Augustin sur Jean 99

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QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME TRAITÉ

Jn 14,13

PROCESSION DU SAINT-ESPRIT.

SUR CES PAROLES: "IL NE PARLERA PAS DE LUI-MÊME, MAIS IL DIRA TOUT CE QU'IL ENTENDRA".




Jésus-Christ dit du Saint-Esprit: "Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra". Ces paroles ne peuvent s'entendre dans le même sens que celles que le Sauveur prononçait sur lui-même en tant qu'homme, puisque le Saint-Esprit ne s'est uni à aucune nature créée. Quoique l'âme humaine ait des points de, ressemblance avec Dieu,, elle ne peut non plus servir de terme de comparaison pour les opérations intérieures de la divinité. En Dieu:- la science, c'est l'être, et comme le Saint-Esprit procède du Père, ce qu'il apprend, ce qu'il sait, il le tient, non de lui-même, mais du Père. Mais pourquoi Jésus-Christ dit-il que le Saint-Esprit procède du Père, sans dire qu'il procède aussi du Fils? C'est que le Fils a été engendré par le Père, et que le Père a donné au Fils que le Saint-Esprit procède de lui comme du Père.



1. Que signifie ce que le Seigneur dit du Saint-Esprit, lorsqu'après avoir promis à ses disciples qu'il viendrait à eux et qu'il leur enseignerait toute vérité, ou bien qu'il les conduirait à toute vérité, il ajoute: "Car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra?" Cette parole revient à ce que Jésus-Christ avait déjà dit de lui-même: "Je ne puis rien faire de moi-même; comme j'entends, je juge (1)". Lorsque nous avons expliqué ce passage, nous avons dit qu'il pouvait s'entendre selon l'humanité (2). De la sorte, cette obéissance en vertu de laquelle il a été soumis jusqu'à la mort de la croix (3), le Fils semblait nous annoncer qu'il l'aurait encore dans la circonstance où il jugera les vivants et les morts; car il ne jugera les hommes que parce qu'il est le Fils de l'Homme. C'est pourquoi il a dit. "Le Père ne juge personne; mais il a remis tout jugement au Fils". Car, dans le jugement, ce qui paraîtra, ce sera non pas la forme de Dieu par laquelle il est égal au Père, et qui ne peut être vue parles impies, mais la forme d'homme, par laquelle il a été abaissé un peu au-dessous des Anges; et, bien qu'alors il doive venir dans la gloire et non dans son humiliation première, il se fera voir néanmoins et par les bons et par les méchants. Voilà pourquoi il dit encore: "Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est Fils de l'Homme (4)". Par ces paroles on voit clairement que la forme présentée au juge



1. Jn 5,30. - 2. Traité 19, XXII. - 3. Ph 2,8. - 4. Jn 5,22-27


ment ne sera pas celle sous laquelle il n'a pas regardé comme une usurpation de se dire égal à Dieu, mais celle dont il s'est revêtu lorsqu'il s'est anéanti lui-même. Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme de serviteur (1):forme sous laquelle il semble nous avoir annoncé que se manifestera son obéissance pour faire le jugement; car il dit: "Je ne puis rien faire de moi-même: comme j'entends, je juge". Adam, par la seule désobéissance de qui tant d'hommes ont été faits pécheurs, Adam n'a pas jugé comme il a entendu; au contraire, le commandement qu'il avait entendu, il l'a violé, et il a fait de lui-même le mal qu'il a fait, parce qu'il a fait non pas la volonté de Dieu, mais la sienne. Mais Celui par l'obéissance duquel seul un grand nombre sont rendus justes (2), a été obéissant jusqu'à la mort de la croix à laquelle il a été condamné par des morts, quoiqu'il eût la vie; il a même fait plus, il nous a promis de se montrer obéissant jusque sur le tribunal où il jugera les vivants et les morts; il a dit, en effet: "Je ne puis rien faire de moi-même; mais comme j'entends, je juge". Pour ce qui a été dit du Saint-Esprit: "Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra", oserons-nous l'entendre selon l'homme, ou selon quelque autre créature qu'il se serait unie? Le Fils est la seule des trois personnes divines qui ait pris la forme d'esclave, et cette forme lui a été adjointe dans l'unité de personne, c'est-à-dire que le Fils de Dieu et le Fils de l'Homme ne



1. Ph 2,6-7. - 2. Rm 5,19.


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forment qu'un seul Jésus-Christ; sans cela ce ne serait pas une Trinité, mais une quaternité que nous prêcherions: que Dieu nous en préserve! Comme il y a en Jésus-Christ une seule personne composée de deux natures, la nature divine et là nature humaine, tantôt il parle en tant qu'il est Dieu, comme quand il dit: "Le Père et moi, nous sommes une même chose (1)"; tantôt il parle entant qu'il est homme, comme quand il dit: "Parce que le Père est plus grand que moi (2)". Voilà en quel sens nous avons entendu le passage dont il est question: "Je ne puis rien faire de moi-même; comme j'entends, je juge". Mais pour la personne du Saint-Esprit, comment entendrons-nous ce qu'il en dit: "Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra?" Comme, dans cette personne, il n'y a pas deux natures, la nature divine et la nature humaine ou tout -autre nature créée, de là naît une grande difficulté.

2. Sans doute, le Saint-Esprit s'est fait voir sous la forme corporelle d'une colombe (3), mais ce ne fut que passagèrement et pour un instant. Nous pouvons en dire autant du moment où il est descendu sur les disciples: ils virent comme des langues de feu qui se séparèrent et vinrent se reposer sur chacun d'eux (4). Celui donc qui dirait que la colombe fut unie au Saint-Esprit dans l'unité de sa personne, en sorte que la personne du Saint-Esprit se composerait de la colombe et de Dieu (puisque le Saint-Esprit est Dieu), celui-là serait obligé d'en dire autant du feu; et par là il doit comprendre qu'il ne faut dire ni l'un ni l'autre. Ces formes destinées à manifester comme il le fallait la- substance divine, se présentèrent aux sens corporels des hommes et ne firent que passer; car elles avaient été tirées par Dieu, et pour un moment, de la créature toujours soumise, et non pas de la nature souveraine, laquelle est stable en elle-même, et meut ce qu'elle veut; laquelle est immuable en elle-même, et change ce qu'elle veut. Il en est de même de cette voix qui perça les nues et vint frapper les oreilles corporelles et ce sens du corps qu'on appelle l'ouïe (5); et il ne faut pas croire que c'était le Verbe de Dieu son Fils unique. En effet, s'il est appelé Parole, il ne se termine point avec



1. Jn 10,30. - 2. Jn 14,28. - 3. Mt 3,16. - 4. Ac 2,3. - 5. Lc 9,35.


les syllabes et les sons; car toutes les syllabes ne peuvent résonner en même temps lorsque l'on parle. Les sons naissants succèdent, chacun à son tour, aux sons qui s'évanouissent, et, ainsi ce que nous disons ne se complète que par la dernière syllabe. Dieu nous garde de dire que le Père parle ainsi à son Fils, c'est-à-dire à son Verbe qui est Dieu. Mais ceux-là seuls peuvent le comprendre, autant que l'homme en est capable, qui n'en sont plus au lait, mais qui usent d'une nourriture plus solide. Puis donc que le Saint-Esprit ne s'est pas fait homme en prenant la nature humaine, puisqu'il ne s'est pas fait ange, en prenant la nature angélique, puisqu'il ne s'est pas fait créature en se revêtant de quelque nature créée; comment peut-on entendre ce que le Sauveur dit de lui: "Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il entendra?" Question difficile, trop difficile. Que le Saint-Esprit m'assiste lui-même, afin que je puisse vous l'expliquer comme il m'est donné de la concevoir, et qu'elle arrive à votre intelligence en proportion de mes humbles facultés.

3. Et d'abord, il y a une chose certaine que ceux qui le peuvent doivent comprendre et que ceux qui né le pourront pas doivent au moins croire, c'est que la substance de Dieu n'est pas comme les substances corporelles où les sens sont distribués en places différentes; ainsi, dans la chair mortelle de tous les animaux, ailleurs est la vue, ailleurs l'ouïe, ailleurs le goût, ailleurs l'odorat, et par tout le corps le toucher. Dieu nous garde de penser qu'il en est de même dans sa nature incorporelle et immuable. Pour elle, entendre et voir c'est la même chose. Il est même question d'un odorat en Dieu, car l'Apôtre a dit: "Ainsi que Jésus-Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous, en s'offrant à Dieu comme une victime d'agréable odeur (1)". On peut entendre aussi que c'est par le goût que Dieu hait ceux qui lui causent de l'amertume, et qu'il vomit de sa bouche ceux qui ne sont ni froids ni chauds, mais tièdes (2). Jésus-Christ, qui est Dieu, dit aussi: "Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé (3)". Il existe aussi un toucher divin dont l'épouse dit, en parlant de son époux: "Sa main gauche est sous ma tête, et sa droite m'embrassera (4)". Mais ces choses



1. Ep 5,2. - 2. Ap 3,16. - 3. Jn 4,34. - 4. Ct 2,6.


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ne sont pas en Dieu à divers endroits d'un corps. Car quand on dit de Dieu qu'il sait, on parle de .tout, cela en même temps, c'est-à-dire qu'il voit, qu'il entend, qu'il sent, qu'il goûte et qu'il touche, sans aucun changement de sa substance, sans aucune étendue plus considérable dans une partie et moindre dans une autre. Celui qui aurait dé Dieu cette idée, fût-il un vieillard, raisonnerait comme un enfant.

4. Il ne faut pas t'étonner que la science ineffable en vertu de laquelle Dieu tonnait toutes choses soit, selon les différentes manières de. parler des hommes; appelée des noms de tous les sens corporels: il en est de même de,notre âme, c'est-à-dire de l'homme intérieur; c'est elle seule qui juge des différentes choses que lui annoncent, comme autant de messagers, les cinq sens du corps. Ainsi, quand elle comprend, choisit et aime l'immuable vérité et qu'elle voit la lumière dont il est dit: "Il était la vraie lumière"; quand elle entend la Parole dont il est,dit: "Au commencement était le Verbe (1)"; quand elle perçoit l'odeur dont il est dit: "Nous courrons après l'odeur de vos parfums (2)"; quand elle boit à la fontaine dont il est écrit: "En vous est la source de vie (3)"; quand elle jouit de ce toucher dont il est dit: "Pour moi, il m'est bon de m'attacher à Dieu (4)"; c'est, non pas une chose ou une autre, mais 'l'intelligence seule qui est désignée sous les noms de tous ces sens. Lors donc qu'il est dit du Saint-Esprit: "Car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il, entendra", il faut alors, plus que jamais, concevoir, ou du moins croire que sa nature est simple, puisqu'elle est simple par essence et qu'elle surpasse de beaucoup en hauteur et en largeur la nature de notre âme. Notre âme, en effet, est sujette au changement, puisqu'en apprenant elle reçoit ce qu'elle ne savait pas, et qu'en oubliant elle perd ce qu'elle savait; elle est trompée par la vraisemblance, au point de prendre le faux pour le vrai, et l'obscurité où la plongent les ténèbres qui l'enveloppent, l'empêche de parvenir au vrai. Cette substance n'est donc pas vraiment simple, puisque, pour elle, être n'est pas la même chose que connaître; elle peut, en effet, être et ne pas connaître. Mais la substance divine ne peut pas être et ne pas



1. Jn 1,9 - 2. Ct 1,3. - 3. Ps 35,10. - 4. Ps 72,28.


connaître, parce qu'elle est ce qu'elle a. Et elle n'a pas la science. de telle manière qu'en elle autre chose soit la science qui lui donne de connaître, et autre chose l'essence qui la fait exister. L'une et l'autre ne sont qu'une même chose. Il ne faut même pas dire l'une et l'autre, puisqu'il n'y a qu'une seule et indivisible chose. "Comme le Père a la vie en lui-même", et il n'est autre chose lui-même que la vie qui est en lui, "il a aussi donné au "Fils d'avoir la vie en lui-même (1)", c'est-à-dire, il à engendré le Fils qui lui-même devait être la vie. Ainsi devons-nous entendre ce qui est dit du Saint-Esprit: "Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il a entendra". Nous devons comprendre qu'il n'est pas de lui-même. Le Père seul n'est d'aucun autre; car le Fils est né du Père et le Saint-Esprit procède du Père. Mais le Père n'est né ni ne procède d'aucun autre. Toutefois, que l'esprit humain ne se figure aucune inégalité dans cette Trinité souveraine. Car le Fils est égal à Celui dont il est né, et le Saint-Esprit est égal à Celui dont il procède. Quelle différence y a-t-il entre procéder et naître? Il faudrait un long discours pour chercher à le savoir et pour le discuter; et après l'avoir discuté, on serait téméraire de vouloir le définir; car il est très-difficile à l'âme humaine de le comprendre, et bien qu'elle puisse y comprendre quelque chose, il est très-difficile à la langue de l'expliquer, quel que soit le docteur qui parle, et quel que soit celui qui écoute. "Il ne parlera donc pas de lui-même", parce qu'il n'est pas de lui-même; "mais il dira tout ce qu'il entendra"; il l'entendra de Celui dont il procède. Pour lui, entendre, c'est savoir, et savoir, c'est être; je l'ai expliqué tout à l'heure. Donc, comme il est non pas de lui-même, mais de Celui dont il procède, sa science lui vient de Celui dont il tient son essence; c'est donc de celui-là qu'il entend, ce qui n'est pas, pour lui., autre chose que savoir.

5. Et ne soyez point surpris que le verbe soit placé au temps futur. Il n'est pas dit, en effet; "Il dira" tout ce qu'il a entendu, ou tout ce qu'il entend, mais bien "tout ce qu'il entendra": Cette action d'entendre est éternelle, comme l'est aussi la science. Or, dans ce qui est éternel, sans commencement et sans fin, à quelque temps que soit le verbe,



1. Jn 5,26.




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qu'il soit employé au passé ou au présent, ou au futur, peu importe; il est employé sans mensonge. Bien que l'immutabilité ineffable de cette nature ne permette pas de dire qu'elle a été ou qu'elle sera, mais seulement qu'elle est; en effet, elle est véritablement, parce qu'elle ne peut changer, et à elle seule il convenait de dire: "Je suis Celui qui suis"; et encore: "Tu diras aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous (1)"; cependant, à cause de la mutabilité du temps dans lequel se trouvent circonscrites notre mortalité et notre changeante nature, nous disons certainement sans mensonge: Il a été, il sera et il est. II a été dans les siècles passés, il est dans le présent, il sera dans les siècles à venir. Il a été, parce qu'il n'a jamais cessé d'être; il sera, parce qu'il ne cessera jamais d'exister; il est, parce qu'il est toujours. En effet, il ne meurt point avec les choses passées, et n'est pas comme s'il n'était déjà plus; il ne passe pas avec les choses présentes, comme il passerait s'il ne demeurait pas toujours le même; il n'apparaîtra pas avec les choses de l'avenir, comme il apparaîtrait s'il n'avait pas toujours existé. Comme la parole humaine change selon les révolutions des temps, on peut se servir de tous les temps en parlant de Celui qui n'a pu, ne peut et ne pourra manquer dans aucun temps. Le Saint-Esprit entend donc toujours, parce qu'il sait toujours. Donc il a su, et il sait, et il saura, et par là même il a entendu, et il entend, et il entendra; car, comme je l'ai déjà dit, pour lui, entendre c'est savoir, et pour lui, savoir c'est être. Donc il a entendu, il entend et il entendra de Celui dont il est, et il est de Celui dont il procède.

6. Ici quelqu'un me demandera peut-être si le Saint-Esprit procède aussi du Fils. Car le Fils est Fils du Père seul, et le Père est Père du Fils seul. Mais le Saint-Esprit est l'Esprit non pas de l'un dés deux, mais de tous les deux. Tu as la parole de Notre-Seigneur pour t'instruire, car il a dit: "Ce n'est pas vous qui parlez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (2)". Tu as aussi celle de l'Apôtre; la voici: "Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils dans vos coeurs (3)". Est-ce qu'il y a deux esprits, l'un du Père, et l'autre du Fils? A Dieu ne plaise. "Un seul



1. Ex 3,14. - 2. Mt 10,20. - 3. Ga 4,6.


Corps", dit l'Apôtre; pour nous représenter l'Eglise, et il ajoute aussitôt: "Et un seul Esprit". Et vois comme il complète la Trinité: "Comme vous êtes appelés", dit-il, "en une seule espérance de votre vocation, il n'y a qu'un seul Seigneur". Ici c'est Jésus-Christ qu'il a voulu désigner; il ne reste plus qu'à nommer le Père. Il continue donc: "Une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est sur tous, parmi tous et dans nous tous (1)". Comme il n'y a qu'un seul Père, un seul Seigneur, c'est-à-dire un seul Fils, il n'y a non plus qu'un seul Esprit; il est donc l'Esprit des deux. En effet, tandis que Jésus-Christ dit lui-même: "L'Esprit de votre Père qui parle en vous"; l'Apôtre dit aussi: "Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils dans vos coeurs". Dans un autre endroit, le même Apôtre dit: "Si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous". Assurément il veut dire ici l'Esprit du Père. Et cependant c'est encore de lui qu'il dit ailleurs: "Quiconque n'a pas l'Esprit de Jésus-Christ, n'est pas à lui (2)". Beaucoup d'autres témoignages montrent ainsi évidemment que Celui qui dans la Trinité est appelé l'Esprit-Saint est en même temps l'Esprit du Père et du Fils.

7. Ce n'est pas, je crois, pour une autre raison qu'on l'appelle proprement l'Esprit; bien que, si l'on nous demande ce que sont le Père et le Fils, nous ne puissions que répondre

Ils sont l'un et l'autre Esprit, car Dieu est Esprit (3); c'est-à-dire, Dieu n'est pas un corps, mais un Esprit. Ce qui était le nom commun des deux autres devait donc devenir le nom propre de Celui qui n'était ni l'un ni l'autre des deux premiers, mais Celui en qui paraissait l'union commune de tous les deux. Pourquoi alors ne croirions-nous pas que le Saint-Esprit procède aussi du Fils, puisqu'il est l'Esprit du Fils comme celui du Père? S'il ne procédait pas du Fils, quand Jésus-Christ se fit voir à ses disciples après sa résurrection, il n'aurait pas soufflé sur eux en disant: "Recevez le Saint-Esprit (4)". Que signifiait cette insufflation? Que le Saint-Esprit procède aussi de lui. A cela se rapporte encore ce qu'il dit de la femme qui souffrait d'une perte de sang: "Quelqu'un m'a touché; car j'ai senti une



1. Ep 4,4-6. - 2. Rm 8,11 - 3. Jn 4,24. - 4. Jn 20,22.


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"vertu sortir de moi (1)". Or, le Saint-Esprit est aussi désigné sous le nom de vertu, cela ressort clairement de ce passage où Marie ayant dit: "Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'homme?" l'ange lui répondit: "Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre (2)". Notre-Seigneur lui-même, promettant le Saint-Esprit à ses disciples, leur dit: "Mais vous, demeurez dans la ville, jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la vertu d'en haut (3)"; et encore: "Vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui surviendra en vous, et vous me servirez de témoins (4)". Nous devons le croire, c'est de cette vertu que parlait l'Evangéliste lorsqu'il disait: "Une vertu sortait de lui et les guérissait tous (5)".

8. Si le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, pourquoi donc le Fils dit-il: "Il procède du Père (6)?" Pourquoi? parce qu'il a coutume de rapporter ce qui est de lui-même à celui dont il est lui-même. De là cette parole: "Ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais la a doctrine de Celui qui m'a envoyé (7)". Si donc nous reconnaissons que cette doctrine est bien la sienne, quoiqu'il dise qu'elle n'est pas la sienne, mais celle du Père; à combien plus forte raison devons-nous reconnaître que le Saint-Esprit "procède de lui-même", puisque, en disant qu'il procède du Père, il ne dit pas qu'il ne procède pas de lui-même? Or, Celui dont le Fils a reçu la nature divine (car il est Dieu de Dieu), lui a donné encore que le Saint-Esprit procède aussi de lui; et le Saint-Esprit tient aussi du Père de procéder du



1. Lc 8,46. - 2. Lc 1,34-35. - 3. Lc 24,49. - 4. Ac 1,8. - 5. Lc 6,19. - 6. Jn 15,26. - 7. Jn 7,16.


Fils, comme il procède du Père lui-même.

9. Par là nous pouvons comprendre, autant que des hommes tels que nous en sont capables, pourquoi on ne dit pas que le Saint-Esprit est né, mais qu'il procède. Car s'il était, lui aussi, appelé Fils, il serait appelé le fils de tous les deux, ce qui est le comble de l'absurdité. Car on est le fils, non pas de deux pères, mais seulement d'un père et d'une mère. Or, loin de nous la pensée de supposer quelque chose de semblable entre Dieu le Père, et Dieu le Fils. Car même un homme ne procède pas en même temps de son père et de sa mère. Lorsqu'il procède du père dans la mère, alors il ne procède pas de la mère; et lorsqu'il procède de la mère pour paraître au jour, alors il ne procède pas du père. Le Saint-Esprit ne procède pas du Père dans le Fils, et du Fils il ne procède pas dans la créature qu'il doit sanctifier; mais il procède en même temps de l'un et de l'autre: quoique le Père ait donné au Fils que le Saint-Esprit procède de lui comme il procède du Père. Nous ne pouvons point dire que le Saint-Esprit n'est point la vie, puisque le Père est la vie et que le Fils l'est aussi. Et ainsi, comme le Père a la vie en lui-même, il a donné au Fils d'avoir la vie en lui; de même le Père a donné au Fils que la vie procède de lui, comme elle procède du Père. Mais voici les paroles que Notre-Seigneur ajoute: "Et les choses qui doivent venir, il vous les annoncera. Il me glorifiera, car il recevra du mien et vous l'annoncera. Toutes les choses qu'a le Père sont miennes; c'est pourquoi j'ai dit qu'il recevra du mien et vous l'annoncera". Comme ce discours est déjà trop long, il faut renvoyer l'explication de ce passage à un autre jour.



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CENTIÈME TRAITÉ

Jn 16,43-45

LA VRAIE GLOIRE

SUR LES DERNIÈRES PAROLES DE LA MÊME LEÇON. Jn 16,43-45


Le Saint-Esprit faisant connaître Jésus-Christ et donnant aux Apôtres le courage de l'annoncer, le glorifiera véritablement, car il ne peut se tromper ni sur la personne du Sauveur ni sur quoi que ce soit: gloire pure et solide, bien différente de celle que peuvent se procurer les hommes sujets à errer. Le Saint-Esprit ne se trompe pas, car, procédant du Père et du Fils, il reçoit de l'un la science de l'autre.



1. Lorsque Notre-Seigneur promit à ses disciples que le Saint-Esprit viendrait en eux, il leur dit: "Il vous enseignera toute vérité"; ou bien, comme nous lisons dans quelques exemplaires: "Il vous conduira dans toute "vérité; car il ne parlera pas de lui-même, "mais il dira tout ce qu'il entendra". Sur ces paroles dé notre Evangile, nous avons déjà exposé ce qu'il a plu au Seigneur de nous révéler. Maintenant, portez votre attention sur celles qui suivent: "Et il vous annoncera", dit Notre-Seigneur, "les choses à venir". Il n'y a rien ici qui doive nous arrêter, parce que tout est facile à comprendre; il ne s'y trouve aucune difficulté dont on puisse nous demander l'explication. Mais quant à ce qu'il ajoute: "C'est lui qui me glorifiera, parce qu'il recevra du mien, et il vous l'annoncera", il ne faut pas le laisser passer sans une grande attention. "C'est lui qui me glorifiera". Ces paroles peuvent s'entendre en ce sens, qu'en répandant la charité dans le coeur des fidèles et en faisant d'eux des hommes spirituels, il leur a fait connaître que le Fils est égal au Père, tandis qu'ils ne le connaissaient auparavant que selon la chair et croyaient qu'il était un homme comme les autres hommes. On peut encore, et sans craindre de se tromper, entendre ces paroles en ce sens, qu'après avoir puisé dans la charité une grande confiance et avoir répudié toute crainte, ils annoncèrent Jésus-Christ aux hommes et qu'ainsi sa renommée s'est répandue dans tout l'univers. Par conséquent, lorsqu'il dit: "C'est lui qui me glorifiera", c'est comme s'il disait: C'est lui qui vous enlèvera. toute crainte et vous inspirera pour moi un amour si vif que vous

m'annoncerez avec plus d'ardeur, que vous répandrez par toute la terre la bonne odeur de ma gloire, et que vous propagerez l'honneur de mon nom. Ce qu'ils devaient faire dans le Saint-Esprit, il dit que le Saint-Esprit le fera lui-même en eux; car il s'exprime encore ainsi en un autre endroit: "Ce n'est pas vous qui parlez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (1)". Le verbe grec doxasei, qui se trouve employé ici, les interprètes latins l'ont traduit, les uns par "clarifiera", les autres par "glorifiera"; car le mot grec doza, racine du verbe doxasei, signifie tout à la fois clarté et gloire; mais comme la gloire produit l'éclat, et que l'éclat produit aussi la gloire, il s'ensuit que ces deux expressions signifient la même chose. Or, les plus célèbres des anciens auteurs latins ont défini la gloire un grand renom accompagné de louanges. Lorsque fa gloire de Jésus-Christ se fut répandue dans le monde, il ne faut pas croire qu'elle procura un avantage quelconque à Jésus; tout l'avantage fut pour le monde. Lorsqu'on loue le bien, l'avantage n'est pas pour le bien qui est louangé, mais pour ceux qui le louent.

2. Remarquez-le toutefois: il y a aussi une fausse gloire; elle est fausse quand tous ceux qui louent se trompent soit pour les choses, soit pour les hommes, soit pour les hommes et les choses. Ils se trompent pour les choses, quand ils regardent comme bon ce qui est mauvais; ils se trompent dans les hommes, quand ils regardent comme bon celui qui est mauvais; ils se trompent dans les uns et les autres, quand ils regardent comme vertu ce qui est vice, et que l'homme bon ou mauvais


1. Mt 10,20.

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auquel on prodigue des louanges, parce qu'on lui suppose cette fausse vertu, ne la possède pas réellement. Par exemple: donner son bien aux histrions, c'est un grand vice et non une vertu: et, vous le savez, on ne tarit pas en éloges pompeux sur le compte de ceux qui le font. Car il est écrit: "Le pécheur est loué dans les désirs de son âme, et celui a qui fait le mal est béni (1)". Ici, les louangeurs se trompent non pas relativement aux hommes, mais par rapport aux choses; car ce qu'ils croient bon est mauvais. Et ceux qui se livrent à ces honteuses largesses sont bien tels que les soupçonnent et les voient évidemment ceux qui les louent. Supposé, au contraire, quelqu'un qui feint d'être juste et ne l'est pas, puisqu'il n'agit pas pour Dieu, c'est-à-dire pour la vraie justice, et que dans tout ce qu'il paraît faire de louable devant les hommes, il ne cherche et n'aime que la gloire qui vient des hommes; si ceux qui parlent de lui fréquemment avec louanges pensent qu'il vit uniquement pour Dieu d'une manière aussi honorable, ceux-là se trompent, non sur la chose, mais sur le compte de l'homme. Ce qu'ils croient bon, est bon en effet; mais celui qu'ils croient bon, n'est pas bon réellement. Mais si, par exemple, on regardait comme bonne la connaissance de la magie, et si un homme passait pour avoir délivré sa patrie par le moyen de cet art, bien que, dans le fait, il l'ignore entièrement, et que par là il acquît auprès des impies une réputation élogieuse, c'est-à-dire la gloire; ceux qui le loueraient ainsi se tromperaient sur la chose et sur l'homme; sur la chose, car ce qu'ils regardent comme bon est réellement mauvais; sur l'homme, car il n'est pas ce qu'ils pensent: aussi la gloire acquise de ces trois manières est-elle fausse. Mais lorsqu'il s'agit d'un homme juste par Dieu et pour Dieu, c'est-à-dire véritablement juste et qu'on en parle avec louanges à cause de sa justice, sa gloire est -véritable; cependant il ne faut pas croire que ces louanges font le bonheur du juste; ceux qu'il faut féliciter, ce sont ceux-là mêmes qui le louent; car ils jugent sainement des choses et ils aiment la justice. A bien plus forte raison, la gloire du Seigneur Jésus a profité, non pas à lui, mais à ceux auxquels a profité sa mort.

3. Toutefois la gloire dont il jouit parmi les


1. Ps 9,3.

hérétiques n'est pas véritable, bien que ceux-ci semblent souvent parler de lui avec louanges; ce n'est pas une vraie gloire, parce qu'ils se trompent et sur la chose et sur la personne; en effet, ils regardent comme bon ce qui ne l'est pas, et, à leurs yeux, Jésus est ce qu'il n'est pas réellement. Que le Fils unique ne soit pas égal au Père, ce n'est pas Une bonne chose; comme ce n'est pas une bonne chose que le Fils unique de Dieu ne soit qu'un homme et ne soit pas Dieu, que la chair de la Vérité ne soit pas une vraie chair. De ces trois propositions que je viens d'énoncer, la première est soutenue par les Ariens, la seconde par les Photiniens, et la troisième par les Manichéens. Mais comme rien de tout cela n'est bon, et que Jésus-Christ n'est rien de tout cela, ils se trompent et sur la chose et sur la personne. Et ils ne donnent pas une vraie gloire à Jésus-Christ, quoique parmi eux on semble souvent parler de lui avec éloge. Tous les hérétiques, et il serait trop long de les énumérer, qui n'ont pas des sentiments vrais sur Jésus-Christ, se trompent, parce qu'ils n'ont pas non plus des idées justes sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Les païens, quoique plusieurs d'entre eux aient loué Jésus-Christ, se trompent également sur la personne et sur la chose, car ils parlent, non pas selon la vérité de Dieu, mais bien plutôt selon leur propre opinion; ils disent qu'il était un homme, un habile magicien. Ils méprisent les chrétiens comme des ignorants, et ils louent Jésus-Christ comme un magicien; ainsi montrent-ils ce qu'ils aiment, mais ils n'aiment pas Jésus-Christ; car ce qu'il n'était pas, c'est ce qu'ils aiment. Ils se trompent donc et sur la personne et sur la chose, puisque c'est mal d'être magicien et que Jésus-Christ ne l'était pas, puisqu'il est bon. Comme nous n'avons rien à dire ici de ceux qui méprisent et blasphèment Jésus-Christ, puisque nous parlons de la gloire dont il a été honoré dans le monde, nous dirons que le Saint-Esprit ne l'a glorifié de sa vraie gloire que dans la sainte Eglise catholique. Hors de là, en effet, c'est-à-dire chez les hérétiques et même chez certains païens, sa vraie gloire n'a pu se trouver sur la terre, pas même là où l'on semblait parler souvent de lui avec éloge. Aussi, la vraie gloire qu'il trouve dans l'Eglise catholique (82) est ainsi chantée par le Prophète: "Mon Dieu, élevez-vous au-dessus des cieux, et que votre gloire soit sur toute la terre (1)". Qu'après son exaltation le Saint-Esprit dût venir et le glorifier, c'est ce qu'annonçait le Psalmiste, c'est ce qu'avait promis Jésus-Christ lui-même; nous en voyons maintenant l'accomplissement.

4. Quant à ce que dit le Sauveur: "Il recevra du mien et vous l'annoncera", écoutez-le avec des oreilles catholiques, comprenez-le avec des esprits catholiques. Il ne s'ensuit pas, en effet, comme l'ont pensé quelques hérétiques, que le Saint-Esprit soit moindre que le Fils; comme si le Fils recevait du Père, et le Saint-Esprit du Fils, en raison de différences qui existeraient dans leur nature. Loin de nous de le croire; loin de nous de le dire; loin de tout coeur chrétien même de le penser. Du reste, Notre-Seigneur tranche lui-même la difficulté et nous explique aussitôt ce qu'il a voulu dire: "Toutes les


1. Ps 107,6.

choses", dit-il, "qu'a le Père, sont miennes; c'est pourquoi j'ai dit qu'il recevra du mien et vous l'annoncera". Que voulez-vous de plus? Le Saint-Esprit reçoit donc du Père et le Fils aussi; parce que dans cette Trinité, le Fils est né du Père, et que le Saint-Esprit en procède. Celui qui n'est pas né d'un autre et qui ne procède de personne, c'est le Père seul. Mais dans quel sens le Fils unique a-t-il dit: "Toutes les choses que le Père a, sont miennes?" Certes, ce n'est pas dans le sens dans lequel il a été dit à ce fils non unique, mais l'aîné des deux: "Tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi (1)". Nous le constaterons avec soin, si le Seigneur nous en fait la grâce, à l'occasion de ce passage où le Fils dit au Père: "Et tout ce qui est à moi est à vous, et ce qui est à vous est à moi (2)". Il faut, en effet, terminer ce discours; ce qui suit demandant, pour être traité, un exorde différent.

1. Lc 15,31. - 2. Jn 17,10.




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CENT UNIÈME TRAITÉ

Jn 16,16-23

LA VIE PRÉSENTE ET LA VIE FUTURE.

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR: "ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS NE ME VERREZ PLUS", JUSQU'A CES AUTRES: "ET EN CE JOUR VOUS NE ME DEMANDEREZ RIEN". Jn 16,16-23



Entre le moment de la mort du Christ et celui de sa résurrection devaient déjà se vérifier ces paroles: "Encore un peu de temps, etc." Mais elles ont particulièrement trait, d'abord à la vie présente, où nous gémissons, et ensuite à la vie éternelle, où nous saurons tout et où rien ne nous manquera.


1. Ces paroles de Notre-Seigneur à ses disciples: "Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps et vous me verrez, parce que je vais à mon Père", étaient pour eux si obscures, avant l'accomplissement de ce qu'elles annonçaient, qu'ils se demandaient entre eux ce qu'il voulait dire, et qu'ils avouaient n'y rien comprendre. L'Evangile, en effet, ajoute: "Quelques-uns donc des disciples se dirent entre eux: Qu'est-ce qu'il nous dit: Encore un "peu de temps et vous me verrez, et encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, parce que je vais à mon Père? Ils disaient donc: Qu'est-ce qu'il nous dit: Encore un peu de temps? Nous ne savons ce qu'il dit". Ce qui les embarrassait, c'est qu'il disait: "Encore un peu de temps et vous ne me verrez pas, et encore un peu de temps et vous me verrez". Auparavant il leur avait dit, non pas: "Encore un peu de temps"; mais seulement: "Je vais à mon Père, et vous ne me verrez plus (1)".


1. Jn 16,10.

83


Il semblait alors leur parler clairement, et entre eux ils ne se demandèrent rien à ce sujet. Mais ce qui leur était alors caché et leur fut découvert peu après, nous est maintenant connu. Peu après, en effet, Jésus-Christ souffrit, et ils ne le virent plus; et encore un peu après, il ressuscita, et ils le virent de nouveau. Par le mot "plus" il voulait leur faire comprendre qu'ils ne le verraient plus à l'avenir, et nous avons déjà expliqué que c'est le sens qu'il faut donner à ces paroles: "Vous ne me verrez plus"; car, à l'occasion de cet autre passage: "L'Esprit-Saint accusera le monde touchant la justice, parce que je vais au Père, et vous ne me verrez plus (1)", nous avons dit qu'ils ne le verraient plus dans un corps mortel. 2. "Mais Jésus", continue l'Evangéliste, "connut qu'ils voulaient l'interroger, et il leur dit: Vous vous demandez entre vous ce que j'ai dit: Encore un peu de temps, et vous ne me verrez pas; et encore un peu temps, et vous me verrez. En vérité, en vérité, je vous dis que vous pleurerez et vous gémirez, vous, et le monde se réjouira; vous serez contristés, mais votre tristesse se changera en joie". Ces paroles peuvent s'entendre en ce sens que les disciples furent contristés par la mort de Notre-Seigneur et réjouis aussitôt après par sa résurrection. Mais le monde, et par là il faut entendre ses ennemis, c'est-à-dire ceux qui le mirent à mort, le monde s'est réjoui de la mort de Jésus-Christ, pendant que ses disciples en étaient contristés. Par le mot "monde", on peut entendre la malice de ce monde, c'est-à-dire des hommes qui aiment le monde. C'est pourquoi l'apôtre saint Jacques dit dans son épître: "Quiconque voudra être ami de ce monde se rend ennemi de Dieu (2)". Inimitiés contre Dieu en raison desquelles on n'a pas épargné même son Fils unique.

3. Le Seigneur ajoute ensuite: "Une femme, lorsqu'elle enfante, est dans la tristesse, parce que son heure est venue; mais lorsqu'elle a enfanté un fils, elle ne se souvient plus de sa douleur à cause de sa joie, "parce qu'un homme est né au monde. Et vous, vous avez maintenant de la tristesse; mais je vous verrai de nouveau, et votre coeur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie". Cette comparaison ne


1. Traité XCV. - 2. Jc 4,4.

paraît pas difficile à comprendre. L'explication en est toute trouvée, puisque Notre-Seigneur nous l'a donnée lui-même. L'enfantement est comparé à la tristesse, et la délivrance à la joie, qui est d'ordinaire plus grande lorsque, au lieu d'une fille, c'est un garçon qui vient au monde. Quant à ces mots: "Personne ne vous ravira votre joie n, comme Jésus lui-même est leur joie, ils nous sont expliqués par ce que dit l'Apôtre: "Jésus-Christ ressuscitant d'entre les morts ne mourra plus, et la mort n'exercera plus jamais sur lui son empire (1)".

4. Jusque-là, nous n'avons fait que courir dans cette partie de l'Evangile que nous expliquons aujourd'hui, tant chaque chose est facile à comprendre; mais ce qui suit demande une attention bien plus profonde. Que veulent dire en effet ces paroles: "Et en ce jour vous ne me demanderez rien?" Le mot ici employé, rogare, ne signifie pas seulement demander, il signifie encore interroger. Et l'Evangile grec, dont celui-ci est la traduction, emploie lui aussi un mot qui présente les deux sens. Ainsi le grec ne peut nous aider à découvrir le sens précis du mot latin; et quand il pourrait le faire, toute difficulté n'aurait pas disparu. Car nous voyons qu'après sa résurrection Notre-Seigneur a été interrogé et prié. Ses disciples l'ont interrogé, au moment où il montait au ciel, pour savoir quand il reviendrait et rétablirait le royaume d'Israël (2). Il était déjà dans le ciel, quand il fut prié par saint Etienne de vouloir bien recevoir son âme (3). Où est l'homme assez osé pour penser ou dire qu'il ne faut pas prier Jésus-Christ aujourd'hui qu'il est assis au plus haut des cieux, puisqu'on le priait lorsqu'il était sur la terre? qu'il ne faut pas prier Jésus-Christ aujourd'hui qu'il est immortel, puisqu'il fallait le prier quand il était mortel? Ah! mes très-chers frères, prions-le plutôt de vouloir bien résoudre lui-même cette difficulté, en faisant briller sa lumière dans nos coeurs, pour nous faire comprendre ce qu'il a voulu dire.

5. Je le pense, ces paroles: "De nouveau je vous verrai et votre coeur se réjouira, et personne ne vous enlèvera votre joie", doivent se rapporter non pas au temps où, après sa résurrection, il leur donna sa chair à voir et à toucher (4), mais plutôt à ce temps dont il


1. Rm 6,9. - 2. Ac 1,6. - 3. Ac 7,58. - 4. Jn 20,27.

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avait déjà dit: "Celui qui m'aime sera aimé par mon Père, et je l'aimerai, et je me montrerai à lui (1)". Déjà, en effet, Jésus-Christ était ressuscité, déjà il s'était montré dans sa chair à ses disciples, déjà il était assis à la droite du Père, quand l'apôtre Jean, dont nous expliquons l'Evangile, disait dans fine de ses épîtres: "Mes bien-aimés, maintenant nous sommes les enfants de Dieu, mais ce que nous serons n'est point encore apparu; nous savons que, quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (2)". Cette vision n'est pas pour cette vie, mais pour la vie future; elle est,non pas du temps, mais de l'éternité. "C'est", dit celui qui est la vie, "c'est vie éternelle, de vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (3)". Au sujet de cette vision et de cette connaissance, l'Apôtre nous dit: "Nous ne voyons rien maintenant a que comme dans un miroir et sous des images obscures; mais alors nous verrons face à face. Maintenant je ne le connais qu'imparfaitement, mais alors je le connaîtrai comme:(je suis connu de lui (4)". Ce fruit de tout son travail, l'Eglise l'enfante aujourd'hui par ses désirs; alors elle le produira en le voyant. Maintenant elle l'enfante en gémissant, alors elle le produira en se réjouissant; maintenant elle l'enfante en priant, alors elle le produira en louant. Et c'est un garçon; car c'est à ce fruit de là contemplation que se rapportent toutes les oeuvres de l'action. Seul il est libre; car il est désiré pour lui-même et il ne se rapporte à rien autre chose. C'est lui que sert toute action, c'est à lui que se rapporte tout ce qui se fait de bien, parce que le bien se fait pour lui; on n'entre en possession de lui, et on ne le possède que pour lui-même, et ce n'est point pour autre chose. Il est la fin qui nous doit suffire: il est donc éternel; car la seule fin qui puisse nous suffire est celle qui n'a pas de fin. C'est ce qui était inspiré à Philippe, lorsqu'il disait: "Montrez-nous le Père, et cela nous suffit". En promettant de le lui montrer, le Fils lui fait la promesse de se montrer lui-même: "Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi (5)?" C'est donc avec raison que nous entendons ces paroles: "Personne ne vous enlèvera


1. Jn 14,21. - 2. 1Jn 3,2. - 3. Jn 17,3. - 4. 1Co 13,12-13. - 5. Jn 14,8-10.

votre joie", la joie de l'objet qui nous suffit.

6. Parce que nous venons de dire, il nous est, ce me semble, possible de mieux saisir ces paroles: "Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps et vous me verrez". Ce peu de temps dont parle Notre-Seigneur, c'est tout l'espace qui renferme le temps présent. C'est pourquoi notre Evangéliste dit encore dans une de ses épîtres: "C'est la dernière heure (1)". Et ce que Notre-Seigneur ajoute: "Parce que je vais à mon Père", doit se rapporter à la première phrase: "Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus"; et non pas à la seconde, où il dit: "et encore un peu de temps et vous me verrez". Dès lors qu'il devait aller au Père, ils ne devaient plus le voir. Il ne dit donc pas qu'il devait mourir, et que jusqu'à sa résurrection il serait soustrait à leur vue; mais il dit qu'il devait aller au Père; ce qu'il fit après sa résurrection, lorsqu'après avoir conversé avec eux pendant quarante jours, il monta au ciel (2). Il dit donc "Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus". Et il ledit à ceux qui le voyaient corporellement, parce qu'il devait aller au Père, et qu'ils ne le verraient plus comme homme mortel, et tel qu'il était lorsqu'il leur disait ces choses. Quant à ce qu'il ajoute: "Et encore un peu de temps, et vous me verrez", c'est à toute l'Eglise qu'il le promet; comme c'est à toute l'Eglise qu'il a fait cette autre promesse: "Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (3)". Le Seigneur ne retardera pas l'accomplissement de sa promesse: Encore un peu de temps, et nous le verrons, mais dans un état où nous n'aurons pas à le prier ni à l'interroger, parce qu'il ne nous restera rien à désirer ni rien de caché à apprendre. Ce peu de temps nous paraît long, parce qu'il n'est pas encore passé; mais quand il sera fini, trous comprendrons combien il était court. Que notre joie ne ressemble donc pas à celle du monde dont il est dit: "Mais le monde se réjouira"; et néanmoins, pendant l'enfantement du désir de l'éternité, que notre tristesse ne soit pas sans joie; car, dit l'Apôtre: "Joyeux en espérance, patients en tribulations (5)". En effet, la femme qui enfante, et à laquelle nous avons été comparés, ressent plus de joie à mettre au monde un enfant, qu'elle ne ressent de tristesse à souffrir sa douleur présente. Mais finissons ici ce discours. Ce qui suit offre en effet une difficulté très-épineuse; il faut ne pas le circonscrire dans le peu de temps qui nous reste, afin de pouvoir l'expliquer avec plus de loisir, s'il plait au Seigneur de nous en faire la grâce.

1. Jn 2,18. - 2. Ac 1,3-9. - 3. Mt 28,20. - 4. Rm 12,12.

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Augustin sur Jean 99