Augustin sur Jean 117

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CENT DIX-SEPTIÈME TRAITÉ

Jn 19,17-22

JÉSUS, ROI DES JUIFS

DEPUIS CES PAROLES: "ET PORTANT SA CRO9,IL VINT AU LIEU QUI EST APPELÉ CALVAIRE", JUSQU'A CES AUTRES: "PILATE RÉPONDIT: CE QUE J'AI ÉCRIT, JE L'AI ÉCRIT".


Quoi qu'il en soit de l'heure précise du crucifiement, toujours est-il que le Sauveur fut attaché à la croix sur le Calvaire et entre deux voleurs, et que le titre refusé à Jésus par les Juifs, mais imposé par Pilate, fut affiché à l'instrument du supplice pour leur instruction et leur confusion.


1. Pilate ayant jugé et condamné Notre-Seigneur Jésus-Christ à son tribunal, les soldats le saisirent et l'emmenèrent vers la sixième heure; "et Jésus, portant sa croix, vint au lieu appelé Calvaire, en hébreu Golgotha, et là ils le crucifièrent". Que signifie donc ce que dit l'Evangéliste Marc: "Or, il était la troisième heure, et ils le crucifièrent (1)? D Le voici: ce fut à la troisième heure que Notre-Seigneur fut crucifié par les langues des Juifs, et à la sixième par la main des soldats. Il faut comprendre que la cinquième heure était déjà passée et la sixième commencée, quand Pilate s'assit à son tribunal; Jean l'indique par ces mots: "Environ la sixième heure"; pendant qu'on l'emmenait, qu'on l'attachait au bois de la croix avec deux voleurs, et que se passait auprès de la croix tout ce que racontent les Evangiles, la sixième heure s'écoula tout entière, et c'est à partir de cette sixième heure jusqu'à la neuvième que, le soleil s'étant obscurci, les ténèbres se firent, comme nous l'atteste l'autorité des trois évangélistes Matthieu, Marc et Luc (2). Mais comme les Juifs ont essayé de rejeter sur les Romains, c'est-à-dire sur Pilate et ses soldats, le crime d'avoir tué Jésus-Christ, Marc passe sous silence l'heure où Jésus fut crucifié par les soldats, et qui a commencé vers la sixième heure; il ne s'est rappelé que la troisième heure, et il l'a désignée de préférence, afin de faire com. prendre que c'était à cette heure que les Juifs avaient crié devant Pilate: "Crucifiez-le, crucifiez-le (3)". On devait aussi reconnaître par là que ceux qui avaient crucifié Jésus-


1. Mc 15,25. - 2. Mt 27,45 Mc 15,33 Lc 23,44. - 3. Jn 19,6.

Christ, ce n'étaient pas seulement les soldats, qui, à la sixième heure, l'avaient cloué au bois de la croix, mais que c'étaient aussi les Juifs, puisque, pour le faire crucifier, ils avaient crié vers la troisième heure.

2. Mais il y a encore une autre solution à cette difficulté, il suffit pour cela de ne pas prendre cette heure pour la sixième heure du jour. En effet, Jean ne dit pas: Or, il était comme la sixième heure du jour; il ne dit pas non plus, comme la sixième heure; mais il dit: "Or, c'était le jour de là préparation de la Pâque, environ vers la sixième heure (1)". Pour dire préparation, il se sert du mot "parasceve"; c'est un mot grec dont se servent plus habituellement pour indiquer leurs cérémonies, même ceux des Juifs qui parlent plus volontiers latin que grec: c'était donc la préparation de la Pâque. Et "notre Pâque", comme dit l'Apôtre, "c'est Jésus-Christ qui a été immolé (2)". Or, si nous faisons partir la préparation de cette Pâque de la neuvième heure de la nuit, (et c'est alors que les Princes des prêtres semblent avoir prononcé la condamnation du Sauveur, en disant: "Il mérite la mort (3)", lorsqu'on l'interrogeait dans la demeure du grand prêtre; c'est donc avec raison que nous pouvons faire commencer la préparation de la vraie Pâque, dont la Pâque des Juifs n'était que la figure, c'est-à-dire de l'immolation de Jésus-Christ, au moment où les prêtres s'écrièrent qu'il fallait l'immoler): assurément, à partir de cette heure de la nuit, que l'on conjecture avoir été la neuvième, jusqu'à la troisième heure du jour, où l'évangéliste Marc atteste que Jésus fut crucifié, il y a six heures, trois


1. Jn 19,14. - 2. 1Co 5,7. - 3. Mt 26,66.

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heures de nuit et trois heures de jour; de là il suit que, depuis le commencement de cette préparation (Parasceve) de la Pâque, c'est-à-dire de l'immolation de Jésus-Christ, qui avait commencé à la neuvième heure de la nuit, il s'était écoulé à peu près six heures, c'est-à-dire la cinquième était écoulée et la sixième se trouvait commencée, quand Pilate monta à son tribunal. Alors durait encore cette préparation qui avait commencé à la neuvième heure de la nuit, et ne devait se terminer qu'au moment où se consommerait l'immolation de Jésus-Christ qui se préparait. D'après Marc cette immolation s'accomplit à la troisième heure, non pas de sa préparation, mais du jour; et à la sixième heure, non pas du jour, mais de sa préparation. Il y a, en effet, six heures bien comptées depuis la neuvième heure de la nuit jusqu'à la troisième heure du jour. De ces deux solutions d'une question difficile, que chacun choisisse celle qu'il voudra. Celui qui lira la dissertation que nous avons faite avec le plus grand soin dans le livre De l'accord des Evangélistes, pourra néanmoins juger plus sûrement du sentiment qu'il faut choisir (1).Si l'on peut découvrir d'autres solutions, elles serviront à défendre de plus en plus la fermeté de la vérité de l'Evangile contre les vaines calomnies des infidèles et des impies. Après avoir traité ce sujet aussi brièvement que possible, revenons maintenant au récit de l'évangéliste Jean.

3. "Ils prirent donc", dit-il, "Jésus, et l'emmenèrent; et, portant sa croix, il vint au lieu appelé Calvaire, en hébreu Golgotha, où ils le crucifièrent". Jésus allait donc, en portant sa croix, au lieu où il devait être crucifié. Grand spectacle! aux yeux de l'impiété, grande risée! aux yeux de la piété, grand mystère! aux yeux de l'impiété, grande preuve d'ignominie! aux yeux de la piété, grand soutien de la foi! Si l'impiété regarde, elle rit de voir un roi portant pour sceptre le bois de son supplice; si la piété considère, elle voit un roi portant une croix à laquelle il doit être placé lui-même, mais qu'il doit aussi placer sur le front des rois; il était méprisable aux yeux des impies, par cela même qui devait le faire glorifier des saints. En effet, Jésus lui-même, portant sa croix sur ses épaules, la recommandait à Paul et lui


1. De l'accord des Evangiles, livre 3,c. 13,n. 40-50,

faisait dire: "Pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)". Il plaçait sur le chandelier cette lampe ardente qui ne devait pas être placée sous le boisseau (2). "Portant donc sa croix, il vint au lieu appelé Calvaire, en hébreu Golgotha, où ils le crucifièrent; et deux autres avec lui, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, et Jésus au milieu". Ces deux autres, comme nous l'apprend le récit des autres Evangélistes, étaient des voleurs, avec lesquels Jésus fut crucifié, et au milieu desquels il fut placé (3); c'est d'eux que le Prophète avait dit d'avance: "Il a été compté au nombre des scélérats (4)".

4. "Mais Pilate fit une inscription et la plaça sur la croix; et il y était écrit: Jésus de Nazareth, roi des Juifs". Or, cette inscription, "beaucoup de Juifs la lurent, parce que le lieu où Jésus fut crucifié était près de la ville; et il y était écrit en hébreu, en grec et en latin: Roi des Juifs". Ces trois langues l'emportaient alors sur les autres à Jérusalem. L'hébreu, à cause des Juifs qui se glorifiaient de la loi de Dieu; le grec, à cause des philosophes, des gentils; le latin, à cause des Romains, qui commandaient déjà à presque tous les peuples de la terre.

5. "Les Pontifes des Juifs disaient donc à Pilate: N'écris pas: Roi des Juifs; mais qu'il a dit: Je suis le roi des Juifs. Pilate répondit: Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit". O ineffable puissance de l'opération divine, même dans le coeur de ceux qui l'ignorent! N'est-ce pas une voix secrète qui, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, faisait entendre au fond du coeur de Pilate, et par un silence éloquent, ce qui avait été si longtemps à l'avance annoncé dans les inscriptions des Psaumes: "Ne change pas l'inscription du titre (5)" Voilà qu'il ne change pas l'inscription du titre: ce qu'il a écrit, il l'a écrit. Mais les Pontifes eux-mêmes voulaient changer ce titre. Que disaient-ils donc? "N'écris pas: Roi des Juifs; mais qu'il a dit lui-même: Je suis le roi des Juifs". Que dites-vous, hommes insensés? pourquoi venez-vous contredire ce qu'en aucune façon vous ne pouvez changer? En sera-t-il moins vrai que Jésus ait dit: "Je suis le roi des Juifs?" Vous ne pouvez


1. Ga 6,14. - 2. Mt 5,15. - 3. Mt 27,38 Mc 15,27 Lc 23,12 Lc 23,33. - 4 Is 53,12. - 5. Tt 1,57.

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changer ce que Pilate a écrit, et vous pourriez changer ce qu'a dit la Vérité même? Mais Jésus est-il le roi des Juifs seuls? n'est-il pas aussi le roi des Gentils? Oui, il est surtout le roi des Gentils. Eu effet, il a dit par son Prophète: "Pour moi, il m'a établi roi sur sa sainte montagne de Sion, pour y prêcher le commandement du Seigneur"; et afin que ces mots: "la montagne de Sion", ne fissent pas supposer qu'il avait été établi roi seulement sur les Juifs, il a ajouté aussitôt: "Le Seigneur m'a dit: Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui. Demande-moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage et pour ta possession jusqu'aux extrémités de la terre (1)". C'est ce qu'il nous apprend de sa propre bouche, car en s'adressant aux Juifs, il leur dit: "J'ai d'autres brebis qui ne "sont pas de ce bercail, il me faut les amener, et elles écouteront ma voix, et il y aura "un seul troupeau et un seul pasteur (2)". Pourquoi donc voulons-nous voir un si grand mystère dans cette inscription qui portait: "Roi des Juifs", si Jésus-Christ est aussi le roi des Gentils? L'olivier sauvage a été fait


1. Ps 2,6-8. - 2. Jn 10,16.

participant de la sève onctueuse de l'olivier franc, et l'olivier franc ne participe nullement de l'âcreté de l'olivier sauvage (1). Dans ce titre qui a été écrit relativement au Sauveur, il est appelé en toute vérité "roi des Juifs". Qui faut-il entendre par le mot Juif, sinon la race d'Abraham, les fils de la promesse qui sont aussi les fils de Dieu? "Car", dit l'Apôtre, "ce ne sont pas les fils de la chair qui sont les fils de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse, qui sont regardés comme étant de la race (2)". C'était aux Gentils que l'Apôtre disait: "Mais si vous êtes à Jésus-Christ, vous êtes donc de la race d'Abraham et ses héritiers selon la promesse (3)". Jésus-Christ est donc le roi des Juifs, mais des Juifs circoncis de coeur par l'esprit et non par la lettre, qui tirent leur gloire de Dieu (4) et non des hommes, qui appartiennent à la libre Jérusalem, notre mère éternelle et céleste, à cette Sara spirituelle qui chasse de la maison de la liberté la servante et ses fils (5). Si donc Pilate a écrit ce qu'il a écrit, c'est que le Seigneur a dit ce qu'il a dit.


1. Rm 11,17. - 2. Rm 9,7-8. - 3. Ga 3,29. - 4. Rm 2,29.- 5. Ga 4,22-31.



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CENT DIX-HUITIÈME TRAITÉ

Jn 19,23-24

LES VÊTEMENTS DU SAUVEUR

SUR CES PAROLES: "APRÈS AVOIR CRUCIFIÉ JÉSUS, LES SOLDATS PRIRENT SES VÊTEMENTS".


Malgré la discordance apparente des évangélistes, tous s'accordent à dire que les soldats firent quatre parts des vêtements de Jésus, et qu'ils jetèrent les sorts pour savoir à laquelle échéerait la robe sans couture. Les quatre parts symbolisent les quatre parties du monde, comme la robe sans couture représente leur mutuelle union: les sorts figurent la grâce, et les soldats eux-mêmes ont, en dépit de leur malice, un sens caché, de même que la croix, malgré son ignominie, a le sien propre.


1. Expliquons maintenant, avec l'aide de Dieu, ce qui s'est passé auprès de la croix du Sauveur pendant qu'il y était attaché."Après avoir crucifié Jésus, les soldats prirent ses vêtements et ils en firent quatre parts, une pour chaque soldat; ils prirent aussi sa tunique. Or, sa tunique était sans couture, et d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas. Ils se dirent donc les uns aux autres: Ne la coupons point, mais tirons au sort à qui elle appartiendra; afin que cette prophétie de l'Ecriture fût accomplie: Ils ont partagé entre eux mes vêtements et tiré ma robe au sort". Ce que les Juifs ont voulu est (134) arrivé; sans doute, ils n'ont pas eux-mêmes crucifié Jésus, ce sont les soldats qui obéissaient à Pilate, et Pilate l'a condamné à mort; néanmoins, si nous nous rappelons la vivacité de leurs désirs, les embûches qu'ils ont tendues au Sauveur, tous les mouvements auxquels ils se sont livrés, la trahison de Judas, les cris séditieux qu'ils ont proférés pour extorquer sa condamnation, nous le verrons sans pouvoir en douter; les Juifs ont été les principaux auteurs de la mise de Jésus en croix.

2. Quant au partage et au tirage au sort de ses vêtements, il ne faut point en parler comme par manière d'acquit. Quoique les quatre Evangélistes aient fait mention de ce fait, Jean est de tous celui qui en a donné le plus de détails; le récit des trois autres est obscur; celui de Jean est nettement précis. Voici ce qu'en dit Matthieu: "Après qu'ils l'eurent crucifié, ils partagèrent ses vêtements, les tirant au sort (1)". Marc dit à son tour: "Et après l'avoir crucifié, ils partagèrent ses habits, les tirant au sort, afin de savoir ce que chacun aurait pour sa part (2)". Selon l'évangéliste Luc: "Ils partagèrent ses vêtements et les tirèrent au sort (3)". Mais Jean nous raconte combien de parts ils firent avec les vêlements de Jésus; ils en firent quatre pour les donner ensuite à chacun d'eux; de là on peut conclure qu'il y avait quatre soldats pour accomplir la sentence du gouverneur et crucifier Jésus. Car cet Evangéliste dit clairement: "Après avoir crucifié Jésus, les soldats prirent ses vêtements et en firent quatre parts, une pour chaque soldat, et aussi la tunique". Il faut sous-entendre

Ils prirent, en sorte que voici le sens de la phrase: Ils prirent ses vêtements, en firent quatre parts, une pour chaque soldat; ils prirent aussi sa tunique. Nous le voyons d'après ces paroles: Ils ne tirèrent pas au sort les autres vêtements. Quant à la tunique qu'ils avaient prise avec les autres vêtements, ils se la partagèrent, mais d'une manière différente. Jean nous explique, en continuant, quel moyen ils employèrent pour cela: "Or, la tunique était sans couture et d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas". Il nous fait ensuite connaître le motif pour lequel ils la tirèrent au sort. "Ils se dirent donc les uns aux autres: Ne la coupons pas, mais tirons


1. Mt 27,35. - 2. Mc 15,34. - 3. Lc 23,34.

au sort à qui elle appartiendra". Par conséquent, ils eurent tous quatre une part égale dans les autres vêtements, et il leur fut inutile de les tirer au sort: pour la tunique, ils ne purent la partager, à moins de la couper en morceaux; mais à quoi auraient pu leur servir de pareils lambeaux? Afin de ne pas la morceler ainsi inutilement, ils préférèrent l'attribuer par le sort à l'un d'entre eux. Avec ce récit de l'Evangile concorde parfaitement le témoignage d'un Prophète, cité immédiatement après par Jean lui-même: "Afin", dit-il, "que cette parole de l'Ecriture fût accomplie: Ils ont partagé entre eux mes vêtements et tiré ma robe au sort". Le Prophète ne dit pas qu'ils ont tiré au sort, mais qu'ils se sont partagé; il ne dit pas non plus qu'ils se sont partagé les autres vêtements sans les tirer au sort; il ne fait aucune allusion au tirage au sort pour les autres vêtements; mais il ajoute: "Et ils ont tiré ma robe au sort"; ces paroles ont trait à la tunique qui restait seule à partager. Je dirai à cet égard ce que Dieu m'inspirera; mais, auparavant, je trancherai la difficulté qui pourrait surgir de la discordance apparente des Evangélistes entre eux, et je ferai voir clairement que le récit de Jean n'est contredit par celui d'aucun des trois autres.

3. Par ces paroles: "Après l'avoir crucifié, ils partagèrent ses vêtements en les tirant au sort", Matthieu a voulu faire entendre que la tunique sur laquelle ils ont jeté le sort a été partagée en même temps que tous les autres vêtements, parce qu'en partageant tous ces vêtements au nombre desquels elle se trouvait, ils l'ont tirée au sort. Luc tient un langage analogue: "En partageant ses vêtements, ils jetèrent les sorts". En faisant leurs partages, ils en vinrent à la tunique sur laquelle ils jetèrent les sorts, afin de compléter entièrement le partage de tous ses vêtements. Quelle différence y a-t-il entre ces paroles de Luc: "En partageant ils jetèrent les sorts", et ces autres de Matthieu: "Ils partagèrent en jetant le sort?" Une seule, la voici. En disant "les sorts", Luc emploie le pluriel au lieu du singulier. L'emploi de ce mot n'est pas insolite dans les Ecritures; néanmoins, quelques exemplaires portent: "Le sort", au lieu de: "des sorts". Marc seul paraît donc avoir donné lieu à une petite difficulté, en s'exprimant ainsi: "Et jetant le (135) sort sur eux, afin de savoir ce que chacun aurait pour sa part", il semble dire que le sort a été jeté, non pas seulement sur la tunique, mais encore sur tous les autres vêtements. Mais ici encore, à force de concision, le récit devient obscur, car voici ses paroles: "En jetant le sort sur eux"; c'était dire, en d'autres termes: En jetant le sort pendant qu'ils partageaient les vêtements; c'est ce qui eut lieu. En effet, le partage de tous les vêtements du Sauveur n'aurait pas été complet si le sort n'avait pas désigné celui à qui échéerait aussi la tunique; c'était le seul moyen de mettre un terme aux chicanes des partageurs, ou plutôt de les empêcher d'éclater. "Afin que chacun sût ce qu'il devait avoir pour sa part"; ces paroles se rapportent au sort qui fut jeté, et non à tous les vêtements qui furent partagés. Ils jetèrent le sort, afin de savoir qui aurait la tunique. Parce que l'Evangéliste a omis de dire ce qu'était cette tunique, comment elle s'était trouvée en surplus après le partage égal des autres vêtements; parce qu'il avait omis de dire qu'on la tirait au sort pour ne pas la déchirer, il a ajouté à dessein cette observation: "Afin que chacun sût ce qu'il devait avoir", c'est-à-dire, qui aurait cette tunique. De cette façon, telle aurait été sa pensée: Ils partagèrent ses vêtements en jetant le sort sur eux, afin de savoir auquel des quatre échéerait cette tunique qui se trouvait de reste, après partage égal.

4. Quelqu'un me demandera peut-être ce que signifient le partage des vêtements de Jésus en quatre lots et la mise des sorts sur sa tunique. La division en quatre parts des vêtements de Notre-Seigneur Jésus-Christ était la figure de celle de l'Eglise, qui se trouve disséminée dans les quatre parties du monde et partagée également, c'est-à-dire équitablement entre toutes ces parties. C'est pourquoi il est dit ailleurs que Dieu enverra ses anges pour réunir ses élus des quatre vents (1). Que signifient ces quatre vents, sinon l'Orient, l'Occident, l'Aquilon et le Midi? Et cette tunique tirée au sort représente l'ensemble de toutes ces parties de l'Eglise, unies les unes aux autres par les liens de la charité. Pour parler de la charité, l'Apôtre s'exprime en ces termes: "Je vous montrerai une voie beaucoup plus excellente encore (2)". Il dit en un autre endroit: "Et connaître l'amour


1. Mt 24,31. - 2. 1Co 12,31.

de Jésus-Christ envers nous, qui surpasse toute connaissance (1)"; ailleurs encore "Mais surtout avec la charité, qui est le lien de la perfection (2)". Si la charité a une voie plus excellente encore, si elle surpasse la science, si elle est commandée par-dessus toutes choses, il n'est pas étonnant que la tunique qui en était la figure ait été d'un seul tissu, depuis le haut jusqu'en bas. Elle était sans couture, pour qu'on ne pût jamais la découdre; elle est échue à un seul des quatre soldats, parce que de tous les chrétiens elle ne fait qu'un coeur et qu'une âme. Ainsi en a-t-il été pour les Apôtres: ils étaient au nombre de douze, c'est-à-dire de trois fois quatre. Lorsque le Sauveur les interrogea, Pierre fut seul pour répondre: "Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant"; et le Christ lui dit: "Je te donnerai les clefs du royaume des cieux (3)", comme s'il donnait à Pierre seul le pouvoir de lier et de délier; cependant il avait parlé au nom de tous, et s'il avait reçu ce pouvoir, c'était comme représentant du collège apostolique, et tous l'avaient reçu comme lui. Seul, il représentait tous les autres, parce que tous ne faisaient qu'un. Aussi, après avoir dit qu' "elle était d'un seul tissu depuis le haut", Jean a-t-il ajouté: "jusqu'en bas". Si nous nous reportons à ce que figurait cette tunique, nous verrons que quiconque appartient au tout, en fait partie; de ce tout, comme l'indique le grec, l'Eglise catholique tire son nom. Que représente le sort, si ce n'est la grâce divine? Le sort fut chose agréable à tous, parce que la tunique échut à tous dans la personne d'un seul; de la même manière la grâce de Dieu se répand sur tous, parce qu'elle se répand sur l'ensemble; de plus, quand on jette le sort, ce qui décide le succès, ce n'est ni la personne ni le mérite de l'un ou de l'autre, c'est le secret jugement de Dieu.

5. De ce que ce partage a été fait par des méchants, c'est-à-dire par des gens qui, au lieu de suivre le Christ, l'ont poursuivi, personne n'est en droit de conclure que leur conduite n'a rien pu figurer de bon. Que dirons-nous, en effet, de la croix elle-même, qui a été certainement préparée et attachée à la personne du Christ par des ennemis et des impies? Néanmoins, c'est avec raison qu'on voit en elle, suivant l'expression de l'Apôtre,


1. Ep 3,19. - 2 Col 3,14. - 3. Mt 16,15-16 Mt 16,19.

136


quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur (1)". Sa largeur se trouve dans le bois transversal destiné à tenir étendus les bras du crucifié: elle représente l'étendue de la charité qui opère les bonnes oeuvres. Sa longueur va depuis le bois transversal jusqu'à terre: le dos et les pieds du Sauveur y sont attachés; elle est l'emblème de la persévérance pendant le temps, jusqu'à l'éternité. Sa hauteur consiste dans le sommet qui dépasse le bois transversal; elle signifie le but céleste auquel se rapportent toutes nos actions; car tout ce qui se fait en longueur et en largeur, selon la règle du bien et avec persévérance, doit se faire en vue de la hauteur des récompenses divines. Sa profondeur se rencontre dans cette partie qui s'enfonce en terre; elle est cachée, on ne la voit pas en cet endroit: c'est de là qu'elle sort néanmoins pour s'élever et apparaître aux regards; ainsi, toutes nos bonnes oeuvres sortent des profondeurs de la grâce divine, qu'on ne peut ni comprendre ni juger. Et quand la croix du Christ n'aurait d'autre signification


1. Ep 3,18.

que celle que lui attribue l'Apôtre: "Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs déréglés (1)", de quel bien elle serait encore l'emblème! Un esprit bon luttant contre la chair est seul capable d'agir de la sorte, bien que ce soit l'ennemi, l'esprit mauvais, qui a préparé cette croix au Sauveur. Enfin, quel est le signe du Christ? Tous le savent, c'est sa croix. Sans ce signe, il est impossible d'accomplir n'importe quelle cérémonie sacrée; il faut le faire et sur le front des croyants, et sur l'eau même qui doit servir à les régénérer, et sur l'huile mêlée de baume dont on les oint, et sur le sacrifice qui leur sert de nourriture. Peut-on dire que les actions des méchants ne signifient rien de bon, quand, dans la célébration des sacrements, tout le bien qu'ils nous procurent nous vient par le signe de la croix du Christ, faite de la main même des mécréants? Mais arrêtons-nous ici; un autre jour, avec la grâce de Dieu, nous expliquerons ce qui suit.


1. Ga 5,21.




119

CENT DIX-NEUVIÈME TRAITÉ - LES DERNIERS MOMENTS DE JÉSUS

Jn 19,24-30

SUR LES PAROLES SUIVANTES: "ET LES SOLDATS FIRENT AINSI", JUSQU'A CES AUTRES: "ET, AYANT INCLINÉ LA TÊTE, IL RENDIT L'ESPRIT".


Après le partage de ses vêtements, Jésus légua sa Mère à l'apôtre Jean, pour donner aux enfants un exemple de piété filiale, et Jean la reçut pour en prendre soin. Puis le Sauveur se plaignit de la soif, et on lui tendit, au bout d'un roseau, une éponge imbibée de fiel, de vinaigre et d'hysope. Le roseau était l'emblème de l'Ecriture; le fiel et le vinaigre, de la méchanceté des Juifs; l'hysope, de l'humilité du Christ. A peine Jésus en eut-il goûté, qu'il mourut.


1. L'évangéliste Jean nous raconte ce qui se passa aux pieds de la croix du Sauveur, après que ses vêtements eurent été partagés, même par la voie du sort; voyons son récit: "Les soldats firent ainsi. Or, la Mère de Jésus et la soeur de sa Mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine, étaient debout près de sa croix. Jésus donc, voyant sa Mère et près d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère: Femme, voilà ton fils. Après, il dit au disciple: Fils, voilà ta mère. Et depuis cette heure-là, le disciple la reçut chez lui". Voilà bien l'heure dont Jésus parlait, quand, au moment de changer l'eau en vin, il disait à sa Mère: "Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi? mon heure n'est point encore venue (Jn 2,4)". Il prédisait cette heure qui n'était pas encore venue, cette heure où, sur le point de mourir, il devait - 137 - reconnaître celle qui lui avait donné la vie du corps. Alors il se préparait à faire une oeuvre divine; aussi semblait-il lie pas connaître la Mère, non de sa divinité, mais de son humanité, et la repoussait-il. Maintenant, il souffre dans son corps, et dans les sentiments d'une humaine affection, il recommande celle dans le sein de laquelle il s'est fait homme. Alors, il connaissait Marie en vertu de sa puissance, puisqu'il l'avait créée; maintenant, Celui que Marie a mis au monde est attaché à la croix.

2. Nous trouvons ici un sujet d'instruction. Le Sauveur fait lui-même ce qu'il nous enseigne; précepteur plein de bonté, il apprend à ses disciples, par son exemple, tout le soin que des enfants pieux doivent prendre des auteurs de leurs jours. Le bois auquel se trouvaient cloués ses membres mourants était comme une chaire où notre Maître se faisait entendre et nous donnait ses leçons. C'était à cette source de saine doctrine que l'apôtre Paul avait puisé, quand il disait: "Si quelqu'un n'a pas soin des siens, et surtout de ceux de sa maison, il a renoncé à la foi et il est pire qu'un infidèle (1)". Y a-t-il des personnes plus proches les unes des autres que les parents ne le sont de leurs enfants, ou les enfants de leurs parents? Le maître à l'école de qui se forment les saints, nous donnait donc en lui-même l'exemple pour confirmer un de ses plus précieux commandements; car s'il pourvoyait à l'avenir de Marie en lui donnant un autre fils qui tiendrait sa place, il n'agissait pas comme Dieu à l'égard d'une servante créée et gouvernée par lui, mais comme homme à l'égard d'une Mère qui lui avait donné le jour et qu'il laissait en cette vie. Pourquoi a-t-il agi de la sorte? Ce qui suit nous l'apprend; car, parlant de lui-même, l'Evangéliste ajoute: "Et, depuis ce moment, le disciple la reçut chez lui". D'ordinaire, Jean ne se désigne pas autrement qu'en disant que Jésus l'aimait; le Sauveur affectionnait tous ses disciples, mais il chérissait davantage encore celui-ci; il était même si familier avec lui qu'à la Cène il lui permit de s'appuyer sur sa poitrine (2); c'était sans doute pour l'aider à imprimer sur l'Evangile qu'il devait prêcher en son nom, le sceau de sa divine excellence.

1. 1Tm 5,8. - 2. Jn 13,23.

3. Mais en quel chez lui Jean reçut-il la Mère du Sauveur? Il était certainement du nombre de ceux qui lui avaient dit: "Voilà que nous avons tout abandonné pour vous suivre", et, comme les autres, il avait entendu cette réponse: Quiconque aura abandonné tout cela à cause de moi, recevra le centuple en cette vie (Mt 19,27-29). Ce disciple avait donc reçu le centuple de ce qu'il avait quitté; c'était assez pour y recevoir la Mère de Celui qui lui en avait fait don. Mais, au moment où le bienheureux Jean avait reçu ce centuple, il faisait partie d'une société où nul ne possédait rien en propre, et où toutes choses étaient mises en commun, suivant ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres; car les disciples de Jésus étaient comme n'ayant rien et possédant tout (2Co 6,10). Comment donc le disciple et le serviteur a-t-il reçu la Mère de son Maître et Seigneur chez lui, puisque personne parmi les Apôtres ne s'attribuait rien en propre? Nous lisons un peu plus loin dans le même livre: "Tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient et apportaient le prix de ce qui était vendu, et ils le déposaient aux pieds des Apôtres, et on le distribuait à chacun selon qu'il en avait besoin (Ac 4,32-35)". Ces paroles signifient-elles qu'on le distribua à ce disciple d'après ses besoins, en lui tenant compte de la présence, chez lui, de la bienheureuse Marie, comme si elle était sa mère? Par conséquent, devons-nous entendre ces mots: "Et à partir de ce moment, le disciple la reçut chez lui", en ce sens qu'il devait prendre soin de tout ce qui serait nécessaire à Marie? Il la reçut donc chez lui, c'est-à-dire, non dans ses propriétés, puisqu'il n'en possédait aucune en propre, mais dans ses attributions; car il devait en prendre soin, par suite de l'obligation qu'il avait personnellement acceptée.

4. L'Evangéliste ajoute: "Ensuite Jésus, sachant que tout était consommé, afin que l'Ecriture fût accomplie, dit: J'ai soif. Un vase plein de vinaigre était là. Et les soldats lui présentèrent à la bouche une éponge pleine de vinaigre, qu'ils avaient attachée à un bâton d'hysope. Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit: Tout est consommé. Et ayant incliné la tête, il rendit l'esprit". Qui est-ce qui agit comme il le veut, de la même manière que cet homme a souffert comme il l'a voulu? Mais cet homme était le - 138 - Médiateur entre Dieu et les hommes; c'est à lui que s'applique cette prédiction des livres saints: C'est un homme, et qui est-ce qui le reconnaîtra? En effet, les hommes qui servaient d'instruments pour le faire mourir n'apercevaient point sa divinité à travers le voile de son humanité. Comme homme, il se laissait voir, mais il ne se laissait point reconnaître comme Dieu. Celui qui endurait toutes ces souffrances, c'était l'homme qu'on voyait. Celui qui en réglait l'ordre et la nature, c'était ce Dieu qui se cachait. Il vit donc que tout ce qui devait avoir lieu avant qu'il prit le vinaigre et rendît l'esprit, était consommé; il voulut aussi accomplir ce qu'avait dit l'Ecriture: "Et dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre (1)". Il dit donc: "J'ai soif", ou, en d'autres termes: Vous m'avez donné ce vinaigre; c'est trop peu: donnez-moi ce que vous êtes. Les Juifs, en effet, étaient du véritable vinaigre; les Patriarches et les Prophètes étaient du vin. Mais eux avaient dégénéré; ils étaient remplis de l'iniquité de ce monde comme de la surabondance d'un vase qui déborde, et leur coeur, pareil à une éponge, recélait la duplicité méchante dans ses profonds et tortueux recoins. L'hysope à laquelle ils avaient attaché l'éponge pleine de vinaigre, est une plante de très-médiocre grandeur et qui purge le corps humain; elle est le parfait emblème de l'humilité du Christ; ils l'enveloppèrent avec l'éponge, et ils crurent avoir réussi à circonvenir Jésus. Voilà pourquoi le Psalmiste a dit "Arrosez-moi avec l'hysope, et je serai purifié (2)". De fait, l'humilité du Christ nous purifie, car s'il ne s'était point humilié lui-même en se faisant obéissant jusqu'à la mort de la croix (3), son sang n'aurait certainement pas été répandu pour la rémission de nos péchés, c'est-à-dire pour notre purification.

1. Ps 68,22. - 2. Ps 50,8. - 3. Ph 2,8.

5. Ne soyons point surpris de ce qu'on a pu approcher une éponge des lèvres d'un homme élevé sur la croix à une certaine hauteur au-dessus de terre; Jean n'en a pas fait mention, mais les autres Evangélistes l'ont raconté: c'est à l'aide d'un roseau (1) qu'on a pu faire parvenir dans une éponge, jusqu'au sommet de la croix, un pareil breuvage. Ce roseau était l'emblème de l'Ecriture, qui se trouvait accomplie par ce fait. Comme tout ce que profère la langue porte le nom de langue grecque, de langue latine ou de toute autre, qui laisse échapper des sons qui ont un sens; de même, on peut donner le nom de roseau à toute écriture formée au moyen de roseau. Suivant la manière la plus ordinaire de s'exprimer, on appelle langue les sons pourvus de sens qu'émet la voix humaine; il n'est guère d'usage de désigner l'Ecriture parle nom de roseau: aussi cette façon de parler n'est-elle que l'indice plus certain d'un grand mystère. Un peuple impie se livrait à ces voies de fait; plein de miséricorde, le Christ les supportait. Celui qui agissait ne savait ce qu'il faisait; mais celui qui souffrait n'ignorait ni ce qui avait lieu, ni la cause pour laquelle ces événements se passaient: je dirai plus, il tirait le bien du mal que faisaient ses bourreaux.

6. "Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit: Tout est consommé". Quoi? ce que les Prophètes avaient annoncé si longtemps d'avance. Rien ne restait plus à accomplir avant sa mort; celui qui avait le pouvoir de quitter son âme et de la reprendre à nouveau (2), semblait attendre que tout ce qui devait avoir lieu s'accomplît: "ayant" donc "incliné la tête, il rendit l'esprit". Qui est-ce qui s'endort à son gré, comme Jésus est mort au moment qu'il a choisi? Qui est-ce qui se dépouille d'un vêtement quand il le veut, comme Jésus s'est dépouillé de son corps à l'heure voulue par lui? Qui est-ce qui s'en va selon son désir, comme Jésus est sorti de ce monde lorsqu'il y a consenti? Et si, en mourant, il a manifesté une pareille puissance, combien nous devons craindre ou désirer les effets de celle qu'il déploiera en venant nous juger!

1. Mt 28,48 Mc 15,36. - 2. Jn 10,18.



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Augustin sur Jean 117