. Pélage répondit: Quant à la possibilité où est l'homme de rester sans péché, il en a été parlé précédemment. Quant au second point, nous avons dit qu'avant la venue de Jésus-Christ, certains hommes, selon le témoignage même de l'Ecriture, avaient vécu dans la sainteté et la justice. Quant aux autres propositions, mes adversaires conviennent eux-mêmes qu'elles me sont étrangères et que je ne suis tenu à leur égard à aucune satisfaction. Cependant, pour répondre à tous les désirs du synode, je déclare anathématiser ceux qui soutiennent ou ont soutenu cette doctrine».


13. De là vous pouvez conclure, quant au sujet qui nous occupe, que Pélage a frappé d'anathème ceux qui enseignent que «le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain; que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication». Ses juges pouvaient-ils donc ne pas voir dans cet anathème une profession solennelle de la foi catholique au dogme de la transmission du péché d'Adam à sa postérité, même aux enfants? Célestius a refusé de sanctionner la condamnation portée par Pélage, parce qu'il ne voulait point confesser l'existence du péché originel. Maintenant si je puis montrer que, par rapport aux enfants, Pélage lui-même enseignait et croyait qu'ils naissent dans une innocence parfaite, on comprendra facilement que, sur cette question, toute la différence entre Célestius et Pélage n'était qu'une différence de forme; le premier était plus franc, le second plus caché; le premier était plus obstiné, le second plus menteur; la (620) premier était plus logique, et le second plus astucieux. Ce que Célestius avait refusé de condamner à Carthage, il refusa également de le condamner à Rome, sauf à se corriger si on lui prouvait qu'il s'était trompé comme homme. Pélage, au contraire, condamna cette même doctrine comme contraire à la vérité, pour échapper à l'anathème dont le menaçaient les juges catholiques; mais en même temps il se réserva le droit de soutenir cette même doctrine, quand le danger serait passé, ce qui prouve qu'il n'était qu'un insigne menteur en la condamnant, ou un fourbe des plus astucieux en l'interprétant.


14. Mais j'ai hâte d'accomplir ma promesse et de montrer que Pélage, sur ce point, ne pense pas autrement que Célestius. Dans la lettre qu'il envoya à Rome, il fait mention de l'ouvrage qu'il venait de composer sur le libre arbitre. Or, voici ce que nous lisons dans le premier livre de cet ouvrage: «Le bien ou le mal qui nous rend bons ou mauvais, ne naît pas avec nous, mais nous le faisons nous-mêmes. En effet, nous naissons capables du bien et du mal, mais ni le bien ni le mal ne sont en nous, nous naissons sans vice et sans vertu; dès lors, avant que nous n'ayons agi par notre propre volonté, il n'y a dans l'homme. que ce que Dieu y a mis par la création». Ces paroles de Pélage, vous le voyez clairement, prouvent que le maître et le disciple sont parfaitement d'accord pour soutenir que les enfants naissent sans avoir reçu aucune atteinte du péché d'Adam. Il n'est donc pas étonnant que Célestius ait refusé de condamner ceux qui soutiennent «que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur et nullement au genre humain, et que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication». Mais ce qui est véritablement étonnant, c'est devoir de quel front Pélage a osé condamner cette doctrine. En effet, si, comme il le dit, «le mal ne naît point avec nous, si nous sommes formés sans aucun vice originel, si avant toute action de sa volonté propre il n'y a dans l'homme que ce que Dieu y a mis par la création», n'est-il pas évident que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et qu'il ne se transmet en aucune manière à sa postérité? Ou le péché n'est pas un mal, ou le péché n'est pas un vice, ou bien c'est Dieu qui est l'auteur du péché, Or, nous dit Pélage, «le mal ne naît point avec nous; nous sommes «formés sans aucun vice originel, et dans tous ceux qui naissent il ne peut y avoir que ce que Dieu y a mis par la création». Dès lors, comment s'expliquer que Pélage, à moins qu'il n'ait voulu tromper ses juges catholiques, a osé condamner cette proposition: «Le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain? D'un autre côté, si le mal ne naît pas avec nous, si nous sommes formés sans aucun vice originel, si l'homme en naissant est absolument tel que Dieu l'a créé», n'est-on pas en droit de dire que «les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication?» A cette époque Adam était exempt de tout mal et de tout vice, et il était absolument tel qu'il était sorti des mains du Créateur. Et cependant Pélage a frappé d'anathème ceux «qui enseignent ou ont enseigné que les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication», c'est-à-dire exempts de tout mal et de tout vice, et tels que Dieu les a créés. Ce qu'il se proposait, en formulant cette condamnation, n'était-ce donc pas uniquement de tromper le synode catholique, et d'échapper à l'anathème qui eût révélé en lui un nouvel hérétique?


15. En lisant le livre que j'ai adressé à notre vénérable vieillard Aurélius, et dans lequel je, discutais les actes du concile de Palestine, vous avez vu avec quel joie véritable j'accueillais cette réponse de Pélage, car elle paraissait avoir clos le débat et confessé ouvertement l'existence du péché originel dans les enfants. Et, en effet, quel autre sentiment pouvais-je éprouver quand je l'entendais frapper d'anathème ceux qui soutenaient que le péché d'Adam n'avait nui qu'à son auteur et nullement au genre humain, et que les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication? Mais lorsque j'eus parcouru les quatre livres de cet ouvrage dont je viens de citer quelques lignes; lorsque je vis ce même homme se mettre en opposition directe avec la foi catholique, au sujet du péché originel pour les enfants, je me demandai avec effroi comment cet homme avait pu mentir aussi impudemment dans un jugement ecclésiastique et sur une question d'une telle importance. Supposé que ces livres fussent écrits avant le jugement, comment a-t-il pu frapper d'anathème ceux qui avaient (621) professé cette doctrine? Et s'il ne les composa que dans la suite, comment a-t-il osé condamner ceux qui embrassent cette erreur? Braverait-il le ridicule jusqu'au point de dire que son anathème ne frappait que ceux qui, dans le passé ou au moment même, avaient professé ou professaient cette doctrine, tandis qu'ils ne pouvaient nullement s'appliquer à ceux qui dans l'avenir embrasseraient cette erreur, dût-il l'embrasser lui-même? Il conclurait de là qu'il ne s'est pas démenti, quoique dans la suite il.ait enseigné ce qu'il avait d'abord condamné. Mais il recule devant un tel langage, non-seulement parce qu'il serait ridicule, mais aussi parce qu'il serait d'une fausseté éclatante. En effet, dans ces mêmes livres il attaque la transmission du péché d'Adam aux enfants, et tire vanité des actes du synode de Palestine, dans lequel il parut condamner réellement ceux qui partagent ces erreurs, et dans lequel aussi il vola son absolution, grâce à l'habileté de ses mensonges.


16. Quant à la question qui nous occupe, qu'importe que Pélage réponde à ses disciples que, «s'il a condamné les propositions qui lui étaient reprochées, c'est parce qu'il soutient que le péché d'Adam a nui, non-seulement à son auteur, mais au genre humain a tout entier, non pas dans le sens d'une transmission véritable, mais uniquement à raison du mauvais exemple qui est résulté de ce péché?» En d'autres termes, Pélage n'entend parler aucunement d'un vice originel que.le péché d'Adam aurait propagé dans sa postérité, mais d'un péché modèle qui aurait été imité par tous ceux qui dans la suite se sont rendus coupables. De même s'il a dit que les enfants, à leur naissance, ne sont pas dans le même état qu'Adam avant sa prévarication, c'est parce que ces enfants n'ont encore aucune connaissance du précepte, tandis qu'Adam jouissait de cette connaissance; c'est aussi parce que ces enfants n'ont pas encore l'usage de leur volonté libre et raisonnable, tandis qu'Adam devait en user, autrement il eût été incapable de recevoir aucun commandement. Ainsi donc il se flatte d'avoir justement condamné cette proposition: «Le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain; les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant son péché». D'un autre côté, il soutient que sans aucune contradiction de sa part: il a pu enseigner dans ses derniers ouvrages que «les enfants naissent sans aucun mal, sans aucun vice, et qu'ils sont tels que Dieu les a créés», sans qu'aucun ennemi ait pu graver en eux ni plaies ni blessures.


17. Le langage que tient Pélage, le soin qu'il met à dénaturer le sens des accusations intentées contre lui, tout cela n'est-il pas une ruse de sa part pour montrer qu'il n'a pas trompé les juges? Mais il n'y parviendra jamais, car.plus son exposition est astucieuse, plus a été habile et secrète la surprise qu'il a faite à ses juges. Des évêques catholiques l'entendent frapper d'anathème ceux qui soutiennent que «le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain»; ils en concluent naturellement que Pélage professe sur ce point la doctrine même de l'Eglise, et que, s'il confère le baptême aux enfants, c'est véritablement pour la rémission des péchés, non pas des péchés qu'ils ont commis eux-mêmes par imitation du premier pécheur, mais des péchés qu'ils apportent en naissant par suite de la transmission du vice originel. Quand ils l'entendent frapper d'anathème ceux qui enseignent que «les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication», ils en concluent naturellement qu'il condamne tous ceux qui nient la transmission du péché d'Adam à sa postérité, et constituent par là même les enfants dans un état de parfaite innocence: tel était d'ailleurs le sens formel de l'accusation sur laquelle il avait à se justifier. Maintenant il explique son anathème: s'il a dit que les enfants ne sont pas dans le même état qu'Adam avant son péché, il voulait uniquement affirmer que ces enfants ne jouissent pas de la même fermeté d'esprit un de corps; quant à dire qu'ils n'étaient coupables d'aucune faute par la transmission originelle, jamais il n'a eu cette pensée. Mais ne peut-on pas lui répondre: Quand on vous sommait de condamner ces propositions, les évêques-catholiques leur donnaient-ils le sens que vous leur prêtez? Pourtant vous les avez condamnées, et, grâce à cette condamnation, ils ont cru à votre orthodoxie. Ils ne vous ont donc absous qu'en raison de la croyance qu'ils vous supposaient; quant à celle que vous aviez réellement, elle ne pouvait que vous mériter une condamnation. Si donc vous professiez une doctrine condamnable, vous (622) n'avez pas été absous; vous ne l'avez été qu'en raison de la croyance que vous deviez avoir. Avant que vous puissiez vous croire justifié, on vous a cru parfaitement catholique, car vos juges ne pouvaient supposer que sous un langage orthodoxe vous cachiez des doctrines hérétiques. Maintenant, puisque vous vous montrez le partisan des erreurs de Célestius, croyez bien que vous partagez sa condamnation. Si dans le jugement vous avez caché vos ouvrages, depuis le jugement vous les avez lancés dans toutes les voies de la publicité.


18. Une telle tond vite devait soulever contre les auteurs de cette déplorable hérésie l'unanime réprobation des conciles épiscopaux, du Siège apostolique, de l'Eglise romaine et de l'empire romain, dont Dieu protège la foi catholique et véritable. Qu'il daigne arracher aux liens du démon ces tristes victimes de l'erreur! tel était le cri général. Qui sait, en effet, si Dieu ne leur accordera point la grâce de se repentir, de connaître, de confesser, de prêcher la vérité et de condamner les déplorables égarements de cette hérésie? Quelles que soient donc les dispositions des Pélagiens, nous ne pouvons douter que la miséricorde de Dieu ne verse encore ses grâces sur le grand nombre de ceux qui, en suivant Pélage, croyaient rester dans la communion. catholique.


19. Quant à Pélage lui-même, voyez ce qu'il a tenté pour surprendre le jugement épiscopal du Siège apostolique dans cette question du baptême des enfants. Vous savez déjà qu'il écrivit au pape Innocent, de sainte mémoire. Cette lettre fut remise au pape Zosime, qui ordonna de nous la transmettre. Dans cette lettre Pélage se plaint «que ses adversaires aient osé l'accuser de refuser le sacrement de baptême aux enfants, et de leur promettre le royaume des cieux sans qu'aucune application leur soit faite de la rédemption de Jésus-Christ». Or, telle n'est point l'accusation portée contre lui. Nous savons parfaitement qu'ils ne refusent pas le baptême aux enfants, et qu'ils n'accordent à personne le royaume des cieux en dehors de la rédemption de Jésus-Christ. La forme sous laquelle il présente sa plainte n'est donc pour lui qu'un moyen de répondre plus facilement à l'accusation portée contre lui, sans atteindre aucunement ses doctrines erronées.

Ce qu'on leur reproche, c'est de soutenir que, même avant leur baptême, les enfants ne participent aucunement à la condamnation du premier homme et qu'ils ne sont coupable d'aucun péché originel qui ait besoin d'être effacé dans le bain de la régénération. Si donc ils conviennent que le baptême doit leur élis conféré, c'est uniquement pour leur donner droit au royaume des cieux, en dehors duquel cependant ils ne peuvent posséder que la mort éternelle, puisque, sans la participation au corps et au sang du Seigneur, personne ne peut avoir la vie éternelle. Voilà ce dont on les accuse au sujet du baptême des enfants; et, s'il suppose autre chose, c'est uniquement pour pouvoir se justifier, sans modifier en quoi que ce soit son enseignement.


20. Maintenant, jugez vous-mêmes sa réponse, et voyez comme il se ménage un refuge sous le voile épais des ténèbres et des ambiguïtés dont il enveloppe la vérité; c'est au point qu'après une première lecture nous serions tentés de nous réjouir de la sincérité de sa conversion. Mais si nous étudions la développements de sa pensée dans ses autre ouvrages, quelque désir qu'il ait de se cacher, nous le saisissons à découvert et nous nous prenons à suspecter ses aveux en apparence les plus francs et les plus explicites. «Jamais», dit-il, «il n'a soutenu, jamais il n'a entendu aucun hérétique soutenir une semblable doctrine à l'égard des enfants»; puis il ajoute: «Peut-on ignorer l'Evangile au point, non-seulement de soutenir cette doctrine, mais même d'en avoir seulement la pensée? Quel impie oserait jamais priver les enfants du royaume des cieux, en défendant de les baptiser et de les faire renaître en Jésus-Christ?»


21. Cette réponse est inutile et ne saurait le justifier. Jamais ils n'ont soutenu que, sans le baptême, les enfants puissent entrer dans le royaume des cieux.:Mais telle n'est point la question; il s'agit uniquement de la rémission' du péché originel dans les enfants. Qu'il se justifie donc sur ce point, lui qui soutient que le bain de la régénération n'a rien à purifier dans les enfants. Ecoutons donc ce qu'il va nous dire. Il cite d'abord ce passage de l'Evangile où il est dit que celui qui ne renaîtra pas de l'eau et du Saint-Esprit n'entrera pas dans le royaume des cieux (1). Mais je l'ai déjà

1. Jn 3,5

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dit, telle n'est point la question. Il ajoute aussitôt: «Quel impie oserait refuser le bénéfice de la rédemption commune du genre humain à un enfant de quelque âge qu'il fût?» Ceci n'est pas clair. De quelle rédemption parle-t-il? s'agit-il de passer du mal au bien ou du bien au mieux? Célestins lui-même a proclamé, dans son libelle à Carthage, la rédemption des enfants, et cependant il n'a pas voulu reconnaître en eux la transmission du péché d'Adam.



Augustin, de la grâce I et II - DE LA GRÂCE DE JÉSUS-CHRIST