Augustin sur Jean 102

102

CENT DEUXIÈME TRAITÉ

Jn 16,23-28

L'HOMME SPIRITUEL

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR: "EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ JE VOUS LE DIS, SI VOUS DEMANDEZ QUELQUE CHOSE AU PÈRE EN MON NOM, IL VOUS LE DONNERA", JUSQU'À CES AUTRES: "DE NOUVEAU JE LAISSE LE MONDE ET JE VAIS AU PÈRE".




Pour obtenir du Père ce qu'on lui demande, il faut d'abord connaître Jésus-Christ tel qu'il est et ne rien demander qui ne se rapporte au salut. Mais, pour cela, il faut être spirituel, et c'est ce que le Sauveur promet è ses Apôtres de leur obtenir de la part du Père; car il les aime.


1. Il nous faut maintenant expliquer ces paroles de Notre-Seigneur: "En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera". Déjà, dans les premières parties de ce discours de Notre-Seigneur, et à l'occasion de ceux qui demandent certaines choses au Père au nom de Jésus-Christ et ne les reçoivent pas, nous avons dit que demander quelque chose de contraire au salut (1), ce n'est pas demander au nom du Sauveur; car lorsque Jésus a dit: "En mon nom", il a voulu faire allusion, non pas au bruit que font les lettres et les syllables, mais à ce que ce son signifie et représente réellement. Ainsi celui qui pense de Jésus-Christ ce qu'il ne doit pas penser du Fils unique de Dieu, ne demande pas en son nom, bien qu'il prononce les lettres et les syllabes qui composent son nom; il demande au nom de celui dont il se fait l'idée au moment où il formule sa demande. Pour celui qui pense de Jésus-Christ ce qu'il en doit penser, il demande en son nom, et il reçoit ce qu'il demande, si d'ailleurs il ne demande rien de contraire à son salut éternel. Mais il le reçoit quand il doit le recevoir. Il est certaines choses qui ne sont pas refusées, mais qui sont différées, pour être


1. Traité LXXIII.


données dans un temps opportun. il faut donc entendre que, par ces paroles. "Il vous donnera, à vous", Notre-Seigneur a voulu désigner les bienfaits particuliers à ceux qui les demandent. Tous les saints, en effet, sont toujours exaucés pour eux-mêmes, mais ils ne le sont pas toujours pour tous, pour leurs amis, leurs ennemis, ou les autres; car Notre-Seigneur ne dit pas absolument: "il donnera"; mais: "il vous donnera à vous".

2. "Jusqu'à présent", dit Notre-Seigneur, "vous n'avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit entière. Cette joie qu'il appelle une joie pleine, n'est pas une joie charnelle, mais une joie spirituelle, et quand elle sera si grande qu'on ne pourra plus rien y ajouter, alors elle sera pleine. Donc tout ce que nous demandons pour nous aider à obtenir cette joie, il faut le demander au nom de Jésus-Christ, si nous comprenons bien la grâce divine, et si nous demandons vraiment la vie bienheureuse. Demander tout autre chose, c'est ne rien demander hors de là. Sans doute, il y a autre chose; mais en comparaison d'une si grande chose, tout ce que nous pourrions désirer n'est rien. On ne peut pas dire, en effet, que l'homme n'est rien, et cependant l'Apôtre dit de lui: "Il pense être quelque (86) chose, et il n'est rien (1)". Car, en comparaison de l'homme spirituel qui sait que c'est par la grâce de Dieu qu'il est ce qu'il est, celui qui s'abandonne à de vains sentiments de lui-même n'est rien. Ainsi on peut très-bien entendre que, dans ces paroles: "En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous demandez quelque chose au Père en mon nom, il vous le donnera", Notre-Seigneur, par ces mots, "quelque chose", a voulu parler, non pas de toute sorte de choses, mais de quelque chose dont on ne puisse dire que ce n'est rien en comparaison de la vie éternelle. Ce qui suit: "Jusqu'à présent vous n'avez rien demandé en mon nom", peut s'entendre de deux manières. Ou bien vous n'avez pas demandé en mon nom, parce que vous n'avez pas connu mon nom comme il doit être connu; ou bien vous n'avez rien demandé, parcequ'en comparaison de ce que vous deviez demander, ce que vous avez demandé doit être regardé comme rien. Aussi, pour les exciter à demander en son nom, non pas rien, mais une joie pleine (car s'ils demandent autre chose, cette autre chose n'est rien), il leur dit: "Demandez, et vous recevrez, afin que votre a joie soit pleine"; c'est-à-dire, demandez en mon nom que votre joie soit pleine, et vous le recevrez. Car les saints qui demandent avec persévérance ce bien-là, la miséricorde divine ne les trompera pas.

3. Notre-Seigneur continue: "Je vous ai dit ces choses en paraboles: l'heure vient où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais où je vous parlerai ouvertement de mon Père". Je pourrais dire que cette heure dont parle Notre-Seigneur doit s'entendre du siècle futur, où nous verrons ouvertement ce que l'apôtre Paul appelle face à face; ainsi ces mots: "Je vous ai dit ces choses en paraboles", semblent n'être autre chose que ce que dit le même Apôtre: "Nous voyons maintenant par miroir en énigme (2). Je vous parlerai ouvertement", parce que c'est par le Fils que le Père se fera voir, selon ce qu'il dit lui-même ailleurs: "Et personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils et celui auquel le Fils voudra le révéler (3)". Mais ce sens paraît opposé à ce qui suit: "En ce jour vous demanderez en mon nom". Car dans le siècle futur, quand nous serons arrivés à ce royaume, où nous serons semblables à lui,


1. Ga 6,3. - 2. 1Co 13,12. - 3. Mt 11,27.


parce que nous le verrons tel qu'il est (1), que pourrons-nous demander, puisqu'au milieu de tous les biens nos désirs seront satisfaits (2)? C'est pourquoi il est dit dans un autre psaume: "Je serai rassasié, quand votre gloire paraîtra (3)". Une demande, en effet, est la preuve d'une certaine indigence; or, nulle indigence ne peut exister là où il y aura satiété complète.

4. Autant que je puis m'en rapporter à mon jugement, il n'y a donc plus qu'une chose à faire, c'est de croire que Jésus a voulu promettre à ses disciples de les rendre spirituels, de charnels et grossiers qu'ils étaient; sans les rendre néanmoins tels que nous serons, quand notre corps lui-même sera spiritualisé, mais en les rendant tels qu'était celui qui disait: "Nous prêchons la sagesse au milieu des parfaits (4)"; et encore: "Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels (5)"; et encore: "Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit qui est de Dieu, afin que nous connaissions les choses qui nous ont été données par Dieu; choses que nous annonçons, non avec les doctes paroles de la sagesse humaine, mais avec les doctes paroles de l'esprit: appropriant les choses spirituelles aux spirituels; car l'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu". L'homme animal ne percevant pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu, tout ce qu'il entend sur la nature de Dieu, il l'entend de telle sorte qu'il ne peut s'imaginer qu'il soit autre chose qu'un corps, aussi grand, aussi étendu que vous voudrez, aussi lumineux, aussi beau que vous le supposez, mais enfin toujours un corps. Toutes les paroles de la Sagesse sur la substance incorporelle et immuable sont donc pour lui des paraboles: non qu'il les regarde comme telles; mais parce qu'il se fait des idées comme ceux qui entendent les paraboles et ne les comprennent pas. Mais l'homme spirituel commence à juger toutes choses et à n'être jugé par personnes,; quoique dans cette vie il voie encore par miroir et en partie, néanmoins, sans l'intermédiaire d'aucun sens du corps et sans le secours de cette imagination qui reçoit ou produit les images des corps, mais bien par la très-certaine intelligence de son âme, il comprend que Dieu


1. 1Jn 3,2. - 2. Ps 102,5. - 3. Ps 16,15. - 4. 1Co 2,6. - 5. 1Co 3,1. - 6. 1Co 2,12-15.


87 n'est pas un corps, mais un esprit. A la manière si positive dont le Fils nous parle du Père, on comprend qu'il est la même nature avec celui qui l'annonce. Alors ceux qui demandent, demandent en son nom; parce que par le son de son nom ils ne comprennent pas autre chose que ce qui est désigné par ce nom, et la vanité ou la faiblesse de leur esprit ne leur fait pas imaginer que le Père est dans un lieu et que le Fils se trouve dans un autre, qu'il est debout devant lui et qu'il le prie pour nous: ils ne s'imaginent pas non plus que le Père et le Fils aient des corps, que ces corps occupent des places différentes, et que le Verbe adresse à celui dont il est le Verbe des paroles qui auraient à traverser l'espace interposé entre la bouche de celui qui parle et les oreilles de celui qui écoute; ils ne se représentent pas davantage des choses semblables à celles que forgent dans leurs coeurs les hommes charnels et grossiers. Pour les hommes spirituels, lorsqu'ils pensent à Dieu, tout ce que l'habitude de voir et de toucher des corps leur rappelle de matériel, ils le renient et le repoussent, comme on chasse des mouches importunes; ils l'éloignent des yeux de leur âme; ils acquiescent à la vérité de cette lumière dont le témoignage et le jugement leur prouvent que ces images corporelles qui se présentent aux yeux de leur esprit, sont absolument fausses. Ceux-là peuvent en quelque manière se représenter Notre-Seigneur Jésus-Christ, en tant qu'homme intercédant pour nous auprès du Père, et en tant que Dieu nous exauçant avec le Père. C'est, j'imagine, ce que Jésus a voulu nous faire comprendre quand il a dit: "Et je ne vous dis point que je prierai le Père pour vous". Mais l'oeil spirituel de l'âme peut seul parvenir à comprendre comment le Fils ne prie pas le Père, et comment le Père et le Fils exaucent par ensemble ceux qui les prient.

5. "Car le Père lui-même", dit Notre-Seigneur, "vous aime parce que vous m'avez aimé". Le Père nous aime-t-il parce que nous l'aimons, ou bien ne l'aimons-nous point parce qu'il nous aime? Notre Evangéliste va nous répondre dans son épître: "Nous aimons", dit-il, "parce qu'il nous a aimés le premier (1)". Le motif qui nous le fait aimer, c'est donc qu'il nous a aimés le premier; c'est donc un don de Dieu que d'aimer Dieu. Il nous a donné de l'aimer, car avant d'être aimé, il nous a aimés. Nous lui déplaisions, et il nous a aimés, afin qu'il y eût en nous de quoi lui plaire. Car nous n'aimerions pas le Fils, si nous n'aimions aussi le Père. Le Père nous aime parce que nous aimons le Fils; mais c'est du Père et du Fils que nous avons reçu la grâce d'aimer et le Père et le Fils; la charité, en effet, a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit des deux (2); et cet Esprit nous fait aimer et le Père et le Fils, et avec le Père et le Fils il se fait aimer lui-même. Ce pieux amour dont nous honorons Dieu, c'est Dieu lui-même qui l'a fait naître en nous, et il a vu qu'il était bon; c'est pourquoi il a aimé ce qu'il avait fait lui-même. Mais il n'aurait pas fait en nous ce qu'il y aime, si, avant de le faire, il ne nous avait pas aimés.

6. "Et vous avez cru", continue Notre-Seigneur, "que je suis sorti de Dieu. Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde. Maintenant, je laisse le monde et je vais à mon Père". Nous l'avons cru entièrement, et, certes, ce n'est pas difficile à croire, parce qu'en venant dans ce monde il est sorti du Père sans abandonner le Père; et il retourne au Père en laissant le monde, mais sans quitter le monde. Il est sorti du Père, parce qu'il est du Père; il est venu dans le monde, parce qu'il a montré au monde le corps qu'il avait pris dans le sein d'une vierge. Il a laissé le monde en s'éloignant de lui corporellement; il est retourné au Père par l'ascension de son humanité. Mais il n'a pas quitté le monde, car il y est présent par sa providence.


1. Jn 4,10. - 2. Rm 5,5


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CENT TROISIÈME TRAITÉ

Jn 16,29-33

LA FOI DES APOTRES

SUR CE QUI EST DIT DEPUIS CES MOTS: "SES DISCIPLES LUI DISENT: VOICI QUE MAINTENANT VOUS PARLEZ OUVERTEMENT", JUSQU'À CES AUTRES: "MAIS AYEZ CONFIANCE, MOI J'AI VAINCU LE MONDE".


Les disciples de Jésus ne le comprenaient pas encore et croyaient néanmoins le comprendre; ils voyaient briller en lui l'omniscience et, en conséquence, ils croyaient en lui. Cependant le Sauveur leur prédit que, eu dépit de leur foi, ils le quitteront, mais seulement pour un temps.


1. A plusieurs indices répandus dans tout l'Evangile, on reconnaît ce qu'étaient les disciples de Jésus-Christ, lorsque, leur parlant avant sa passion, il leur disait de bien grandes choses: ils étaient pourtant bien petits, mais cependant il s'adressait à eux comme il le fallait pour dire de grandes choses à des petits; car ils n'avaient pas encore reçu le Saint-Esprit comme ils le reçurent après sa résurrection, au moment où Jésus souffla sur eux, ou bien lorsque l'Esprit-Saint descendit du ciel sur eux, et par conséquent ils goûtaient plutôt les choses humaines que les choses divines; voilà pourquoi ils disaient ce que nous lisons dans la leçon d'aujourd'hui. L'Evangéliste, en effet, continue: "Ses disciples lui disent: Voici que maintenant vous parlez ouvertement, et vous ne dites point de paraboles. Maintenant nous savons que vous connaissez toutes choses, et il est inutile que quelqu'un vous interroge; voilà pourquoi nous croyons que vous êtes sorti de Dieu". Notre-Seigneur avait dit lui-même peu auparavant: "Je vous ai dit ces choses en paraboles; l'heure vient où je ne vous parlerai pas en paraboles". Comment donc lui disent-ils: "Voici que maintenant vous parlez ouvertement, et vous ne dites point de paraboles?" L'heure était-elle venue où, selon sa promesse, il ne devait plus leur parler en paraboles? Mais la suite de ses paroles montre bien que cette heure n'avait pas encore sonné. Voici, en effet, ce qu'il dit: "Je vous ai dit ces choses en paraboles, mais l'heure vient où je ne vous parlerai plus en paraboles, je vous parlerai alors ouvertement de mon Père. En ce jour, vous demanderez en mon nom, et je ne vous dis pas que je prierai le Père pour vous; car le Père lui-même vous aime, parce que vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu. Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde. Maintenant, je laisse le monde et je vais à mon Père (1)". Par toutes ces paroles, il promet encore cette heure où il ne parlera plus en paraboles, mais où il leur parlera ouvertement de son Père; heure où ils demanderont en son nom, et ou il ne priera pas le Père pour eux; car le Père les aime parce qu'ils ont eux-mêmes aimé Jésus-Christ; parce qu'ils ont cru qu'il était sorti du Père pour venir dans le monde, et que maintenant il allait laisser le monde pour retourner à son Père. Puisqu'il leur promet encore cette heure où il doit parler sans paraboles, pourquoi les disciples disent-ils: "Voici que maintenant vous parlez ouvertement et vous ne dites point de paraboles?" Evidemment, en voici la raison les choses que Jésus savait être des paraboles pour eux qui ne les comprenaient pas, ils les comprenaient si peu qu'ils ne voyaient pas même qu'ils ne les comprenaient point. Ils étaient encore de petits enfants, et ils ne pouvaient juger spirituellement de ce qui se disait, non par rapport au corps, mais par rapport à l'esprit.

2. Enfin, pour les avertir de leur âge, qui, selon l'homme intérieur, était encore peu avancé et bien faible, "Jésus leur répondit: Vous croyez maintenant; voici venir l'heure, et elle est déjà venue, où vous serez dispersés


1. Jn 16,25-28.


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chacun de votre côté, et vous me laisserez seul; mais je ne suis pas seul, parce que le Père est avec moi". Un peu auparavant, il avait dit: "Je laisse le monde et je vais à mon Père"; maintenant il dit: "Le Père est avec moi". Comment aller à celui qui est avec lui? Voilà une parole claire pour celui qui comprend, une parabole pour celui qui ne comprend pas. Néanmoins, ce que les enfants sont maintenant incapables de comprendre, ils peuvent le sucer, et s'il ne leur fournit pas une alimentation solide, qu'ils ne pourraient supporter, du moins il ne les prive pas d'un lait qui leur sert de nourriture. Aux Apôtres, cet aliment donnait de savoir que Jésus connaissait toutes choses et qu'il n'avait pas besoin que quelqu'un l'interrogeât; aussi l'on peut demander pourquoi ils s'expriment ainsi. Il semble, en effet, qu'il eût fallu dire: Vous n'avez pas besoin d'interroger quelqu'un, et non pas: "Que quelqu'un vous interroge". Ils venaient de dire: "Nous savons que vous connaissez toutes choses"; or, évidemment, ceux qui ignorent, interrogent d'ordinaire celui qui connaît tout, afin d'apprendre de lui ce qu'ils cherchent à savoir. Mais celui qui connaît tout n'interroge pas comme s'il voulait apprendre quelque chose. Par conséquent, puisqu'ils savaient qu'il connaissait toutes choses, et qu'ils auraient dû lui dire: Vous n'avez besoin d'interroger personne, pourquoi ont-ils cru devoir lui dire: "Vous n'avez pas besoin que quelqu'un vous interroge?" Pourquoi cela, quand nous voyons que l'un et l'autre ont été faits, c'est-à-dire que Notre-Seigneur a interrogé et qu'il a été lui-même interrogé? La solution de cette difficulté est facile à trouver. Ce n'était pas lui qui avait besoin de les interroger et d'être interrogé par eux; c'étaient eux-mêmes. Car s'il les interrogeait, il voulait non pas apprendre d'eux quelque chose, mais bien plutôt les instruire; et puisque ceux qui l'interrogeaient voulaient apprendre quelque chose de lui, ils avaient assurément besoin de l'interroger, pour apprendre quelque chose de Celui qui connaissait tout. Il n'avait donc pas besoin que quelqu'un l'interrogeât. Pour nous, quand ceux qui veulent apprendre quelque chose de nous nous interrogent, il nous est facile de comprendre, d'après leurs questions, ce qu'ils veulent savoir. Nous avons donc besoin d'être interrogés par ceux à qui nous voulons apprendre quelque chose, afin de connaître;les questions auxquelles nous aurons à répondre. Mais Jésus, qui connaissait tout, n'avait pas même besoin de cela; il n'avait pas besoin qu'on lui fît des questions pour connaître ce que chacun voulait apprendre de lui, parce qu'avant d'être interrogé, il connaissait la volonté de celui qui devait l'interroger. Néanmoins, il se laissait interroger afin de montrer quels étaient ceux qui l'interrogeaient, soit à ceux qui étaient présents, soit à ceux qui devaient en entendre raconter ou lire le récit: c'était encore afin de nous faire ainsi connaître quels piéges on lui tendait sans pouvoir l'y faire tomber, et aussi par quels moyens on s'approchait de lui. Prévoir les pensées des hommes et ainsi n'avoir nul besoin d'être interrogé, ce n'était pas chose difficile pour Dieu, mais c'était une grande chose aux yeux de disciples peu spirituels, comme étaient les siens; car ils lui dirent: "En cela, nous croyons que "vous êtes sorti de Dieu". Une chose bien plus difficile à comprendre était celle à l'intelligence de laquelle il voulait les amener et les élever, lorsqu'après les avoir entendus lui dire, et lui dire avec vérité: "Vous êtes "sorti de Dieu"; il leur répondit: "Le Père est avec moi", pour ne point leur laisser croire que le Fils était sorti du Père, de façon à le quitter.

3. Enfin, pour terminer ce grand et long discours, le Christ ajoute: "Je vous ai dit ces choses, afin que vous ayez la paix en moi. Dans le monde vous aurez des afflictions; mais ayez confiance, j'ai vaincu le monde". Cette affliction devait avoir le commencement dont il leur avait parlé plus haut, quand pour leur montrer qu'ils n'étaient que de petits enfants qui ne comprenaient pas encore, qui prenaient une chose pour une autre et qui regardaient comme des paraboles les choses élevées et divines qu'il leur adressait, il leur dit: "Maintenant vous croyez? Voici venir l'heure, et elle est déjà venue, où vous vous disperserez chacun de votre côté". Voilà le commencement de leur affliction; mais elle ne devait pas durer toujours de cette façon; s'il leur dit: "Et vous me laisserez seul", il ne veut pas que pendant la persécution qui doit (90) suivre et qu'ils auront à souffrir dans le monde après son ascension, ils le laissent seul; mais il veut qu'ils demeurent en lui et qu'ils y trouvent la paix. Lorsque, en effet, il eut été pris par les Juifs, non-seulement ils abandonnèrent corporellement son humanité, mais leur âme elle-même abandonna la foi en lui. C'est à cela que se rapportent ces paroles: "Maintenant vous croyez? Voici venir l'heure où vous serez dispersés chacun de votre côté et où vous me laisserez". C'était, en d'autres termes, leur dire: Alors vous serez tellement troublés, que vous laisserez même ce que vous croyez maintenant. Ils en vinrent en effet à un désespoir inouï, et pour ainsi dire à une sorte d'anéantissement de leur foi première. Cléophas en fut une preuve vivante; car, s'entretenant avec Jésus sans le connaître après la résurrection, et lui racontant ce qui lui était arrivé, il lui disait: "Nous espérions qu'il rachèterait Israël (1)". Voilà comment ils l'avaient laissé: ils avaient abandonné même la foi qu'ils avaient eue en


1. Lc 24,21.

lui. Mais dans la persécution qu'ils souffrirent après sa glorification et après la descente du Saint-Esprit, ils ne l'abandonnèrent plus: sans doute, ils s'enfuirent de ville en ville, mais ils ne s'éloignèrent plus de lui; mais, afin de trouver la paix en lui-même au milieu de la persécution, ils ne s'éloignèrent pas de lui comme des transfuges; ils le prirent, au contraire, pour leur refuge. Quand ils eurent reçu le Saint-Esprit, alors s'accomplit en eux ce qu'il leur dit maintenant . "Ayez confiance, j'ai vaincu le monde". Ils ont eu confiance et ils ont vaincu. En qui? En lui, évidemment. Car lui n'aurait pas vaincu le monde, si ses membres s'étaient laissé vaincre parle monde. Aussi l'Apôtre dit-il: "Rendons grâces à Dieu, qui nous donne la victoire", et ajoute-t-il aussitôt: "Par Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)". Car le Sauveur avait dit à ses disciples: "Ayez confiance, j'ai vaincu le monde".

1. 1Co 15,57.





104

CENT QUATRIÈME TRAITÉ

Jn 17,1

LES SOUFFRANCES, SOURCE DE GLOIRE.

SUR LES PAROLES SUIVANTES: "JÉSUS PARLA AINS1,ET AYANT LEVÉ LES YEUX AU CIEL IL DIT "PÈRE, L'HEURE EST VENUE, GLORIFIEZ VOTRE FILS, AFIN QUE LE FILS VOUS GLORIFIE".



Tout ce que Jésus avait dit, fait et disposé à l'égard de ses Apôtres, n'avait pour but que de leur faire trouver la paix en lui, même au milieu de leurs épreuves. Pour terminer, il s'adresse à son Père, et il lui demande, puisque l'heure fixée par lui pour ses souffrances est venue, de donner à son humanité la gloire qu'elles lui mériteront.


1. Avant ces paroles, qu'avec l'aide de Dieu nous allons expliquer, Jésus avait dit: "Je vous ai dit ces choses, afin que vous ayez la paix en moi". Ceci a trait non-seulement à ce qu'il venait de leur dire à l'instant, mais encore à tout ce qu'il leur avait dit, soit depuis le moment où il les avait choisis pour ses disciples, soit au moins depuis le moment où, après la cène, il avait commencé ce long et admirable discours. Il leur rappelle en effet la cause pour laquelle il leur a parlé il voulait leur faire rapporter à cette fin, ou bien tout ce qu'il leur avait dit jusqu'alors, ou bien, et surtout, les dernières paroles qu'il leur avait adressées avant de mourir pour eux, et depuis que le traître était sorti du saint banquet. Il leur rappela donc que la fin de tous ses discours, c'était qu'ils eussent la paix en lui; c'est à elle que se rapportent toutes les circonstances de notre vie de chrétiens. Cette paix n'aura point de fin; mais elle doit être la fin de toutes nos pieuses intentions et de toutes nos actions. C'est pour elle que nous sommes munis des sacrements: (91) pour elle nous sommes instruits par se: oeuvres et ses discours admirables; pour elle nous avons reçu le gage de son Esprit; pouf elle nous croyons et espérons en lui; poux elle, enfin, nous sommes enflammés de son amour, autant qu'il nous en fait la grâce. C'est elle qui nous console dans toutes nos afflictions, qui nous délivre de toutes nos peines, c'est pour elle que nous supportons courageusement toutes les tribulations, afin qu'en elle nous régnions heureusement sans tribulation aucune. C'est avec raison que Notre-Seigneur à terminé par elle ces paroles qui, pour ses disciples encore peu éclairés, étaient des paraboles, et qu'ils devaient comprendre seulement après la venue du Saint-Esprit, qu'il leur avait précédemment promis, en ces termes: "Je vous ait dit ces choses lorsque j'étais encore au milieu de vous; mais le Saint-Esprit consolateur, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et il vous rappellera tout ce que je vous dis (1)". Cette heure était assurément celle où il leur avait promis de ne plus parler en paraboles, mais de parler ouvertement du Père. Ces mêmes paroles de Jésus-Christ devaient cesser d'être des paraboles pour ceux qui les comprendraient, grâce à la révélation du Saint-Esprit. Cependant, quand le Saint-Esprit parlerait dans leur coeur, le Fils unique ne devait pas se taire, car il vient de dire qu'à cette heure il leur parlerait ouvertement du Père, et comme ils devaient comprendre désormais, ce ne serait plus pour eux des paraboles. Mais en cela même, c'est-à-dire dans la manière dont le Fils de Dieu et le Saint-Esprit, et même la Trinité tout entière qui opère indivisiblement, parlent au coeur des hommes spirituels, se trouve une parole pour ceux qui comprennent, et une parabole pour ceux qui ne comprennent pas.

2. Quand donc il leur eut déclaré pourquoi il leur avait dit toutes ces choses, quand il leur eut dit que c'était pour leur faire trouver la paix en lui, au moment où le monde les persécuterait; quand il les eut exhortés à avoir confiance, puisqu'il avait vaincu le monde, il se trouva avoir achevé ce qu'il avait à leur dire, il s'adressa dès lors à son Père, et commença à prier. L'Evangéliste, en effet, poursuit en ces termes: "Jésus


1. Jn 11,25-26.


prononça ces paroles, et ayant levé les yeux au ciel, il dit: Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils". Notre-Seigneur, Fils unique du Père et coéternel à lui, pouvait, dans sa forme d'esclave et par elle, prier en silence, s'il l'avait jugé nécessaire; mais il a voulu être auprès de son Père notre intercesseur, de manière toutefois à ne pas oublier qu'il était aussi notre maître. Par conséquent, la prière qu'il a faite pour nous, il l'a faite pour nous instruire. Car un si grand maître devait édifier ses disciples, non-seulement en leur adressant ses leçons, mais encore en priant son Père en leur faveur. Et si ces paroles étaient à l'avantage de ceux qui devaient les entendre prononcer, elles devaient être aussi avantageuses à nous qui devions les lire dans son Evangile. Ainsi donc, quand il dit: "Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils", il montre que le temps tout entier, et tout ce qu'il faisait ou laissait faire, était à la disposition de Celui qui n'est pas soumis au temps. En effet, tout ce qui doit arriver à n'importe quelle époque, a sa cause efficiente dans la sagesse de Dieu, en qui ne se trouve aucun temps. Gardons-nous donc de croire que cette heure soit venue, amenée par la fatalité; elle est venue uniquement par l'ordre de Dieu. La connexion des astres n'a pas non plus nécessité la passion de Jésus-Christ; loin de nous la pensée que les astres puissent forcer à mourir le Créateur des astres. Le temps n'a donc pas contraint Jésus-Christ à mourir; mais Jésus-Christ a choisi son temps pour mourir; car il a fixé avec le Père dont il est né en dehors du temps, le temps où il est né de la Vierge. C'est d'accord avec cette vraie et saine doctrine que l'apôtre Paul a dit: "Mais quand est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils (1)". Dieu dit aussi par le Prophète: "Au temps favorable je t'ai exaucé, et au jour du salut je t'ai aidé (2)". L'Apôtre dit encore: "Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut (3)". Que Jésus dise donc: "Père, l'heure est venue"; car, avec le Père, il a disposé toutes les heures; c'est comme s'il disait: "Père, elle est venue", l'heure que nous avons fixée ensemble pour me glorifier à cause des hommes et devant les hommes, "glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie à son tour".


1. Ga 4,4. - 2 Is 49,8. - 3. 2Co 6,2.

92


3. A entendre quelques-uns, le Père a glorifié le Fils, en ce que, au lieu de l'épargner, il l'a livré pour nous (1). Mais si le Christ a été glorifié par sa passion, combien plus ne l'a-t-il pas été par sa résurrection? Dans sa passion, en effet, son humilité se manifeste bien plus que sa gloire; l'Apôtre lui-même s'en porte garant dans ce passage: "Il s'est humilié lui-même, en se rendant obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix". Ensuite il continue et, au sujet de sa glorification, il dit: "C'est pourquoi aussi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père". Voilà la glorification de Notre-Seigneur Jésus-Christ; elle a pris naissance dans sa résurrection. Dans le discours de l'Apôtre, il est question de son humilité depuis cet endroit: "Il s'est anéanti lui-même, acceptant la forme d'esclave", jusqu'à ces mots: "A la mort de la croix", et de sa gloire depuis ce passage: "C'est pourquoi aussi Dieu l'a exalté", jusqu'à ces mots: "Il est dans la gloire de Dieu le Père (2)" . Car, à examiner les exemplaires en langue grecque d'après lesquels on a fait la traduction latine, dans les Epîtres des Apôtres, à la place du mot latin Gloria, gloire, on lit en grec doxa: c'est la racine du verbe grec doxason, que l'interprète latin a traduit par le mot clarifica; il aurait pu le traduire par celui de glorifica, qui signifie la même chose. Aussi, dans l'Epître de l'Apôtre où se trouve le mot


1. Rm 8,32. - 2. Ph 2,7-11.


gloria, gloire, on aurait pu mettre claritas, manifestation; car alors la signification serait la même. Mais on n'a pas voulu s'écarter de la consonnance des mots; comme du mot claritas vient le mot clarificatio, du mot gloria vient le mot glorificatio. Pour être honoré ou glorifié, le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ Homme, s'est d'abord anéanti dans sa passion; car il ne serait pas ressuscité d'entre les morts, s'il n'était pas mort; ses abaissements lui ont mérité la gloire, et la gloire a été pour lui la récompense de ses abaissements; mais tout cela s'est fait dans sa forme de serviteur, car dans sa forme de Dieu, il a toujours été, il sera toujours la gloire. Bien plus, il n'a jamais été comme s'il ne l'était plus, et jamais il ne sera comme s'il ne l'était pas encore, mais sans commencement et sans fin il est toujours la gloire. Aussi, quand il dit: "Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils", il faut entendre ses paroles comme s'il disait: Voici l'heure de semer l'abaissement, ne différez pas d'amener le fruit de la gloire. Mais que veut dire ce qui suit: "Afin que votre Fils vous glorifie à son tour?" Dieu le Père a-t-il, lui aussi, supporté l'abaissement de l'incarnation et de la passion, et devait-il être, en conséquence de cela, glorifié? Comment donc le Fils pouvait-il le glorifier, puisque sa gloire éternelle n'aurait pu ni paraître plus petite sous la forme humaine, ni être plus grande dans sa forme divine? Mais je ne veux point traiter cette question dans ce discours, car je craindrais, ou de l'allonger trop, ou d'écourter la réponse.


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CENT CINQUIÈME TRAITÉ

Jn 17,1-5

GLORIFICATION DU FILS ET DU PÈRE

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR: "AFIN QUE VOTRE FILS VOUS GLORIFIE", JUSQU'À CES AUTRES: "DE LA GLOIRE QUE J'AI EUE EN VOUS, AVANT QUE LE MONDE FUT". Jn 17,1-5


Le Sauveur prie son Père de le glorifier comme homme en le ressuscitant, afin que lui-même glorifie son Père, en communiquant aux prédestinés la vie éternelle, c'est-à-dire, la connaissance de Dieu, et qu'en conséquence le Père place son Verbe fait homme à sa droite dans le ciel, comme il l'avait décidé de toute éternité.


1. Que le Père ait glorifié le Fils selon sa forme d'esclave, en la ressuscitant d'entre les morts et en la plaçant à sa droite, c'est ce que l'événement nous a prouvé, c'est ce dont aucun chrétien ne doute. Mais comme notre Seigneur ne se contente pas de dire: "Père, glorifiez votre Fils"; et qu'il ajoute: "Afin que votre Fils vous glorifie à son tour", on se demande avec raison comment le Fils a glorifié le Père, d'autant plus que l'éternelle gloire du Père n'a pas été diminuée par l'union avec la forme humaine, et n'aurait pu être augmentée dans sa perfection divine? En elle-même, sans doute, la gloire du Père ne peut ni augmenter ni diminuer; mais, parmi les hommes, elle était assurément moins étendue, quand Dieu n'était connu que dans la Judée (1), et que, de l'Orient à l'Occident, les enfants ne louaient pas encore le nom du Seigneur (2): comme c'est au moyen de l'Evangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ que le Père a été par le Fils annoncé aux nations, il est évident que le Fils, lui aussi, a glorifié le Père. Si le Fils était mort sans ressusciter ensuite, il n'aurait pas été glorifié par le Père; et, à son tour, il n'aurait pas glorifié le Père. Mais maintenant que le Père l'a glorifié en le ressuscitant, il glorifie le Père par la prédication de sa résurrection. C'est ce que nous découvre la suite même de ces paroles: "Glorifiez", dit-il, "votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie à son tour"; c'était dire Ressuscitez-moi, afin que par moi vous soyez connu de l'univers entier.

2. Ensuite il fait de plus en plus connaître la manière dont le Fils glorifie le Père, et il ajoute: "Comme vous lui avez donné puissance


1. Ps 75,2. - 2. Ps 112,1-3.


sur toute chair, afin qu'il communique la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés"; il dit toute chair, pour dire tout homme, car il prend la partie pour le tout. C'est ainsi que l'homme tout entier est désigné parla partie supérieure de lui-même, dans ces paroles de l'Apôtre: "Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures (1)". Que veulent dire ces mots: "Toute âme?" tout homme. Si la puissance sur toute chair a été donnée à Jésus-Christ par le Père, il faut entendre que c'est selon son humanité; car, selon sa divinité, "toutes choses ont été faites par lui (2), et en lui toutes choses ont été créées au ciel et sur la terre, les choses visibles et les invisibles (3)". Il dit donc: "Comme vous lui avez donné puissance sur toute chair", qu'ainsi votre Fils vous glorifie, c'est-à-dire qu'il vous fasse connaître à toute chair, puisque vous la lui avez donnée. Vous la lui avez donnée, en effet, de telle sorte "qu'il communique la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés".

3. "Mais", continue Notre-Seigneur, "voici quelle est la vie éternelle, c'est qu'ils connaissent pour le seul vrai Dieu, vous et Jésus-Christ que vous avez envoyé" . L'ordre des paroles est celui-ci: "Que vous et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ, ils vous connaissent pour le seul vrai Dieu". Naturellement, il faut sous-entendre le Saint-Esprit; il est, en effet, l'Esprit du Père et du Fils, puisqu'il est l'amour substantiel et consubstantiel des deux. Car le Père et le Fils ne sont pas deux dieux; le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois dieux; mais la Trinité elle-même est le seul et unique vrai


1. Rm 13,1. - 2. Jn 1,3. - 3 Col 1,16.

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Dieu. Et cependant le Père n'est pas le même que le Fils, le Fils n'est pas le même que le Père, et le Saint-Esprit n'est pas le même que le Père et le Fils; puisqu'ils sont trois, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; mais la Trinité elle-même est un seul Dieu. Si donc le Fils vous glorifie de la manière "dont vous a lui avez donné la puissance sur toute chair", et si vous la lui avez donnée de telle sorte, "que ceux que vous lui avez donnés, il leur "donne la vie éternelle", et "que cette vie éternelle soit de vous connaître", il s'ensuit que le Fils vous glorifie en vous faisant connaître à tous ceux que vous lui avez donnés. Donc, si la vie éternelle n'est autre chose que la connaissance de Dieu, plus nous avançons dans cette connaissance, plus nous tendons vers la vie. Or, nous ne mourrons pas dans la vie éternelle; la connaissance de Dieu sera donc parfaite, quand il n'y aura plus de mort à subir. Alors aura lieu la souveraine glorification de Dieu; car, alors sera sa souveraine gloire, qui en grec se dit doxa. C'est pourquoi il est dit ici: doxason, ce que les Latins ont traduit, les uns par le mot clarifica, et d'autres par le mot glorifica. "La gloire", c'est-à-dire, ce qui rend les hommes glorieux, a été définie ainsi par les anciens: La gloire est une grande renommée accompagnée de louanges. Mais si on loue un homme parce qu'on s'en rapporte sur son compte à la renommée, comment louera-t-on Dieu, lorsqu'on le verra lui-même? C'est pourquoi il est écrit: "Bienheureux ceux qui habitent dans votre demeure, ils vous loueront dans les siècles des siècles (1)". On louera Dieu sans fin, là où on le connaîtra parfaitement; et parce qu'il y aura pour nous une parfaite connaissance de Dieu, il y aura pour lui une souveraine manifestation ou glorification.

4. Mais Dieu est d abord glorifié ici-bas, lorsqu'on l'annonce pour le faire connaître aux hommes, et que, par leur foi, les croyants le prêchent au monde. C'est pourquoi Jésus dit: "Je vous ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l'oeuvre que vous m'avez donnée à faire"; il ne dit pas: que vous m'avez commandée, mais: "que vous m'avez donnée à "faire". Ici, il est évidemment question de la grâce; car la nature humaine, même dans son Fils unique, a-t-elle quelque chose qu'elle n'ait pas reçu? Pour elle, n'est-ce pas un privilège


1. Ps 83,5.

de ne faire aucun mal et de faire tout le bien possible, et ce privilège ne lui a-t-il pas été accordé, lorsque le Verbe, qui a fait toutes choses, se l'est associée en unité de personne? Mais comment a-t-il achevé l'oeuvre qu'il avait reçu mission d'accomplir, quand il reste encore à faire l'expérience de cette passion, par laquelle il a surtout donné à ses martyrs un exemple à suivre; ce qui a fait dire à l'apôtre Pierre: "Jésus-Christ a souffert pour nous, nous laissant a son exemple afin que nous suivions ses traces (1)?" Parce qu'il a pu dire qu'il avait achevé ce qu'il savait certainement devoir achever. C'est ainsi que, longtemps avant l'événement, il se servait, dans les prophéties, de verbes au temps passé, quand ce qu'il annonçait ne devait arriver que bien des années après: "Ils ont percé", dit-il, "mes mains "et mes pieds; ils ont compté tous mes os (2)"; il ne dit pas: Ils perceront, ils compteront. Dans notre Evangile même, il dit: "Tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître (3)", quoiqu'en s'adressant ensuite aux mêmes hommes, il leur dise

"J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant (4)". En effet, pour celui qui, par des causes certaines et immuables, a prédestiné tout ce qui doit arriver, on peut dire que déjà il a fait ce qu'il doit faire. Aussi un Prophète a-t-il dit de lui: "C'est lui qui a fait les choses à venir (5)". 5. C'est encore en ce sens qu'il ajoute: "Et maintenant vous, Père, glorifiez-moi aussi en vous-même, de la gloire que j'ai eue en vous, avant que le monde fût". Plus haut il avait dit: "Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie à son tour". Cet ordre de parole montrait que le Père devait d'abord glorifier le Fils, afin que le Fils glorifiât ensuite le Père. Maintenant, au contraire, il dit: "Je vous ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l'oeuvre que vous m'avez donnée à faire; et maintenant glorifiez-moi", comme s'il avait été le premier à glorifier le Père, à qui il demande de le glorifier lui-même à son tour. Il faut donc admettre que, dans le premier passage, il s'est servi de ces deux mots pour marquer ce qui devait arriver, et dans l'ordre


1. 1P 2,21. - 2. Ps 21,17-18. - 3. Jn 15,15. - 4. Jn 16,12. - 5 Is 45,11 suiv. les Septante.

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où cela devait arriver: Glorifiez le Fils, afin que le Fils vous glorifie. Dans le dernier passage, au contraire, il s'est servi d'un verbe au temps passé, pour marquer une chose future; il dit effectivement: "Je vous ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l'oeuvre que vous m'avez donnée à faire". Puis il ajoute: "Et maintenant, Père, glorifiez-moi en vous-même"; de là, il semble résulter qu'il ne devait être glorifié parle Père qu'après l'avoir glorifié lui-même. Par ces paroles, que veut-il donc nous faire entendre? Le voici, c'est qu'en disant plus haut: "Je vous ai glorifié sur la terre", il parlait comme s'il avait déjà fait ce qu'il ne devait faire que plus tard, et demandait que le Père fit ce par quoi le Fils devait faire ce qu'il disait, c'est-à-dire que le Père glorifiât le Fils, de cette glorification dont le Fils, lui aussi, devait glorifier le Père. Enfin, si nous employons le futur pour des choses à venir, tandis que, dans le même cas, Notre-Seigneur a employé le temps passé, toute obscurité disparaîtra; ce sera comme s'il avait dit: Je vous glorifierai sur la terre; j'achèverai l'oeuvre que vous m'avez donnée à faire; et maintenant, vous aussi, Père, glorifiez-moi en vous-même. De cette manière tout devient aussi clair que dans le passage où il dit: "Glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie à son tour". C'est absolument la même pensée, à cela près que, dans un endroit, il explique le mode de cette glorification, et que dans l'autre il le passe sous silence; il voulait peut-être apprendre à ceux que cela pouvait toucher, comment le Père devait glorifier le Fils, et surtout comment le Fils devait glorifier le Père. En disant, en effet, que le Père était glorifié par lui sur la terre, mais qu'il était à son tour glorifié par le Père en lui-même, il montre bien le mode dont s'opère chacune de ces glorifications. Il a glorifié le Père sur la terre, en le prêchant aux nations; et le Père l'a glorifié en lui-même, en le plaçant à sa droite. biais lorsqu'en parlant ensuite de la glorification du Père, il dit: "Je vous ai glorifié", il a préféré employer le verbe au temps passé, pour montrer comme accompli dans la prédestination, et pour faire regarder comme déjà fait ce qui devait être très-sûrement fait. En d'autres termes: Glorifié par le Père dans le Père, le Fils devait glorifier le Père sur la terre.

6. Mais cette prédestination dans la glorification dont le glorifia le Père, Notre-Seigneur nous la découvre bien plus manifestement dans ce qu'il ajoute: "De la gloire que j'ai eue en vous, avant que le monde fût". L'ordre des paroles est bien celui-ci: "Que j'ai eue en vous avant que le monde fût". C'est à ceci que se rapporte ce qu'il avait dit: "Et maintenant glorifiez-moi", c'est-à-dire Comme vous m'avez glorifié alors, glorifiez-moi maintenant. Comme alors vous m'avez glorifié en prédestination, maintenant glorifiez-moi en réalité. Faites dans le monde ce qui était déjà fait en vous avant l'existence du monde; faites en son temps ce que vous aviez arrêté avant tous les temps. A en croire quelques-uns, il faut entendre ces paroles en ce sens que la nature humaine, prise par le Verbe, se changerait en Verbe, et que l'homme se transformerait en Dieu; et même, si nous examinons plus attentivement leur opinion, que l'homme s'anéantirait en Dieu. Personne n'oserait dire que par ce changement de l'homme, le Verbe de Dieu se doublerait ou qu'il y en aurait deux au lieu d'un, et que le Verbe serait plus grand qu'il n'était. Mais si la nature humaine est changée et convertie au Verbe, et que le Verbe de Dieu reste ce qu'il était et aussi grand qu'il était, que deviendra l'homme? Ne périra-t-il pas?

7. Mais rien ne nous oblige d'admettre cette opinion, car, ce me semble, elle ne s'accorde pas avec la vérité, si par ces paroles du Fils: "Et maintenant vous, Père, glorifiez- moi en vous-même de la gloire que j'ai eue "en vous, avant que le monde fût n, nous entendons la prédestination à la gloire de la nature humaine qui est en lui et qui se réunira au Père, quand de mortelle elle sera devenue immortelle; si, d'ailleurs, nous supposons déjà accompli dans la prédestination et avant la création du monde ce qui devait se faire dans le monde à son temps. En effet, si l'Apôtre a pu dire de nous: "Comme il nous a élus en lui-même avant la constitution du monde (1)", pourquoi regarderait-on comme faux que le Père ait glorifié notre chef, au moment où il nous élisait en lui-même pour être ses membres? Comme nous avons été élus, ainsi il a été glorifié; car, avant que le monde fût, nous n'étions pas nous-mêmes, et Jésus-Christ homme, médiateur


1. Ep 1,4.


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de Dieu et des hommes (1), n'était pas non plus. Mais Celui qui par lui-même, en tant qu'il est son Verbe, "a fait même les choses "futures et appelle les choses qui ne sont pas comme si elles étaient (2)", assurément, en tant qu'il est homme médiateur de Dieu et des hommes, Dieu le Père l'a glorifié pour nous avant la constitution du monde, puisqu'alors il nous a choisis en lui. En effet, que dit l'Apôtre? "Mais nous savons qu'à ceux qui aiment Dieu, toutes choses tournent à bien, oui, à ceux qui selon son dessein ont été appelés; car ceux qu'il a prévus, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût lui-même le premier-né au milieu de plusieurs frères; et ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés (3)".

8. Mais peut-être craindrons-nous de dire de Notre-Seigneur qu'il a été prédestiné? L'Apôtre semble, en effet, ne parler que de nous lorsqu'il dit qu'il nous fallait devenir conformes à son image. Mais le chrétien qui suit fidèlement la règle de la foi, peut-il nier que le Fils de Dieu ait été prédestiné, puisqu'on ne peut nier qu'il soit homme? Sans doute, il est jusce qu'on ne lui donne pas le nom de prédestiné en tant qu'il est le Verbe de Dieu, Dieu en Dieu. Pourquoi aurait-il été prédestiné, puisque ce qu'il était, il l'était déjà, c'est-à-dire, éternel, sans commencement et sans fin? Mais ce qui devait être prédestiné, c'est ce qu'il n'était pas encore, c'est ce qu'il devait devenir en son temps, comme avant tous les temps il avait été prédestiné


1. 1Tm 2,5. - 2. Rm 4,17. - 3. Rm 8,28-30.

qu'il deviendrait. Quiconque nie que le Fils de Dieu ait été prédestiné, nie aussi qu'il soit le fils de .l'homme. Mais à cause de ces chicaneurs, écoutons encore ici ce que l'Apôtre dit au commencement de ses Epîtres. Dans la première, qui est celle aux Romains, et tout au commencement, nous lisons: "Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l'apostolat, choisi pour l'Évangile de Dieu, qu'il avait promis d'avance par ses Prophètes dans les saintes Écritures au sujet de son Fils, Fils qui lui a été fait selon la chair de la race de David, qui a été prédestiné Fils de Dieu en la puissance, selon l'esprit de sanctification, par sa résurrection d'entre les morts (1)". Donc, même en raison de cette prédestination, il a été glorifié avant que le monde fût, afin que sa gloire vînt, auprès du Père, à la droite duquel il est assis, de sa résurrection d'entre les morts. Quand donc il vit que le temps de la gloire qui lui était prédestinée était venu, et qu'allait s'accomplir en réalité ce qui avait été fait en prédestination, il fit cette prière: "Et maintenant vous, Père, glorifiez-moi en vous de la gloire que j'ai eue en vous avant que le monde fût". C'était dire, en d'autres termes: Cette gloire que j'ai eue en vous, c'est-à-dire, cette gloire que j'ai eue en vous dans votre prédestination, il est temps que je l'aie aussi en vous en vivant à votre droite. Mais comme l'examen de cette question nous a retenus longtemps, nous traiterons de ce qui suit dans un autre discours.


1. Rm 1,1-4.





Augustin sur Jean 102