Augustin sur Jean 65

65

SOIXANTE-CINQUIÈME TRAITÉ

Jn 13,34-35

LE COMMANDEMENT NOUVEAU.

SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR: "JE VOUS DONNE, UN COMMANDEMENT NOUVEAU, DE VOUS AIMER LES UNS LES AUTRES, COMME JE VOUS AI AIMÉS, AFIN QUE VOUS AUSSI VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES. C'EST EN CELA QUE TOUS CONNAÎTRONT QUE VOUS ÊTES MES DISCIPLES, SI VOUS AVEZ DE L'AMOUR LES UNS POUR LES AUTRES".


Jésus donne à ses Apôtres un commandement nouveau, celui de s'aimer d'un amour pur, spirituel, pour Dieu, et, par là même, d'aimer Dieu: ce doit être le signe particulier auquel on les reconnaîtra pour ses disciples.

1. Le Seigneur Jésus assure qu'il donne à ses disciples un commandement nouveau, lorsqu'il leur dit de s'aimer les uns les autres. "Je vous donne", dit-il, "un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres". Cependant le commandement n'existait-il pas déjà dans l'ancienne loi, où il est écrit: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1)?" Pourquoi donc Notre-Seigneur appelle-t-il nouveau un commandement qui nous paraît si ancien? Ce commandement est-il nouveau, parce qu'il nous dépouille du vieil homme pour nous revêtir de l'homme nouveau? Car il renouvelle celui qui l'écoute, ou plutôt celui qui l'observe. Mais il ne s'agit pas ici de toute espèce d'amour, il y est question de celui que Notre-Seigneur distingue de l'amour charnel, quand il ajoute: "Comme je vous ai aimés". Car les maris et les femmes, les parents et les enfants, et tous ceux qui sont unis entre eux par quelque lien,

1. Lv 19,18.

s'aiment les uns les autres. Ne parlons pas de l'amour coupable et damnable qui unit entre eux les adultères, les hommes débauchés et les femmes de mauvaise vie, et tous ceux qui sont liés, non par les noeuds de la parenté, mais par une passion impudique et déréglée. Jésus-Christ nous a donc donné un commandement nouveau, celui de nous aimer les uns les autres, comme il nous a aimés lui-même. Cet amour nous renouvelle, fait de nous des hommes nouveaux, héritiers du Nouveau Testament et dignes de chanter le cantique nouveau. C'est ce même amour, mes très chers frères, qui a renouvelé les Justes de l'Ancien Testament, les Patriarches et les Prophètes, comme dans la suite il a renouvelé les bienheureux Apôtres; c'est encore lui qui maintenant renouvelle les nations et qui, de tout le genre humain répandu par tout l'univers, ne forme qu'un seul peuple, qui est le corps de cette nouvelle Epouse du Fils unique dont il est dit au Cantique des cantiques: [717] "Quelle est celle-ci qui monte toute blanche (1)?" Elle est blanchie, parce qu'elle a été renouvelée; et par quoi l'a-t-elle été, sinon par le commandement nouveau? C'est pourquoi les membres dont elle se compose sont pleins de sollicitude les uns pour les autres; et si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui; et si, au contraire, un membre est glorifié, tous les membres s'en réjouissent avec lui (2). Car ils écoutent et observent ces paroles: "Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres"; non pas de la manière dont s'aiment ceux qui se corrompent, non pas de la manière dont s'aiment les hommes, parce qu'ils sont hommes; mais de cet amour qu'ils doivent avoir parce qu'ils sont tous des dieux et les fils du Très-Haut, et qu'ils veulent être les frères de son Fils unique: car ils doivent s'aimer entre eux, comme les a aimés Celui qui les conduira à la seule fin capable de leur suffire et de satisfaire leurs désirs dans le bien (3). Alors, en effet, rien ne manquera à nos désirs, puisque Dieu sera toutes choses en tous (4). Une telle fin n'a pas de fin. Là personne ne meurt, car personne n'y arrive qu'il ne soit mort au monde, non de cette mort commune à tous, et qui sépare l'âme du corps, mais de la mort des élus, qui même encore dans cette chair mortelle, élève le coeur jusqu'au ciel. Parlant de cette sorte de mort, l'Apôtre disait: "Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ (5)". C'est peut-être pour cela qu'il est dit: "L'amour est fort comme la mort (6)". Par l'effet de cet amour il arrive que, retenus encore en ce corps corruptible, nous mourons au monde, et que notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ; et même en cet amour consistent précisément notre mort au monde et notre vie avec Dieu. En effet, si la mort arrive quand l'âme se sépare du corps, comment n'y aurait-il pas mort, quand notre amour sort de ce monde? L'amour est donc fort comme la mort. Qu'y a-t-il de plus fort que ce qui nous fait vaincre le monde?

2. Ne pensez pas, mes frères, qu'en disant à ses disciples: "Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres", le Christ ait omis le commandement le plus important, qui est d'aimer le

1. Ct 8,5 selon les Septante.- 2. 1Co 12,25-26.- 3. Ps 102,5.- 4. 1Co 15,28.- 5 Col 3,3. - 6. Ct 8,6.

Seigneur notre Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de tout notre esprit. Il semblerait, en effet, qu'il l'a passé sous silence, puisqu'il leur a dit "de s'aimer les uns les autres". On croirait aussi que ce commandement n'a aucun rapport avec celui qui nous dit: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Car ces deux commandements", nous dit Notre-Seigneur, "renferment toute la loi et les Prophètes (1)". Mais pour qui les entend comme il faut, ces deux préceptes sont renfermés fun dans l'autre. En effet, celui qui aime Dieu ne peut mépriser le commandement qu'il nous fait d'aimer le prochain; et celui qui aime le prochain saintement et selon le Saint-Esprit, qu'aime-t-il en lui si ce n'est Dieu? Tel est l'amour, éloigné de toute affection mondaine, que Notre-Seigneur a voulu nous indiquer lorsqu'il a ajouté: "Comme je vous ai aimés". Car qu'est-ce que Jésus-Christ a aimé en nous, si ce n'est Dieu? Non pas que nous possédions Dieu en nous-mêmes; mais il nous a aimés pour nous amener à le posséder, et nous conduire, comme je l'ai dit tout à l'heure, là où Dieu sera toutes choses en tous. On dit, de la même manière, qu'un médecin aime bien ses malades. Ce qu'il aime en eux, c'est la santé qu'il cherche à leur rendre, et non pas la maladie dont il cherche à les délivrer. Aimons-nous les uns les autres, de telle sorte que, selon notre pouvoir et par l'effet de cet amour, nous nous poussions les uns les autres à posséder Dieu en nous. Cet amour nous vient de celui qui a dit: "Comme je vous ai aimés, afin que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres". Il nous a donc aimés pour que nous nous aimions les uns les autres, et par cet amour qu'il nous a porté, il nous a obtenu la grâce de nous aimer mutuellement, et en nous unissant par ces doux liens, il nous a mérité celle de ne former qu'un seul corps dont il est lui-même la tête.

3. "En cela", dit-il, "tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres". C'est comme si le Seigneur leur eût dit: Ceux qui ne sont pas mes disciples ne laissent pas d'avoir part à mes autres bienfaits; non-seulement ils ont la nature humaine, la vie, la raison et jouissent de cette conservation qui est commune aux hommes et aux bêtes, ils ont

1. Mt 12,37-40.

718

même le don des langues, l'usage des sacrements, le don de prophétie, le don de science, la foi, le don de distribuer leurs biens aux pauvres et de livrer leur corps aux flammes pour être brûlés; mais parce qu'ils n'ont pas la charité, ils ne font que retentir comme des cymbales, ils ne sont rien et tout cela ne leur sert de rien (1). Ce n'est donc pas à tous ces dons, malgré leur prix, qu'on reconnaîtra mes disciples, car d'autres que mes disciples peuvent les recevoir; mais "en cela tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres". O Epouse de Jésus-Christ! belle entre toutes les femmes, ô vous qui montez éclatante de blancheur, appuyée sur votre petit frère, de même que

1. 1Co 13,1-3.

vous empruntez votre éclat à sa lumière, ainsi vous appuyez-vous sur lui pour y puiser votre force et ne pas tomber. Combien est-ce avec raison que l'on vous chante dans ce Cantique des cantiques, qui est comme votre épithalame: "L'amour fait vos délices (2)". Cet amour ne laisse pas votre âme périr avec les impies, il distingue votre cause de la leur; il est fort comme la mort et il fait vos délices. O mort d'un genre admirable pour vous! c'est peu de ne causer de peines à personne: vous faites même les délices de ceux qui vous goûtent. Mais il est temps de finir ici ce discours. Une autre fois nous parlerons de ce qui suit.

1. Ct 7,6 selon les Septante.



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SOIXANTE-SIXIÈME TRAITÉ

Jn 13,36-38

PRÉSOMPTION ET INCAPACITÉ.

SUR CE QUI EST DIT DEPUIS CES MOTS: "SIMON PIERRE LUI DIT: SEIGNEUR, OÙ ALLEZ-VOUS?" JUSQU'À CES AUTRES: "EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ JE TE LE DIS: LE COQ NE CHANTERA PAS QUE TU NE M'AIES RENIÉ TROIS FOIS".



Dans sa vivacité, Pierre avait demandé à Jésus où il allait. - Où tu ne peux venir maintenant. - J'irai partout avec vous.- Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois.- Reniant son Maître, Pierre pouvait-il le suivre?

1. Lorsque le Seigneur Jésus recommandait à ses disciples le saint amour dont ils devraient être animés les uns envers les autres, "Simon Pierre lui dit: Seigneur, où allez-vous?" Ainsi le disciple parlait-il à son Maître, le serviteur à son Seigneur, comme s'il était prêt à le suivre. C'est pourquoi le Seigneur voyait bien l'intention qui portait Pierre à lui adresser une pareille question; il lui répondit donc: "Où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant"; comme s'il lui eût dit: Ce pourquoi tu m'interroges, tu ne le peux pas maintenant. Il ne dit point: "Tu ne peux pas"; mais bien: "Tu ne peux pas maintenant". Par là, il lui imposait un délai, mais il ne lui enlevait pas l'espérance. Et cette espérance qu'il n'enlevait pas, mais qu'il faisait naître, il la confirma par les paroles suivantes: "Mais tu me suivras un jour". Pierre, pourquoi te hâtes-tu? La Pierre ne t'a pas encore affermi en te communiquant son esprit; ne te laisse pas entraîner par la présomption. "Tu ne peux venir maintenant"; mais ne te laisse point abattre par le désespoir, "tu me suivras un jour". Mais que dit encore Pierre? "Pourquoi ne puis-je vous suivre maintenant? je donnerai ma vie pour vous". Pierre voyait ce qu'il y avait en lui de désir, il ne voyait pas combien peu de force il s'y trouvait. Il était malade, et il vantait sa bonne volonté; mais le médecin voyait sa faiblesse: l'un promettait merveilles, mais l'autre savait d'avance ce qu'il adviendrait: Pierre osait tout, parce qu'il ne se connaissait pas; mais Jésus, qui voyait d'avance ce qui devait arriver, lui donnait des renseignements salutaires. Quelle présomption de la part de Pierre! n'envisager [719] que ce qu'il voulait, et fermer les yeux sur ce qu'il pouvait! Quelle présomption! Notre-Seigneur était venu donner sa vie pour ses amis, et par conséquent pour lui-même, et il croyait qu'il pouvait en faire autant pour Notre-Seigneur. Jésus-Christ n'avait pas encore donné sa vie pour lui, et il promettait de donner sa vie pour Jésus-Christ! "Jésus lui répondit donc: Tu donneras ta vie pour moi?" tu feras pour moi ce que je n'ai pas encore fait pour toi? "tu donneras ta vie pour moi?" Pourrais-tu me précéder, toi qui ne peux pas même me suivre? Quelle présomption! que penses-tu de toi-même? qui crois-tu être? Ecoute, voici ce que tu es: "En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois". Te voilà tel que tu vas te montrer bientôt, toi qui promets de si grandes choses, et qui ignores combien tu es si petit; tu me promets de subir la mort pour moi, et tu me renieras trois fois, moi qui suis ta vie. Avant de croire que tu peux mourir pour moi, commence par vivre pour toi-même. Parce que tu craindras la mort de ton corps, tu donneras la mort à ton âme. Autant est excellente la vie qui consiste à confesser Jésus-Christ, autant est terrible la mort qu'on se donne en le reniant.

2 . Dirons-nous, comme quelques-uns, qu'une délicatesse déplacée porte à excuser Pierre, dirons-nous que cet Apôtre n'a pas renié Jésus-Christ (1), parce que, interrogé par la servante, il a répondu: "Je ne connais pas cet homme", comme les autres Évangélistes le rapportent en termes plus exprès? N'était-ce pas renier Jésus-Christ, que renier Jésus-Christ homme, que renier en lui ce qu'il s'est fait à cause de nous, et pour empêcher de périr ce qu'il nous a faits? Celui donc qui confesse que Jésus-Christ est Dieu, tout en refusant de reconnaître en lui l'humanité, Jésus-Christ n'est pas mort pour lui, puisque c'est comme homme que Jésus-Christ est mort. Celui qui nie Jésus-Christ homme n'est pas réconcilié à Dieu par le médiateur; car il y a un seul Dieu et un seul médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (2). Celui qui nie Jésus-Christ homme n'est pas justifié; "car, comme par la désobéissance d'un seul homme, plusieurs "sont devenus pécheurs, de même, par

1. Ambroise, sur le chapitre 11I de saint Luc.- 2. 1Tm 2,5.

l'obéissance d'un seul homme, plusieurs seront rendus justes (1). Celui qui nie Jésus-Christ homme ne ressuscitera pas pour la résurrection de la vie: "Parce que par un homme est venue la mort, et par un homme la résurrection des morts; comme, en effet, tous meurent en Adam, de même aussi en Jésus-Christ tous seront vivifiés (2)". Par où Jésus-Christ est-il le chef de l'Église, si ce n'est par son humanité, et parce que le Verbe s'est fait chair, c'est-à-dire parce que le Fils unique de Dieu et Dieu lui-même s'est fait homme? Comment donc est-il dans le corps de Jésus-Christ, celui qui nie Jésus-Christ homme? Celui qui renie la tête, peut-il être membre? Mais pourquoi m'arrêter si longtemps, puisque Notre-Seigneur a lui-même rendu inutiles toutes les subtilités de l'argumentation humaine; il ne dit pas, en effet

Le coq ne chantera pas jusqu'à ce que tu m'aies renié comme homme, ou bien, selon l'expression plus familière dont il daignait se servir avec les hommes: Le coq ne chantera pas que tu n'aies renié trois fois le Fils de l'homme. Voici ses paroles: "Jusqu'à ce que tu m'aies renié trois fois". Que veut dire ce mot: "moi", sinon ce qu'il était? et qu'était-il, sinon Jésus-Christ? N'importe donc ce que Pierre ait renié en Jésus-Christ, c'est lui qu'il a renié, c'est Jésus-Christ qu'il a renié, c'est le Seigneur son Dieu. Ainsi quand Thomas, son condisciple, s'écria à son tour: "Mon Seigneur et mon Dieu!" ce n'est pas le Verbe, mais sa chair, qu'il avait touchée. Ce n'est pas la nature incorporelle du Dieu, mais bien le corps de l'homme qu'il avait pressé de ses mains curieuses (3). Il avait touché l'homme, et cependant il reconnut le Dieu. Si ce que Thomas a touché, Pierre l'a renié, ce que Thomas a proclamé, Pierre l'a attaqué. "Le coq ne chantera pas, que tu ne m'aies renié trois fois". Exprime-toi comme tu voudras. Que tu dises: "Je ne connais pas cet homme"; ou bien: "O homme, je ne sais ce que tu dis"; ou bien encore: "Je ne suis pas du nombre de ses disciples (4)", tu me renieras. Comme il n'est pas permis d'en douter, si tel est ce que Jésus-Christ a dit, et s'il a dit vrai, sans aucun doute encore c'est Jésus-Christ que Pierre a renié. N'accusons pas Jésus-Christ pour défendre Pierre.

1. Rm 5,19.- 2. 1Co 15,21-22.- 3. Jn 11,27-28.- 4. Mt 26,34 Mt 26,69-74 Lc 22,55-60.

720

Que la faiblesse reconnaisse son péché, puisque la vérité ne peut mentir. Pierre lui-même a reconnu sa faiblesse et son péché, il les a reconnus assurément, et par ses pleurs il a montré quel mal il avait fait en reniant Jésus-Christ: il réfute lui-même ses défenseurs et, pour les convaincre, il produit dans ses larmes des témoins irrécusables . Et quand nous parlons nous - mêmes ainsi, nous prenons plaisir à dénigrer le premier des Apôtres. Mais, en considérant sa faute, nous devons nous tenir pour avertis qu'aucun homme ne doit compter sur ses propres forces. Car, quel autre buta eu notre Sauveur et notre Maître, sinon de nous montrer, par l'exemple du premier des Apôtres, que personne ne doit rien présumer de lui-même? Pierre a souffert dans son âme ce qu'il offrait de souffrir dans son corps; mais ce n'a pas été pour le Seigneur, comme il avait la témérité de le présumer; il l'a précédé, mais tout autrement qu'il ne pensait. Car, avant la mort du Christ, il est mort par son reniement, et il est ressuscité par ses larmes; mais, s'il est mort, c'est que dans son orgueil il avait présumé de lui-même, et s'il est ressuscité, la raison en est que le Seigneur l'a regardé avec bonté.



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SOIXANTE-SEPTIÈME TRAITÉ

Jn 14,1-3

TRANQUILLITÉ

SUR CE QUE DIT NOTRE-SEIGNEUR, DEPUIS CES MOTS: "QUE, VOTRE COEUR NE SOIT PAS TROUBLÉ", JUSQU'A CES AUTRES: "JE VIENS DE NOUVEAU ET JE VOUS PRENDRAI AVEC MOI".



Les Apôtres étaient troublés à la pensée de la mort de leur Maître et du sort qui leur était réservé. Tranquillisez-vous, leur dit Jésus, car si je meurs comme homme, comme Dieu je ne puis mourir; sachez aussi que je vous préparerai une place dans la maison de mon Père, où se trouvent plusieurs demeures, conformes aux mérites de chacun des élus.



1. Il faut élever, mes frères, notre esprit vers Dieu avec une plus grande attention, afin que nous puissions en quelque manière faire pénétrer jusqu'à nos âmes les paroles du saint Evangile, qui viennent de retentir à nos oreilles. Car le Seigneur Jésus dit: "Que votre coeur, ne soit pas troublé; croyez en Dieu, "croyez aussi en moi n: il voulait par là empêcher ses disciples, qui étaient des hommes, de craindre la mort et de se troubler; il les console donc en leur faisant connaître qu'il est Dieu. "Croyez", dit-il, "en Dieu; croyez "aussi en moi". En effet, si vous croyez en Dieu, vous devez aussi croire en moi: cette conséquence ne serait pas juste si Jésus-Christ n'était pas Dieu. "Croyez en Dieu", croyez aussi en celui pour qui ce n'est pas une usurpation, mais un droit naturel, d'être égal à Dieu. Il s'est anéanti lui-même, il est vrai; mais tout en prenant la forme d'esclave, il n'a point perdu la forme de Dieu. Vous craignez la mort pour cette forme d'esclave Ph 2,6-7: "Que votre coeur ne se trouble point"; la forme de Dieu la ressuscitera.

2. Mais que signifient les paroles suivantes "Dans la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures", sinon que les disciples craignaient pour eux-mêmes? C'est ce qui avait obligé le Seigneur à leur dire: "Que votre coeur ne soit point troublé". Et en effet, lequel d'entre eux aurait pu ne pas craindre, quand il avait dit à Pierre, le plus hardi et le plus zélé de tous: "Le coq ne a chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois Jn 13,38 ?" Ce n'était donc pas sans fondement qu'ils étaient troublés, puisqu'ils croyaient qu'ils le perdraient pour toujours. Mais quand ils entendent: "Dans la maison de mon Père il y a plusieurs demeures. Si cela n'était pas, je vous l'aurais dit: car je vais vous préparer une place", leur trouble s'apaise; ils se confient en sa parole et sont assurés qu'après les dangers des tentations ils demeureront chez Dieu avec Jésus-Christ. Bien que l'un soit plus fort que l'autre, l'un plus sage que l'autre, l'un plus juste que l'autre, l'un plus saint que l'autre: "dans la maison du Père il y a plusieurs demeures"; par conséquent aucun d'eux ne sera rejeté de cette maison où chacun recevra la demeure due à son mérite. Sans doute le denier que le Père de famille fait donner à ceux qui ont travaillé à sa vigne est égal pour tous; car ce père de famille ne s'inquiète nullement de savoir s'ils ont plus ou moins travaillé (2). Ce denier représente la vie éternelle, où personne ne vit plus longtemps qu'un autre, puisque la mesure de la vie étant l'éternité, se trouve être la même pour tous. Mais la diversité des demeures indique, dans une même vie éternelle, la diversité des mérites et des récompenses. Autre est la gloire du soleil, autre est la gloire de la lune; autre est celle des étoiles; telle étoile diffère de telle autre par son éclat. Ainsi en sera-t-il de la résurrection des morts. Comme les étoiles dans le ciel, les saints occuperont dans le royaume de Dieu des demeures différentes par le nombre et l'éclat. Mais comme le même denier est donné à tous, aucun ne sera exclu et ainsi Dieu sera tout en tous (3). Et comme Dieu est charité (4), la charité opérera cet effet, que ce que chacun des saints possédera, tous le posséderont pareillement. En effet, n'est-ce pas posséder soi-même que d'aimer dans les autres ce qu'on n'a pas en réalité? L'inégalité de la clarté ne fera donc naître aucune jalousie, parce qu'entre tous régnera l'union de la charité.

3. Un coeur chrétien doit donc rejeter bien loin de lui ceux qui de ces paroles: a il y a



2. Mt 20,9.- 2. 1Co 15,41-42. - 3. 1Jn 4,8.


plusieurs demeures", veulent conclure qu'en dehors du royaume des cieux il y aura un lieu où seront heureux les enfants qui meurent sans baptême, parce que sans le baptême ils ne peuvent entrer dans le royaume des cieux. Cette croyance n'est pas la foi, parce qu'elle n'est pas la foi véritable et catholique. O hommes insensés et aveuglés par vos imaginations charnelles! vous seriez blâmables si vous sépariez du royaume des cieux la demeure, je ne dis pas de Pierre et de Paul, ou de quelque autre Apôtre, mais du moindre enfant baptisé, et vous penseriez n'être pas coupables si vous séparez la maison de Dieu le Père? Le Seigneur ne dit pas: dans le monde entier, dans toute la création, ou bien dans la vie et le bonheur éternel il y a plusieurs demeures; mais il dit . "Dans la maison de mon Père il y a plusieurs demeures". N'est-ce pas cette maison que Dieu nous a construite lui-même, qui n'a pas été faite de la main des hommes et qui durera éternellement dans le ciel (1)? N'est-ce pas cette maison dont nous parlons à Dieu quand nous chantons: "Bienheureux ceux qui habitent a dans votre maison; ils vous loueront dans a les siècles des siècles (2)?" Je ne dirai pas que cette maison est celle du moindre de nos frères baptisés; je dirai qu'elle est la maison même de Dieu le Père, car nous sommes tous frères et nous disons à Dieu: "Notre Père, qui êtes a dans le ciel (3)". Or, oserez-vous bien la séparer du royaume des cieux? oserez-vous la partager de telle façon que quelques-unes de ses demeures se trouvent dans le royaume des cieux, et que quelques autres en soient exclues? Non, oh non! ceux qui veulent habiter dans le royaume des cieux ne consentiront jamais à habiter avec vous dans cette extravagance. Non, quand la maison tout entière des enfants de Dieu qui doivent régner avec lui, ne se trouve que dans son royaume, nous ne croirons jamais qu'une partie quelconque de la maison du roi lui-même ne se trouve pas dans son royaume.

4. "Et si je m'en vais", dit-il, "et si je vous prépare une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, afin que vous soyez où je serai. Vous savez où je vais, et vous en connaissez le chemin". O Seigneur Jésus, comment allez-vous préparer la place, si déjà il y a plusieurs demeures dans la maison de votre



1. 2Co 5,1.- 2. Ps 83,5. - 3. Mt 6,9.


3



Père, où les vôtres habiteront avec vous? Et si vous les prenez avec vous, comment pourrez-vous revenir, puisque vous ne vous éloignez pas d'eux? Mes très-chers frères, comme le discours d'aujourd'hui me paraît déjà assez long, si j'essaie de vous expliquer en peu de mots ces paroles, je me verrai obligé d'abréger; par cela même elles ne deviendront pas plus claires, et la brièveté y ajoutera une nouvelle obscurité. Renvoyons donc à un autre jour l'accomplissement de ce devoir; nous nous en acquitterons en temps plus opportun, avec la grâce du commun Père de famille.



68

SOIXANTE-HUITIÈME TRAITÉ.

SUR LA MÊME LEÇON.

Jn 14,2

LES DEMEURES DE LA MAISON DE DIEU.


Il y a plusieurs demeures dans la maison de Dieu: préparées en droit par la prédestination, elles nous sont préparées de fait par Jésus-Christ, puisque la maison de Dieu est son royaume, que nous sommes nous-mêmes ce royaume, et que, par la grâce du Sauveur, nous nous préparons à en faire partie; mais nous ne pouvons y parvenir effectivement qu'autant que Jésus-Christ n'est pas visible au milieu de nous, c'est-à-dire, qu'autant que nous vivons de la foi.



1 . Je me reconnais votre débiteur, mes très chers frères, et le temps est venu de m'acquitter de ce que je vous ai promis. Je tâcherai donc de vous montrer qu'il n'y a pas contradiction entre les deux paroles de Notre-Seigneur que nous allons citer. Il dit d'abord "Dans la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures; s'il en était ainsi, je vous aurais dit: Je vais vous préparer une place"; par là, il montre suffisamment qu'il leur a parlé ainsi parce qu'il y a déjà plusieurs demeures, et qu'il n'a pas besoin d'en préparer. Puis il ajoute: "Et quand je m'en serai allé, et que je vous aurai préparé une place, je reviendrai et je vous prendrai auprès de moi, afin que vous soyez où je serai". Comment s'en va-t-il, et prépare-t-il une place, si déjà il y a plusieurs demeures? Si cela n'était pas, il aurait dit: "Je vais préparer une place"; ou bien, si cette place devait être préparée, pourquoi n'aurait-il pas eu raison de dire: Je dois la préparer? Ces demeures existent-elles déjà, et, malgré cela, ont-elles besoin d'être préparées? Car, si elles n'existaient point, Jésus aurait dit: "Je vais préparer une place". Cependant, quoique ces demeures existent déjà, et qu'elles exigent d'être préparées, il ne va pas les préparer telles qu'elles sont. Néanmoins, s'il s'en va et qu'il les prépare comme elles doivent être, il reviendra, il prendra ses disciples auprès de lui et ils seront eux-mêmes où il sera. Ces demeures qui sont dans la maison du Père (pas d'autres, mais celles-là), comment existent-elles, sans être comme elles doivent être préparées, et comment n'existent-elles pas encore comme elles doivent être préparées? Comment le comprendre, sinon en la même manière que le Prophète? Ne dit-il pas, en effet, que Dieu a fait les choses qui doivent se faire? Le Prophète ne dit pas: Dieu fera ce qui doit se faire; mais: "Il a fait ce qui doit se faire (1)". Donc il a fait ces choses, il doit les faire; car elles ne sont pas faites, s'il ne les a pas faites; et elles ne seront pas faites, s'il ne les fait pas plus tard. Il les a donc faites par sa prédestination, et il les fera par son opération; ainsi en est-il des disciples du Sauveur: l'Evangile nous indique suffisamment à quelle époque Notre-Seigneur les choisit; ce fut évidemment lorsqu'il les appela (2); et cependant, dit l'Apôtre, "il nous a choisis avant la création du monde (3)". En les prédestinant, mais non en les appelant. "Ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés (4)"; il les a choisis en les prédestinant avant la



1 Is 45,11 selon les Septante.- 2. Lc 6,13.- 3. Ep 1,4. - 4. Rm 8,30.


4



création du monde; il les a choisis en les appelant avant la fin du monde. C'est ainsi qu'il a préparé ces demeures, et qu'il les prépare; ce ne sont pas d'autres demeures, ce sont celles qu'il a préparées, qu'il prépare; car il a fait les choses qui doivent se faire, il a préparé ces demeures par sa prédestination, il les prépare par son opération. Elles existent donc déjà comme prédestinées; autrement, il aurait dit: J'irai et je les préparerai, c'est-à-dire, je les prédestinerai. Mais comme elles n'existent pas encore en tant qu'exécutées, il dit: "Et quand je m'en serai allé, et que je vous aurai préparé une place, de nouveau je viendrai et vous prendrai avec moi".

2. Mais ces demeures, il les prépare en quelque sorte par cela même qu'il prépare ceux qui doivent les habiter. En effet, quand il dit: "Dans la maison de mon Père il y a plusieurs demeures", quelle idée nous faisons-nous de cette maison de Dieu? ne la regardons-nous pas comme le temple de Dieu? Pour savoir ce qu'est ce temple, interrogez l'Apôtre, et il vous répondra: "Le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple (1)". C'est encore le royaume de Dieu que le Fils doit donner au Père. Aussi le même Apôtre dit-il encore: "Jésus-Christ d'abord, comme les prémices; puis ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, et qui ont cru à son avènement: ensuite viendra la fin de toutes choses, lorsqu'il aura remis son royaume à Dieu son Père (2)"; c'est-à-dire, quand il aura remis à son Père, pour le contempler, ceux qu'il aura rachetés de son sang. C'est de ce royaume des cieux qu'il est dit: "Le "royaume des cieux est semblable à un homme qui sème du bon grain dans son champ. Or, ce bon grain, ce sont les enfants du royaume". Aujourd'hui l'ivraie se trouve mêlée au bon grain; mais à la fin le roi lui-même enverra ses anges, "et ils enlèveront de son royaume tous les scandales. Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (3)". Le royaume brillera dans le royaume, lorsque, pour nous qui sommes ce royaume, viendra le royaume que nous demandons maintenant par ces paroles: "Que votre règne arrive (4)". Dès cette vie déjà nous sommes appelés le royaume de Dieu; mais ce royaume ne fait encore que se



1. 1Co 3,17. - 2. 1Co 15,23-24. - 3. Mt 13,24 Mt 13,38-43. - 4 Mt 6,10.


former; car si nous ne portions pas ce nom, il ne serait pas dit de nous: "On enlèvera de son royaume tous les scandales". Mais ce royaume ne règne pas encore; c'est un royaume, en ce sens que lorsque tous les scandales en auront été enlevés, il possédera la royauté; de la sorte, il en aura non pas seulement le nom, mais encore la puissance. C'est en effet à ce royaume placé à droite, qu'il sera dit à la fin: "Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume (1)"; c'est-à-dire, vous qui étiez un royaume, et qui ne régniez pas encore, venez et régnez. Ce que vous n'étiez qu'en espérance, soyez-le en réalité. Mais cette maison de Dieu, ce temple de Dieu, ce royaume de Dieu, ce royaume des cieux, est encore en construction; il se bâtit, il se prépare, on ne fait qu'en rassembler les éléments. En lui seront les demeures, comme les prépare encore le Seigneur; en lui sont déjà les demeures, telles que le Seigneur les a prédestinées.

3. Mais qu'est-ce que Notre-Seigneur est allé préparer, puisque c'est nous-mêmes qu'il prépare et puisque, d'ailleurs, il ne nous préparerait pas s'il nous quittait? Je comprends, Seigneur, autant que je le puis, ce que vous nous indiquez par là: pour que ces demeures soient préparées, le juste doit vivre de la foi (2). Celui, en effet, qui marche loin du Seigneur, a besoin de vivre de la foi, parce que la foi le prépare à contempler Dieu face à face (3). "Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (4)"; et: "La foi purifie leurs coeurs (5)". Cette première parole se trouve dans l'Evangile, et la seconde, dans les Actes des Apôtres. Or, la foi qui purifie, pendant leur pèlerinage, les coeurs de ceux qui doivent contempler Dieu, cette foi croit ce qu'elle ne voit pas; dès lors que tu vois, tu n'as plus la foi. Le croyant arasasse des mérites; celui qui voit en reçoit la récompense. Que, le Seigneur aille donc nous préparer une place; qu'il s'en aille, afin que nous ne le voyions pas; qu'il se cache, afin que nous croyions en lui. Car une place se prépare pour nous quand nous vivons de la foi. Que la foi nous le fasse désirer, et que nos désirs nous mènent à le posséder; les désirs de la charité sont la préparation de cette demeure. Ainsi, Seigneur, préparez ce que vous



1. Mt 25,31. - 2. Rm 1,17. - 3. 2Co 5,6-8. - 4. Mt 5,8. - 5. Ac 15,9.


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préparez: vous nous préparez pour vous et vous vous préparez pour nous; vous préparez une demeure pour vous dans nous-mêmes, et pour nous, au dedans de vous. Vous nous avez dit, en effet: "Demeurez en moi, et moi en vous (1)". Selon que chacun sera entré en participation de vous-même, les uns plus, les autres moins, la diversité des mérites fera la diversité des récompenses: le nombre des demeures se comptera d'après la diversité de ceux qui les habiteront; mais tous vivront éternellement et tous seront éternellement heureux. Qu'est-ce à dire, que vous vous en allez, et que vous venez? Si je vous comprends bien, vous ne vous éloignez ni de l'endroit d'où vous partez, ni de celui d'où



1. Jn 15,4.


vous venez; vous vous en allez quand vous vous cachez; vous venez quand vous vous montrez. Mais si vous ne restez point pour nous guider afin que nous nous avancions de plus en plus. par une vie sainte, comment se préparera la place où nous pourrons rester toujours et jouir de vous? En voilà assez sur ce passage de l'Evangile qui nous a été lu et qui va jusqu'à ces paroles de Notre-Seigneur: "Je reviendrai et vous prendrai avec moi": Pour ce qui suit: "Afin que vous soyez vous-mêmes où je serai, vous savez où je vais et vous en connaissez le chemin", il sera plus opportun de l'expliquer quand nous aurons examiné la question que lui fait immédiatement après un des disciples, et que nous nous serons joints à lui pour interroger le Seigneur.




Augustin sur Jean 65