Augustin, lettres - LETTRE LI. (399 ou 400)

LETTRE LII. (Année 399 ou 400)

Saint Augustin appelle Séverin son frère selon la chair; toutefois Séverin n'était que son cousin; il s'était laissé prendre dans le schisme de Donat. Saint Augustin lui montre brièvement son erreur et le supplie d'ouvrir les yeux.

AUGUSTIN A SON TRÈS-DÉSIRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE LE SEIGNEUR SÉVERIN.

1. Quoique la lettre de votre fraternité me soit arrivée tard et quand je ne l'espérais plus, je l'ai cependant reçue avec joie; j'ai senti cette joie devenir plus vive dans mon coeur en apprenant que votre homme n'était venu à Nippone que pour m'apporter cette lettre, J'ai pensé que ce n'était pas sans raison que vous aviez eu l'idée de m'écrire pour rappeler notre parenté; que c'était peut-être uniquement parce que vous vous apercevez, avec la gravité de votre sagesse, de ce qu'il y a de déplorable, lorsqu'on est frères selon la chair, de ne pas être unis dans le corps du Christ; d'autant plus qu'il vous est aisé de reconnaître et de voir la cité placée sur la montagne, et qui, selon la parole du Seigneur dans l'Evangile, ne peut pas être cachée (1). Telle est l'Eglise catholique; on l'appelle en grec Katholike, parce qu'elle est répandue dans tout l'univers. Il n'est permis à personne de la méconnaître; voilà pourquoi, selon la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle ne peut pas être cachée.

2. Le parti de Donat, qui n'est qu'en Afrique, accuse l'univers, et ne songe point que, dans son impuissance à produire des fruits de paix et de charité, il s'est retranché de cette racine des Eglises d'Orient d'où l'Evangile est venu en Afrique. Si on apporte aux chrétiens de ce parti un peu de cette terre d'Orient, ils l'adorent; mais si un fidèle de ces contrées vient parmi eux, ils soufflent sur lui et le rebaptisent. Le Fils de Dieu, qui est la vérité, a annoncé qu'il était la vigne, que ses enfants en étaient le bois et son Père le vigneron. «Mon Père,

1. Mt 5,14.

dit-il, retranchera le bois qui ne donne pas de fruit en moi; mais le bois qui porte du fruit, il le taillera pour qu'il en porte davantage (1).» Il ne faut donc pas s'étonner si ceux qui n'ont voulu produire aucun fruit de charité ont été retranchés de cette vigne qui s'est déployée et a rempli toute la terre.

3. Si leurs ancêtres, auteurs du schisme, avaient reproché à leurs collègues de véritables crimes, ils auraient gagné leur cause auprès de l'Eglise d'outre-mer, d'où l'autorité de la foi chrétienne s'est répandue dans nos contrées; et ceux à qui on reprochait ces crimes eussent été rejetés du sein de l'Eglise. Maintenant qu'on voit les mêmes accusés en communion avec les Eglises apostoliques dont ils possèdent et lisent les noms dans les livres saints, tandis que les accusateurs sont mis dehors et séparés de cette même communion, comment ne pas comprendre que ceux qui obtinrent gain de cause auprès de ces juges désintéressés avaient la justice pour eux! Admettons que la cause des donatistes soit bonne et qu'ils n'aient pas pu la faire triompher devant les Eglises d'outre-mer; que leur avait fait le monde entier avec ses évêques qui ne pouvaient condamner témérairement leurs collègues non convaincus des crimes dont on les accusait? Ainsi les innocents sont rebaptisés, et le Christ est effacé dans les innocents. Si les évêques donatistes ont connu de vrais crimes commis par leurs collègues d'Afrique; s'ils ont négligé de les signaler et de les prouver aux Eglises d'outremer, ils se sont eux-mêmes retranchés de l'unité du Christ par un horrible schisme, et ils n'ont pas d'excuse, vous le savez. Pour ne pas scinder le parti de Donat, ils ont toléré, durant de longues années, des scélérats qui se montraient en grand nombre parmi eux, et pendant ce temps, ils ne craignaient pas, sur de faux soupçons, de rompre la paix et l'unité du Christ, comme ils le font encore sous nos yeux, et vous l'avez bien vu.

4. Mais je ne sais quelle charnelle habitude vous retient au milieu d'eux, Séverin mon frère; depuis longtemps je le regrette, depuis longtemps j'en gémis, surtout quand je pense à votre sagesse; et depuis longtemps je désire m'entretenir de cela avec vous. Que servent les saluts qu'on échange et la parenté temporelle, si nous méprisons dans notre parenté l'héritage éternel du Christ et le salut de la vie à venir? Qu'il me

1. Jn 15,1-2.

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suffise d'avoir écrit ces choses qui ne seraient rien ou presque rien pour des coeurs durs, mais qui sont fort considérables pour votre esprit que je connais bien. Elles ne viennent pas de moi qui ne suis rien et qui attends seulement la miséricorde de Dieu; mais elles viennent de ce Dieu tout-puissant, qu'on trouvera pour juge dans le siècle futur si, dans le siècle présent, on le méprise comme père.




LETTRE LIII. (Année 400)

Générosus était un catholique de Constantine, honoré de l'amitié de saint Augustin. Un prêtre donatiste lui ayant adressé une lettre en faveur du schisme et où il se vantait d'avoir reçu les communications d'un ange, Générosus envoya cette lettre à saint Augustin; notre saint, tant en son nom qu'au nom de ses vénérables collègues, écrivit la réponse suivante, moins pour éclairer Générosus dont la piété lui était connue, que pour rappeler les faits et les témoignages des Ecritures au prêtre égaré.

FORTUNAT, ALYPE ET AUGUSTIN, A LEUR TRÈS-CHER ET HONORABLE FRÈRE GÉNÉROSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous avez voulu que nous connussions la lettre qui vous a été adressée par un prêtre donatiste, quoique vous en eussiez ri comme il convient à un catholique; voici donc une réponse qui est bien plus pour lui que pour vous, et que nous vous demandons de lui transmettre, si vous pensez qu'on ne puisse pas désespérer de le guérir de sa folle erreur. Il vous a écrit qu'un ange lui a ordonné de vous marquer l'ordre et la suite du christianisme dans votre ville, à vous dont le christianisme ne tient pas seulement à votre cité, ni même à l'Afrique et aux Africains, mais au monde entier, et qui a été annoncé et l'est encore à toutes les nations. C'est peu pour eux de ne pas avoir honte d'être retranchés de la racine, et de ne rien faire pour leur retour pendant qu'ils le peuvent encore; ils veulent en retrancher d'autres avec eux et en faire comme des bois arides destinés au feu. C'est pourquoi si l'ange que ce prêtre donatiste, dans son astucieuse vanité, prétend, selon nous, lui avoir apparu à cause de vous,- vous apparaissait à vous-même, et qu'il vînt vous dire ce que ce prêtre a imaginé de vous déclarer de sa part, il faudrait vous souvenir de cette parole de l'Apôtre: «Quand nous vous annoncerions nous-même ou quand pan ange du ciel vous annoncerait un évangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème (1).» Il vous a été annoncé, par la bouche du Seigneur Jésus-Christ lui-même, que son Evangile sera porté à toutes les nations, et qu'alors ce sera la fin (2). Il vous a été annoncé, par les prophètes et les apôtres, que des promesses ont été faites à Abraham et à sa race, qui est le Christ (3), quand Dieu lui disait: «Toutes les nations seront bénies dans votre race (4).» Si donc un ange du ciel vous disait, à vous qui êtes témoin de l'accomplissement de ces promesses: Laissez là le christianisme de toute la terre et prenez le christianisme du parti de Donat, dont l'ordre et la suite vous sont exposés dans la lettre de l'évêque de votre ville, cet ange devrait être anathème, parce qu'il s'efforcerait de vous retrancher du tout, de vous pousser dans un parti, et de vous séparer des promesses de Dieu.

2. S'il faut considérer la succession des évêques, avec quelle certitude plus grande encore, et quelle incontestable utilité nous établirons la succession des évêques de Rome depuis Pierre, à qui le Seigneur a dit comme à la figure de toute l'Eglise: «Je bâtirai sur cette pierre mon Eglise, et les portes des enfers ne prévaudront pas contre elle (5)!» A Pierre a succédé Lin; à Lin, Clément; à Clément, Anaclet; à Anaclet, Evariste; à Evariste, Alexandre; à Alexandre, Sixte; à Sixte, Télesphore; à Télesphore, Igin; à Igin, Anicet; à Anicet, Pie; à Pie, Soter; à Soter,. Eleuthère; à Eleuthère, Victor; à Victor, Zéphirin; à Zéphirin, Callixte; à Callixte, Urbain; à Urbain, Pontiali; à Pontian, Anthère; à Anthère, Fabian; à Fabian, Corneille; à Corneille, Luce; à Luce, Etienne; à Etienne, Xyste; à Xyste, Denis; à Denis, Félix; à Félix, Eutychien; à Eutychien, Gaïus; à Gaïus, Marcellin; à Marcellin, Marcel; à Marcel, Eusèbe; à Eusèbe, Miltiade; à Miltiade, Sylvestre; à Sylvestre, Marc; à Marc, Jules; à Jules, Libère; à Libère, Damase; à Damase, Sirice; à Sirice, Anastase. Dans cet ordre de succession on ne trouve aucun évêque donatiste; mais en revanche les gens de ce parti en ont envoyé un à Rome, ordonné en Afrique, pour être placé à la tête d'un petit nombre d'Africains appelés montagnards ou cutzupites.

3. Dans cette succession d'évêques depuis

1. Ga 1,8. - 2. Mt 24,14. - 3. Ga 3,16. - 4. Gn 12,3. - 5. Mt 16,18.

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saint Pierre jusqu'à Anastase, qui occupe aujourd'hui le même siège, s'il s'était glissé quelque évêque traditeur, il n'en serait résulté aucun préjudice contre l'Eglise ni contre les chrétiens innocents; c'est à eux que, dans sa prévoyance, le Seigneur a dit au sujet des mauvais pasteurs: «Faites ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils font, car ils disent et ne font pas (1).» Pour que l'espérance du fidèle soit certaine, cette espérance qui ne se place pas dans l'homme, mais dans le Seigneur, il ne faut pas qu'elle soit jamais dissipée par la tempête d'un schisme sacrilège; ils ont été ainsi dissipés ceux qui lisent dans les saints livres les noms des Eglises auxquelles les apôtres ont écrit, sans avoir là aucun évêque. Quoi de plus détestable et de plus insensé que de dire aux lecteurs qui viennent de lire ces mêmes Epîtres: la paix soit avec vous, et d'être séparé de la paix de ces mêmes Eglises auxquelles les Epîtres sont adressées!

4. Cependant, de peur que le prêtre donatiste ne se flatte de la suite des évêques de Constantine qui est vôtre ville, lisez-lui les actes de Munatius Félix, flamine perpétuel, préposé à la garde de votre cité, pendant que Dioclétien était consul pour la huitième fois, et Maximien pour la septième, le onze des calendes de juin; il est clairement constaté par ces actes que l'évêque Paul livra les livres saints, ayant Sylvain pour sous-diacre et pour complice, et que celui-ci livra en même temps des objets d'église, même ceux qu'on avait cachés avec le plus de soin, tels qu'une boîte d'argent et une lampe d'argent, si bien qu'un certain Victor lui dit: Vous en seriez mort si vous ne les aviez pas trouvées. - C'est ce même Sylvain, si manifestement traditeur, dont le prêtre donatiste, dans la lettre qu'il vous écrit, rappelle avec bonheur l'ordination par les mains de Sécondus, évêque de Tigisis, alors primat. Que leur langue orgueilleuse se taise donc, qu'elle reconnaisse leurs propres crimes, et que, dans son délire, elle cesse de dénoncer les prétendus crimes d'autrui. Lisez aussi à ce prêtre donatiste, s'il veut vous entendre, les actes ecclésiastiques de ce même Sécondus, évêque deTigisis, dans la maison d'Urbain Donat, où il laissa au jugement de Dieu les traditeurs qui avouaient leur crime Donat, évêque de Masculi; Marin, évêque des Eaux de Tibilis; Donat, évêque de Calame; ce

1. Mt 23,3.

fut avec ces traditeurs que Sécondus ordonna évêque le traditeur Sylvain, dont nous avons parlé tout à l'heure. Lisez encore à ce prêtre qui vous a écrit, lisez-lui ce qui se passa devant Zénophile, personnage consulaire; ce fut là qu'un diacre nommé Nundinarius, irrité contre Sylvain qui l'avait excommunié, découvrit judiciairement toutes ces choses et les prouva d'une façon plus claire que le jour par les déclarations certaines et les réponses des témoins, par la lecture des actes et de beaucoup de lettres.

5. Que de choses vous pourriez lui lire encore si, au lieu d'un disputeur opiniâtre, vous trouviez en lui un esprit sagement disposé à vous écouter! Vous lui remettriez sous les yeux les prières des donatistes à Constantin pour qu'il envoyât des Gaules des évêques qui jugeraient la cause débattue parmi les évêques d'Afrique; les lettres du même empereur par lesquelles il envoya des évêques à Rome; le récit de ce qui se passa à Rome, où la cause fut connue et discutée par ces évêques; les lettres où l'empereur annonce que les évêques donatistes se sont plaints du jugement de leurs collègues, c'est-à-dire des évêques que Constantin avait envoyés à Rome; les lettres où il voulut que d'autres évêques se réunissent à Arles pour juger une seconde fois, où il est dit que les donatistes en appelèrent encore de ce jugement à l'empereur lui-même; que l'empereur examina l'affaire et prononça en présence des parties, et qu'il témoigna violemment la plus grande horreur contre les donatistes en voyant l'innocence de Cécilien sortir triomphante de leurs accusations. Le prêtre qui vous a écrit entendra tout cela s'il veut, et ne parlera plus et cessera de tendre des piéges à la vérité.

6. Du relate, nous nous appuyons moins sur de pareils témoignages que sur les saintes Ecritures, qui promettent le monde entier au Christ, pour être son héritage; les donatistes s'en étant séparés par un schisme criminel, ils font grand bruit de crimes qui seraient comme la paille dans la moisson du Seigneur: il faut souffrir qu'elle reste mêlée au grain jusqu'à ce que, par le dernier jugement, l'aire tout entière soit vannée. Ces crimes, vrais ou faux, ne font rien au froment du Seigneur qui doit croître jusqu'à la fin des siècles, dans le champ tout entier, c'est-à-dire dans le monde ce n'est pas le faux ange du prêtre donatiste (55) qui parle ainsi, c'est le Seigneur dans l'Evangile (1). Ces malheureux donatistes qui ont faussement et vainement accusé des chrétiens innocents, mêlés aux méchants dans l'univers comme le bon grain à la paille -ou à l'ivraie, Dieu les a justement punis quand ils ont condamné dans leur concile universel les maximianistes, schismatiques parmi eux à Carthage: les maximianistes avaient condamné Primien, baptisé hors de la communion de Primien, et rebaptisé des chrétiens baptisés par Primien; Dieu, disons-nous, les a justement punis en permettant qu'après avoir aussi solennellement condamné les maximianistes, ils aient été assez longtemps après, obligés par Optat le Gildonien (2) de reconnaître pour évêques des hommes de ce même schisme frappés de leur sentence, des hommes tels que Félicien, évêque de Musti, et Prétextat, évêque d'Assuri, et qu'ils aient reçu avec ces évêques ceux que ces derniers avaient baptisés quand ils étaient condamnés. S'ils ne se regardent pas comme souillés par ceux qu'ils ont condamnés de leur propre bouche comme scélérats et sacrilèges, et qu'ils ont comparés aux coupables que la terre engloutit tout vivants (3); s'ils communiquent avec eux après les avoir rétablis dans leur dignité épiscopale, qu'ils se réveillent donc, qu'ils songent à tout ce qu'il faut d'aveuglement et de folie pour répéter que le monde entier est souillé par des crimes commis en Afrique, des crimes inconnus, et que l'héritage du Christ, où sont comprises toutes les nations, est anéanti par la contagion des péchés des Africains, tandis qu'ils ne veulent pas se croire atteints ni souillés en communiquant avec ceux dont ils ont constaté et jugé les crimes.

7. C'est pourquoi l'apôtre Paul ayant dit que Satan se transforme lui-même en ange de lumière, il n'y aurait rien d'étonnant que ses ministres se transformassent en ministres de justice (4); s'il est vrai que ce prêtre donatiste ait vu quelque ange qui lui ait annoncé l'erreur et qui ait cherché à séparer des chrétiens de l'unité catholique, c'est Satan transformé en ange de lumière qui lui a apparu. S'il en a menti et qu'il n'ait rien vu de semblable, il est

1. Mt 13,30. - 2. Optat, évêque donatiste de Thamugas, fut surnommé le Gildonien parce qu'il se fit la créature et l'instrument du fameux Gildon, gouverneur romain, révolté contre Rome. Il se servit de son crédit pour multiplier les violences et fit exécrer son nom. - 3. Nb 16,31-33. - 4. 2Co 11,13-15.

lui-même un ministre de Satan, transformé en ministre de justice. Et cependant si, considérant toutes ces choses, ii ne veut pas être trop mauvais et trop opiniâtre, il pourra se délivrer de la séduction qu'il a subie ou qu'il veut communiquer. Nous nous sommes décidés à écrire ceci à votre occasion sans animosité aucune, et nous n'avons pas oublié à l'égard de ce prêtre les paroles de l'Apôtre: «Il ne faut pas qu'un serviteur du Seigneur dispute, mais il faut qu'il soit doux pour tous, capable d'instruire, patient, reprenant avec modération ceux qui pensent autrement qu'ils ne devraient penser; peut-être Dieu leur donnera-t-il l'esprit de pénitence pour connaître la vérité et se retireront-ils des piéges du démon, qui les enchaîne et les retient à sa volonté (1).» Si quelque chose d'un peu dur nous est échappé, qu'il ne l'attribue point à l'amertume de nos divisions, mais à la charité qui veut son retour. - Vivez sain et sauf dans le Christ, très-cher et honorable frère.

1. 1Tm 1,5.




RÉPONSE AUX QUESTIONS DE JANVIER. - LIVRE PREMIER OU

LETTRE LIV. (Année 400@)

Pour expliquer la diversité des pratiques en usage chez les différents peuples chrétiens, S. Augustin établit que ce qui est établi par l'Ecriture, par la tradition apostolique ou par les conciles généraux, doit être observé partout, et que pour le reste, il convient d'observer la coutume de l'Eglise où l'on est actuellement. En répondant aux questions de Janvier, notre saint touche à beaucoup de points très-intéressants. Il est ingénieux, profond, toujours attachant. Il faut lire et relire ces deux lettres qui forment deux livres. Voyez ce qu'en dit le saint Docteur dans ses rétractations, livre deuxième, chap. 20. (Tom. 1er, pag. 347)

AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS JANVIER, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Pour les choses qui font l'objet de vos questions, j'aimerais à savoir, d'abord, ce que vous y auriez répondu si on vous eût interrogé vous-même: en approuvant ou en rectifiant vos propres réponses, j'aurais pu vous satisfaire plus brièvement, et plus aisément vous affermir ou vous redresser. Oui, j'aurais mieux aimé cela. Mais, maintenant, puisqu'il faut vous répondre, mieux vaut un long discours qu'un retard. Je veux, en premier lieu, que

1. 2Tm 2,24-26

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vous sachiez, comme point capital de cette dissertation, que Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme il le dit lui-même dans l'Evangile, nous a soumis à un joug doux et à un fardeau léger'. Voilà pourquoi la société nouvelle qu'il a fondée a pour lien un petit nombre de sacrements, d'une observation facile, d'une signification admirable, tels que le baptême, consacré par le nom de la Trinité, la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, et les autres prescriptions des Ecritures canoniques, en exceptant les pesants devoirs imposés au peuple de l'ancienne alliance, appropriés à des coeurs durs et à des temps prophétiques, et contenus dans les cinq livres de Moïse. Quant aux choses non écrites, que nous conservons par tradition, et qui sont pratiquées par toute la terre, on doit comprendre qu'elles nous ont été recommandées et prescrites soit par les apôtres eux-mêmes, soit par les conciles généraux dont l'autorité est si profitable à l'Eglise: telle est la célébration solennelle et annuelle de la passion du Seigneur, de sa résurrection, de son ascension, de la descente de l'Esprit Saint, et telles sont d'autres observances analogues pratiquées par l'Eglise universelle partout où elle est répandue.

2. Il y a des choses qui changent selon les lieux et les contrées; c'est ainsi que les uns jeûnent le samedi, les autres non, les uns communient chaque jour au corps et au sang du Seigneur, les autres à certains jours seulement; ici nul jour ne se passe sans qu'on offre le saint sacrifice; là c'est le samedi et le dimanche; ailleurs c'est le dimanche seulement; les observances de ce genre vous laissent pleine liberté; et, pour un chrétien grave et prudent, il n'y a rien de mieux à faire, en pareil cas, que de se conformer à la pratique de l'Eglise où il se trouve. Ce qui n'est contraire ni à la foi ni aux bonnes moeurs, doit être tenu pour indifférent et observé par égard pour ceux au milieu desquels on vit.

3. Je crois que vous l'avez un jour entendu de ma bouche, mais, cependant, je vous le redirai. Ma mère m'ayant suivi à Milan, y trouva que l'Eglise n'y jeûnait pas le samedi; elle se troublait et ne savait pas, ce qu'elle devait faire; je me souciais alors fort peu de ces choses; mais, à cause de ma mère, je consultai là-dessus Ambroise, cet homme de très-heureuse mémoire; il me répondit qu'il ne pouvait

1. Mt 11,30.

rien conseiller de meilleur que ce qu'il pratiquait lui-même, et que s'il savait quelque chose de mieux il l'observerait. Je croyais que, sans nous donner aucune raison, il nous avertissait seulement, de sa seule autorité, de ne pas jeûner le samedi, mais, reprenant la parole, il me dit: «Quand je suis à Rome, je jeûne le samedi; quand je suis ici, je né jeûne pas ce jour-là. Faites de même; suivez l'usage de l'Eglise ou vous vous trouvez, si vous ne voulez pas scandaliser ni être scandalisé.» Lorsque j'eus rapporté à ma mère cette réponse, elle s'y rendit sans difficulté. Depuis ce temps, j'ai souvent repassé cette règle de conduite, et je m'y suis toujours attaché comme si je l'avais reçue d'un oracle du ciel.

Plus d'une fois j'ai pensé en gémissant à tous les troubles que font naître parmi les faibles les controverses opiniâtres ou la timidité superstitieuse de quelques-uns de nos frères dans ces questions, qui ne peuvent se résoudre avec certitude ni par l'autorité de la sainte Ecriture, ni par la tradition de l'Eglise universelle, ni par l'intérêt évident des moeurs, mais où l'on apporte seulement une certaine manière de voir, ou bien la coutume particulière de son pays, ou bien encore un exemple de ce que l'on a vu ailleurs, se croyant d'autant plus savant qu'on a voyagé plus loin: alors commencent des disputes sans fin, et l'on ne trouve bon que ce que l'on pratique soi-même.

4. Quelqu'un dira qu'il ne faut pas recevoir tous les jours l'Eucharistie;vous lui demanderez pourquoi; parce que, vous répondra-t-il, on doit choisir les jours où l'on vit avec plus de pureté et de retenue pour se rendre plus digne d'approcher d'un si grand sacrement: «Car, dit l'Apôtre, celui qui mange ce pain indignement, mange et boit sa condamnation (1).» Un autre, au contraire, dira que si la plaie du péché et la violence de la maladie spirituelle sont telles qu'il faille différer de semblables remèdes, on doit être séparé de l'autel par l'autorité de l'évêque, pour faire pénitence, et réconcilié par cette même autorité; il ajoutera que c'est recevoir indignement l'Eucharistie que de la recevoir au temps où l'on doit faire pénitence, qu'il ne faut pas se priver où s'approcher de la communion, selon son propre jugement ou lorsque cela, plaît, et qu'à moins de ces grands péchés qui condamnent à en être privé, on ne doit pas renoncer à recevoir chaque jour le corps

1. Cor. 11,29.

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du Seigneur, précieux remède pour l'âme. Un troisième terminera peut-être avec plus de raison le débat en demandant que surtout chacun demeure dans la paix du Christ et fasse comme il jugera le plus conforme à sa foi; car personne d'entre eux ne déshonore le corps et le sang du Seigneur, mais c'est à qui honorera le mieux ce sacrement si salutaire. Zachée et le centurion ne se disputèrent pas entre eux et ne songèrent pas à se préférer l'un à l'autre lorsque celui-là reçut avec joie le Seigneur dans sa maison (1) et que celui-ci dit: je ne «suis pas digne que vous entriez dans ma demeure (2).» Tous les deux honoraient le Sauveur d'une faon différente et en quelque sorte contraire; tous les deux se trouvaient misérables par leurs péchés, tous les deux obtinrent miséricorde. De même que, chez le peuple de la première alliance, la manne avait pour chacun le goût qu'il voulait (3), ainsi dans un coeur chrétien des effets divers sont opérés par ce sacrement qui a vaincu le monde. C'est par une inspiration respectueuse que l'un n'use pas le recevoir tous les jours et que l'autre n'ose pas passer un seul jour sans cette divine nourriture. C'est seulement le mépris qu'elle ne permet pas, comme la manne ne souffrait point le dégoût; voilà pourquoi l'Apôtre dit que ceux-là la reçoivent indignement qui, sans avoir pour elle le respect incomparable qui lui est dit, ne la distinguent pas des mitres viandes. Après avoir dit: «Il mange et boit sa condamnation,» il ajoute: «en ne discernant «pas le corps du Seigneur (4).» Cela se voit assez clairement dans tout ce passage de la première Epître aux Corinthiens, si on y fait attention.

5. Qu'un voyageur se trouve par hasard dans un lieu où les fidèles qui observent le carême ne se baignent ni ne rompent le jeûne le jeudi: «Je ne veux pas jeûner aujourd'hui,» dit-il. On lui en demande la raison: «Parce que, répand-il, cela ne se pratique pas dans mon pays.» Que fait-il par là, sinon un effort punir substituer sa propre coutume à une autre? car il ne s'appuiera point sur le livre de Dieu ni sur le témoignage universel de l'Eglise; il ne prouvera pas que le catholique du pays où il passe agit contre la foi et qu'il agit lui-même selon la foi, que les autres sont les violateurs et qu'il est, lui, le gardien des bonnes moeurs.

1. Lc 19,6. - 2. Mt 8,8. - 3. Voy. Rétract. liv. 2,chap. 20. - 4. 1Co 11,29.

On viole certainement le repos et la paix en agitant des questions inutiles. J'aimerais qu'en pareille matière celui-ci et celui-là, se trouvant l'un citez l'autre,se résignassent à faire comme les autres font. Si un chrétien, voyageur dans nue contrée étrangère oit le peuple de Dieu est plus fervent et plus nombreux, voit, par exemple, le saint sacrifice offert deux fois, le matin et le soir, le jeudi de la dernière semaine de carême, et que, revenant dans son pays, où l'usage est d'offrir le sacrifice à la fin du jour, il prétende que cela est mal et illicite parce qu'il a vu faire autrement ailleurs, ce sera là un sentiment puéril dont nous aurons à nous défendre, que nous devons réformer parmi nos fidèles et tolérer dans les autres.

6. Voyez donc auquel de ces trois genres appartient la première question que vous avez posée; voici vos expressions: «Que doit-on faire le jeudi de la dernière semaine du carême? Faut-il offrir le matin et encore une fois après le souper, à cause de ce qui est écrit: De même après le souper (1) Faut-il jeûner et offrir le sacrifice seulement après le souper, ou bien jeûner et souper après l'oblation, ainsi que nous avons coutume de le faire?» Je réponds à cela que si l'autorité de la divine Ecriture nous prescrit ce qu'on doit faire, il n'est pas douteux qu'il faille nous conformer à ce que nous lisons; ce ne sera plus sur la célébration, mais sur l'intelligence titi sacrement que nous aurons à discuter. On doit faire de même lorsqu'on usage est commun à toute l'Eglise, car il y aurait une extrême folie à chercher si l'on doit s'y soumettre. Mais ce que vous demandez ne touche à aucun de ces deux cas. Reste donc le troisième, relatif à ce qui change selon les lieux et les contrées. La règle ici est de suivre ce qui se pratique dans l'Eglise où l'on se trouve; car rien dans ces usages n'offense ni la foi ni les moeurs, qui pourtant sont plus parfaites dans un pays que dans l'autre. Or, c'est seulement en vue de la foi et des moeurs qu'il faut réformer ce qui est défectueux et établir ce qui ne se pratiquait pas auparavant; un changement dans une continue, même quand il est utile, apporte du trouble par sa nouveauté; et si ce changement n'est pas utile, il n'en reste que le dommage de la perturbation,et dès lors il devient nuisible.

7. Si en plusieurs lieux on offre, le jeudi

1. Luc. 22,20.

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saint, le sacrifice après le repas, on ne doit pas croire que ce soit à cause de ces paroles: «Il prit de même le calice après la cène (1), etc.» car l'Évangile a pu appeler Cène la réception même du corps du Sauveur avant celle du calice. L'Apôtre, en effet, dit plus haut: «Lors donc que vous vous assemblez comme vous faites, ce n'est plus manger la cène du Seigneur (2);» il donne ici à la manducation de l'Eucharistie le nom de Cène du Seigneur.

Ce qui a pu inquiéter davantage, c'est la question de savoir si c'est après le repas qu'on doit, le jeudi saint, offrir ou recevoir l'Eucharistie; il est écrit dans l'Évangile: «Pendant que les apôtres mangeaient, Jésus prit le pain et le bénit.» L'Évangile avait dit plus haut: «Le soir étant venu, Jésus se mit à table avec ses douze disciples, et, tandis qu'ils mangeaient, il leur dit: L'un de vous me trahira (3).» Ce fut ensuite qu'il leur donna le sacrement. Il en résulte clairement que la première fois que les disciples reçurent le corps et le sang du Sauveur, ils ne les reçurent point à jeun.

8. Faut-il, à cause de cela, condamner l'Église universelle, qui exige qu'on soit à jeun pour recevoir l'Eucharistie? Depuis ce temps, le Saint-Esprit a voulu que, pour honorer un si grand sacrement, le corps du Sauveur entrât dans la bouche d'un chrétien avant toute autre nourriture; c'est pourquoi cette coutume est observée dans tout l'univers. Le Seigneur ne donna le sacrement à ses disciples qu'après qu'ils eurent mangé; mais ce n'est pas une raison pour que les chrétiens mangent d'abord, avant de se réunir pour recevoir le sacrement, ou qu'ils mêlent à leur repas l'Eucharistie, comme faisaient ceux que l'Apôtre reprend et blâme. Ce fut afin de leur faire plus fortement sentir la grandeur de ce mystère et de le mettre plus profondément dans leur coeur et leur mémoire, que le Sauveur l'institua, comme un adieu à ses disciples, avant de se séparer d'eux pour aller à sa Passion. Il ne prescrivit point comment on devait recevoir l'Eucharistie; il en réservait le soin à ses apôtres, par qui il devait établir les Eglises. Si le Sauveur eût entendu que les chrétiens dussent recevoir la communion après toute autre nourriture, je crois qu'il ne serait venu à l'esprit de personne de changer cet usage. L'Apôtre dit, il est vrai, en parlant de ce

1. 1Co 10,25. - 2. 1Co 11,20. - 3. Mt 26,26 Mt 20,21.

sacrement: «C'est pourquoi, mes frères, quand vous vous réunissez pour manger, attendez vous les uns les autres. Si quelqu'un est pressé par la faim, qu'il mange dans sa maison, afin que vous ne vous assembliez pas pour votre condamnation.» Mais il ajoute aussitôt: «Je réglerai le reste à mon retour au milieu de vous (1).» D'où l'on peut conclure qu'à l'égard de la communion, cet usage, que nulle différence de coutumes ne peut changer, a été prescrit par l'Apôtre lui-même, qui ne pouvait guère établir dans une lettre tout ce qu'observe l'Église universelle.

9. Mais, quelques-uns ont aimé à se laisser aller à un sentiment probable, pour croire permis d'offrir et de recevoir l'Eucharistie après le repas un jour de l'année, le jour où le Seigneur a donné la Cène, afin de mêler plus de solennité à la commémoration de ce mystère. Je pense qu'il vaudrait mieux fixer cette célébration après le repas de la neuvième heure, pour que celui qui aura jeûné puisse assister à l'oblation. Nous n'obligeons personne à manger avant cette Cène du Seigneur, mais nous n'osons pas le défendre. Je crois pourtant que cela n'a été établi qu'à cause de la coutume presque générale de se baigner le jeudi saint. Et, parce que quelques-uns observent en même temps le jeûne, on offre le saint sacrifice le matin, par égard pour ceux qui dînent et ne peuvent supporter à la fois le jeûne et le bain, et on l'offre le soir par égard pour ceux qui jeûnent.

10. Si vous me demandez d'où est venu l'usage de se baigner le jeudi saint, ce que je trouverai de mieux à vous répondre, c'est que ceux qui doivent être baptisés ce jour-là ne pourraient pas décemment se présenter aux fonts sacrés avec la malpropreté inséparable de la rigoureuse observance du carême: ils choisissent, pour se laver, le jour de la célébration de la Cène du Seigneur. Cette concession, faite à ceux qui devaient recevoir le baptême, a servi de prétexte à beaucoup d'autres pour se laver aussi le même jour et rompre le jeûne.

Ceci dit, je vous exhorte à suivre ces règles de conduite, autant que vous le pouvez, sans vous départir de cet esprit de prudence et de paix qui convient à un enfant de l'Église. Je vous répondrai une autre fois, si Dieu veut; sur les autres choses que vous m'avez demandées.

1. 1Co 11,33-34.




RÉPONSE AUX QUESTIONS DE JANVIER. LIVRE DEUXIÈME OU


Augustin, lettres - LETTRE LI. (399 ou 400)