Augustin sur Jean 77

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SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME TRAITÉ

Jn 14,25-27

LE SAINT-ESPRIT ET LA PAIX

DEPUIS LES PAROLES SUIVANTES: "JE VOUS Al DIT CES CHOSES DEMEURANT AVEC VOUS", JUSQU'A CES AUTRES: "JE VOUS DONNE MA PAIX; JE NE VOUS LA DONNE POINT COMME LE MONDE LA DONNE".


En quittant ses Apôtres, le Sauveur leur promet l'assistance du Saint-Esprit, qui les instruira à sa place, comme distributeur de la grâce divine; ensuite il leur donne la paix, autant qu'une âme fidèle peut la posséder en ce monde, en attendant qu'elle jouisse, dans le ciel, de la paix inaltérable qui est Dieu lui-même; paix que les mondains ne peuvent goûter les uns avec les autres, loin de Jésus-Christ.



1. Dans le passage du saint Evangile qui précède celui qui vient de nous être lu, le Seigneur Jésus avait dit que le Père et lui viendraient vers ceux qui l'aiment, et qu'ils établiraient en eux leur demeure. Déjà un peu plus haut il avait dit du Saint-Esprit

"Mais vous le connaîtrez, parce qu'il demeurera auprès de vous et qu'il sera en vous (1)". Ces paroles nous ont fait:comprendre que la Trinité divine demeure tout entière dans les saints comme dans son temple. Maintenant Jésus ajoute: "Je vous ai dit ces choses pendant que je demeure avec vous". Cette demeure est autre que celle qu'il promet pour l'avenir; et celle qui doit venir est autre que celle qu'il certifie pour le temps présent. La première est spirituelle et tout intérieure, elle a lieu dans les âmes; la seconde est corporelle et se manifeste extérieurement aux yeux et aux oreilles. La première béatifie dans l'éternité ceux qui ont été sauvés; la seconde visite dans le temps ceux qui doivent l'être. Quant à la première, le Seigneur ne s'éloigne jamais de ceux qui l'aiment; quant à la seconde, il vient et s'éloigne. "Je vous ai dit ces choses",ajoute-t-il, "pendant que je demeure avec vous"; c'est-à-dire par le fait d'une présence corporelle, qui le leur rendait visible et lui permettait de leur parler.

2. "Mais le Paraclet", continue-t-il, "le Saint-Esprit, que le Père enverra en mon nom, c'est lui qui vous enseignera toutes choses et vous rappellera toutes les choses que je vous ai dites". Le Fils parle-t-il.



1. Jn 14,17.


tandis que c'est le Saint-Esprit qui enseigne; de telle sorte que, si le Fils parle, nous entendons ses paroles, mais nous ne les comprenons qu'autant que le Saint-Esprit nous en donne l'intelligence? Le Fils parle-t-il sans le Saint-Esprit, et le Saint-Esprit enseigne-t-il sans le Fils; ou plutôt, le Fils n'enseigne-t-il pas lui aussi, et le Saint-Esprit ne parle-t-il pas lui-même? Et quand Dieu nous dit et nous enseigne quelque chose, n'est-ce pas la Trinité elle-même qui parle et qui enseigne? Mais précisément parce qu'il y a une Trinité, il fallait indiquer chacune de ses personnes, et concevoir chacune d'elles comme étant distincte des autres, tout en comprenant qu'elles sont inséparables les unes des autres. Ecoute le Père, c'est lui qui parle en ce passage: "Le Seigneur m'a dit: Tu es mon Fils (1)". C'est encore lui qui enseigne en cet autre endroit: "Tout homme qui entend parler le Père et apprend de lui, vient à moi (2)". Tout à l'heure tu as entendu parler le Fils; car il a dit de lui-même: "Tout ce que je vous aurai dit". Si tu veux assurer qu'il enseigne, rappelle-toi le maître dont il est dit: "Vous n'avez qu'un Maître, Jésus-Christ (3)". Pour le Saint-Esprit, tu sais qu'il enseigne; car il est dit: "Lui-même vous enseignera toutes choses"; écoute-le parler en ce passage des Actes des Apôtres, où il est rapporté que le Saint-Esprit dit à saint Pierre: "Va avec eux, parce que c'est moi qui les ai envoyés (4)". C'est donc toute la Trinité qui parle et qui instruit; mais si chaque personne n'était signalée individuellement,



1. Ps 2,7. - 2. Jn 6,45. - 3. Mt 23,10.- 4. Ac 5,20.




la faiblesse humaine n'aurait pu le comprendre. Car, comme la Trinité est absolument inséparable, nous n'aurions jamais su qu'en elle se trouvent trois personnes, si l'on avait toujours parlé d'elle sans faire de distinction entre ces mêmes personnes. Quand nous disons: Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, nous ne les nommons pas ensemble, quoique cependant ils ne puissent pas n'être pas ensemble. Quant à ce que Jésus ajoute: "Il vous rappellera", nous devons aussi comprendre par là qu'il nous est enjoint de ne pas oublier que ses salutaires enseignements touchent à la grâce, et que la grâce nous rappelle l'Esprit-Saint.

3. "Je vous laisse la paix", continue Jésus, "je vous donne ma paix". C'est là cette paix par-dessus la paix dont nous parle le Prophète: au moment de partir, il nous laisse la paix; quand il viendra à la fin des temps, il nous donnera sa paix. Il nous laisse la paix dans ce monde, il nous donnera sa paix dans l'autre vie; il nous laisse la paix avec laquelle, tant que nous la conservons, nous triomphons de l'ennemi; il nous donnera sa paix, quand nous régnerons sans craindre désormais l'ennemi. Il nous laisse la paix, afin qu'ici-bas nous nous aimions les uns les autres; il nous donnera sa paix, quand nous ne pourrons plus avoir de dissentiment les uns avec les autres; il nous laisse la paix, afin que nous ne jugions pas réciproquement de nos intentions cachées, tant que nous sommes en ce monde; il nous donnera sa paix, lorsqu'il manifestera les pensées des coeurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due (1). Mais c'est toujours en lui et par lui que nous avons la paix; qu'il s'agisse de celle qu'il nous laisse avant d'aller à son Père, ou qu'il soit question de celle qu'il nous donnera en nous conduisant à son Père, peu importe. Mais, en allant à son Père, nous laisse-t-il autre chose que lui-même, puisqu'il ne s'éloigne pas de nous? Il est lui-même notre paix, car de deux peuples il n'en a fait qu'un (2). Il est donc lui-même la paix, et quand par la foi nous croyons qu'il est, et quand nous le voyons tel qu'il est (3). Si, en effet, tandis que nous sommes dans un corps corruptible qui appesantit l'âme, que nous marchons par la foi et non par l'évidence, il ne nous abandonne pas dans notre pèlerinage loin de lui (4),



1. 1Co 4,5. - 2. Ep 2,14 1Jn 3,2.- 2Co 5,6-7.


combien moins nous abandonnera-t-il, quand nous serons arrivés à l'évidence elle-même! Combien plus nous remplira-t-il de lui-même!

4. Mais pourquoi, lorsqu'il a dit: "Je vous laisse la paix", n'a-t-il pas ajouté: "la mienne?" Et quand il a dit: "Je vous donne", a-t-il ajouté: "ma paix?" Faut-il sous-entendre le mot "ma" où il n'a pas été dit, et parce qu'il est employé à l'un des deux endroits, se rapporte-t-il aussi à l'autre? N'y a-t-il pas là quelque chose à lui demander et à rechercher? Ne devons-nous pas frapper afin qu'il nous ouvre? Par cette paix qu'il déclare être la sienne, n'a-t-il pas voulu désigner celle qu'il possède lui-même; et la paix qu'il nous laisse en ce monde n'est-elle pas plutôt la nôtre que la sienne? Il ne rencontre, en effet, en lui-même aucune opposition au bien, celui qui n'est pas sujet à commettre le péché; pour nous, notre paix est de telle nature que nous devons dire encore: "Pardonnez-nous nos offenses (1)". Nous avons donc une certaine paix, parce que nous nous réjouissons dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur; mais cette paix n'est pas entière. Car nous sentons dans nos membres une autre loi qui combat contre la loi de notre esprit (2). De même la paix se trouve entre nous, parce que nous avons une confiance mutuelle, que nous nous aimons les uns les autres, mais cette paix n'est pas entière, parce que nous ne voyons pas mutuellement les pensées de notre coeur, et certaines choses qui nous concernent et sont en nous, nous les jugeons ou en bien ou en mal. Aussi, et quoiqu'elle nous ait été laissée par Jésus-Christ, cette paix est la nôtre; et même, telle qu'elle est, nous ne l'aurions pas sans lui. Quant à lui, il ne possède point une paix pareille à la nôtre. Si nous la conservons jusqu'à la fin telle que nous l'avons reçue, il la rendra semblable à la sienne: alors nous ne sentirons plus en nous aucun combat, et dans les coeurs les uns des autres, rien ne nous sera plus caché. Je ne l'ignore pas: on peut entendre ces paroles du Seigneur en ce sens qu'il répéterait deux fois la même chose: "Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix"; par conséquent, après avoir dit. "la paix", il se répéterait en disant "ma paix"; et après vous avoir dit: "je vous laisse", il se



1. Mt 6,12. - 2. Rm 7,22-23.




répéterait encore en disant: "je vous donne". Que chacun l'entende comme il lui plaira; pour moi, j'aime et je crois que vous aimez aussi, mes bien chers frères, à considérer cette paix comme celle qui nous fait vaincre l'ennemi avec ensemble, et désirer cette autre paix au sein de laquelle nous n'aurons plus d'ennemi.

5. Quant à ce que le Seigneur ajoute "Je ne vous la donne pas, comme le monde la donne", quel est le sens de ces paroles? Le voici: je ne vous la donne pas comme la donnent les hommes qui aiment le monde. Ceux-là, en effet, se donnent la paix, afin que, débarrassés des soucis, des procès et des guerres, ils jouissent, non pas de Dieu, mais du monde qui possède leurs affections; et quand ils donnent la paix aux justes, en cessant de les persécuter, ce n'est pas une paix véritable, car il n'y a pas de véritable accord où les coeurs sont désunis. On appelle consorts, ceux qui unissent leurs sorts; ceux qui unissent leurs coeurs, doivent donc de même s'appeler concords. Pour nous, mes très-chers frères, Jésus-Christ nous laisse la paix et nous donne sa paix, non pas comme la donne le monde, mais comme la donne celui par qui a été fait le monde; il nous la donne, afin que nous soyons tous d'accord, que nous soyons unis de coeur et que, n'ayant plus qu'un seul coeur, nous l'élevions en haut et ne le laissions pas se corrompre sur la terre.



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SOIXANTE-DIX-HUITIÈME TRAITÉ

Jn 14,27-28

JÉSUS-CHRIST, DIEU ET HOMME

SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR: "QUE VOTRE COEUR NE SOIT POINT TROUBLÉ ET NE CRAIGNE POINT, ETC."


Les Apôtres se troublaient de voir le Sauveur s'éloigner d'eux; mais il les console en leur rappelant que, s'il les quitte, ce n'est pas comme Dieu, et que, en qualité d'homme, il va être glorifié pat son Père. Si donc ils l'aiment, ils doivent plutôt se réjouir que se contrister.



1. Nous venons d'entendre, mes frères, ces paroles que Notre-Seigneur adresse à ses disciples: "Que votre coeur ne soit point troublé "et qu'il ne craigne point. Vous avez entendu que je vous ai dit: Je m'en vais et je viens à vous; si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père, parce que le Père est plus grand que moi". Bien qu'il leur fît la promesse de revenir à eux; dès lors qu'il s'éloignait d'eux, leur coeur pouvait se troubler et craindre que pendant l'absence du pasteur le loup vînt ravager le troupeau. Mais ceux dont l'homme s'éloignait, le Dieu ne les quittait pas. Or, Jésus-Christ est, tout ensemble, Dieu et homme; il s'en allait donc en tant qu'homme, mais il restait en tant que Dieu. Il s'en allait par ce qui, en lui, n'était qu'en un seul lieu: il restait par ce qui, de lui, se trouvait partout. Pourquoi donc leur coeur se troublait-il et craignait-il, au moment où Jésus se dérobait à leurs yeux, sans néanmoins quitter leur coeur? Dieu ne peut être contenu dans un lieu; pourtant il se retire du coeur de ceux qui s'éloignent de lui; il se retire, Don par le mouvement des pieds, mais par l'effet de leurs moeurs, et il vient vers ceux qui se tournent vers lui, non par le visage, mais par la foi, et qui s'approchent de lui, non par le corps, mais par l'esprit. Pour leur faire comprendre que, quand il disait: "Je m'en vais et je viens à vous", il parlait en tant qu'homme, il ajoute aussitôt: "Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père, parce que mon Père est plus grand que moi". Donc le Fils doit aller au Père par ce en quoi il (26) ne lui est pas égal, et il en viendra de même pour juger les vivants et les morts; mais en tant que le Fils unique est égal à celui qui l'engendre, il ne s'éloigne pas du Père; il est tout entier partout avec lui, puisqu'il est Dieu comme lui, et qu'il ne se trouve pas plus que lui circonscrit dans l'espace. Car, comme dit l'Apôtre, a ayant la forme de Dieu, "il n'a pas regardé comme une usurpation a d'être égal à Dieu". Comment, en effet, aurait-il pu dérober cette nature qu'il avait, non point par usurpation, mais par naissance? "Il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme d'esclave (1)". Non pas qu'il ait perdu la première nature, mais parce qu'il s'est revêtu de la seconde. En s'anéantissant ainsi, il paraissait ici-bas plus petit qu'il n'était auprès du Père. La forme d'esclave est survenue, mais la forme de Dieu ne s'est pas retirée; il a pris l'une sans perdre l'autre. A cause de sa nature d'esclave il dit: "Le Père est plus grand que moi"; en raison de sa nature divine, il dit. "Le Père et moi nous sommes un (2)".

2. Que l'Arien y fasse attention, et que cette attention le guérisse de ses contentions vaines et, qui pis est, insensées. C'est par cette forme d'esclave que le Fils de Dieu est plus petit non-seulement que le Père, mais aussi que l'Esprit-Saint; j'ajouterai encore qu'il est plus petit que lui-même. Car dans la forme de Dieu il est plus grand que lui-même. En effet, Jésus-Christ homme est appelé le Fils de Dieu, puisque sa chair toute seule dans le sépulcre a mérité d'être ainsi appelée. Confessons-nous autre chose, lorsque nous disons que nous croyons au Fils unique de Dieu, qui a été crucifié sous Ponce-Pilate et enseveli? N'est-ce point sa chair, sans son âme, qui a été ensevelie? Ainsi, quand nous croyons au Fils de Dieu qui a été enseveli, évidemment nous donnons le nom de Fils de Dieu à sa chair qui seule a été ensevelie. Par conséquent, Jésus-Christ le Fils de Dieu, égal à son Père dans sa forme de Dieu, est plus grand que lui-même, parce qu'il s'est anéanti, non en perdant la forme de Dieu, mais en prenant la forme d'esclave. En effet, la forme de Dieu, qu'il n'a pas perdue, est plus grande que la forme d'esclave qu'il a prise. Y a-t-il donc rien d'étonnant ou d'indigne de lui, si, en parlant dans le sens de cette forme d'esclave,



1. Ph 2,6-7. - 2. Jn 10,30.


le Fils de Dieu a dit: "Le Père est plus grand que moi", et si, en parlant dans la forme de Dieu, ce même Fils de Dieu a dit encore "Le Père et moi nous sommes un?" Ils sont un en ce sens que le "Verbe est Dieu"; le Père est plus grand en ce sens que "le Verbe s'est "fait chair (1)" . J'ajouterai même, ce que ne pourront nier ni les Ariens ni les Eunomiens, selon cette forme d'esclave Jésus-Christ enfant était plus petit que ses parents, lorsque étant enfant, comme il est écrit, "il leur était soumis (2)". O hérétique, Jésus-Christ étant Dieu et homme,pourquoi, s'il parle comme homme, calomniez-vous le Dieu? En lui se trouve la nature humaine; il en donne la preuve, et tu oses, à cause de cela, ravaler sa nature divine? Infidèle, ingrat, oses-tu bien' diminuer celui qui t'a créé, parce qu'il te fait connaître ce qu'il est devenu à cause de toi? En effet, le Fils de Dieu, par qui l'homme a été fait, était l'égal du Père, et néanmoins il s'est fait homme pour devenir plus petit que le Père; sans cela que serait l'homme?

3. Que notre Seigneur et Maître dise donc ouvertement: "Si vous m'aimiez, assurément vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père, parce que le Père est plus grand que moi". Ecoutons avec les disciples les paroles du Maître, ne prenons pas pour guide, comme les étrangers, la perfidie du séducteur: reconnaissons la double substance de Jésus-Christ, la substance divine par laquelle il est égal au Père, et la substance humaine par laquelle le Père est plus grand que lui; reconnaissons également que ces deux natures font non pas deux personnes, mais un seul Christ; autrement nous ferions de Dieu une quaternité, et non pas une trinité. De même que l'âme raisonnable et le corps ne font qu'un seul homme, de même Dieu et l'homme ne sont qu'un seul Christ, et ainsi Jésus-Christ est-il en même temps Dieu, âme raisonnable et corps: nous confessons Jésus-Christ sous tous ces rapports, nous le confessons sous chacun d'eux; par qui donc le monde a-t-il été fait? Par Jésus-Christ, mais par Jésus-Christ dans sa forme de Dieu. Qui a été crucifié sous Ponce-Pilate? C'est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ dans sa forme d'esclave. Ainsi en est-il de chaque partie dont en lui se compose l'homme. Qui est-ce qui n'a pas été laissé dans les enfers? Jésus-Christ, mais



1. Jn 1,1 Jn 1,14. - 2. Lc 2,51.


27



Jésus-Christ dans son âme seule. Qui est-ce qui à été renfermé trois jours dans le sépulcre avant de ressusciter? Jésus-Christ, mais Jésus-Christ dans sa chair seulement. Chacune de ces parties est appelée Jésus-Christ, et leur ensemble ne forme pas deux ni trois Jésus-Christ, mais un seul Jésus-Christ. C'est pourquoi il dit: "Si vous m'aimiez, assurément vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père"; car il faut féliciter la nature humaine qui a été prise par le Verbe Fils unique de Dieu, d'être devenue immortelle dans le ciel, et, de terre qu'elle était, d'avoir été élevée si haut, qu'elle est devenue incorruptible et s'est assise à la droite du Père. C'est en ce sens que Notre-Seigneur annonce qu'il doit aller au Père; il est évident qu'il allait à lui en tant qu'il était toujours avec lui. Mais c'était véritablement aller avec lui et s'éloigner de nous, que de changer et de rendre immortel ce corps mortel qu'il avait emprunté à notre nature, et d'élever jusqu'au ciel ce par quoi il était des-, tendu pour nous sur la terre. Qui ne se réjouirait, s'il aime Jésus-Christ, de voir sa nature déjà immortalisée en. Jésus-Christ, et de pouvoir espérer que Jésus-Christ le rendra lui-même immortel?



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SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME TRAITÉ

Jn 14,29-31

PROPHÉTIE DU CHRIST, SOURCE DE FOI

DEPUIS CES PAROLES: "ET MAINTENANT JE VOUS L'AI DIT AVANT QUE CELA ARRIVE, ETC., JUSQU'A CES AUTRES: "LEVEZ-VOUS, SORTONS D'ICI".



Le Sauveur, voulant prémunir ses Apôtres contre le scandale de sa passion et corroborer leur foi, leur avait prédit ce qui devait lui arriver de la part du démon, quoiqu'il ne fût pas soumis à sa puissance en raison de son impeccabilité, mais par la volonté du Père.



1. Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ avait dit à ses disciples: "Si vous m'aimiez, a assurément vous vous réjouiriez de ce que je avais au Père, parce que le Père est plus a grand que moi n. Dans ce passage, il parlait de la forme d'esclave, et non pas de la forme de Dieu; car par celle-ci il est égal à son Père; la foi nous l'apprend; j'entends la foi gravée dans les âmes religieuses, et non pas celle qu'ont inventée des esprits menteurs et insensés. Ensuite il ajoute: "Et je vous l'ai dit a maintenant avant que cela arrive, afin que vous le croyiez lorsqu'il sera arrivé". Qu'est-ce que cela signifie? Ce que l'homme doit croire, ne doit-il pas le croire avant l'événement? Et tout le mérite de la foi ne consiste-t-il point à croire ce qu'on ne voit pas? Est-ce chose extraordinaire de croire ce que l'on voit; et Notre-Seigneur n'a-t-il pas, précisément à cause de cela, adressé à son disciple ce reproche: a Parce que tu as vu, tu as cru; bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient (1)?". Et je ne sais si l'on peut dire qu'un homme croit ce qu'il voit; car dans l'Epître adressée aux Hébreux, la foi est ainsi définie:, "La foi est la substance des choses que nous devons espérer, et la preuve de celles que nous ne voyons pas (2)" C'est pourquoi, si la foi a pour objet et les choses que l'on croit, et celles qui ne se voient point, qu'est-ce que le Sauveur entend dire par ces mots: "Et maintenant je vous ai dit cette chose avant qu'elle arrive, afin que, lorsqu'elle sera a arrivée, vous croyiez". N'aurait-il pas dû dire plutôt: Et maintenant je vous dis ceci avant qu'il arrive, afin que vous croyiez ce que vous verrez quand il sera arrivé? Car celui à qui il a été dit . "Parce que tu as vu, tu as cru", n'a pas cru ce qu'il a vu; autre chose est ce qu'il a vu, autre chose est ce qu'il a cru. Il a vu l'homme, il a cru le Dieu.



1. Jn 20,29. - 2. He 11,1.


28



En effet, il touchait et voyait vivant un corps qu'il avait vu mourir; et il croyait le Dieu caché dans ce même corps. Il croyait donc dans son âme ce qu'il ne voyait pas, et il était amené à cette foi par la vue de ce qui apparaissait à ses sens. Mais quand même on pourrait dire qu'on croit les choses que l'on voit, ainsi qu'il nous arrive de dire: J'en crois à mes propres yeux, ce n'est cependant pas là cette foi qui est édifiée en nous. Car par les choses que nous voyons nous sommes amenés à croire ce que nous ne voyons pas. C'est pourquoi, mes très-chers frères, ces paroles de Notre-Seigneur dont je vous entretiens maintenant: "Et je vous le dis maintenant avant qu'il arrive, afin que vous le croyiez lorsqu'il sera arrivé"; ces paroles: "lorsqu'il sera arrivé", signifiaient qu'après sa mort ils le verraient vivant et montant vers le Père, et qu'à cette vue ils croiraient qu'il était bien le Christ Fils du Dieu vivant, puisqu'il aurait pu faire de telles choses après les avoir prédites, et les prédire avant de les faire; ils devaient le croire non pas d'une foi nouvelle, mais d'une foi augmentée; non pas d'une foi que sa mort devait affaiblir, mais que sa résurrection devait réparer. Sans doute, auparavant ils ne le croyaient pas Fils de Dieu; mais quand arriva en lui ce qu'il avait prédit d'avance, cette foi si faible, lorsqu'il leur parlait, et presque nulle au moment de sa mort, revint à la vie et s'accrut.

2. Que dit-il ensuite? "Désormais je ne vous parlerai plus guère, car voici venir le prince de ce monde". Quel est ce prince, sinon le diable? "Et en moi il n'a aucune chose", c'est-à-dire, absolument aucun péché. Il nous montre, par là, que le diable est le prince, non des créatures, mais des pécheurs, qu'il désigne en cet endroit sous le nom de ce monde. Et toutes les fois que le nom de inonde est pris en mauvaise part, il ne désigne que ceux qui aiment ce monde dont il est dit ailleurs: "Quiconque voudra être ami de ce monde, se rendra ennemi de Dieu (1)". Gardons-nous donc de croire que lorsque le diable est appelé prince de ce monde, cela signifie qu'il a un empire absolu sur le monde entier, c'est-à-dire sur le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment de ce monde. Jean a dit, en parlant de Jésus-Christ, Verbe de Dieu: "Et le monde a été fait par



1. Jc 4,4.


lui (1)". Le monde tout entier, depuis le plus haut des cieux jusqu'aux plus profonds abîmes de la terre, est soumis au Créateur et non à l'ange déserteur; au Rédempteur et non au destructeur; au Libérateur, et non au despote; au Docteur, et non au séducteur. En quel sens devons-nous entendre que le diable est le prince de ce monde? c'est ce que nous montre clairement l'apôtre Paul. Après avoir dit: "Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang", c'est-à-dire contre des hommes, il ajoute aussitôt: "Mais contre les principautés et les puissances, et les gouverneurs du monde de ces ténèbres (2)"; il explique ce qu'il entend par le mot "monde" en ajoutant: "de ces ténèbres"; pour nous empêcher de penser que par ce mot"monde", il voulait désigner toute la création, dont les anges déserteurs ne sont aucunement les maîtres, l'Apôtre dit: "De ces ténèbres", c'est-à-dire des amateurs de ce monde. Parmi eux cependant ont été choisis, non pour leur mérite, mais par la grâce de Dieu, ceux à qui il est dit: "Vous avez été autrefois ténèbres; mais vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (3)". Tous les hommes, en effet, ont été sous la puissance des gouverneurs de ces ténèbres, c'est-à-dire des hommes impies, comme des ténèbres sous d'autres ténèbres. "Mais grâces soient rendues à "Dieu, qui nous a", comme dit le même Apôtre, "arrachés à la puissance des ténèbres et transportés dans le royaume du Fils "de son amour (4)", en qui le prince de ce monde, c'est-à-dire de ces ténèbres, n'avait aucune chose. Car Dieu n'était pas venu avec le péché, et sa chair enfantée par une Vierge n'avait aucune part au péché d'origine. Comme on aurait pu lui dire: Pourquoi donc mourez-vous, si vous n'avez pas de péché, puisque la mort est la punition du péché? Notre-Seigneur ajoute aussitôt: "Mais afin que le monde connaisse que j'aime le Père, et que je fais ainsi que le Père m'a ordonné, levez-vous, sortons d'ici". Il était encore assis à table avec ses disciples, lorsqu'il parlait ainsi. Et quand il dit: "Sortons", n'était-ce pas pour se rendre à l'endroit où il devait être livré à la mort? Il n'y avait rien en lui qui méritât la mort; mais son Père lui commandait de mourir, car il était Celui dont il était prédit: "Ce que je ne devais pas, je l'ai



1 Jn 1,10.- 2. Ep 6,12. - 3. Ep 5,8. - 4 Col 1,12-13.


29



payé (1)". En effet, il allait payer à la mort ce qu'il ne lui devait pas, et cela pour nous racheter de la mort qui nous était due. Adam avait dérobé le péché quand, aveuglé



1. Ps 68,5.


par la présomption, il porta la main à l'arbre pour s'emparer du nom incommunicable de la divinité qui ne lui était pas due, mais que la nature et non l'usurpation avait accordée au Fils de Dieu.



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QUATRE-VINGTIÈME TRAITÉ

Jn 15,1-3

JÉSUS-CHRIST, VIGNE ET VIGNERON

DEPUIS CES PAROLES: "JE SUIS LA VRAIE VIGNE ET MON PERE EST LE VIGNERON", JUSQU'À CES AUTRES: "DÉJÀ VOUS ÊTES PURS A CAUSE DE LA PAROLE QUE JE VOUS AI DITE".



Le Sauveur est, comme homme, la vigne, c'est-à-dire le cher de l'Eglise, tandis que nous en sommes les branches ou les membres: comme Dieu, il est, aussi bien que le Père, le vigneron qui retranche les bourgeons improductifs et émonde par la parole de la foi ceux qui rapportent du fruit.



1. Cet endroit de l'Evangile, mes frères, où Notre-Seigneur dit à ses disciples qu'il est la vigne et qu'ils en sont les branches, doit s'entendre en ce sens que Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu et les hommes (1), est le chef de l'Eglise et que nous sommes ses membres. La vigne et ses branches sont de même nature; c'est pourquoi, comme il était Dieu et que nous n'avons pas la nature divine, il s'est fait homme, afin que la nature humaine fût en lui comme une vigne, dont nous autres hommes nous pourrions être les branches. Mais que veut dire: "Je suis la vraie vigne?" En ajoutant le mot "vraie", a-t-il voulu dire qu'il se rapporte à cette vigne d'où la comparaison est tirée? Il est en effet appelé vigne par comparaison, et non par appropriation, comme il est appelé brebis, agneau, lion, rocher, pierre angulaire et autres choses qui sont vraiment ce que leur nom signifie; mais qui, dans le cas présent, servent à établir une comparaison et non à indiquer l'existence de propriétés réelles. Aussi, quand Jésus dit: "Je suis la vraie vigne", c'est pour se distinguer de celle à qui il est dit: "Comment as-tu dégénéré jusqu'à devenir une fausse vigne (2)?" Car peut-on dire qu'elle était une vraie vigne,



1. 1Tm 2,5. - 2. Jr 2,21.


celle dont on attendait du raisin et qui a produit des épines (1)?

2. "Je suis la vraie vigne", dit Jésus-Christ, "et mon Père est le vigneron. Il retranchera toutes les branches qui ne portent point de fruit en moi, et il émondera toutes celles qui portent du fruit, afin qu'elles en portent davantage". Le vigneron et la vigne sont-ils donc la même chose? Jésus-Christ est la vigne selon la nature qui lui permet de dire: "Le Père est plus grand que moi (2)". Mais selon la nature qui lui permet de dire: "Le Père et moi nous sommes un (3)", il est lui-même le vigneron; non pas un vigneron comme ceux qui en travaillant ne peuvent donner que des soins extérieurs, mais un vigneron capable de donner l'accroissement intérieur. "Car ce n'est pas celui qui plante ni celui qui arrose qui "est quelque chose, mais c'est Dieu qui donne l'accroissement". Or, Jésus-Christ est vraiment Dieu; car "le Verbe était Dieu", ce qui fait que le Père et lui ne sont qu'un; et si "le Verbe s'est fait chair (4)", ce qu'il n'était pas, il est cependant resté ce qu'il était. Enfin, après avoir dit du Père, en parlant de lui comme d'un vigneron, qu'il retranchera les branches stériles et qu'il émondera celles qui



1 Is 5,4. - 2. Jn 14,28. - 3. Jn 10,30. - 4. Jn 1,1 Jn 1,14.


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porteront du fruit, afin de leur en faire porter davantage, il montre qu'il émondera lui-même aussi les branches, et il ajoute aussitôt: "Déjà vous êtes purs, à cause de la "parole que je vous ai dite". Voilà que lui-même il émonde les branches; c'est l'office du vigneron, et non celui de la vigne. Il fait même de quelques branches ses coopérateurs. Car bien qu'ils ne donnent pas l'accroissement, ils contribuent néanmoins en quelque chose à le produire, sans toutefois le faire par leur propre puissance. "Parce que sans moi", dit Jésus-Christ, "vous ne pouvez rien faire". Écoute-les, ils en font eux-mêmes l'aveu. "Qu'est-ce qu'Apollo? Qu'est-ce que Paul? Des ministres par qui, siwn, vous avez cru et chacun selon le don du Seigneur. Moi, j'ai planté, Apollo a arrosé; c'est donc selon le don que le Seigneur a fait à chacun, et non de leur propre fonds". Voyez ce qui suit: Mais "Dieu a donné l'accroissement (1)"; ce n'est donc point par eux, mais par lui-même, que Dieu l'a fait. Cela, en effet, surpasse la faiblesse humaine, la grandeur même des anges, et n'appartient qu'à la Trinité qui seule est le vigneron. "Déjà vous êtes purs". Emondés sans doute, mais ayant besoin de l'être encore. S'ils n'avaient pas été taillés, ils n'auraient pu porter de fruit, et cependant quiconque porte du fruit, le vigneron l'émonde pour lui en faire porter davantage. Il porte du fruit parce qu'il est taillé, et pour qu'il en porte davantage, on l'émonde encore. En effet, quel est celui qui en cette vie est assez émondé, pour n'avoir pas besoin de l'être de plus en plus en cette vie, en laquelle, "si nous disons que nous n'avons "pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous; mais si nous confessons nos péchés, il est quelqu'un de fidèle et de juste qui nous remettra nos péchés et nous purifiera de toute iniquité, (2)?" Qu'il émonde donc ceux qui sont déjà émondés, c'est-à-dire qui portent des fruits, afin qu'ils portent d'autant plus de fruits qu'ils seront plus émondés.

3. "Déjà vous êtes purs à cause de la parole que je vous ai dite". Pourquoi ne dit-il pas: Vous êtes purs à cause du baptême dont vous avez été lavés, mais bien a à cause



1. 1Co 3,5-7. - 2. 1Jn 1,8-9.


de la parole que je vous ai dite?" Parce que dans l'eau c'est encore la parole qui purifie? Retranche la parole, et l'eau, que sera-t-elle? De l'eau. La parole se joint à l'élément, et aussitôt se fait le sacrement qui est comme une parole visible. C'est ce qu'il avait dit en lavant les pieds de ses disciples: "Celui qui est lavé n'a besoin que de se laver les pieds; car il est pur tout entier (1)". D'où vient à l'eau cette vertu si grande, qu'en touchant le corps elle purifie le coeur? Elle lui vient uniquement de la parole; non parce que l'on prononce cette parole, mais parce que l'on y croit. Car en ce qui concerne la parole elle-même, autre chose est le son qui passe, autre chose est la vertu qui reste. "C'est la parole de la foi que nous vous prêchons", dit l'Apôtre, "parce que si vous confessez de bouche que Jésus est le Seigneur, et si vous croyez de coeur que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, vous serez sauvés. Il faut croire de coeur pour obtenir la justice, et confesser de bouche pour obtenir le salut (2)" . Aussi est-il dit dans les Actes des Apôtres: "Purifiant leurs coeurs par la foi (3)". Pierre dit aussi dans son Epître: "Le baptême vous sauve, non par la purification des souillures de la chair, mais par le témoignage d'une bonne conscience (4). C'est la parole de la foi que nous vous prêchons", parole qui sanctifie le baptême et lui donne la vertu de purifier; car Jésus-Christ qui est avec nous la vigne, et avec le Père le vigneron, "a aimé l'Église et s'est livré pour elle". Lis l'Apôtre et vois ce qu'il ajoute: "Afin de la sanctifier en la purifiant dans le baptême de l'eau par la parole (5) La purification ne serait donc pas l'effet de cet élément fluide et coulant, si on n'y ajoutait "la parole". Cette parole de foi a tant de force dans l'Église de Dieu, qu'elle purifie même un petit enfant par l'intermédiaire de celui qui croit, qui l'offre, le bénit et le lave dans ces eaux salutaires; et néanmoins cet enfant ne peut encore ni croire de coeur pour obtenir la justice, ni confesser de bouche pour obtenir le salut. Tout cela se fait par cette parole dont Notre-Seigneur a dit: "Déjà vous êtes purs, à cause de la parole que je vous ai dite".



1. Jn 13,10. - 2. Rm 10,8-10. - 3. Ac 15,9. - 4. 1P 3,21. - 5. Ep 5,25-26.


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Augustin sur Jean 77