Augustin, lettres - LETTRE XV. (Année 390)

LETTRE XVI. (390).

Le païen Maxime de Madaure (2) soutient que les polythéistes adorent un seul Dieu sous différents noms; il s'indigne qu'on préfère des hommes morts aux dieux des Gentils, et se moque de certains noms puniques; il reproche durement aux chrétiens leur vénération pour les tombeaux des martyrs et désapprouve ce qu'il y avait de caché dans la célébration de leurs mystères. Cette lettre d'un païen du quatrième siècle est très-curieuse.

MAXIME DE MADAURE A AUGUSTIN.

l. Comme j'aimerais à recevoir fréquemment de vos lettres et que j'ai récemment senti tout le sel de vos paroles sans que l'amitié pourtant en fût blessée, je persiste à vouloir vous rendre la pareille, de peur que vous ne preniez mon silence pour un dépit. Mais si mon langage vous semblait trahir trop visiblement ma vieillesse, je vous demanderais de me prêter une oreille indulgente.

Quand la Grèce nous conte que le mont Olympe est la demeure des dieux, on n'est pas obligé dé l'en croire. Mais nous voyons et nous croyons que la place publique de notre ville est habitée par des divinités bienfaisantes. Qui serait assez insensé, assez dépourvu d'esprit pour nier l'existence d'un Dieu unique, d'un Dieu sans commencement et sans lignée,père puissant et magnifique de tous? Nous adorons sous des noms différents ses perfections répandues dans le monde qui est son ouvrage, car son nom véritable nous est inconnu, à tous tant que nous sommes; car Dieu est un nom commun à toutes les religions; et tandis que la diversité de nos prières s'adresse en quelque sorte à chacun de ses membres en particulier, il semble que notre adoration le comprend tout entier.

2. Mais je ne vous cacherai pas qu'il est de grandes erreurs que je ne saurais supporter. Comment

2. L'emplacement de Madaure est aussi exactement connu que celui de Thagaste. Les ruines de Mdaourouche, à 28 kilomètres au sud de Souk-Arras, nous représentent la position de la ville où saint Augustin commença à étudier les belles-lettres. Madaure avait le titre de colonie; ses vestiges sont assez considérables. Au-dessus de la porte d'un château de construction byzantine, on lit une inscription grecque et latine qui nous apprend que ce château date de Justinien et de Théodora, et qu'il a été bâti par les ordres de Patrice Salomon, successeur de Bélisaire.

tolérer qu'on préfère un Mygdon à Jupiter qui lance le tonnerre, une Sanaë à Junon, à Minerve, à Vénus, à Vesta, et l'Archimartyr Namphamon (1) (ô crime!) à tous les dieux immortels Parmi ces nouveaux et étranges personnages, Lucitas n'est pas en petit bonheur. Que d'autres dont on ne pourrait pas dire le nombre, et qui, portant des noms en horreur aux dieux et aux hommes, chargés de crimes et voulant en ajouter encore sur leurs têtes, ont trouvé une mort digne de leur vie avec les apparences d'une mort glorieuse! Des fous, si tant est qu'on daigne le rappeler, visitent leurs tombeaux, en délaissant les temples, en négligeant les mânes de leurs ancêtres: ainsi s'accomplit le vers prophétique du poète indigné: Rome, invoquant Dieu dans ses temples, a juré par des ombres (2).

Et quant à moi, il me semble retrouver cette bataille d'Actium où les monstres d'Égypte osaient lancer contre les dieux des Romains des traits peu redoutables.

3. Mais je vous demande, b vous, homme si sage, de mettre de côté cette vigoureuse éloquence qui vous place au-dessus de tous, ces. raisonnements dont vous vous armez à la manière de Chrysippe et cette dialectique dont les nerveux efforts ne laissent à personne rien de certain, pour me dire quel est ce Dieu que vous autres, chrétiens, vous déclarez être le vôtre, et que vous dites voir présent dans des lieux cachés: C'est en plein jour que nous autres nous adorons nos dieux; lorsque nous leur adressons nos prières, les oreilles de tous-les mortels peuvent les entendre; nous nous les rendons propices par de doux sacrifices, et nous voulons que cela soit vu et approuvé de tous.

4. Faible vieillard, je ne dois pas pousser plus loin cette lutte, et je me range volontiers à cette pensée du rhéteur de Mantoue: Chacun suit son plaisir (3).

D'après cela, je ne doute point, homme rare qui vous êtes séparé de ma religion, que cette lettre, si elle vient à être dérobée, ne périsse dans les flammes ou de toute autre manière. Si cela arrive, le papier seul sera perdu et non point notre parole, car j'en garderai toujours l'original dans l'âme de tout homme vraiment religieux. Que les dieux vous conservent, ces dieux par lesquels, nous tous qui sommes sur la terre, nous honorons et nous adorons de mille manières différentes, mais dans un même accord, le père commun des dieux et de tous les mortels.

1. Il faut lire ici dans le texte Namphamonem au lieu de Namphanionem. Saint Namphamon, le premier martyr de l'Afrique, fut mis à mort à Madaure. - 2. Lucain. - 3. Virgile, Eglogue 3.

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LETTRE XVII. (390).

Saint Augustin, dans sa réponse à Maxime de Madame, mêle à de fines railleries d'utiles leçons.


AUGUSTIN A MAXIME DE MADAURE.

1. Faisons-nous quelque chose de sérieux ou bien voulons-nous nous amuser? Votre lettre, soit par la faiblesse même de la cause qu'elle soutient, soit par les habitudes,d'un esprit enclin au badinage, me fait douter si vous avez voulu rire ou chercher sincèrement la vérité. Vous avez commencé par comparer le mot Olympe à votre place publique, je ne sais pourquoi, à moins que ce ne soit pour me rappeler que Jupiter établit jadis son camp sur cette montagne, quand il était en guerre avec son père, comme l'enseigne cette histoire que les vôtres même appellent une histoire sacrée; et pour me rappeler aussi qu'il y a sur votre place publique deux statues, l'une de Mars, tout nu, l'autre de Mars armé, dont le génie, ennemi des citoyens, est conjuré par une statue d'homme qui avance trois doigts vers les deux funestes images. Croirai-je jamais que vous m'ayez fait ressouvenir de cette place et de pareilles divinités autrement que pour vous moquer? Quant à ce que vous dites de ces divinités qui seraient comme les membres d'un seul grand dieu. Je vous avertis, puisque vous le permettez, qu'il faut se garder de ces plaisanteries sacrilèges. Ce Dieu unique sur lequel les savants et les ignorants s'accordent, comme l'ont dit les anciens, aura-t-il pour membres des divinités dont l'image d'un homme mort arrête la férocité, ou, si vous aimez mieux, la puissance? Je pourrais dire ici bien des choses; vous voyez vous-même combien cet endroit de votre lettre prête au blâme; mais je me retiens, de peur d'avoir l'air de donner plus à la rhétorique qu'à la vérité.

2. Et ces gracieuses railleries adressées à notre religion, à l'occasion de certains noms puniques portés par des hommes qui maintenant sont morts, dois-je les relever ou les passer sous silence? Si ces choses paraissent à votre gravité aussi légères qu'elles le sont, je n'ai pas assez de loisir pour en rire avec vous. Si, au.contraire, elles vous semblent sérieuses, je m'étonne que, occupé comme vous l'êtes de la bizarrerie des noms, vous n'ayez pas songé que vous avez des Eucaddires parmi vos prêtres, et des Abbadires parmi vos divinités. Vous y songiez certainement quand vous m'avez écrit, et vous avez voulu me le remettre en mémoire avec l'aimable enjouement de votre esprit, afin de donner quelque relâche à 1a. pensée en l'égayant aux dépens de tout ce qu'il y a de risible dans votre superstition. Vous avez pur vous oublier vous-même jusqu'à attaquer les noms uniques, vous, homme d'Afrique écrivant à des Africains, et lorsque l'un et l'autre nous sommes en Afrique. Si on recherche le sens de ces noms, on trouvera que Namphamon signifie un homme qui vient d'un bon pied, c'est-à-dire dont la venue apporte quelque chose d'heureux: c'est ainsi que nous avons coutume de dire en latin qu'un homme est entré d'un pied favorable lorsque son entrée a été suivie de quelque bonheur. Si vous condamnez le punique, il faut nier ce qui est dit par de très-savants hommes, que les livres puniques renferment beaucoup de bonnes choses dont on se souvient; il faut regretter d'être né ici au berceau de cette langue. S'il n'est pas raisonnable que le son du mot nous déplaise et si vous reconnaissez que j'en ai bien marqué le sens, fâchez-vous contre votre Virgile qui invite en ces termes votre Hercule au sacrifice offert par Evandre: Sois-nous propice, viens avec nous et vers tes autels d'un pied favorable (1).

Il souhaite qu'Hercule vienne d'un pied favorable, comme Namphamon, au sujet duquel vous croyez devoir nous insulter. Pourtant, si vous aimez à rire, vous avez chez vous ample matière de facétie: le dieu Sterculius, la déesse Cloacine,laVénus chauve, la déesse de la peur, la déesse de la pâleur, la déesse de la fièvre et une foule d'autres de cette sorte que les anciens Romains ont honorés par des temples et des sacrifices; si vous ne les tenez pas tous en estime, vous manquez aux dieux de Rome; vous passerez pour n'être pas initié aux mystères des Romains, et cependant vous méprisez et vous dédaignez les noms puniques, comme si vous étiez dévoué aux autels des divinités romaines.

3. Mais peut-être au fond trouvez-vous tous ces dieux plus ridicules que nous ne les trouvons nous-mêmes, et y prenez-vous je ne sais quel plaisir pour passer cette vie; car vous

1. Virgile, Enéide, VII.

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n'avez pas craint de recourir à Virgile et de vous appuyer sur le vers où il dit: Chacun suit son plaisir (1).

Si l'autorité de Virgile vous plaît, comme vous nous le dites, ceci vous plaira certainement encore:Saturne, le premier, vint de l'Olympe éthéré, fuyant les armes de Jupiter, et proscrit de ses royaumes qu'on lui avait enlevés (2).

Je pourrais vous citer d'autres passages où le poète veut faire entendre que vos dieux n'ont été que des hommes. Il avait lu une grande histoire revêtue d'une ancienne autorité, une histoire connue aussi de Cicéron qui, dans ses dialogues, dit plus de choses que nous n'aurions osé lui en demander, et s'efforce d'amener la vérité à la connaissance dès hommes, autant que le lui permettaient les temps.

4. Vous donnez à votre religion la préférence sur la nôtre, parce que vous honorez publiquement vos dieux et que nous avons, nous, des assemblées secrètes; mais pourquoi, je vous prie, oubliez-vous ce Liber (3) que vous ne laissez voir qu'à un petit nombre d'initiés? En nous remettant en mémoire la célébration en plein jour de vos cérémonies, vous avez voulu évidemment que nos yeux retrouvassent le spectacle des décurions et des chefs de la cité s'en allant comme des furieux à travers vos places publiques et hurlant comme des bacchantes: dans une semblable fête, si un Dieu habite en vous, voyez quel est ce Dieu qui vous fait perdre la raison. Si ces frénésies sont simulées, qu'est-ce que c'est que ces cérémonies publiques qui autorisent de tels mensonges? Et si vous êtes devins, pourquoi n'annoncez-vous pas les choses futures? et si vous êtes sains d'esprit, pourquoi volez-vous les gens qui se trouvent sur votre chemin?

5. Tandis que votre lettre m'a fait souvenir de ces choses et d'autres que je passe maintenant sous silence, pourquoi ne nous moquerions-nous pas de vos dieux, dont on verra bien que vous vous êtes habilement moqué vous-même, pour peu qu'on connaisse votre esprit et qu'on ait lu de vos lettres? C'est pourquoi,

1. Virgile, Eglogue 3. - 2. Virgile, Enéide, VIII. - 3. Bacchus était adoré à Madaure, sous le nom de Liber ou Lenaeus Pater, par un certain nombre d'adeptes. Nous trouvons ce nom dans une inscription rapportée de Mdaourouche, consacrée à la mémoire de Titus Clodius Lovella, édile, duumvir, questeur, flamine perpétuel, prêtre de Liber Pater. M. Léon Rénier a reproduit cette description dans le travail que nous avons déjà cité.

si vous voulez que nous traitions ces questions comme il convient à votre âge et à votre sagesse, et comme le peuvent désirer nos amis les plus chers, cherchez quelque chose qui soit digne de discussion: parlez en faveur de vos dieux un langage quine vous donne pas l'air d'un prévaricateur de leur cause, et qui ne soit pas un avertissement de ce qu'on peut dire contre eux au lieu de servir à leur défense. Cependant, pour que vous ne l'ignoriez pas et que vous ne retombiez point imprudemment dans des reproches sacrilèges, sachez que les chrétiens catholiques, dont une église est établie dans votre ville, n'adorent point les morts ni rien de ce qui a été fait et créé par Dieu, mais qu'ils adorent ce Dieu unique, auteur et créateur de toutes choses. Nous traiterons ceci plus amplement, avec l'aide de ce même vrai et unique Dieu, lorsque je saurai que vous voulez le faire gravement.




LETTRE XVIII. (390)

Trois genres de natures.

AUGUSTIN A CÉLESTIN (1).

1. Que ne puis-je vous répéter toujours une chose, c'est qu'il faut renoncer à ce qui est vain pour ne nous charger que des soins utiles! car je ne sais si on peut espérer en ce monde quelque sécurité. J'ai écrit et n'ai reçu aucune réponse. Je vous ai envoyé ceux de mes livres contre les manichéens qui étaient tout prêts et revus, et vous ne m'avez rien fait connaître ni de votre opinion, ni de notre dessein. Maintenant je dois vous les redemander et vous devez me les rendre. Ne différez donc pas de me les renvoyer avec votre réponse, par laquelle je désire savoir ce que vous avez fait de ces livres, ou de quelles armes vous avez encore besoin pour combattre l'erreur des manichéens.

2. Voici, pour vous que je connais, quelque chose de grand dans sa brièveté. Il y a une nature changeante à travers les lieux et les temps, c'est le corps. Il y a une nature changeante, non pas à travers les lieux, mais seulement à travers les temps, c'est l'âme. Et il est une nature que ni les lieux ni les temps ne peuvent changer, c'est Dieu. Ce qui est changeant de

1. Quel est ce Célestin? est-ce le même qui fut pape trente-deux ans plue tard et qui est connu dans l'histoire sous le nom de saint Célestin? Nous l'ignorons.

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quelque manière s'appelle créature; ce qui est immuable s'appelle Créateur. Or, comme nous ne disons qu'une chose existe qu'en tant qu'elle demeure et qu'elle est une, et que toute forme de beauté procède de l'unité; dans cette division des natures vous voyez véritablement ce qui existe d'une manière souveraine, ce qui n'a qu'une basse existence et ne laisse pourtant. pas d'exister; enfin ce qui tient comme le milieu plus grand que le plus bas, plus petit que le plus grand. L'Etre souverain, c'est la béatitude même; le plus bas est celui qui ne peut être ni heureux ni malheureux; le moyen devient misérable si sa vie incline vers ce qui est bas, il devient heureux s'il se tourne vers l'Etre souverain. Celui qui croit au Christ n'aime point ce qui est bas, ne se glorifie pas dans les choses moyennes et devient capable de s'attacher à l'Etre souverain. - Là se trouve compris tout entier ce qu'on nous ordonne de faire, ce qu'on nous enseigne, ce qui enflamme notre coeur.




LETTRE XIX. (390)

Saint Augustin avait eu avec un personnage nommé Gains, et qui n'était pas encore chrétien, des entretiens sur la religion; il lui trouvait de la pénétration, un goût sincère pour la vérité: il lui avait inspiré de bons desseins. Saint Augustin lui envoie ses ouvrages pour achever de le convaincre et finit par exprimer l'espoir de le voir enfant de l'Eglise. On y trouvera des lignes admirables sur l'expression de la vérité dans les oeuvres de l'homme.

AUGUSTIN A GAIUS.

Je ne sais vous dire de quelle douceur votre souvenir me pénètre depuis que je vous ai quitté; le charme de ce souvenir me revient souvent. Je me rappelle cette modestie dans la discussion qui ne se laissait point altérer par l'admirable ardeur de la recherche. Il ne serait pas facile de trouver quelqu'un qui posât plus vivement les questions et qui écoutât plus tranquillement. C'est pourquoi je voudrais beaucoup discuter avec vous; et du reste parler avec vous le plus possible, ce ne serait jamais beaucoup parler. Mais tomme c'est difficile, qu'est-il besoin d'en chercher les motifs? C'est tout à fait mat baisé; peut-être un jour cela ne le sera plus; que Dieu le veuille ainsi! Maintenant nous n'en sommes pas là.

J'ai chargé le frère, par lequel je vous ai envoyé ma lettre, de remettre tous mes ouvrages (537) à votre très-habile charité. Rien de ce qui vient de moi ne sera mal venu de vous, car je sais toute la bienveillance que votre coeur me garde. Cependant, si vous m'approuvez après m'avoir lu et si ce que j'ai dit de vrai -vous parait tel, ne croyez pas que ces choses bonnes et vraies soient de mon propre fond; elles m'ont été données. Tournez-vous vous-même vers Celui à qui vous devez de comprendre et d'approuver ce qui est vrai. Ce n'est pas dans le livre ni dans celui qui l'a écrit qu'un lecteur voit la vérité; il la voit bien plutôt en lui-même si son esprit a reçu quelque impression éclatante.de cette lumière bien éloignée des grossiers nuages du corps. Dans le cas où vous trouveriez dans mes livres des choses fausses et qu'il faudrait désapprouver, vous devriez y reconnaître l'épaisse nuit de l‘intelligence humaine, et ce seraient là véritablement les choses qui viendraient de moi.

Je vous exhorterais à chercher encore, si je ne voyais pas en quelque sorte la bouche de votre coeur toute ouverte; je vous exhorterais aussi à vous attacher avec fermeté à ce que vous aurez reconnu être vrai, si vous ne portiez pas en vous tant de force d'esprit et de raison. Pendant le peu de temps que j'ai passé avec vous, cette force intérieure m'est apparue comme si, écartant le voile corporel, j'étais allé au fond de vous-même. La providence miséricordieuse de Notre-Seigneur ne permettra pas qu'un homme aussi bon et aussi richement doué que vous, demeure étranger au troupeau catholique du Christ.




LETTRE XX. (390)

1. Deux d'entre nous vous devaient des réponses; et voilà que l'un de nous va vous payer avec usure, car c'est lui-même que vous allez voir; ce que vous entendrez de sa bouche sera comme entendu de la Mienne, et je ne vous aurais point écrit si cet ami ne me l'avait

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ordonné: lui partant, cette lettre était inutile. Je m'entretiens avec vous plus abondamment peut-être que si j'étais en votre présence, quand vous lisez ma lettre et quand vous entendez Celui dans le coeur de qui vous savez bien que j'habite. J'ai reçu et médité avec grande joie celle de votre Sainteté; j'y ai trouvé un esprit chrétien sans le fard de nos temps mauvais et un coeur qui m'est attaché.

2. Je rends grâces à Dieu et à Notre-Seigneur de votre espérance, de votre foi et de votre charité qui vous portent à avoir si bonne opinion de moi que vous me croyez un fidèle serviteur de Dieu; je me réjouis que vous aimiez dans la pureté de votre coeur la piété que vous me supposez: je vous dois plus de félicitations que de remercîments; car il vous est profitable d'aimer le bien, ce bien qu'on aime lorsqu'on aime quelqu'un que l'on croit bon, à tort ou à raison. Il faut seulement prendre garde de juger, non pas d'un homme, mais de ce qui constitue le bien même de l'homme, autrement que la vérité ne le demande. Pour vous, frère très-cher, qui rie vous trompez pas en croyant que c'est un grand bien de servir Dieu de bon,coeur et chastement, quand vous aimez un homme par la seule raison qu'il vous semble avoir part à ce bien, le fruit de cette affection vous reste, lors même que celui qui en est l'objet ne serait pas ce que vous pensez. Voilà pourquoi c'est vous qu'il faut féliciter de ce goût pour le vrai bien; et quant à celui que vous aimez, il n'a droit aux hommages que s'il est tel que vous l'aimez. Il appartient à Dieu seul de voir comme je suis et en quoi j'ai avancé; il ne peut se tromper ni sur ce qui fait le bien de l'homme ni sur l'homme même. Pour obtenir l'heureuse récompense promise, c'est assez que vous m'aimiez de tout votre coeur, uniquement parce que vous me croyez tel que doit être un serviteur de Dieu. Je vous rends d'abondantes actions de grâces de ce que vos louanges, comme si j'étais tel, sont une admirable exhortation pour que je le devienne; je vous en rendrai plus encore si vous n'oubliez pas de prier pour moi comme vous me recommandez de prier pour vous. La prière pour un frère est plus agréable à Dieu quand il s'y mêle un sacrifice de charité.

3. Je salue beaucoup votre petit enfant, et je souhaite qu'il grandisse dans les commandements salutaires du Seigneur. Je désire aussi et je demande pour votre maison une seule foi et une vraie piété, qui ne peuvent être que la foi et la piété catholiques. Et si vous croyez nécessaire le concours de mes soins pour une telle oeuvre, ne craignez pas de vous servir de moi: notre Maître commun et la charité elle-même vous en donnent le droit. Ce que je recommanderai beaucoup à votre sagesse, c'est d'inspirer ou d'entretenir au coeur de votre femme la vraie crainte de Dieu par la lecture des livres divins et par de graves entretiens. Il n'est personne qui, inquiet sur son âme, résolu à chercher sans entêtement la volonté de Dieu, ne reconnaisse avec un bon guide la différence qu'il y a entre tout schisme, quel qu'il puisse être, et l'Eglise catholique.




LETTRE XXI. (Année 391)

Voici une admirable lettre bien digne de rester toujours présente à la pensée de ceux qui se destinent au sacerdoce; saint Augustin, ordonné prêtre malgré ses résistances, supplie le vieil évêque d'Hippone de lui accorder un certain temps pour se préparer au saint ministère et ne parle qu'avec effroi de la charge imposée à sa faiblesse.

LE PRÊTRE AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR, A SON PÈRE BIEN-AIMÉ ET TRÈS-CHER EN DIEU, L'ÉVÊQUE VALÈRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Avant tout, je demande à votre pieuse sagesse de penser que dans cette vie et surtout en ce temps, rien n'est plus facile, plus agréable et plus recherché que les fonctions d'évêque, de prêtre ou de diacre, si on veut les remplir avec négligence ou en vil complaisant; mais devant Dieu rien n'est plus malheureux, plus triste, plus condamnable; et aussi, il n'y a rien dans cette vie et surtout en ce temps, de plus difficile, de plus pénible, de plus dangereux que ces fonctions d'évêque, de prêtre ou de diacre, et rien de plus heureux devant Dieu, si on fait son service comme notre chef l'ordonne. Je n'ai point appris dès mon enfance ni dès ma jeunesse quelle est cette meilleure manière de servir; et au temps même où je commençais à l'apprendre, on m'a fait violence (sans doute pour mes péchés, car je n'en vois pas d'autre cause), pour me donner la seconde place du gouvernail, à moi qui ne savais pas même tenir un aviron.

2. Je pense que le Seigneur a voulu par là (539) me punir d'avoir osé reprendre beaucoup de nautonniers, me croyant plus docte et meilleur qu'eux, avant que j'eusse connu par expérience la difficulté de l'oeuvre. C'est après avoir été mis en avant que j'ai commencé à sentir la témérité de mes censures, quoique le saint ministère m'ait toujours paru plein de dangers. Voilà pourquoi, au temps de mon ordination, quelques-uns de mes frères me virent, dans la ville, verser des larmes; ne sachant pas la cause de ma douleur, ils me consolaient, comme ils pouvaient et dans de bonnes intentions, par des discours qui n'allaient pas à mon mal. Mais l'expérience a dépassé toute idée que je m'étais faite de ce gouvernement des âmes; ce n'est pas que j'aie vu des flots ou des tempêtes que je ne connusse pas, dont je n'eusse pas entendu parler et que les livres ou la réflexion ne m'eussent retracés; mais je m'étais mal rendu compte de ce que je pouvais avoir de force et d'habileté pour éviter ou soutenir ces orages, et je me croyais capable de marcher et de lutter; le Seigneur s'est ri de moi et m'a montré dans l'action le peu que je vaux.

3. Si Dieu l'a fait plutôt par miséricorde que pour ma condamnation, ce que j'espère avec confiance aujourd'hui que je connais ma faiblesse, je dois rechercher tous les remèdes qui sont dans ses Ecritures, je dois prier et lire afin que mon âme devienne propre à d'aussi périlleuses affaires: le temps m'a manqué pour cela jusqu'à ce jour. J'ai été ordonné alors même que je songeais à me donner du loisir pour étudier les divines Ecritures; je prenais mes dispositions pour me ménager du repos à cette intention. Et ce qui est vrai, c'est que je ne savais pas encore ce qui me manquait pour des fonctions comme celles qui me tourmentent et m'écrasent aujourd'hui. Si après avoir appris ce qu'il faut à un homme chargé de dispenser au peuple les sacrements et la parole de Dieu, il ne m'est pas permis d'acquérir ce que je reconnais ne pas avoir encore, vous voulez donc que je périsse, ô mon père Valère! où est votre charité? m'aimez-vous? aimez-vous l'Eglise dont vous m'avez confié l'administration? Je suis sûr que vous m'aimez et que vous l'aimez. Mais vous me croyez capable; et moi, je me connais mieux, et je ne me connaîtrais pas aussi bien si l'expérience n'avait pas été pour moi une grande lumière.

4. Mais votre Sainteté dira peut-être: «Je voudrais savoir ce qui manque à votre instruction.» Ce qui me manque est si considérable que j'aurais bien plutôt fait de vous énumérer le peu que j'ai que tout ce que je désire avoir. J'oserais dire que je sais et que je crois tout ce qui appartient à notre salut. Mais sais-je comment il faut l'exposer pour le salut des autres, cherchant non pas ce qui m'est utile, mais ce qui doit l'être à plusieurs afin qu'ils soient sauvés? Il y a peut-être ou plutôt il y a sans doute, dans les livres saints, des conseils qui peuvent aider l'homme de Dieu à bien remplir les saintes fonctions ecclésiastiques, à vivre en bonne conscience avec les méchants, ou bien à mourir de manière à ne pas perdre cette précieuse vie après laquelle seule soupirent les coeurs chrétiens, humbles et doux. Comment en venir là sinon, ainsi que le dit le Seigneur, en demandant, en cherchant, en frappant à la porte. c'est-à-dire en priant, en lisant, en gémissant? C'est pour cela que j'ai fait demander par des frères à votre sincère et vénérable charité, le peu de temps qui nous sépare encore de Pâque, et c'est encore le but des prières que je vous adresse en ce moment.

5. Que répondrai-je au Seigneur mon juge? Lui dirai-je que sous le poids des affaires ecclésiastiques, il ne m'a pas été possible de chercher ce qui me manquait? Mais si le Seigneur me répond: «Mauvais serviteur, si un domaine de l'Eglise dont on recueille les fruits avec tant de soin avait à souffrir quelque atteinte, est-ce que, par le consentement de tous ou les ordres de quelques-uns, vous ne laisseriez pas là le champ que j'ai arrosé de mon sang pour aller demander justice aux juges de la terre? et si on jugeait contre vous, ne passeriez-vous pas les mers? Nul ne vous reprocherait un an d'absence et même plus pour empêcher qu'un autre ne possédât ce domaine nécessaire non point à l'âme, mais au corps des pauvres: et leur faim pourtant serait bien plus facilement apaisée et d'une manière plus agréable pour moi par les fruits de mes arbres vivants si on les cultivait avec soin. Pourquoi donc vouloir vous justifier de ne pas avoir appris à cultiver mon champ en «prenant pour prétexte le manque de loisir?»

Dites-moi, je vous prie, ce que j'aurai à répondre. Voulez-vous que je dise à Dieu: «Le vieillard Valère, me croyant versé dans toutes ces choses, m'a d'autant moins (540) permis de m'en instruire qu'il m'aimait davantage?»

6. Réfléchissez à tout cela, vénérable Valère, je vous en supplie au nom de la bonté et de la sévérité du Christ, au nom de sa miséricorde et de sa justice, au nom de Celui qui vous a inspiré une si grande charité à mon égard que je n'ose vous accuser en rien, pas même quand il s'agit de sauver mon âme. Vous prenez à témoin Dieu et le Christ de la pureté de vos pensées, de votre charité, de la sincère affection que vous avez pour moi, comme si moi-même je ne pouvais pas au besoin assurer par serment que ces sentiments-là sont vraiment dans votre coeur. C'est cette même charité, c'est cette affection que j'implore pour que vous ayez pitié de moi et que vous m'accordiez le temps que je vous ai demandé; aidez-moi de vos prières afin que mon désir d'obtenir ce qui me manque ne soit pas inutile, et que les jours de ma retraite ne soient pas sans fruits pour l'Eglise du Christ, pour mes frères et pour tous ceux qui servent Dieu avec moi. Je sais que le Seigneur ne dédaignera pas une charité comme la vôtre, intercédant pour moi en pareille occasion; il la recevra comme un sacrifice de suavité, et peut-être alors m'instruira-t-il des plus salutaires conseils de ses Ecritures en moins de temps que je n'en ai demandé.




LETTRE XXII. (Année 390)

Cette lettre où l'âme, le caractère et l'humilité de saint Augustin se peignent si bien, est également curieuse pour l'histoire des chrétiens d'Afrique à cette époque; notre saint déplore des usages grossiers et coupables, sous apparence de religion, dans les cimetières et sur les tombeaux des martyrs, et supplie l'évêque de Carthage de remédier à ces détestables abus. Il se plaint de trouver jusque dans le clergé l'esprit contentieux et le goût des louanges humaines, et parle de l'amour des louanges avec l'élévation du sentiment chrétien et la profondeur du moraliste.

AUGUSTIN, PRÊTRE, A AURÈLE, ÉVÊQUE DE CARTHAGE.

1. Après avoir longtemps et inutilement cherché à bien répondre à la lettre de votre sainteté (car mon affection pour vous, grandement excitée par cette lettre, s'est trouvée au-dessus de toutes choses), je me suis recommandé à Dieu pour que, selon la mesure de mes forces, je pusse vous écrire ce qui conviendrait le mieux, à notre zèle pour les intérêts de Dieu et de l'Eglise, à votre dignité et à mon obéissance.

Et d'abord cette confiance que vous avez dans mes oraisons, non-seulement je ne la repousse pas, mais encore je l'aime; si ce n'est pas dans mes prières, ce sera certainement dans les vôtres que le Seigneur m'exaucera. Je vous remercie, plus que mes paroles ne sauraient vous le dire, d'avoir bien voulu que notre frère Alype demeurât au milieu de nous pour servir d'exemple à ceux de nos frères qui désirent échapper aux soins inquiets de ce monde: puisse le Seigneur vous rendre le prix de ce service en bienfaits pour votre âme! Notre naissante communauté tout entière vous est reconnaissante et vous aime de vouloir bien veiller sur nous malgré les distances qui nous séparent, comme étant très-présent ici par la pensée. Aussi nous prions tant que nous pouvons pour que le Seigneur daigne soutenir avec vous le troupeau confié à votre garde, pour qu'il ne vous abandonne en quelque lieu que ce soit, mais qu'il demeure votre aide dans le besoin, accordant miséricorde à son Eglise par votre sacerdoce, ainsi que le lui demandent les larmes et les gémissements des hommes religieux.

2. Sachez, seigneur bienheureux et si vénérable par l'abondance de la charité, que nous ne désespérons pas, mais que nous espérons beaucoup de voir le Seigneur notre Dieu, par l'autorité de la charge que vous remplissez, autorité non pas extérieure mais spirituelle, délivrer l'Eglise d'Afrique, grâce à de sérieux conseils,,des souillures et des maladies dont elle souffre dans beaucoup de ses membres et qui n'en font gémir qu'un petit nombre. Parmi les trois genres de vices que l'Apôtre apprend brièvement et au même endroit, à détester et à fuir, et d'où s'élève comme une triste moisson de vices innombrables, celui qui se trouve cité en second lieu est le plus sévèrement poursuivi dans l'Eglise; les deux autres, c'est-à-dire le premier et le dernier, paraissent tolérables aux yeux des hommes, et peu s'en faut qu'on ne les regarde plus comme des vices. Le Vase d'Election a dit: «Ne marchons pas dans les débauches ni les ivrogneries, dans les impudicités ni les dissolutions, ni dans les querelles ni dans les jalousies; mais revêtez-vous de (541) Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter votre sensualité en satisfaisant à ses désirs (1).»

3. De ces trois vices les impudicités et les dissolutions sont réputées un si grand crime, que personne de coupable de ce péché n'est jugé digne non-seulement du ministère ecclésiastique, mais même de la communion des sacrements. Et c'est tout à fait avec raison. Mais pourquoi cette sévérité contre un seul vice? Les débauches et les ivrogneries deviennent ainsi comme permises, au point d'avoir lieu en l'honneur même des bienheureux martyrs, non-seulement aux fêtes solennelles (ce qui est déjà déplorable pour quiconque ne regarde pas ces choses avec les yeux de la chair), mais encore chaque jour. Cette souillure, si elle n'était que honteuse et non pas sacrilège, pourrait n'être considérée que comme une épreuve pour notre patience; quoique, à l'endroit où l'Apôtre cite l'ivrognerie parmi les vices nombreux qu'il énumère, il termine en disant de ne pas même manger avec des gens qui seraient coupables de ces dérèglements (2). Supportons, si l'on veut, ces choses dans le désordre de la vie de famille, dans les festins qui se font à l'intérieur de la maison, et recevons le corps du Christ en compagnie de ceux avec qui on nous défend de manger le pain; mais au moins qu'une si grande infamie soit écartée des sépulcres où reposent les corps des saints, des lieux où l'on dispense les sacrements, des maisons de la prière. Qui oserait interdire dans les demeures particulières ce qu'on appelle honorer les martyrs, quand on le fait dans les lieux saints?

4. Si l'Afrique tentait la première à mettre partout un terme à ces honteux usages, elle serait digne qu'on l'imitât. Et lorsque, dans la plus grande partie de l'Italie et dans presque toutes les autres Eglises d'outre-mer, ces dérèglements, ou n'ont jamais existé, ou ont disparu, soit qu'ils fussent nouveaux, soit qu'ils fussent anciens, par les soins attentifs de saints évêques vraiment préoccupés des intérêts de la vie future, douterons-nous, après de tels exemples, qu'il nous soit possible d'effacer cette grande souillure de nos moeurs? Nous avons pour évêque un homme de ces contrées (3), et nous en rendons grâce à Dieu;

1. Rm 13,13-14. - 2. 1Co 5,11. - 3. Les Gaules ou l'Italie.

du reste fût-il Africain, sa douceur, sa sagesse, sa sollicitude pastorale suffiraient pour qu'il cherchât dans les Ecritures le moyen de guérir la blessure qu'a faite cette coutume licencieuse et d'une mauvaise liberté. La pestilence de ce mal est telle qu'il ne me paraît pas qu'on puisse le guérir autrement que par l'autorité d'un concile. Mais s'il faut que le remède parte d'une Eglise; autant il y aurait d'audace à vouloir supprimer ce que maintient l'Eglise de Carthage, autant il y aurait d'impudence à conserver ce qu'elle aurait réformé. Et quel évêque serait plus propre à frapper un aussi détestable abus que celui qui déjà l'exécrait, n'étant encore que diacre?

5. Ce qu'il fallait alors déplorer, il le faut aujourd'hui faire disparaître; on ne doit pas s'y prendre brutalement, mais, comme il est écrit, dans «un esprit de douceur et de mansuétude (1).» Les marques de fraternelle charité qui abondent dans votre lettre, me donnent confiance, et j'ose parler avec vous comme avec moi-même. Ces choses-là, je pense, ne se suppriment ni rudement, ni durement, ni impérieusement; mais par des instructions plus que par des prescriptions, par des avis plus que par des menaces. C'est ainsi qu'on doit agir avec la multitude: il faut réserver la sévérité pour des fautes commises par un petit nombre. Lorsque les menaces sont nécessaires, employons-les avec douceur; que ce soit en montrant dans l'Ecriture les châtiments de la vie future, afin qu'on ne craigne pas en nous notre puissance, mais qu'on craigne Dieu dans notre discours. Nous commencerons à toucher par là les personnes spirituelles ou voisines de l'état spirituel, et leurs exhortations douces mais pressantes entraîneront le reste de la multitude.

6. Et comme aux yeux du peuple charnel et grossier, ces ivrogneries et ces somptueux et honteux festins dans les cimetières, non-seulement honorent les martyrs, mais encore soulagent les morts, il me paraît qu'il serait plus facile d'en détourner les Chrétiens, si on leur en faisait voir la défense dans l'Ecriture; si, de plus, les offrandes, vraiment utiles et salutaires, que l'on dépose sur les tombeaux pour le soulagement des morts n'étaient point somptueuses et qu'elles fussent données sans orgueil et de bonne grâce à tous ceux qui les demandent. Pourquoi les vendre? si

1. Ga 6,1.

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quelqu'un, dans une pensée religieuse, veut offrir de l'argent, il y a des pauvres pour le recevoir. C'est ainsi que le peuple n'aura pas l'air d'abandonner les morts qui lui sont chers, ce qui ne serait pas une petite douleur de coeur, et l'Eglise ne verra plus rien qui ne soit pieux et honnête.

En voilà assez pour les festins et les ivrogneries.

7. Est-ce bien à moi qu'il appartient de parler de contestations et de fourberies, quand ces vices se rencontrent bien plus considérables dans nos rangs que parmi le peuple? L'orgueil et le désir des louanges humaines enfantent ces maladies et, enfantent aussi l'hypocrisie. - On n'y résiste qu'en imprimant dans son âme la crainte et l'amour de Dieu par la méditation assidue des livres divins; pourvu cependant que celui qui les combat soit lui-même un exemple de patience et d'humilité et prenne pour lui moins qu'on ne lui donne; il ne doit pas repousser toutes les marques d'honneur ni les recevoir toutes; ce qu'il aura accepté de louanges ne sera pas pour lui-même, car il sera tout en Dieu et méprisera toutes les choses humaines, mais ce sera pour ceux sur lesquels il est chargé de veiller et qu'il ne pourrait utilement conduire s'il s'avilissait dans un trop profond abaissement. Il a été dit: «Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse (1),» et il a été dit aussi: «Si je voulais plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ (2).»

8. C'est une grande chose de ne pas se réjouir des hommages et des louanges des hommes, mais de retrancher toute pompe vaine, et de rapporter à l'utilité et au salut de ceux qui nous honorent ce qu'on croit devoir conserver d'éclat autour de soi. Ce n'est pas en vain qu'il a été dit: «Dieu brisera les os de ceux qui veulent plaire aux hommes (3).» Qu'y a-t-il de plus languissant, de plus dénué de cette fermeté et de cette force, représentées par les os, qu'un homme qui chancelle sous le coup de mauvais propos dont il sait lui-même la fausseté? Une douleur de ce genre ne serait pas capable de déchirer les entrailles de l'âme, si l'amour de la louange ne nous avait pas brisé les os. Je connais d'avance la vigueur de votre esprit; ce que je vous dis, je me le dis à moi-même; daignez considérer combien ces choses sont graves, combien

1. 1Tm 4,12. - 2. Ga 1,10. - 3. Ps 53,7.

elles sont difficiles. Les forces de cet ennemi ne sont connues que de Celui qui lui a déclaré la guerre: on se console aisément de manquer de louanges quand on nous en refuse, mais il est difficile de ne pas se délecter à celles qu'on nous donne. Telle doit être cependant notre union accoutumée avec Dieu, que, si on nous loue sans raison, il faut reprendre ceux qui nous louent, de peur de leur laisser croire qu'il se trouve en nous ce qui n'y est pas, que ce qui vient de Dieu est notre fonds propre, ou de peur qu'on ne loue en nous des choses qui s'y rencontreraient en réalité, même abondamment, mais qui ne seraient pas dignes de louanges, comme par exemple tous ces biens que nous possédons en commun avec les bêtes ou avec les hommes sans religion. Si on nous loue à bon droit pour Dieu, félicitons-en ceux qui plaît le vrai bien, et ne nous glorifions pas nous-mêmes de plaire aux hommes, mais seulement si nous sommes devant Dieu tels qu'on nous croit; ce n'est pas à nous que doit être attribué le bien, mais à Dieu: toutes les choses véritablement dignes de louanges sont des dons partis de sa plain. Voilà ce que je me redis chaque jour ou plutôt ce que me dit celui dont les enseignements sont salutaires, soit que nous les trouvions dans les divins livres, soit qu'ils nous soient inspirés intérieurement. Et cependant, malgré la vivacité de ma lutte contre l'ennemi, j'en reçois souvent des blessures quand je ne puis fermer mon coeur au plaisir d'une louange qui m'est adressée.

9. J'ai écrit ces choses afin que, si elles ne sont pas nécessaires à votre Sainteté, soit parce que la méditation vous en aura fourni de meilleures et en plus grand nombre, soit parce que votre Sainteté n'a pas besoin de ce remède, vous connaissiez mes maux et vous sachiez ce qu'il faut demander à Dieu pour ma faiblesse: accordez-moi, je vous en conjure, cette grâce au nom de la bonté de Celui qui nous a ordonné de porter les fardeaux les uns des autres. Que d'autres choses de ma vie et de ma conduite je déplorerais dans un entretien avec vous et que je ne voudrais pas vous dire par lettres! je vous les confierais si, entre mon coeur et le vôtre, il n'y avait que ma bouche et vos oreilles. Mais si notre vénérable et très cher Saturnin, dont j'ai pu voir le zèle et l'affection pour vous, daignait venir vers moi quand il jugera le moment favorable, je pourrais converser affectueusement avec sa (543) Sainteté, à peu de chose près comme si c'était avec vous-même. Les paroles me manquent pour vous supplier de m'obtenir cela du saint vieillard. Les gens d'Hippone ne supporteraient pas que je misse entre eux et moi une longue distance; ils ne veulent pas se fier assez à moi pour me permettre de voir le champ que votre prévoyante libéralité a donné à nos frères, comme je l'ai appris, avant la réception de votre lettre, par notre saint frère et collègue Parthénius; il m'a apporté aussi beaucoup d'autres nouvelles que je désirais savoir. Le Seigneur permettra que ce qui nous reste à désirer s'accomplisse.





Augustin, lettres - LETTRE XV. (Année 390)