Augustin sur Jean 54

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CINQUANTE-QUATRIÈME TRAITÉ

Jn 12,44-50

LA DIVINITÉ DU CHRIST.

DEPUIS CES PAROLES DE JÉSUS: "CELUI QUI CROIT EN MOI, NE CROIT PAS EN MOI, MAIS EN CELUI QUI M'A ENVOYÉ", JUSQU'À CES AUTRES: "CE QUE JE DIS, JE LE DIS SELON QUE LE PÈRE M'A DIT".


Dans la crainte de voir ses auditeurs le regarder comme un simple homme, Jésus leur dit que qui croit en lui croit en son Père; et pour leur montrer qu'il est Dieu, il ajoute: Qui me voit, voit mon Père; aussi, je jugerai, à la fin, les hommes rebelles à mes paroles, puisque ce ne sont pas mes paroles, mais celles que le Père m'a enseignées en m'engendrant de toute éternité.

1. Pendant que Notre-Seigneur Jésus-Christ parlait aux Juifs et confirmait sa doctrine par de si grands miracles, que quelques-uns, prédestinés à la vie éternelle et qu'il appela ses brebis, crurent en lui, d'autres au contraire ne crurent pas en lui, et ils ne pouvaient pas croire, aveuglés et endurcis qu'ils étaient par un secret, mais non pas injuste jugement de Dieu; ils avaient été, en effet, abandonnés par celui qui résiste aux superbes, mais qui donne sa grâce aux humbles (1). Parmi ceux qui crurent en lui, il s'en trouva pour le confesser généreusement; car ils prirent à leur main des branches d'arbres et vinrent au-devant de lui, traduisant par la même expression leur joie et leurs louanges. D'autres, au contraire, qui étaient du nombre des princes, n'osèrent confesser leur foi, de peur d'être chassés de la synagogue; l'Evangéliste a signalé ces derniers par ces paroles: "Ils ont préféré la gloire des hommes à la gloire de Dieu (2)". Même parmi ceux qui ne croyaient pas, les uns devaient croire plus tard, et Jésus les avait en vue lorsqu'il disait: "Quand vous aurez élevé le Fils de

1. Jc 4,6.- 2. Jn 12,43.

"l'homme, alors vous reconnaîtrez que je suis (1)". D'autres, au contraire, devaient persévérer dans leur infidélité, comme a fait ce reste de la nation juive qui, après avoir été décimée par la guerre, s'est vue dispersée dans tout le monde pour rendre témoignage à la prophétie qui a été écrite relativement au Christ.

2. Les choses étant ainsi, et le temps de sa passion approchant, "Jésus s'écria et dit"; ce sont les paroles par lesquelles a commencé la lecture d'aujourd'hui: "Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m'a envoyé; et celui qui me voit, voit Celui qui m'a envoyé". Déjà il avait dit en un autre endroit: "Ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais la doctrine de celui qui m'a envoyé (2)". A cette occasion, nous avons compris que, par sa doctrine, il entendait le Verbe du Père qui est lui-même, et qu'en disant: "Ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais la doctrine de celui qui m'a envoyé", il voulait dire que ce n'était pas de lui-même qu'il était ce qu'il est, mais qu'il avait en quelqu'un son principe (3);

1. Jn 8,28.- 2. Jn 7,16.- 3. Traité XXIX.

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car il est Dieu de Dieu, Fils du Père, tandis que le Père n'est pas Dieu de Dieu, mais Dieu, Père du Fils. Maintenant, quand il dit "Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en celui qui m'a envoyé", comment l'entendrons-nous, sinon que l'homme apparaissait aux hommes, tandis que le Dieu leur restait caché? Et pour ne pas laisser croire qu'il n'était que ce qu'on voyait, pour qu'on le reconnût semblable au Père et aussi grand que lui, il dit: "Celui qui croit en moi, croit non pas en moi", c'est-à-dire ne croit pas en ce qu'il voit, "mais en celui qui m'a envoyé", c'est-à-dire en Dieu le Père. Mais celui qui croit au Père doit croire qu'il est Père, et celui qui le reconnaît comme Père, doit croire qu'il a un fils. Et par là, celui qui croit au Père est obligé de croire au Fils. Mais il fallait qu'on n'attribuât pas au Fils unique ce qui regarde les hommes appelés enfants de Dieu par privilège de la grâce, mais non par nature, comme dit notre Evangéliste: "Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1)", et comme le prouve cette parole écrite dans la loi et qu'a rappelée Notre-Seigneur: "J'ai dit: vous êtes des dieux, et vous êtes tous les enfants du Très-Haut (2)". C'est pourquoi il s'écria: "Celui qui croit en moi, ne croit pas en moi", de peur que la foi qu'on avait en Jésus-Christ s'arrêtât à son humanité. Celui-là, dit-il, croit en moi, qui ne croit pas en moi d'après ce qu'il voit en moi, mais qui croit en celui qui m'a envoyé. Ainsi, lorsqu'il croit au Père, il croit qu'il a un fils qui lui est égal, et alors il croit véritablement en moi. Car, si selon lui Dieu n'a de fils que selon la grâce, des fils qui sont, il est vrai, ses créatures, mais qui ne sont pas son Verbe, mais qui ont été faites par son Verbe; s'il croit que Dieu n'a pas un fils semblable à lui-même et coéternel à lui, né dès toujours, et comme lui immuable, en rien dissemblable ou différent de lui-même, celui-là ne croit pas au Père qui l'a envoyé; car tout autre est le Père qui l'a envoyé.

3. Aussi, après avoir dit: "Celui qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en celui qui m'a envoyé", et de peur qu'on ne crût qu'il voulait parler de son Père seulement comme Père des nombreux enfants qu'a régénérés sa grâce, et non comme Père d'un

1. Jn 1,12.- 3. Jn 10,34.

Verbe unique et semblable à lui-même, aussitôt il ajouta: "Et celui qui me voit, voit Celui qui m'a envoyé". Il ne dit pas: celui qui me voit, voit non pas moi, mais Celui qui m'a envoyé, ainsi qu'il venait de dire: "Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m'a envoyé". Ces dernières paroles, il les avait dites de peur qu'on ne crût qu'il n'était que ce qu'il paraissait au dehors, c'est-à-dire Fils de l'homme; les paroles précédentes, il les avait dites afin qu'on le crût égal à son Père. Celui qui croit en moi, dit-il, ne croit pas en celui qu'il voit en moi, mais il croit en Celui qui m'a envoyé. Et quand il croit au Père qui m'a engendré égal à lui-même, ce n'est pas en moi comme il me voit qu'il doit croire en moi, mais comme en Celui qui m'a envoyé. Il est si vrai qu'il n'y a, entre lui et moi, aucune différence, que celui qui me voit, voit Celui qui m'a envoyé. Les Apôtres, assurément, ont été envoyés par Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même; leur nom lui-même en est l'indice. Car, de même que le mot grec ange veut dire, en latin, messager, le mot grec apôtre signifie envoyé dans la langue latine. Cependant, jamais un apôtre n'aurait osé dire: "Celui qui croit en moi croit, non pas en moi, mais en Celui qui m'a envoyé". Il n'aurait pas même dit: "Celui qui croit en moi". Nous croyons bien un apôtre, mais nous ne croyons pas en un apôtre. Car ce n'est pas l'apôtre qui justifie l'impie. Or, celui qui croit en celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice (1). Un apôtre pourrait dire: Celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m'a envoyé; ou bien, celui qui m'écoute, écoute Celui qui m'a envoyé; car le Seigneur a dit lui-même à ses Apôtres: "Celui qui "vous reçoit, me reçoit, et celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m'a envoyé (2)". Car le Maître est honoré dans la personne de son serviteur, et le Père dans celle de son Fils; pourvu que l'on considère le Père comme étant dans le Fils, et le maître comme étant dans le serviteur. Mais le Fils unique a pu dire avec raison: "Croyez en Dieu et croyez en moi (3)", comme aussi il a pu dire ce qu'il dit maintenant: "Celui qui croit en moi, croit non pas en moi, mais en Celui qui m'a envoyé". il ne voulait pas empêcher qu'on crût en lui, mais il ne voulait pas non plus que la foi

1. Rm 4,5.- 2. Mt 10,40.- 3. Jn 14,1.

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s'arrêtât à la forme d'esclave. Car celui qui croit au Père, qui a envoyé le Fils, croit assurément au Fils, sans lequel il ne connaîtrait pas le Père pour ce qu'il est; et en croyant au Fils, il le croit égal au Père, parce que Jésus ajoute: "Et celui qui me voit, voit Celui qui m'a envoyé".

4. Faites bien attention à ce qui suit: "Moi, la lumière, je suis venu dans le monde, afin que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres". Dans un autre endroit, Jésus dit à ses disciples: "Vous êtes la a lumière du monde; une cité placée sur une montagne ne peut être cachée, et on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur un chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (1)". Mais il ne leur dit pas: Vous êtes la lumière; vous êtes venus dans le monde, afin que quiconque croit en vous ne demeure point dans les ténèbres. Et j'affirme qu'on ne le lira nulle part. Tous les saints sont donc des lampes, mais c'est en croyant qu'ils sont éclairés par celui dont on ne peut s'éloigner sans tomber dans les ténèbres. Pour cette lumière qui éclaire les saints, elle ne peut s'écarter d'elle-même, parce qu'elle est tout à fait immuable. Nous croyons donc aux lumières éclairées comme étaient les Prophètes, les Apôtres. Mais en croyant à ces lumières, nous ne croyons pas en la lumière éclairée elle-même, mais avec elle nous croyons en la lumière qui les éclaire, afin que nous aussi nous soyons éclairés, non par elle, mais avec elle, par la lumière qui les éclaire elle-même. Lorsque Jésus ajoute: "Afin que quiconque croit en moi, ne demeure pas dans les ténèbres", il montre assez qu'il a trouvé tous les hommes dans les ténèbres; mais pour ne pas rester dans ces ténèbres où il les a trouvés, il leur faut croire en la lumière qui est venue en ce monde, parce que par elle a été fait le monde.

5. "Et si quelqu'un entend mes paroles", continua-t-il, "et ne les garde pas, moi je ne le juge point". Rappelez-vous ce que je crois vous avoir dit dans nos précédents entretiens. Si quelques-uns l'ont oublié, qu'ils

1. Mt 5,14-16.

tâchent d'en raviver le souvenir; pour vous, qui n'y assistiez pas, écoutez-moi: je vais vous expliquer comment le Fils peut dire: "Moi je ne le juge pas", après avoir dit ailleurs: "Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils (1)". Il faut entendre ainsi ce passage: présentement je ne le juge pas. Pourquoi donc ne le jugé-je pas maintenant? Ecoutez ce qui suit: "Car je ne suis pas venu", dit-il, "pour juger le monde, mais pour sauver le monde": c'est-à-dire pour opérer le salut du monde. C'est donc maintenant le temps de la miséricorde, ensuite viendra le temps du jugement; car il est dit: "Seigneur, je chanterai votre miséricorde et votre justice ( 2)".

6. Mais voyez ce que le Sauveur dit du jugement qui doit arriver à la fin des temps "Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, a pour juge la parole que j'ai annoncée, celle qui le jugera au dernier jour". Jésus ne dit pas: Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, je, ne le jugerai pas au dernier jour. Car s'il eût ainsi parlé, je ne vois pas comment cette parole n'eût pas été en contradiction avec ce qu'il dit ailleurs: "Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils". Mais lorsqu'il dit: "Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles, a quelqu'un pour le juger", et que, répondant à l'attente de ceux qui veulent savoir quel est ce juge, il ajoute: "Ce sera la parole que j'ai annoncée qui le jugera au dernier jour", il montre assez qu'il sera lui-même ce juge. Car il est lui-même la parole qu'il a dite, il est lui-même la parole qu'il a annoncée, il est lui-même la porte par laquelle le pasteur doit.. entrer dans la bergerie. C'est pourquoi autrement seront jugés ceux qui n'auront pas entendu sa parole; autrement seront jugés ceux qui l'auront entendue et méprisée. "Car ceux qui auront péché sans la loi", dit l'Apôtre, "périront sans la loi, "et ceux qui auront péché sous la loi, seront jugés par la loi (3)".

7. "Car je n'ai point parlé de moi-même", dit Jésus-Christ. Jésus dit qu'il n'a point parlé de lui-même, parce qu'il n'est point de lui-même. Nous vous l'avons déjà répété souvent; et cette doctrine vous étant familière, je dois moins vous l'apprendre que vous la faire remarquer en passant. "Mais

1. Jn 5,22.- 2. Ps 100,1.- 3. Rm 2,12.

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mon Père, qui m'a envoyé, m'a lui-même prescrit ce que je dois dire, et la manière dont je dois parler". Nous ne nous mettrions pas en peine de vous expliquer cela, si nous étions certains de parler à ceux-là seuls qui ont entendu ce que nous en avons dit précédemment; et quoique ceux qui nous ont entendu ne soient pas tous là, si ceux qui s'y trouvent avaient retenu dans leur mémoire ce qu'ils ont entendu. Mais il en est peut-être ici qui n'ont pas entendu nos précédents discours; ils ressemblent à ceux,qui ont oublié ce qu'ils ont entendu; à cause d'eux, nous prions ceux qui ont retenu ce qu'ils ont entendu de nous permettre de nous arrêter quelque peu. Comment le Père donne-t-il un commandement à son Fils unique? Par quel Verbe parle-t-il à son Verbe, puisque son Fils est lui-même son Verbe unique? Est-ce par un ange? C'est par lui qu'ont été créés les anges. Est-ce au moyen d'une nuée? Mais quand du sein de cette nuée une voix se fit entendre au Fils, ce ne fut pas, Jésus nous l'apprend lui-même ailleurs, ce ne fut pas pour lui, mais pour les autres qui devaient recevoir de tels enseignements. Est-ce par un son articulé par des lèvres? Mais il n'a point de corps et aucun intervalle ne sépare le Fils du Père: entre eux, il n'existe aucun espace rempli d'air, qui, étant agité, produirait une voix capable d'arriver jusqu'à l'oreille. Gardons-nous bien d'avoir de telles pensées de cette substance incorporelle et ineffable. Le Fils unique est le Verbe du Père et la sagesse du Père. En elle sont tous les commandements du Père. Ainsi le Fils n'a jamais ignoré aucun commandement du Père: par conséquent, il n'était pas nécessaire qu'il reçût dans le temps ce qu'il n'avait pas auparavant. Tout ce qu'a le Fils, il l'a reçu du Père, mais c'est en naissant qu'il l'a reçu, et c'est en l'engendrant que le Père le lui a donné. Le Fils est la vie, et assurément il a reçu la vie en naissant, et il n'y a pas eu auparavant un moment où il ait existé sans avoir la vie. Car le Père a la vie et il est lui-même la vie qu'il a; mais il ne la reçoit pas, parce qu'il n'est pas d'un autre. Mais le Fils a reçu la vie, et c'est le Père duquel il est, qui la lui a donnée. Le Fils est aussi ce qu'il a: car il a la vie et il est la vie. Ecoutez ce qu'il dit lui-même: "Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir en lui-même la vie (1)" . L'a-t-il donnée à quelqu'un qui existait déjà, mais sans avoir la vie? Il lui a donné 1a vie par cela même qu'il l'a engendré. Il a donc engendré la vie, et la vie a engendré la vie. Et comme ce qu'elle a engendré lui est semblable, elle n'a pas engendré une vie différente d'elle-même. C'est pourquoi il a été dit: "Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir en lui-même la vie" . Il a donné la vie, car en engendrant la vie que lui a-t-il donné, sinon d'être là vie? Et comme cette naissance est éternelle, il n'y a jamais eu un seul instant où n'ait pas existé le Fils qui est la vie; jamais le Fils n'a été privé de vie, et de même que sa naissance est de toute éternité, ainsi celui qui est né est la vie éternelle. Par conséquent, le commandement qu'a donné le Père, le Fils n'a jamais été sans l'avoir reçu. Mais, comme je vous l'ai dit, tous les commandements du Père sont dans la sagesse du Père, c'est-à-dire dans le Verbe du Père. Il est dit cependant qu'un commandement a été donné, parce que celui qu'on dit l'avoir reçu n'est pas de lui-même; et donner au Fils ce sans quoi il n'a jamais existé, c'est engendrer le Fils qui n'a jamais été sans exister.

8. Le Sauveur ajoute ensuite: "Et je sais que son commandement est la vie éternelle". Si donc le Fils est la vie éternelle, et si la vie éternelle est le commandement du Père, n'est-ce pas dire: Je suis le commandement du Père? Aussi, quand il ajoute: "Ce que je dis, je le dis comme le Père me l'a dit", il ne faut pas entendre ces mots: "Comme le Père me l'a dit", en ce sens que le Père ait adressé la parole à son Verbe unique, ou bien que le Verbe de Dieu ait besoin des paroles de Dieu. Comme le Père a donné la vie au Fils, ainsi il a dit au Fils, non ce que le Fils ignorait ou n'avait pas, mais ce qu'était le Fils lui-même. Qu'est-ce à dire: "Comme le Père m'a dit, ainsi je parle", sinon: Je dis vrai? Le Père l'a dit, parce qu'il est la véracité même; le Fils le dit, parce qu'il est la vérité. Celui qui est la véracité a engendré la vérité: que pourrait-il donc dire maintenant à la vérité? La vérité n'était pas imparfaite, on ne pouvait lui ajouter rien de vrai: il a donc parlé à la vérité, parce qu'il l'a engendrée. La vérité dit ce qui lui a été dit; mais elle le dit à ceux qui la comprennent

1. Jn 5,26.

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lorsqu'elle leur apprend comment elle est née. Mais pour aider les hommes à croire ce qu'ils ne peuvent encore comprendre, la vérité s'est adressée à eux par la bouche de l'humanité: elle leur a dit des paroles qui ont formé des sons et duré le temps voulu, et qui se sont ensuite évanouies. Mais les choses elles-mêmes, dont ces sons n'étaient que les signes, ont pénétré dans la mémoire de ceux qui ont entendu les sons; elles sont arrivées aussi jusqu'à nous par le moyen des lettres qui sont des signes visibles. La vérité ne parle pas ainsi: aux âmes intelligentes elle parle inférieurement; elle ne se sert point de sons pour les instruire, elle répand en elles une lumière qu'elles saisissent. Celui qui peut en elle voir l'éternité de sa naissance, l'entend parler comme le Père lui a dit de le faire. Par là elle excite en nous un grand désir de goûter sa douceur tout entière. Mais nous n'y réussissons qu'en grandissant; nous ne grandissons qu'en marchant; nous ne marchons qu'en avançant, et, par cela seul, nous devenons capables d'y arriver.




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CINQUANTE-CINQUIÈME TRAITÉ

Jn 13,1-5

LA PÂQUE.

DEPUIS CE PASSAGE: "AVANT LE JOUR DE LA FÊTE DE PÂQUES JÉSUS SACHANT QUE SON HEURE ÉTAIT VENUE", JUSQU'À CET AUTRE: "ET IL SE MIT A LAVER LES PIEDS DE SES DISCIPLES ET À LES ESSUYER AVEC LE LINGE DONT IL ÉTAIT CEINT.


La fête de Pâques, c'est-à-dire, du passage des Israélites dans la terre promise, était l'annonce et la figure du passage de Jésus-Christ de ce monde à son Père, de notre passage de l'état du péché à l'état de la grâce. En cette fête, le Sauveur, qui devait donner à ses disciples la preuve du plus sincère amour en mourant pour eux, se mit à laver leurs pieds, même ceux de Judas, continuant ainsi à pratiquer l'humilité manifestée dans son Incarnation.

1. Nous voici parvenus au récit que Jean nous fait de la cène du Seigneur. Nous devons, avec la grâce de Dieu, l'exposer convenablement et l'expliquer selon qu'il nous donnera de le faire. "Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin". Le mot Pâque, mes frères, n'est pas, comme quelques-uns le pensent, un mot grec, mais bien un mot hébreu. Cependant il se présente très à propos sur ce mot une certaine concordance des deux langues. Comme souffrir, en grec, se dit pasxein, il semble que la passion est appelée Pâque, comme si ce nom indiquait les souffrances du Sauveur. Mais le mot Pâque, en sa propre langue, qui est la langue hébraïque, signifie passage. C'est pour cela que le peuple hébreu célébra la Pâque pour la première fois, lorsque, s'enfuyant d'Egypte, il passa la mer Rouge (1). Maintenant donc cette figure prophétique est accomplie dans la vérité, puisque, comme un agneau, Jésus-Christ est conduit au lieu de son immolation (2); puisque son sang, qui teint nos portes, c'est-à-dire puisque le signe de la croix, dont nos fronts sont marqués, nous délivre de la corruption de ce siècle comme en quelque sorte de la mort et de la captivité d'Egypte (3); nous effectuons ce passage salutaire, lorsque, de l'empire du diable, nous passons à celui de Jésus-Christ, et que, de ce monde si fragile, nous passons à son royaume inébranlable. Nous passons vers Dieu qui demeure toujours, pour ne point passer avec le monde qui s'en va. Louant Dieu de cette grâce qu'il nous a faite, l'Apôtre dit de lui "qu'il nous a arrachés de la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume du Fils de son amour (4)". L'Evangéliste donc, comme

1. Ex 14,29.- 2 Is 53,7.- 3. Ex 12,23.- 4 Col 1,13

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pour nous expliquer ce mot de Pâque, qui, je l'ai dit, signifie passage, commence ainsi: "Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer "de ce monde à son Père". Voilà la Pâque, voilà le passage: le passage de quel endroit à quel endroit? "De ce monde à son Père". Et ce passage du chef donne à ses membres une ferme espérance qu'ils le suivront. Mais que deviendront les infidèles, et ceux qui sont séparés de ce chef et de son corps? Ne passeront-ils pas aussi, puisqu'ils ne demeureront pas toujours à leur place? Ils passeront assurément eux-mêmes; mais autre chose est de passer de ce monde, autre chose est de passer avec ce monde; autre chose est de passer vers le Père, autre chose est de passer à l'ennemi. Les Egyptiens aussi ont passé; mais s'ils ont passé la mer, ç'a été pour tomber dans les bras de la mort, et non pour entrer dans le royaume de Dieu.

2. "Jésus donc sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin". Sans doute afin qu'ils fussent à même de passer de ce monde où ils se trouvaient vers leur chef qui en était sorti. Que veut dire, en effet, "jusqu'à la fin", sinon jusqu'à Jésus-Christ? "Jésus-Christ", dit l'Apôtre, "est la fin de la loi, pour la justification de tous ceux qui croient (1)". Il est la fin, non pas où finissent les choses, mais où elles trouvent leur perfection; la fin où nous devons parvenir, mais non trouver la mort. C'est en ce sens qu'il faut entendre ces mots: "Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé (2)". Il est notre fin, c'est à lui que nous devons passer. Je sais bien que ces paroles de notre Evangile peuvent s'entendre d'une manière tout humaine; voici comment: puisqu'il a aimé les siens jusqu'à la mort, on peut dire "qu'il les a aimés jusqu'à la fin". Mais c'est là un sentiment tout humain, qui n'a rien de divin. Il ne nous a pas aimés seulement jusqu'à la mort, puisqu'il nous a toujours aimés et qu'il nous aimera sans cesse. Loin de nous la pensée que son amour ait fini par sa mort, puisqu'il n'a pas lui-même fini par la mort. Le riche superbe et impie de l'Evangile a aimé ses cinq frères, même après sa mort (3). Et Jésus-Christ ne nous aurait aimés que jusqu'à

1. Rm 10,4.- 2. 1Co 5,7.- 3. Lc 16,27-28.

sa mort? Dieu nous garde de le penser, mes très-chers frères. Car il ne nous aurait pas aimés jusqu'à mourir pour nous, si son amour avait dû finir avec sa mort. On pourrait néanmoins entendre ces paroles: "Il les a aimés jusqu'à la fin", en ce sens qu'il les a aimés au point de vouloir mourir pour eux. Il l'a témoigné lui-même en disant: "Personne ne "peut montrer un plus grand amour qu'en donnant sa vie pour ses amis (1)". C'est pourquoi je n'improuve pas ceux qui veulent que ces paroles: "Il les aima jusqu'à la fin", signifient que son amour l'a conduit jusqu'à mourir pour eux.

3. "Et après que le souper fut fait, le diable ayant déjà mis dans le tueur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, Jésus sachant que le Père lui avait donné toutes choses entre les mains, et qu'il était sorti de Dieu, et qu'il retournait à Dieu, se lève du souper, quitte ses vêtements, et, ayant pris un linge, il s'en ceignit. Ensuite il versa de l'eau dans un bassin et commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint". Par ces mots, après que le souper fut fait, nous ne devons pas entendre que le souper était terminé et achevé; car on était encore à table lorsque Notre-Seigneur se leva et lava les pieds de ses disciples. Après cela, en effet, il se remit à table, et c'est alors qu'il donna le morceau de pain à celui qui devait le trahir. Le repas n'était donc pas fini, puisqu'il y avait encore du pain sur la table. Ainsi donc, après le souper veut dire après que le souper fut préparé et servi sur la table prêt à être mangé.

4. Quant à ce qu'il est dit "que le diable avait déjà mis dans le coeur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le trahir", si vous demandez ce qui fut mis dans le coeur de Judas, évidemment ce fut le "dessein de le trahir". Cette transmission d'un pareil dessein est une suggestion toute spirituelle elle ne se fait point par les oreilles, mais par la pensée; le corps n'y a aucune part, tout se passe dans l'esprit. Car tout ce qui est appelé spirituel ne doit pas toujours être pris en bonne part. L'Apôtre parle des esprits de malice répandus dans l'air, et contre lesquels il assure que nous avons à lutter. Or, il n'y aurait point de méchancetés spirituelles (2), s'il n'y

1. Jn 15,13.- 2. Ep 6,12.

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avait aussi des esprits méchants; car le mot spirituel vient de celui d'esprit. Mais comment se fait-il que les suggestions du diable se glissent dans la pensée humaine et se mêlent de telle sorte à cette pensée que l'homme les regarde comme ses propres pensées à lui? Qui peut le savoir? Nous ne pouvons douter non plus que les bonnes pensées ne viennent de même sorte du bon esprit et secrètement et spirituellement. Ce qui nous importe, c'est de savoir auxquelles de ces pensées l'âme humaine consent, si c'est aux mauvaises, quand elle est privée du secours de Dieu parce qu'elle l'a mérité, ou aux bonnes, quand elle est aidée par la grâce. Déjà donc le diable avait fait naître dans le coeur de Judas le dessein de trahir son maître, que cependant il n'avait pas encore reconnu pour son Dieu. Il était venu au repas pour espionner son Pasteur, tendre des pièges à son Sauveur et vendre son Rédempteur. Tel il était venu, Jésus le voyait et le supportait: pour lui, il croyait n'être pas connu et il se trompait sur le compte de celui qu'il voulait tromper. Mais Jésus, voyant ce qui se passait dans son coeur, le faisait sciemment servir, à son insu, à l'accomplissement de ses desseins.

5. "Sachant que le Père lui avait mis toutes choses entre les mains"; par conséquent aussi celui qui le trahissait; car s'il ne l'avait pas eu entre les mains, il ne s'en serait pas servi comme il le voulait. Le traître se trouvait donc en la puissance de Celui qu'il voulait livrer, et du mal qu'il faisait en le livrant devait résulter un bien qu'il ne soupçonnait pas. Car Notre-Seigneur savait ce qu'il faisait pour ses amis, en souffrant avec tant de patience ce que lui faisaient ses ennemis. Et c'est ainsi que le Père lui avait tout remis entre les mains: les maux, pour en user; les biens, pour les produire. "Il savait aussi qu'il était sorti de Dieu et qu'il retournait à Dieu"; sans cependant avoir quitté Dieu quand il venait à nous, et sans nous abandonner; quand il retournait à lui.

6. Jésus sachant cela "se lève de table et a quitte ses vêtements, et ayant pris un linge, il s'en ceignit. Ensuite il met de l'eau dans un bassin et commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint". Nous devons, mes très chers frères, remarquer avec soin l'intention qu'a eue l'Évangéliste en nous parlant de cet acte d'humilité si grande de Notre-Seigneur; il a commencé par nous donner une haute idée de sa grandeur; c'est dans ce dessein qu'il a dit: "Il savait que le Père lui a donné toutes choses entre les mains, et qu'il était sorti de Dieu et qu'il retournait à Dieu". Celui donc à qui le Père a remis toutes choses entre les mains, lave, non les mains, mais les pieds de ses disciples, et lui qui savait être sorti de Dieu et retourner à Dieu, il remplit l'office, non d'un Seigneur Dieu, mais d'un homme esclave. Et si l'Évangéliste a parlé d'un traître qui était venu dans la pensée de le livrer, mais que le Sauveur connaissait bien pour tel, c'est pour nous montrer le comble de l'humilité où il est descendu, en ne dédaignant pas de laver les pieds de celui dont il prévoyait que les mains allaient se souiller d'un pareil crime.

7. Est-il étonnant que celui qui, ayant la forme de Dieu, s'est anéanti lui-même, se soit levé de table et dépouillé de ses vêtements? Y a-t-il rien d'étonnant à ce qu'il se soit ceint d'un linge, celui qui, prenant la forme d'esclave, a été trouvé semblable à un homme (1 Ph 2,6-7)? Est-il étonnant qu'il ait mis de l'eau dans un bassin, pour laver les pieds de ses disciples, lui qui a répandu son sang sur la terre, pour effacer la souillure des péchés? Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'avec le linge dont il était ceint, il ait essuyé les pieds qu'il venait de laver, lui qui, dans la chair dont il était revêtu, a confirmé tous les dires des évangélistes? Il est vrai que, pour se ceindre d'un linge, il quitta les vêtements qu'il avait, tandis que pour prendre la forme d'esclave au moment où il s'anéantit lui-même, il ne quitta pas ce qu'il avait, mais il prit ce qu'il n'avait pas. Pour être crucifié, il fut dépouillé de ses vêtements, et quand il fut mort on l'enveloppa dans un linceul. Et toute sa passion a servi à nous purifier. Avant donc de souffrir les derniers tourments, il a voulu s'abaisser, non-seulement devant ceux pour qui il allait subir la mort, mais encore devant celui qui devait le livrer à la mort. L'humilité est d'une importance si grande pour l'homme, que Dieu dans sa grandeur a voulu lui en laisser un exemple complet; car l'homme aurait péri à jamais victime de son orgueil, si Dieu ne l'avait sauvé par son 696 humilité. Le Fils de l'Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (1). Or, l'homme s'était perdu en imitant l'orgueil de son séducteur; puisqu'il est retrouvé, qu'il imite l'humilité de son Rédempteur.

1. Lc 19,10.



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CINQUANTE-SIXIÈME TRAITÉ

Jn 13,6-10

LE LAVEMENT DES PIEDS.

DEPUIS CES PAROLES: "IL VINT DONC A SIMON PIERRE", JUSQU'À CES AUTRES: "CELUI QUI EST LAVÉ N'A PLUS BESOIN QUE DE SE LAVER LES PIEDS; ET IL EST PUR TOUT ENTIER".



S'étant levé de table et ceint d'un linge, le Sauveur s'approcha de Pierre pour lui laver les pieds; à cette vue, Pierre s'écria: Non, Seigneur! - Alors, tu n'auras point de part avec moi.- Lavez-moi donc aussi la tête et les mains.- Celui qui est pur n'a besoin que de se laver les pieds.- En effet, si pures que soient notre conscience et nos intentions, nous touchons au monde, au moins par nos pieds, c'est-à-dire, nos affections, et il est impossible que ce contact ne nous communique pas quelque souillure.

1. Lorsque le Seigneur lavait les pieds des disciples, "il vint à Simon Pierre, et Pierre lui dit: Seigneur, vous me lavez les pieds?" En effet, qui n'eût été effrayé de voir le Fils de Dieu lui laver les pieds? Aussi quelle témérité, pour un serviteur, de résister à son maître, pour un homme, de résister à son Dieu! Néanmoins, Pierre aima mieux prendre ce parti que de souffrir que son Seigneur et son Dieu lui lavât les pieds. Nous ne devons pas croire que seul entre les, autres il ait éprouvé cette répugnance et résisté, tandis que les autres avant lui auraient laissé faire le Sauveur sans lui opposer aucune résistance. Il serait plus facile, sans doute, d'entendre en ce sens les paroles de notre Evangile; car après ces mots: "Jésus commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint", il est dit: "Il vint donc à Simon Pierre", comme si Jésus avait déjà lavé les pieds à quelques-uns de ses disciples, et n'était venu qu'ensuite au premier d'entre eux. Tout le monde sait, en effet, que le premier des Apôtres était le bienheureux Pierre. Mais il faut bien se garder d'entendre ainsi ce que dit Jean. Ce n'est pas après les autres que Jésus est venu à Pierre; mais c'est par lui qu'il commença. Quand il commença à laver les pieds des disciples, il vint à celui par lequel il commença, c'est-à-dire à Pierre . effrayé alors comme tout autre l'aurait été à sa place, Pierre lui dit: "Seigneur, vous me lavez les pieds?" Qui êtes-vous et qui suis-je? Il faut nous contenter d'imaginer ces choses sans nous hasarder à les dire. Car si nos pensées s'élevaient à la hauteur d'un pareil sujet, notre langue ne pourrait peut-être l'exprimer.

2. Mais "Jésus lui répondit et lui dit: Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant; mais tu le sauras plus tard". Et cependant, effrayé de la grandeur de ce que voulait faire son Maître, Pierre ne voulait pas le souffrir; ignorant pourquoi il le faisait, il ne pouvait souffrir de voir Jésus-Christ s'abaisser et se mettre à ses pieds. "De l'éternité", lui dit-il, "vous ne me laverez les pieds". Que veut dire: "de l'éternité?" Jamais je ne le supporterai, jamais je ne le souffrirai, jamais je ne le permettrai; car ce qui ne se fait jamais ne se fait pas de l'éternité. Alors, pour réduire ce malade qui résiste et lui montrer le péril où il s'expose, le Sauveur lui dit: "Si je ne te lave", lui dit-il, "tu n'auras point de part avec moi". Il lui dit: "Si je ne te lave", et pourtant il ne s'agissait que des pieds; c'est ainsi qu'on dit à un homme: Tu m'écrases, quoique le pied seul ait été foulé. Alors Pierre,

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troublé et par l'amour et par la crainte, mais craignant encore plus de se voir enlever Jésus-Christ que de le voir s'abaisser à ses pieds, lui dit: "Seigneur, non-seulement les a pieds, mais aussi les mains et la tête". Après une telle menace, non-seulement je ne refuse pas de vous donner à laver mes membres les plus bas, mais j'abaisse devant vous les plus élevés pour que vous les purifiiez. Il n'y a aucune partie de mon corps que je ne vous laisse laver, plutôt que de m'exposer à n'avoir point. de part avec vous.

3. "Jésus lui dit: Celui qui est lavé, n'a besoin que de se laver les pieds, et il est pur tout entier" . Ici peut-être quelqu'un va s'émouvoir et s'écrier: Mais s'il est pur tout entier, à quoi bon lui laver les pieds? Le Seigneur, assurément, savait ce qu'il voulait dire, quoique notre faiblesse ne puisse en pénétrer le secret. Cependant, autant que me le permettra ce qu'il a plu au Seigneur de m'apprendre de sa loi, selon mes forces, et selon mes facultés, j'essaierai, avec le secours de Dieu, de répondre à cette profonde question. D'abord ces deux expressions ne se contredisent pas, je vous le montrerai aisément. En effet, quelle règle serait blessée, si l'on disait: Il est pur tout entier, hors les pieds? il serait sans doute plus conforme à l'élégance de dire: Il est pur tout entier, si ce n'est les pieds: l'un vaut l'autre. Le Seigneur dit donc: Il n'a besoin que de se laver les pieds; "car il est pur a tout entier". Tout entier, excepté les pieds, ou bien, si ce n'est les pieds, qu'il a besoin de laver.

4. Mais qu'est-ce que tout cela? A quoi bon toute ces recherches? Qu'est-ce que cela? Le Seigneur parle, la Vérité nous dit que celui-là même qui est pur a besoin de laver ses pieds. A votre avis, quel sens attacher à ces paroles? Le voici: bien que l'homme soit lavé tout entier dans le baptême, et ici nous n'exceptons pas même ses pieds, et nous parlons de sa personne tout entière; cependant, quand ensuite il vit au milieu des affaires humaines, il est obligé de marcher sur la terre. Alors les affections terrestres sans lesquelles il est impossible de vivre en cette vie mortelle sont comme les pieds par lesquels les choses humaines entrent en contact avec nous, et elles nous touchent; de telle sorte que si nous disons n'avoir pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1). Chaque jour celui qui intercède pour nous nous lave les pieds (2); et chaque jour nous avouons que nous avons besoin de nous laver les pieds, c'est-à-dire de redresser même nos démarches spirituelles, puisque dans l'oraison dominicale nous disons: "Pardonnez-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (3)". En effet si, comme il est écrit, "nous confessons nos péchés", assurément celui qui a lavé les pieds de ses disciples "est fidèle et juste, il nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de toutes nos iniquités (4)". C'est-à-dire, il lavera jusqu'aux pieds avec lesquels nous avançons dans le chemin de la vie.

5. Ainsi l'Eglise que Jésus-Christ a purifiée dans le baptême de l'eau par sa parole est sans tache et sans ride (5), non-seulement dans ceux qui sortent de cette vie immédiatement après le baptême, et ne touchent point la terre qui pourrait souiller leurs pieds; mais encore dans ceux à qui Dieu a fait la grâce de ne sortir de cette vie qu'après avoir lavé leurs pieds. Quoiqu'elle soit pure aussi dans ceux de ses membres qui demeurent ici-bas, puisqu'ils vivent dans la justice, ils ont cependant besoin de laver leurs pieds, parce qu'ils ne sont pas absolument sans péché. C'est pourquoi elle dit dans le Cantique des cantiques: "J'ai lavé mes pieds, comment les souiller encore (6)?" C'est ce qu'elle dit lorsqu'elle est forcée de venir à Jésus-Christ et de fouler la terre pour arriver jusqu'à lui. Mais voici une autre difficulté. Jésus-Christ n'est-il point en haut? n'est-il pas monté au ciel, et ne s'est-il pas assis à la droite du Père? L'Apôtre ne nous crie-t-il pas: "Si donc vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu, cherchez ce qui est en haut, non ce qui est sur la terre (7)?" Comment donc, pour aller à Jésus-Christ, sommes-nous forcés de fouler la terre, puisqu'au contraire nous devons élever nos coeurs en haut, afin de pouvoir être avec lui? Vous voyez, mes frères, que le peu de temps qui nous reste aujourd'hui ne me permet pas de traiter cette question. Si, par hasard, vous ne voyez guère combien elle a besoin d'être discutée à fond, moi, je ne le vois que trop; je vous

1. Jn 1,8.- 2. Rm 8,34.- 3. Mt 6,12.- 4. 1Jn 1,9.- 5. Ep 5,26-27.- 6. Ct 5,3.- 7 Col 3,1-2.

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demande donc de vouloir bien la remettre à une autre fois, plutôt que de la traiter superficiellement ou trop rapidement; pour être prolongée, votre attente ne sera pas trompée; car le Seigneur qui me rend votre débiteur m'aidera à acquitter ma dette.





Augustin sur Jean 54